Le charroi de Nîmes

inspiré d'une chanson de geste sur Guillaume d'Orange

 

LE CHARROI DE NÎMES

Une Chanson de Geste dont l'héroïne est la cité de Nîmes. Au Moyen Age, elle était aussi célèbre que la Chanson de Roland. Les universités dans le monde continuent à l'étudier... mais les nîmois l'ont oublié.

 

C'est Se nouveau temps d'été ; les bois feuillissent et les prés reverdissent. Les oiseaux chantent bellement. Le comte Guillaume rentre de chasse, ayant pris deux cerfs de première graisse. Il porte son arc d'aubier à l'épaule et quatre flèches sont passées à sa ceinture. En sa compagnie viennent quarante jeunes chevaliers, fils de comtes ou de princes, récemment adoubés en chevalerie. Ils surveillent la meute des chiens et ont le faucon au poing. Tous rentrent à Paris par le Petit Pont. Vient à sa rencontre son neveu, Bertrand :

 

-D'où venez-vous, beau neveu ?

 

- Jétais au Palais où règne grand émoi. Notre empereur distribue à ses seigneurs à l'un une terre, à tel autre un castel, à tel autre encore une cité. Seuls vous et moi y sommes oubliés. Moi, je ne suis que chétif chevalier mais vous, sire oncle, un baron qui avez combattu, veillant de nuit et jeûnant de jour et toujours bataillant.

 

Guillaume éclate de rire :

 

- Allez à votre hôtel, mon beau neveu, et faites-vous somptueusement habiller pour paraître au Palais. Moi, je vais parler à Louis.

 

Le comte Guillaume marche sur le palais, passe sous l'olivier et gravit si violemment les escaliers de marbre qu'éclatent ses heusses en cuir de Cordoue. Les barons s'écartent, effrayés :

- Guillaume, asseyez-vous, dit le Roy.

 

- Non ferai, sire ! dit Guillaume furieux. J'ai un petit assaut à mener pour vous parler. Louis dit : -Ce sera comme vus commandez.

 

- A toi de bien écouter, Louis frère. Je t'ai servi, bien servi en baron, non pas en tâtant les femmes et en leur faisant des héritiers, mais bien en tempétueux assauts où j'ai tué maints chevaliers. Dieu prenne leur âme et me les pardonne.

 

- Sire Guillaume, dit Louis cauteleux, prenez patience. La guerre revient avec l'été et l'un de mes preux mourra bien en bataille ; vous aurez toute sa terre en épousant la veuve. L'entendant, Guillaume croit devenir fol de brûlante rage :

 

- Par le Dieu qui peina sur la croix ! C'est trop longtemps attendre, Louis, pour un chevalier qui manque de tout. C'est trop rude peine pour un homme d'attendre la richesse de la mort d'autrui. J'aurais dû, sire Louis, te quitter l'année dernière quand le roi Gaifier, souverain des Fouilles, m'adressa des messages m'offrant sa fille et la moitié de son royaume.

 

Le Roy gronde :

 

- Sire Guillaume ! il n'est personne sur terre, ni Gaifier ni autre, pour oser me prendre un de mes preux sans perdre avant un an sa tête ou sa liberté !

L'hostilité, entre eux, se renforce :

 

- Dieu ! Je suis mal récompensé que me voilà contraint à réclamer pour mes services alors que vos serfs eux-mêmes sont comblés. J'ai honte !

 

Plein de fureur, le comte Guillaume broie son arc d'aubier avec une telle force qu'il se brise par le milieu. Il jette les débris aux pieds du Roy Louis qui se mord la bouche sous l'outrage.

 

- Sire Louis, as-tu oublié la grande bataille que j'ai livrée sous les murailles de Rome ? L'émir Corsolt, l'homme le plus fort du monde, donna un tel coup sur mon heaume d'or gemmé de pierreries qu'il coupa mon nasal et mes narines. Son épée me tailla le nez et je dus, pour le redresser, employer mes deux mains. Voilà pourquoi on m'appelle Guillaume-au-Nez-Court. Grande honte m'en vient devant mes pairs.

 

- Sire Louis, tu es le fils de l'Empereur Charles, le plus juste, le plus hardi, le plus vaillant souverain qui portât les armes. As-tu oublié le dur combat du gué de Pierrelatte où je fis prisonnier Dagobert qui, ensuite, te fit allégeance ? Je t'ai rendu plus grand service encore. Charlemagne voulait de faire roi ; la couronne était sur l'autel. Mais tu n'osais t'avancer et, voyant ta pusillanimité, l'empereur songea qu'il valait mieux, peut-être, t'obliger à être moine ou prieur au monastère de Sainte-Marie-Magdeleine. Alors, fort de son haut lignage, le comte Hernant tendit la main vers la couronne. Je m'approchai et lui donnai sur la nuque un tel coup qu'il l'abattit à l'envers sur le sol de marbre. Sous les yeux de tous, j'ai pris la couronne et l'ai posée sur ton chef. De ce service, tu ne te souviens plus quand tu distribues les terres.

 

- Sire Louis, dit Guillaume le preux, j'eu grande peur quand, à Saint-Michel-du-Mont, Je rencontrai Richard-le-Vieil et ses vingts orgueilleux Normands alors que nous étions seulement deux. Je tirai l'épée et, frappant de mon bras nu, fauchant tous ses guerriers, je pris le seigneur à la gorge et te l'apportai pantelant jusqu'à Paris, à ton palais. Depuis, il est mort dedans le cachot de ta grande tour. De ce service, tu te souviens peu quand, hors de moi, tu fais don de tes terres.

 

- Roy ! as-tu oublié l'attaque de Gui d'Allemagne, profitant de ton absence quand tu allais à Rome chez le baron de Saint-Pierre (surnom du Pape) ? Gui revendiquait la Bourgogne et la France, et ta couronne et la cité de Laon. Dans la bataille, je fonçai sur lui et, sous les yeux de tes barons, je lui plantai ma lance dans le corps jusqu'au gonfanon. Je l'ai lancé dans le fleuve où Font mangé les poissons.

 

- Sire Louis ! te souviens-tu de la grande armée d'Othon ? Tu avais des Français, des Bourguignons, des Lorrains, des Flamands et des Frisons. Tu traversas les Alpes pour pénétrer jusqu'à Rome. Je pressentais l'ennemi mais pas toi. Sous prétexte de reposer sous ma tente, je te demandai mon congé. En vrai, j'ai fait monter à cheval mes deux mille chevaliers pour faire le guet, cachés dans un petit bois de lauriers et de pins. Or, quinze mille vinrent de Rome pour t'attaquer de la lance. Ils firent prisonniers ton portier et ton sénéchal. Tu fuyais et à forte voix tu criais : « Guillaume ! Guillaume ! Viens m'aider séant ! » Alors je vins en un furieux galop et fit prisonniers trois cents chevaliers avec leur destrier. Leur chef se cachait près d'un pilier de marbre. Je le reconnus avec son heaume multicolore et à l’escarboucle qui brillait à son nasal. Je le frappai si fort du tranchant de mon épée que je l'abattis sur le col de son palefroid bien qu'il criât « merci ». A combattre pour toi, jamais je n'ai reçu la valeur d'un denier.

 

- Sire Louis, je t'ai tant servi que j'ai le poil chenu. Jamais je n'ai reçu un don, ni en ta cour n'ai été bien vêtu. On avait coutume de dire que j'étais ton plus fidèle ami et je chevauchais près de toi les bons chevaux, et te servais toujours par champs et plaines. Malheur de moi ! j'ai tué plus de vingt mille Turcs pour toi et voilà que je vais « tourner le vermeil de mon écu » (changer de camp).

 

- Je vois, sire Guillaume, dit le Roy, que tu es en colère grande. Tu m'as bien servi, plus qu'aucun autre homme de ma cour. Avance ! Je te fais beau présent : les terres du vaillant comte Foulques avec trois mille guerriers.

 

- Non Sire, répond Guillaume. Le gentil comte a laissé deux enfants qui maintiendront le fief. Donne-moi une autre terre.

 

- Alors reçois la terre du comte Béranger. Le comte est mort et tu épouseras la veuve. Deux mille chevaliers galopant et ferraillant seront à ton service. Guillaume se gonfle de rage folle ; sa voix tonne sur la cour silencieuse :

 

- Vous tous, preux chevaliers et nobles barons ; oyez comment Louis récompense ses meilleurs serviteurs ! Il vint un jour où le Roy est à combattre Sarrasins, Turcs et Esclavons unis. La bataille fut rude et merveilleuse. Le Roy fut renversé de son destrier. Le marquis Béranger le vit et accourut, l'épée haute. Il fit le vide autour de lui comme le sanglier au milieu des chiens. Il descendit de son vaillant destrier pour aider le Roy et lui tenir l’étrier tandis qu'il montait. Et le Roy éperonna le cheval et abandonna Béranger, le laissant dans la mêlée. Nous vîmes Béranger ployer sous la multitude ennemie, mis en pièces, sans pouvoir le sauver. Il laisse après lui un héritier, l'enfant Béranger. L'empereur veut me donner son fief. Si quelqu'un est assez fol pour dépouiller l'enfantelet, il perdra encore la tête par le soin de mon épée. Les vassaux de Béranger viennent alors le remercier en se ployant devant lui et lui baisant le genou.

 

- Comte, dit Louis, je te donne le quart de la France, le quart des abbayes et des marchés, des archevêchés et des villes.

 

- Non en ferai, sire, pour tout l'or sous le ciel.

 

- Sire Guillaume, puisque tu n'acceptes pas ; ne sais que te donner.

 

- Roi Louis, dit Guillaume, pour cette fois, n'en parlons plus. Le jour où ce sera ton bon plaisir, tu me donneras assez de donjons, de châteaux, de fermes et de terres. Guillaume sort du palais et, dévalant les marches de marbre, se cogne à son neveu Bertrand, somptueusement vêtu.

 

- Je quitte le palais. Le Roy m'a querellé et il ne m'a même pas donné un œuf pelé. Mon temps est usé à le servir.

 

- Dieu vous punira, dit Bertrand. On doit honorer son seigneur, lui obéir, le défendre contre tous.

 

- Trop en est ! Je l'ai fait Roy par la force de mon bras. Il m'offre le quart de la France. Veut-il me déshonorer en payant mes services ? J'ai mis la couronne sur sa tête et la verrai ôtée.

 

- Sire oncle, la loyauté vous oblige à secours et aide. Dieu le commande qui est tôt à juger.

 

- Tu as raison, beau neveu !

 

- Retournons au palais et parlons au roy. Demandez-lui la marche d'Espagne et Toulouse, Porpaillant-sur-la-mer et la bonne cité de Nîmes qui a grand renom.

 

Ils se prirent la main, montèrent les degrés du Palais et entrèrent dans la salle royale. Louis se leva pour offrir une place à son côté au comte Guillaume.

 

- Je n'en ferai rien ; je reste debout. Je sais, roy Louis, un don que tu peux me faire. Je te demande la marche d'Espagne, et Toulouse, et Parpaillant-sur-la-mer et Nîmes avec ses grandes tours pointues et le Nîmois avec ses grands prés verts le long du Rhône et Orange.

 

- Beau sire, répond Louis, cette terre ne m'appartient pas. Reste donc dans mon royaume et je t'en donnerai la moitié.

 

- Je n'ai cure de séjourner céans. Je chevaucherai le soir et à la lune, vêtu de mon haubert et chassant la pute gens sarrasine devant moi. Sire, je ne veux pas diminuer ta dignité mais l'augmenter au contraire par mon épée. Alors, le roy Louis ôta son gant et le tendit à Guillaume

 

- Prends l'Espagne et Nîmes, je te les donne par ce gant

 

Tenez Espaigne, prenez la par cest gant,

Ge la vos doing par itel convenant

Tenez l'Espagne comme fief, prenez-la de ma main

Je vous la donne par cette convention

 

Alors, Guillaume-au-Nez-Court monte sur une table et, dominant la salle du palais, crie à grande gueule :

 

- Entendez-moi, les barons de France ! J'aurai plus de terres que trente de mes pairs. Ceux qui veulent faire bataille avec moi et m'aider à conquérir les pays et à prendre l'Espagne, je leur donnerai moultes monnaies et or, châteaux, fiefs, donjons et fermes.

 

 

Ice di ge as povres bachelers,

As menus cops et as dras déchirez.

Quant ont servi por neant conquester,

S'o moi se vueulent de bataille esprover

Ge lor dorrai deniers et heritez,

Chasteaus et marches, donjons et fermetez,

Se le païs m'aident a conquester

et la loi Deu essaucier et monter

Je dis ceci aux bacheliers pauvres,

Aux coupons d'étoffe de peu de valeur, aux vêtements déchirés,

Qui ont tant servi sans rien conquérir,

S'ils veulent se distinguer à la bataille avec moi,

Je leur donnerai de l'argent et des héritages,

Des châteaux et des terres, des donjons et des places fermes,

S'ils m'aident à conquérir le pays,

Et à exalter et à glorifier la loi de Dieu.

 

Les barons crient tous plus fort pour jurer et se joindre à lui. Ils sont trente mille ; la fleur des chevaliers de France. Alors, le roy le baise trois fois en grande amitié en lui souhaitant franche et belle conquête.

 

L'expédition prend le chemin du sud, par Brioude, Le Puy et se dirigeant vers Saint-Gilles par la Regordane L'avant-garde est commandée par les neveux de Guillaume, les preux barons Guibelin de Falloise et Bertrand, soutenus par Gauthier de Termes et Gilemer l'Ecossais. Trois cents bêtes de somme suivent l'armée, portant missels, psautiers et ciboires afin de faire renaître la chrétienté en pays païen et honorer Damedieu tout premier.

 

Voici que l'armée rencontre des vilains conduisant des charrettes à quatre bœufs qui transportent de grands muids de sel. Trois enfants sont assis sur les tonneaux et jouent à la billette.

 

- Holà ! vilain ! de quel pays es-tu ?

 

- Par Mahommet ! de Laval-sur-Cher. Je vais à Saint-Gilles si Mahommet le veut.

 

- Tu es un sot ! Mahommet n'est pas Dieu. Je devrais te briser les membres ! crie un baron. Mais Guillaume intervient :

 

- Connais-tu Nîmes ?

 

- Que sûr ! Riche ville fortifiée ! La vie y est prospère. On achète deux grands pains pour un denier alors que, partout ailleurs, il faut trois deniers pour le pain.

 

- Qui sont les chevaliers sarrasins ?

 


Manuscrit du Charroi de Nîmes - Fragment - BNF Gallica

 

- Une rude milice commandée par le roy Otrant. Ils ont fortifié les arènes romaines et les ont transformées en un château-fort imprenable.

 

- Bah ! nous les occirons.

 

Mais voici qu'un chevalier Garnier suggère :

 

Soldat et Charroi de Nîmes

 

- Pour les surprendre, plaçons des chevaliers dans les tonneaux de ces vilains et pénétrons ainsi dans la ville. L'idée est bonne. Pendant plusieurs jours, Guillaume rassemble des charrettes et des tonneaux tout en se rapprochant de Nîmes aux tours pointues. Au dernier matin, moultes chevaliers s'introduisent dans les tonneaux, portant chacun un gros maillet pour en défoncer le couvercle quand sonnera le cor de Guillaume.

 

L'avant-garde s'ébranle, le chariot de tête étant mené par Bertrand qui a changé de costume et porte maintenant cotte de bure sale et enfumée, chaussures en cuir de bœuf rouge avec entailles. Il s'en plaint d'ailleurs : « J'ai déjà les pieds tout écorchés ».

 

- Tant pis ! Fais avancer les bœufs. Hélas ! Bertrand est mauvais clerc en l'art de piquer les bœufs. Il crie, fouette, mais l'attelage ne bouge mie.

 

- Pique les bœufs !

 

Le coup est trop fort et voilà que les bœufs s'emballent. Mal dirigée, la charrette et ses tonneaux basculent au fossé. Dans le premier tonneau, Gilbert de Falaise, Gauthier de Termes et Gilemer l'Ecossais crient à Bertrand de prendre grand soin de ne point les verser. Baron à musculature puissante, Bertrand s'arcboute de l'épaule et, dans un effort de géant, redresse le chariot, mais il s'est vilainement écorché le nez et la bouche. Pourtant le voilà tout saignant qui mène le convoi, le charroi de Nîmes.

 

D'autres cavaliers entourent les charrettes, portant courroies et besaces, grandes houppelandes de marchand et chevauchant des mules. Quant au comte Guillaume, il endosse une gomelle de bure, de larges heusses de cuir et des chaussures en peau de bœuf. Il porte baudrier de bourgeois de village, tunique et coutel du pays et chevauche une faible jument au moyen de deux vieux étriers de corde. Pour mieux se cacher, il coiffe un vieux chapel à bords rabattus.

 

Voici qu'on franchit le Gardon à gué et que l'on passe par devant Lavardi où furent extraites les belles pierres pour bâtir les tours pointues de Nîmes.

 

Deux mille chevaliers s'immobilisent auprès du Gardon pour surveiller les bagages et se tenir en renfort tandis que le charroi se présente aux portes de la cité. Croyant à une arrivée de marchands, les gardes sarrasines de la porte, montent la herse et baissent le pont-levis. D'un grand geste, Guillaume entraîne les chariots et les conduit tout droit à la grande place qui se trouve devant les anciennes arènes romaines. Lui-même s'arrête devant le perron central de la place, tout de marbre vert et sculpté, descend de son étique monture et gravit le perron en demandant :

 

- Qui perçoit le droit de guionage ? (le péage du marché)

 

- Quelles marchandises apportes-tu ?

 

- Des draps de soie, des étoffes précieuses aux couleurs de pourpre, d'écarlate, de vert et de mordoré. Des hauberts, des heaumes et des écus.

 

On court apporter la nouvelle au roy Otrant le Sarrazinois qui sort de son palais avec son beau-frère, le roy Harpin, et sa garde de deux cents païens. Ils s'approchent du charroi.

 

- Ce sont de riches marchands chrétiens. Ils apportent des marchandises comme jamais vues, enfermées dans des tonneaux.

 

Le roy Otrant demande à haute voix que se présente devant lui le chef des marchands.

 

- Qui êtes-vous, beaux amis marchands, d'où venez-vous ?

 

- Sire, d'Angleterre et de Cantorbery, la ville sainte, répond Guillaume.

 

- Avez-vous femmes et enfants avec vous ?

 

- Oui. Huit enfants céans et deux grands, Bègues et Sorant, répond Guillaume désignant les enfants du vilain et deux jeunes chevaliers en déguisement.

 

- Hum ! Beaux enfants mais fort mal vêtus. Comment te nommes-tu ?

 

- Tiacre, répond Guillaume.

 

- Quel nom peu agréable ! Qu'apportez-vous menant ?

 

- Syglaton (soie à fil d'or), cendal (draps de soie) et bouquereau (fine toile) écarlate, vert et pers ; blancs hauberts, épieux tranchants et écus bien pesants (résistants), claires épées à la poignée incrustée d'or.

 

- Voilà belle marchandise que vous vendrez bien, céant.

 

- Plus précieux encore : encre, soufre, encens, alun, cochenille, poivre, safran, fourrures, cuirs de Cordoue et peaux de martres.

 

Ceci amène grande joie chez les Sarrasins. Le roy Otrant annonce :

 

- Tiacre frère, nous allons organiser une fête pour vous. J'espère que vous me ferez don d'un cadeau ainsi qu'à mes jeunes chevaliers ; cela vous fera grand profit par ailleurs.

 

- Beau sire, ayez bonne patience. Je ne quitterai pas la ville aujourd'hui. Elle est bonne à y vivre sous la protection de ton cimeterre. Demain, avant le coucher du soleil, je vous ferai tant de cadeaux de mon charroi que le plus fort d'entre tes chevaliers aura peine à porter sa part.

 

- Marchand, tu es noble homme !

Guillaume se retourne vers ses serviteurs et demande :

 

- Tous mes chariots sont-ils entrés dans la ville ? Qu'on les dispose selon mes ordres.

 

Car il était prévu auparavant que les charrettes seraient conduites en situation de piège, la plus proche contre le porche du Château des Arènes de manière à gêner très fort la sortie de la forteresse et, ainsi, empêcher les renforts de déboucher et porter aide à la ville.

 

Cependant, Se roy Otrant et son beau-frère le roy Harpin se consultent à mi-voix en dévisageant le chef des marchands. Soudain, le roy Otrant l'interpelle :

 

- Tiacre frère, en quel fief est ta vie ?

 

- Sais-je ? J'ai vécu en France la Douée mais aussi en Lombardie et Fouilles et Calabre, mais aussi en Poitou et Normandie et encore en Ecosse.

 

Tiacre frere, par la loi que tenez,

Cele grant boce que avez sor le nés,

Qui la vos fist? Gardez ne soit celé,

Que me menbre ore de Guillaume au cort nés,

Fill Aymeri, qui tant est redoutez,

Qui m'a ocis mon riche parenté.

Tiacre, mon frère, par la loi que vous respectez,

Cette grande bosse que vous avez sur le nez,

Qui vous l'a fait? Attention à ne pas le cacher,

Car il me rappelle maintenant Guillaume au court nez,

Le fils d'Aymeri, qui est tellement redouté,

Qui m'a tué ma riche parenté..

 

Tiacre, mon frère, par la loi que tu observes, cette grande bosse que tu as sur le nez, qui te la fit ? pour que rien ne te sois cache, elle me rappelle maintenant Guillaume au court nez, fils d'Aymeri, qui est si redoutable et qui m’a tué ma riche parenté. Si je le tenais en mon pouvoir, celui-là, comme je te tiens, par Mahommet il serait pendu, brûlé, livré à la honte.

 

Guillaume éclate d'un rire de poitrine qui sonne sur toute la place et rebondit sur les hauts murs des arènes :

 

- Tu fais erreur. Etant jeune, j'étais voleur de bourses et d'aumônières ; d'ailleurs très adroit et avec de bonnes jambes pour fuir. Mais le succès m'enleva toutes prudences. Je me suis fait prendre par un groupe de riches marchands qui me frappèrent de la poignée de leur poignard jusqu'à me laisser pour mort, me crevant le nez de la lame de leurs coutels. La leçon a servi ; je suis devenu marchand.

 

- Tu as de la chance, dit le roy Otrant. Si j'avais été là, je t'aurais tué.

 

Cependant, le roy Harpin, sénéchal du roy Otrant, est indisposé par les bœufs bouchant le portail des Arènes. De plus, on manque de viande pour le festin proposé par Otrant. Il se fait apporter un immense maillet et, frappant en force, il abat les deux bœufs, premiers de timon dans l'attelage de tête, qui avaient ; nom Paillet et Kenel.

 

Enflammé brusquement d'une furieuse colère, Guillaume lui fait des reproches et jure de se venger. Ce qui fait rire et se moquer les Sarrasins de la milice. Otrant ricane également et lui dit :

 

- On aurait meilleur respect de toi si tu étais mieux vêtu.

 

Harpin s'approche, toujours son grand maillet à la main :

 

- Te venger, marchand ? Et que ferais-tu si je te fais ceci.

 

Isnelement est en estant levé,

Le poing senestre li a el chief mellé

Vers lui le tire, si l'avoit encliné,

Hauce le destre, que gros ot et quarré,

Par tel aïr li dona un cop tel,

L'os de la gueule li a par mi froé,

Que a ses piez l'a mort acraventé.

Rapidement il s'est mis debout,

Avec le poing gauche il l'a pris par les cheveux,

Il le tire vers lui, après l'avoir incliné,

Il lève le poing droit qu'il eut gros et carré,

Plein de rage il lui donna un coup tel

Qu'il lui a fracassé la machoire par le milieu;

Et qu'il l'a écrasé mort à ses pieds.

 

Sur la même parole, il empoigne la barbe de Guillaume et la secoue et tire et manque lui arracher cent poils.

Fou de rage, Guillaume oublie sa ruse et son complot. Il saisit Harpin par sa chevelure et hurle :

 

- Ici, j'ai peut-être de grands souliers de vache mais ma barbe me fut baillée par l'apôtre Saint-Jacques. J'ai nom Guillaume, fils d'Aymeri de Narbonne qui a tant réduit de Sarrasins en vasselage. Sarrasins ! vous m'avez aujourd'hui harcelé et moqué, et celui-ci m'a tiré par la barbe. Voilà qui se paie chèrement !

 

Toujours tirant Harpin par les cheveux, il brandit son poing ganté de fer et lui porte un coup si terrible que Harpin, le crâne fracassé, roule contre les marches du perron.

 

- Par Mahommet, tu ne peux nous échapper, hurlent les Sarrasins le croyant seul et se ruant tous ensemble sur lui.

 

Mais Guillaume bondit au sommet du perron et sonne trois fois du cor, à faire crouler les murs de la cité de Nîmes. Aussitôt, dans les tonneaux, les chevaliers frappent des maillets et jaillissent, l'épée haute en criant : « Montjoie ! »

 

La lutte est terrible mais les chevaliers de France fauchent les rangs des païens, sabrent, fendent en deux les Sarrazinois d'un terrible coup d'épée, percent les hauberts d'acier de Tolède d'un terrible coup d'épieu.

 

Les Sarrasins s'égaillent et le roy Otrant pousse sa monture pour fuir. Mais Guillaume l'a vu et le poursuit. Il le rejoint au haut des marches du palais et le retient par son manteau.

 

- Otrant, tu appartiens à la race de ceux qui ont oublié Dieu. Voici que vient l'heure de ta mort. Crois donc en Dieu ; ton âme au moins sera sauvée. Si tu ne renies pas Mahommet qui ne vaut pas une alizé, tu n'emporteras pas grand chose.

 

Tout ferraillant et fauchant à grands coups de cimeterre que Guillaume évite avec souplesse, le roy Otrant répond :

 

- Par Mahommet, je n'en ferai rien !

 

Par un des estres l'avoient lancié fors;

Ainz qu'il venist a terre fu il morz.

Et après lui en giterent cent hors,

Qui ont brisiez et les braz et les cors.

Par une fenêtre ils l'avaient lancé dehors,

Avant qu'il tombât par terre, il fut mort

Et après lui, ils en jetèrent cent dehors,

Qui ont brisé et les bras et les corps.

 

Alors, Guillaume frappe et frappe. Puis il traîne le roy à travers les degrés des Arènes et le jette dans le vide par une arcade. Avant que le Sarrasin ne touche le sol, il est mort.

 

Ainsi, les Français furent maîtres de la cité de Nîmes aux tours pointues. Mille barons gravirent les Arènes et, une fois rangés sur le sommet, sonnèrent de l'olifant si bien que le Gardon, le Rhône, la Cévenne et la mer entendirent la victoire jusqu'en Avignon et Marseille.

 

Ils furent maîtres de la cité, des hautes tours pointues, des maisons et des grandes salles pavées et de tout le pays jusqu'au Rhône. Et les chevaliers reçurent leur fief sans avoir perdu de sang. Et Guillaume regardait chaque jour au couchant vers Toulouse et l'Espagne qu'il allait conquérir avec ses barons.

 

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> Article Midi Libre du samedi 25 août 2007

 

 

 

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