Talabot ingénieur du canal

d'Aigues-Mortes â Beaucaire.

 

Le canal à Beaucaire

 

 L'amélioration ou plutôt la transformation du canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, conception heureuse et originale, a été le grand événement de la jeunesse de Paulin Talabot. Ce coup d'essai fut un coup de maître. Pour en faire comprendre tout le mérite, il est nécessaire de rappeler au moins sommairement les antécédents historiques de ce canal.

 

La région qu'il traverse forme sur la rive gauche du petit Rhône une sorte de terrain neutre, où les alluvions, l'eau salée et l'eau douce sont aux prises avec des succès alternatifs. Malgré d'assez grands travaux de desséchement, cette contrée offre encore, dans son ensemble, un aspect heureusement unique en France. Peuplée de vaches et de taureaux sauvages, de chevaux errant en liberté, de reptiles venimeux, de myriades d'insecte, elle offre au regard une vaste étendue d'étangs, de marais, de lisières de sable et de landes humides, parsemés de rares bouquets de pins.

 

Le premier projet de desséchement de ces marais remonte à Henri IV; la première idée du canal, à l'année 1645. Mais ce fut seulement en 1780 que les États de Languedoc, subrogés aux précédents concessionnaires, commencèrent ce grand ouvrage, en creusant le lit du canal dans la section d'Aigues-Mortes à Saint-Gilles, sur un parcours d'environ 35 kilomètres, à travers des marécages dont le niveau est à peine égal, et même son vent inférieur à celui de la mer. Il avait bien fallu établir le canal en contrebas de ce niveau; aussi l'eau salée n'aurait pas manqué de refluer dans les terrains adjacents, et d'y détruire tous les germes de végétation, si elle n'avait été retenue par des chaussées insubmersibles.

 

Il y avait déjà environ 3 millions de dépensés, somme considérable pour ce temps, quand la Révolution arrêta ces travaux, comme tant d'autres ! Pendant la période d'anarchie qui suivit, les chaussées furent rompues sur divers points, par l'effort de la mer ou pour d'autres causes.

 

L'état déplorable de la partie commencée de ce canal, et la nécessité de le terminer, fixèrent de bonne heure l'attention du gouvernement consulaire. Une loi du 25 ventôse an XI en prescrivit l'achèvement; et, le 27 floréal suivant (17 mai 1801), intervint entre le directeur général des ponts et chaussées et la Compagnie Perrochel un traité par lequel celle-ci prenait à sa charge la réfection et l'achèvement du canal de Beaucaire à Aigues-Mortes et de ses dépendances, situées dans le département du Gard (canaux de la Radelle, de Sylvéréal et Bourguidou), formant un développement total de 77,100 mètres, dont 50,400 pour le canal principal.

 

En retour, indépendamment des droits de navigation, et de la jouissance, pendant quatre-vingts ans; de tous les francs-bords (terrains laissés libres le long des canaux), le gouvernement concédait à la Compagnie la propriété incommutable et perpétuelle de tous les marais, étangs et palus situés dans le département du Gard, entre Beaucaire, Aigues-Mortes et l'étang de Mauguio (1), appartenant à l'État, et provenant de l'ancien domaine de l'Ordre de Malte, de tous domaines nationaux, etc.

 

(1) Étang auquel vient aboutir le canal de la Rodelle, faisant suite au canal principal.

 

Par la confiscation, procédé expéditif, sinon équitable, la Révolution avait coupé court aux procès multipliés en revendication et en délimitation de propriété, qui avaient retardé l'opération de deux siècles.

 

La dépense à faire était évaluée à 2500000 fr., et le délai primitivement accordé par le cahier des charges, pour leur achèvement, expirait le 12 septembre 1806.

 

La Compagnie poursuivit avec une grande activité l'exécution du canal jusqu'à Beaucaire, et les bateaux purent en effet y passer dès 1806. Mais il s'en fallait bien que tout fût terminé. Les brèches faites pendant la Révolution ne purent être totalement fermées que dans la dernière année de l'Empire. La disposition de l'écluse de prise d'eau dans le Rhône, destinée à alimenter la partie supérieure du canal, prit aussi bien plus de temps et d'argent qu'on ne l'avait prévu. En définitive, on dépensa 16 millions au lieu de 2 et demi, et la réception définitive n'eut lieu que le 29 septembre 1828.

 

A cette époque, les biefs supérieurs du canal étaient alimentés exclusivement par les eaux dérivées du Rhône, au moyen de l'écluse de prie d'eau ; de sorte qu'à l'époque de la réception des travaux, le canal de Beaucaire était un canal d'eau salée d'Aigues-Mortes à Saint-Gilles, comme celui d'Aigues-Mortes à Sylvéréal creusé par Vauban ; et un canal d'eau douce seulement depuis Saint-Gilles jusqu'à Beaucaire.

 

Il convient d'ajouter que l'habile ingénieur Bouvier, prédécesseur de Paulin Talabot, avait exécuté, dans l'intérêt de la Compagnie et des viticulteurs de la région limitrophe, des travaux qui avaient amené dans les vastes marais de Saint-Gilles et de Vauvert, situés en aval de la section d'eaux douces du canal, d'autres eaux douces dérivées du petit Rhône, et dont l'action bienfaisante avait fait renaître la végétation des plantes palustres, engrais indispensable pour la culture de la vigne, qui déjà prenait un grand développement dans les alentours (1).

 

(1) Le Gard était devenu l'un de nos premiers départements viticoles, avant l'invasion du phylloxera. La superficie des vignobles, qui atteignait 76000 hectares en 1809, est réduite aujourd'hui à moins de 20000.

 

 

Telle était la situation quand Paulin. Talabot fut appelé à Nîmes pour remplacer, comme ingénieur de la Compagnie, M. Bouvier qui rentrait dans le service public. Le président du conseil d'administration était alors le maréchal Soult, duc de Dalmatie, l'un des principaux actionnaires. Grâce à ses facultés éminentes, il comprenait et dirigeait en quelque sorte d'instinct les grandes affaires industrielles avec la même rectitude de jugement, la même sûreté de coup d'oeil que jadis la grande guerre. C'était lui qui avait choisi pour ingénieur Talabot, dont il connaissait particulièrement la famille.

 

Ce fut aussi le maréchal qui le mit en rapport avec M. Fargeon. Celui-ci venait de succéder à son père dans la direction des affaires contentieuses de la Compagnie. Cette première rencontre entre deux jeunes gens bien faits pour s'apprécier, fut le point de départ d'une intime et constante amitié qui ne fit que s'accroître avec l'âge. La mort elle-même n'a pas rompu ce lien; aujourd'hui encore le souvenir de Talabot, l'espérance que tôt ou tard un juste hommage sera rendu à sa mémoire, est une des grandes préoccupations de son ancien ami. (1)

 

(1) M. Fargeon ajoute dans ses notes que ses collègues du barreau de Nîmes, dont plusieurs sont devenus justement célèbres, Boyer, Béchard, Baragnon, de Sibert (depuis secrétaire général au ministère de la justice), devinrent aussi et restèrent les amis de Paulin Talabot et de son camarade Didion.

 

Le canal à Saint Gilles

 

Voyant l'effet salutaire produit par le travail de son prédécesseur, Paulin Talabot conçut le projet d'opérer une amélioration plus radicale, en substituant l'eau douce à l'eau salée dans la section d'Aigues-Mortes à Saint-Gilles, et dans le canal de Sylvéréal. A cet effet, il établit près d'Aigues-Mortes une écluse (dite de garde), à trois entrées et à cinq portes; ouvrage dont le mécanisme ingénieux laisse un libre passage à l'écoulement des eaux provenant des deux canaux, quand leur niveau est supérieur à celui de la mer; et, dans le cas contraire, empêche celle-ci de pénétrer.

 

Cet ouvrage, terminé en .1834, atteignit parfaitement son but. Les deux canaux, jusque-là salés, sont depuis cette époque alimentés exclusivement par les eaux douces dérivées du grand Rhône à Beaucaire, et du petit Rhône à Sylvéréal, au grand profit des propriétés riveraines.

 

L'idée, comme on voit, était bien simple; seulement il fallait l'avoir ! Ce premier succès fit le plus grand honneur à Paulin Talabot, et lui valut une confiance que des travaux ultérieurs, bien autrement considérables, devaient pleinement justifier.

 

Le Baron Ernouf, 1886.

 

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