HISTOIRE DES JUIFS DE NÎMES

De la fin du XIIIe siècle à la fin du XIVe.

Joseph Simon, 1886.

 

L'Église, tout en s'efforçant de temps en temps, par l'organe de son chef suprême, de réprimer les sentiments de cruauté et de haine qui commencèrent vers le XIIIe siècle à remplir la chrétienté contre les juifs, tout en cherchant à disperser les bûchers et à arrêter les torrents de sang que ses prédicateurs faisaient couler d'un bout de l'Europe à l'autre, n'avait jamais cessé de verser sur les hommes de l'ancienne alliance le mépris, l'ignominie. L'abjection d'Israël devait être la plus grande preuve de l'origine divine du christianisme. Ce pauvre juif, qui marche gauchement, les épaules serrées, l'échine pliée, jetant de dessous son chaperon, à droite et à gauche, des regards craintifs, pressant le pas quand il voit une troupe d'enfants, comme fait un chien habitué aux mésaventures, c'est, pour l'Église, le témoignage vivant que Dieu a répu­dié son peuple élu et a fait avec les Gentils une nouvelle alliance.

 

Si la papauté avait pu faire partager cette politique aux peuples, l'humiliation des juifs eût été grande encore; mais que de souffrances, que de tortures leur eussent été épargnées ! La chrétienté ne comprit pas cette distinction que le juif devait être méprisé et non torturé, et dès que, par les prédications, par les bulles pontificales, par les drames sacrés ou mystères, l'Église fut parvenue à faire prendre le juif en horreur, les cruautés commencèrent.

 

Dans le nord, en France, en Angleterre et en Allemagne, le peuple se livra à des excès effroyables. Le Languedoc, où le triomphe du catholicisme n'était pas assuré, résista plus longtemps. Mais lorsque l'énergie d'Innocent lIl et l'ambition farouche de Simon de Montfort eurent vaincu les Albigeois et arraché jusqu'aux racines de leur foi, lorsque dominicains et franciscains eurent jeté dans le pays leurs paroles enflammées de fanatisme, les populations perdirent peu à peu les sentiments de tolé­rance et de fraternité dont elles avaient été animées jus­qu'alors envers les juifs. Pour briser complètement et d'une manière définitive les liens qui unissaient depuis si longtemps dans notre pays les croyants des deux grandes religions de la Bible, l'Église convoqua concile sur concile. Concile à Narbonne en 1227, à Arles en 1234, à Béziers en 1246, à Albi en 1254, nouveau concile à Arles en 1260, enfin concile à Nîmes en 1284.

 

Le concile de Nîmes nous indiquera les mesures par lesquelles l'Église parvint enfin à humilier, à abaisser les juifs, à expulser de la société, comme des êtres maudits de Dieu, ces adversaires obstinés de la nouvelle foi.

 

Ce concile est le dernier du XIIIe siècle. Notre ville s'obstina-t-elle plus longtemps à montrer quelque charité pour ses concitoyens de la loi de Moïse ?

 

L'Église avait-elle sur nos populations moins d'autorité qu'ailleurs ?

 

L'une et l'autre de ces deux raisons sont probablement vraies.

« Lorsque l'évêque Bertrand II monta sur le siège de Nismes, » dit Ménard, « il trouva un dérèglement de moeurs général dans cette ville et dans le reste du diocèse. » (1)

 

(1) Ménard Histoire de la ville de Nismes, tome 1, page 372.

 

Ce que Ménard appelle « dérèglement de moeurs » signifie clairement indifférence religieuse, hérésie, bienveillance réciproque. Bertrand II ne pouvait supporter ces maux. Pour y porter remède, il assembla un synode, qui régla les questions de la discipline, de la conduite et des moeurs des fidèles. La question des rapports avec les juifs fut une des plus importantes. Ce que l'on veut ici, comme partout, c'est l'abaissement du juif, son exclusion des relations sociales.

 

II est ordonné (1) que les juifs du diocèse de Nîmes porteront en tout temps une rose (2) au milieu de la poitrine, afin qu'on les distingue des chrétiens.

 

(1) Ménard Histoire de la ville de Nismes, tome 1, page 382. Labbe, Sacrosancta concilia, t. XI, page 1230.

(2) La marque distinctive que les conciles et ensuite les édits royaux obligent les juifs à porter s'appelle généralement rota, une roue. Le mot rosa est-il, dans le texte de Labbe, la conséquence d'une erreur du copiste ou bien la reproduction correcte de l'original? Il est difficile de se prononcer. En tout cas, il signifie, exactement comme rota, une pièce d'étoffe de forme circulaire.

 

II leur est interdit de se présenter dans la rue à l'époque de la Passion, d'avoir chez eux des nourrices chrétiennes, de travailler publiquement le dimanche et les jours de fête, de vendre de la viande ou d'en manger ouvertement en carême et aux jours où les chrétiens s'en abstiennent. Aucun chrétien, sous peine d'excommunication, ne pourra vendre, soit à la boucherie, soit ailleurs dans la ville, les restes des viandes des juifs. Il ne s'assiéra pas à la table d'un juif et ne le recevra pas à la sienne a Puisque les juifs considèrent comme immondes les mets d'un chrétien, il est indigne et sacrilège pour les chrétiens de manger des leurs. Qu'aucun chrétien ne mange de leur pain azyme, n'habite avec eux dans la même maison, ne fasse appel à leurs médecins ou ne prenne un bain avec eux. Il ne doit plus leur être confié de charge publique. On ne contraindra au baptême ni juifs, ni païens; mais si leur désir d'embrasser le christianisme a été rendu public, qu'on ne se laisse arrêter par aucune protestation, pas même par celle des maîtres, et que jamais, à cause de sa conversion, le nouveau chrétien ne puisse être dépossédé de ses biens. Si le converti est esclave d'un chrétien, il demeurera esclave, mais s'il l'est d'un juif, le baptême le libérera immédiatement de la servitude.

 

C'est ainsi que l'Église força le peuple, malgré lui, à s'éloigner du juif, à le considérer comme un être abject.

 

Devant ce mépris, les juifs restaient calmes, résignés, confiants en des jours meilleurs. Le monde les rejetait; ils avaient un refuge: l'étude de leurs livres sacrés. Plus la haine contre eux augmentait, plus ils se plongeaient dans cette étude où ils puisaient, avec l'espérance, le pouvoir d'opposer au dédain et à la haine le savoir et la probité.

 

La communauté de Nîmes avait alors à sa tête deux rabbins distingués : R. Yehoudah ben Abraham, Nemsi (de Nîmes), et don Vidas. Nous possédons une lettre du premier dans la collection des questions et réponses échangées entre R. Eliezer, de Tarascon, et R. Samuel, d'Agde. Le second figure parmi d'autres rabbins importants qui signent une consultation d'Abba Mari, de Lunel. (1)

 

(1) Ernest Renan, Les rabbins français, dans l'Histoire littéraire de la France, tome XXVII, page 517 et 665.

La communauté peut revendiquer peut-être aussi, comme un de ses enfants, un autre rabbin renomme qui vivait à la même époque : R. Isaac, fils de Mordekaï Qimhi, appelé vulgairement Mestre Petit, dont les synagogues du rite comtadin ont conservé un poème liturgique. Certains bibliographes font, en effet, Mestre Petit originaire de Nîmes, en interprétant par les mots de Nîmes, la qualification de denioms dont son nom est suivi dans le rituel de Carpentras. (Voir Ernest Renan, ouvrage cité, page 650.) D'autres trouvent cette lecture inexacte (Voir Henri Gross, notice sur Abba Mari, de Lunel, dans la Revue des Études juives, n° 8, avril-juin 1886, page 204), Nîmes étant toujours transcrit Nimsi ou Nemsi. Cf. Temim Deïm, n° 7, 19 ; Minhat Qenaoth, n° 23, ms. de Turin ; Les Rabbins, page 665, etc... Il est donc très peu probable que denioms désigne notre ville. Selon toute vraisemblance, il faut lire « de Nyons » (chef-lieu d'arrondissement de la Drôme), au lieu de « de Nîmes. »

 

Ils avaient besoin, en effet, les malheureux réprouvés, de fortifier leur âme par l'étude, car la réprobation jetée sur eux par les conciles n'était que le prélude de malheurs plus grands.

 

« L'époque où nous sommes parvenus », dit Michelet arrivé dans son Histoire de France au commencement du XIVe siècle, « l'époque où nous sommes parvenus doit être considérée comme l'avènement de l'or. C'est le dieu du monde nouveau où nous entrons. Fisc et peuple n'ont qu'un cri, c'est l'or. Celui qui sait où est l'or, c'est le juif, l'homme immonde, sur lequel tout le monde crache; c'est à lui qu'il faut s'adresser » (1).

 

(1) Michelet, Histoire de France, tome III, page 105, 106 et 599.

 

Les capacités financières des juifs les avaient depuis longtemps désignés aux seigneurs, et particulièrement aux comtes de Toulouse, pour les fonctions de bailes ou administrateurs des terres dépendant directement des seigneurs. Ils touchaient, en cette qualité, les revenus terriens. Ils avaient également une grande partie de l'administration de la justice, et les produits des amendes leur donnaient encore de gros profits. Ils affermaient en outre les péages et autres redevances (1).

 

(1) Voir Némausa, II, 110. Cf. Saige, les Juifs du Languedoc, page 15.

 

Ils étaient, de cette manière, de véritables agents du fisc, et le peuple, on le sait, n'a jamais été doux pour les fonctionnaires de cette catégorie. Mais les seigneurs trouvaient leur compte dans cette organisation financière, car les juifs, auxquels la plupart des professions étaient interdites, recherchaient ces charges et payaient, pour les exercer, de grosses redevances.

 

Le serment de Raymond VI et de ses principaux vassaux au concile de Saint-Gilles, le traité de Meaux en 1229, leur enlevèrent, il est vrai, ces positions lucratives; mais il leur resta, on peut même dire, on leur imposa (1) le prêt d'argent, le prêt à intérêt, le prêt sur gages, ce qu'on appelait alors l'usure, et c'était à cette époque de misères, aux yeux du peuple et aux yeux des grands, une source productive de richesses.

 

(1) Cf. Théodore Reinach, Histoire des Israélites, page 150.

 

En était-ce une réellement ? et le juif était-il, en effet, comme le dit Michelet, « celui qui sait où est l'or ? » Ce serait incontestable, si le juif avait pu accumuler librement les profits que donne le commerce d'argent. Mais que de taxes, de tailles, d'exactions, de spoliations et de confiscations venaient à chaque instant renverser et détruire les fortunes, faire passer dans les caisses du roi ou des seigneurs l'argent péniblement amassé !

 

Depuis le XIe siècle, ils payaient partout où ils résidaient des redevances ou des cens annuels. Ce produit était pour les seigneurs une véritable propriété et faisait souvent l'objet de transactions. En 1155, Raymond de Trencavel engage à Bérenger, de Béziers, les redevances en miel, cannelle et poivre que lui devaient les juifs (1). En 1118, Ermessinde, fille du vicomte Bernard Aton, reçoit en dot un juif et un bourgeois de Béziers avec toutes leurs possessions, c'est-à-dire que le vicomte abandonne à sa fille toutes les redevances de ce juif et de ce bourgeois (2).

 

(1) Dom Vaissete, Histoire générale de Languedoc, tome II, Preuves, 289.

(2) Dom Vaissette, Histoire Générale de Languedoc, tome II, page 381. Saige, ouvrage cité, page 12.

 

Mais, on le voit par ce dernier exemple, ces redevances qui pèsent également sur les juifs et sur les bourgeois, n'impliquent encore aucune déchéance.

 

Il n'en est plus ainsi à la fin du XIIIe siècle. La déchéance est absolue. Le juif n'a plus aucun droit. Cens et redevances continuent néanmoins à peser sur lui II en est écrasé. De nouvelles taxes s'ajoutent chaque jour aux anciennes. La moindre immunité, le moindre soulagement se payent par des contributions excessives.

 

Aussi était-ce une mine de revenus que la possession d'un juif ou d'une communauté juive taillable à merci. Évêque, seigneur et roi se disputaient cette précieuse propriété, et c'est surtout dans le Midi, après la guerre des Albigeois, que se produisent ces litiges par lesquels les juifs sont divisés en deux catégories : juifs du seigneur ou de l'évêque et juifs du roi.

 

Lorsque le Languedoc passa entre les mains des rois de France, ceux-ci s'attribuèrent les droits que les comtes de Toulouse avaient eus auparavant sur les juifs de leurs domaines. Mais tous les israélites ne relevaient pas de ces comtes ; plusieurs dépendaient d'autres seigneurs laïques ou ecclésiastiques. On les appela juifs du seigneur. Les premiers devinrent les juifs du roi, et, comme ils étaient pour le trésor d'Alphonse de Poitiers et ensuite pour celui de saint Louis et de ses successeurs une ressource inépuisable, aussi bien par les taxes dont on les frappait que par quelques privilèges qu'on leur vendait (1), ces princes s'efforçaient de faire rentrer dans cette catégorie le plus grand nombre de juifs possible. Ce qui ne pouvait se faire toutefois sans porter un grave préjudice aux autres propriétaires de juifs.

 

(1) Ces privilèges étaient toujours relatifs à l'usure. Ils permettaient aux juifs de prendre un intérêt très élevé, jusqu'à 40 et 50 % par an. Les juifs les réclamaient à cause des risques qu'ils couraient en prêtant; les rois les accordaient à cause des taxes dont ils les faisaient payer.

 

Des contestations s'élevaient, terminées souvent par des transactions. Ainsi à Béziers, en 1230, Saint-Louis, pour faire droit aux réclamations de l'évêque, maintient en faveur de celui-ci les redevances et taxés qu'il percevait anciennement ; mais pour tout le reste, les juifs furent déclarés juifs du roi (1).

 

(1) Gallia Christiana, tome VI, col. 151.

 

D'autres fois un seigneur vendait au roi la juridiction de ses juifs, comme le fit l'évêque de Maguelonne en 1 292 (1).

 

(1) L'Aigrefeuille, Histoire de Montpellier.

 

Il arrivait aussi que le roi, plus généreux, abandonnait ses prétentions. L'évêque de Nîmes eut à se réjouir d'un acte de générosité de ce genre de la part de Philippe le Bel.

 

En 1295, ce prince, par une première lettre, ordonna au sénéchal de Beaucaire, Alphonse de Rouvrai, de faire arrêter les plus riches juifs du pays, d'en envoyer six au Châtelet de Paris, de saisir les biens de ceux qui auront été arrêtés, d'en dresser un inventaire et de lui en faire savoir la valeur. Par une seconde lettre, il lui manda de faire des perquisitions dans toutes les maisons, soit des juifs, soit des chrétiens, où l'on croyait que les juifs pourraient avoir caché leur argent et leurs effets, et de remettre à ses receveurs toutes les sommes qu'on aurait trouvées. Il lui enjoignit en outre de faire publier à son de trompe que ceux qui avaient emprunté aux juifs eussent à retirer leurs gages dans un délai de huit jours, sous peine, passé ce temps, de voir ces gages vendus au profit du trésor.

 

Le sénéchal s'acquitta de sa commission contre les juifs avec la plus grande rigueur. Il fit arrêter tous ceux de sa sénéchaussée et saisir leurs biens sans distinguer entre ceux qui étaient juifs du roi et ceux qui ne l'étaient pas. L'évêque de Nîmes réclama, alléguant qu'on ne pouvait rien entreprendre sur les hommes « taillables de son église et sujets de sa justice. » Philippe, faisant droit à ces réclamations, écrivit au sénéchal de délivrer à l'évêque les juifs de sa juridiction qu'il avait fait arrêter, et de leur rendre tous les biens qu'il leur avait fait saisir (1).

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome I, page 412, Preuves, page 125.

 

Cette condescendance ne pouvait pas durer. Philippe le Bel n'aimait pas le clergé. Il avait aussi, à un trop haut degré, le sentiment de sa puissance pour laisser longtemps des vassaux jouir d'un revenu qu'il lui était facile de conquérir à la couronne. Depuis longtemps cette proie le tentait. Sa lutte contre le pape, la guerre de Flandre avaient épuisé son trésor. Déjà il avait falsifié les monnaies. Il lui fallait des ressources nouvelles. Elles étaient là à sa portée; c'étaient les biens des juifs. Le roi qui, pour s'emparer de la fortune des Templiers, les accusa des crimes les plus imaginaires, ne pouvait hésiter quand il s'agissait des juifs. Le même prétexte, du reste, lui servirait.

 

Le 21 janvier 1306, en vertu d'ordres secrets donnés soit aux baillis et sénéchaux, soit à des commissaires spéciaux, tous les juifs de France furent, à l'improviste, arrêtés et incarcérés. Nulle différence entre les juifs du roi et ceux des seigneurs ecclésiastiques ou laïques. Le roi agissait jure regio. Le 23 juillet, le lendemain du jeûne institué en commémoration de la prise de Jérusalem, le 10 du mois d'ab, un arrêt d'exil, motivé par des « crimes abominables,» leur fut signifié. Ils avaient à quitter le sol français dans le délai d'un mois. Ce délai fut rigoureusement observé. Le mois de septembre vit ce douloureux exode qui rejetait du pays de France plus de cent mille de ses enfants. Plusieurs des malheureux exilés allèrent s'établir dans la Palestine, mais la plupart restèrent dans le voisinage de la patrie. Ceux du midi émigrèrent, les uns en Provence, qui dépendait alors de l'empire, les autres dans le Roussillon, qui appartenait au roi de Majorque.

 

Tous leurs biens avaient été confisqués, leurs livres de compte recherchés avec la plus grande vigilance, leurs créances saisies. L'expulsion n'avait pas été le fait du fanatisme religieux, mais une spéculation financière.

 

Le 16 août déjà avait paru un mandement ordonnant aux surintendants dans l'affaire des juifs et aux sénéchaux de mettre en vente les immeubles saisis. Ce document recommandait expressément d'enjoindre aux acheteurs de révéler les trésors qu'ils pourraient trouver dans lesdits immeubles, maisons, terres ou vignes.

 

Le sénéchal de Beaucaire était à ce moment Bertrand de l'Isle Jourdain. Il lui avait été adjoint comme commissaire royal, dans l'affaire des juifs, Bertrand de Crépy, chanoine de Beauvais.

 

Pour la ville de Nimes, ces deux fonctionnaires supérieurs, occupés « d'autres affaires,» avaient délégué leurs pouvoirs à Pierre d'Auriac (1), sous-viguier de la cour royale de Nîmes, Guillaume Gombrand et Pons Fabre, citoyens de Nîmes, par mandat donné à Nîmes le mardi après la fête de la Nativité de l'an 1306.

 

Dès le 20 novembre, les ventes commencent. Nous publions, aux pièces justificatives (2), l'acte de vente d'une maison de Nîmes, ayant appartenu à Isaac de Portes (3), Vitalis de Boèrian (4) et Blanque, «jadis» juifs de Nîmes.

 

(1) Cf., au sujet de ce nom, Germer-Durand, Dictionnaire topographique du département du Gard, verbo : Clos d'Auriac, page 59.

(2) Pièces justificatives, N° 3. Document inédit.

(3) Portes, département du Gard, canton de Génolhac. Voir Germer-Durand, Dictionnaire topographique du département du Gard, page 169.

(4) Peut-être pour Borian, territoire de la commune de Gallargues. Cf. Germer-Durand, Dictionnaire topographique du département du Gard, page 30. Dans le Catalogue of the hebrew manuscripts in the Jews college, London, par Ad. Neubauer, Oxford, 1886, au Ms. no 4, se trouve cette mention : « Ce manuscrit appartient à moi, Frère de Borian, fils de Saül de Borian. »

 

Cette vente fut faite, le 25 mai 1307, par Guillaume Gombrand et Pons Fabre, en présence du viguier Gauvain Bon et Bel, valet du roi, et de Pons Balme, docteur ès lois, suppléant du juge ordinaire de la cour royale de Nîmes.

 

La maison était située rue de la Fabrerie, confrontant d'une part la rue, d'autres parts les maisons de Jean Bienargas, Guillaume Cavayrac, seigneur Guillaume de Geolon, chevalier, Guillaume et Bernard Gautier. La maison, ayant de si nombreux confronts, devait être assez grande.

 

Elle fut, en effet, adjugée à un prix relativement élevé, 105 livres de bons petits tournois, à Bernard Orson, notaire à Nîmes, en présence des témoins Ports de Canne, Bernard Robert, Guillaume Julian, notaire, Jean Massip, drapier, Guillaume Jean, jurisconsulte, et Bernard Jean, aubergiste, par acte rédigé et signé par Ports Barghate, notaire public du roi.

 

La vente fut publiée par les courtiers (corraterii) (1) publics de la ville, Pierre Félix et Pons Guiraudel. Elle fut confirmée par acte royal en date du mois de mars 1312.

 

(1) L'office de courtage était affermé par les consuls ; les courtiers étaient chargés des marchés, de la publicité, etc…

 

On ne voit pas que l'évêque de Nimes ait revendiqué, à cette occasion, pour obtenir sa part de la dépouille, le droit qu'en 1295 il avait prétendu avoir sur la propriété des juifs de son diocèse.

 

Il n'en fut pas ainsi partout. L'abbé de Saint-Gilles disputa d'abord au roi le produit de la confiscation des biens des juifs établis dans son territoire. Bientôt cependant il transigea, cédant au roi les deux tiers de ce qu'avait rapporté la vente de ces biens, n'en réservant qu'un pour lui. Un traité fut passé avec ces conditions entre l'abbé et Guillaume de Saint-Just, chevalier, lieutenant du sénéchal. Le roi le confirma le 24 mars 1313, « à cause de l'affection singulière qu'il portait à l'abbaye et aux religieux de Saint-Gilles.» (1)

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome II, page 10, Preuves, page 15.

 

L'évêque de Maguelonne, à qui le roi, en 1293, avait constitué une rente de 40 livres, hypothéquée sur les juifs de Sauve, en échange d'une partie de la ville et de la seigneurie de Montpellier, obtint sur les biens confisqués une nouvelle hypothèque de 20 livres, et pour les autres 20 livres, une compensation en espèces (1).

 

(1) Saige, ouvrage cité, page 102.

 

Cependant l'horrible acte de spoliation de 1306 avait été loin de produire les résultats espérés. Les caisses de Philippe le Bel avaient bien reçu de ce fait près de 75,000 livres tournois, mais elles se vidaient plus vite qu'elles ne se remplissaient. A la mort de Philippe, la France était ruinée. Plus d'argent et plus de crédit. Les usuriers chrétiens pressuraient le peuple et lui étaient devenus plus odieux que ne l'avaient jamais été les juifs,

 

Car juifs furent débonnères

Trop plus en faisant tels affaires

Que ne le furent ore chrestien.

Mes si li juis demouré

Fussent au réaume de France

Chrestien moult grant aidance

Eussent eu que il n'ont pas. (1)

 

(1) Chronique métrique de Geoffroy de Paris; citée par Boutaric, dans La France sous Philippe le Bel, page 303.

 

 

Louis X le Hutin prêta l'oreille à ces doléances, et, en 1315, les juifs surent rappelés dans le royaume. Leurs immeubles ne leur furent pas rendus, mais leurs débiteurs, ceux du moins qui ne s'étaient pas déjà acquittés au profit du roi, furent obligés de payer un tiers de leur dette, l'autre tiers restant à devoir au trésor royal.

 

Que leur situation cependant est changée ! Ce ne sont plus que des étrangers dont le séjour dans le pays dépend du caprice du roi. Ils n'ont plus ni terres, ni vignes. Leur action commerciale est paralysée par l'incertitude de l'avenir aussi bien que par la concurrence hardie des Lombards et des Florentins. Le roi et le peuple ont cru, en les rappelant, qu'ils pourront encore une fois les dépouiller. Déception. Le règne des juifs est fini.

 

Leur premier soin, en revenant, fut de chercher à faire rentrer leurs créances. Des clameurs s'élèvent aussitôt. Philippe le Long expédie, en 1317, au sénéchal de Beaucaire, un mandement par lequel il lui enjoint de ne pas laisser exiger d'usures par les juifs. En même temps, il lui recommande de les obliger à porter sur leurs habits de dessus, en évidence, les marques qu'ils avaient coutume de porter avant leur proscription, « afin d'éviter les inconvénients et scandales qui en résulteraient, surtout à l'égard des femmes, si l'on n'établissait une différence entre les juives et les chrétiennes. » (1)

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome Il, page 21, Preuves page 25. L'union entre chrétiens et juifs avait toujours été le prétexte de la distinction que l'Église cherchait à établir par le port de la rouelle. Revue des Études juives, n° 1, juillet septembre 1880, page 116 et 117, et n° 11, janvier mars 1883, page 81 et 82.

 

En 1320, le même roi interdit toutes recherches au su­jet des créances. La simple constatation du débiteur suffit pour en annuler une.

 

Sans prendre en considération ces conditions déplorables, Charles IV, successeur de Philippe le Long, frappe les juifs d'une contribution exorbitante, dont la part incombant à ceux de la sénéchaussée de Beaucaire s'élevait à 20500 livres (1).

 

(1) Bédarride, Les Juifs en France, en Italie et en Espagne, page 235.

 

Philippe de Valois, qu'avait ruiné le désastre de Crécy, les expulse de nouveau pour s'emparer de leurs créances.

 

Jean le Bon les rappelle en leur accordant de nombreux privilèges destinés à favoriser de plus en plus leur usure. « Plus les juifs auront de privilèges, dit-il dans son ordonnance, mieux ils pourront payer la taxe que le roi fait peser sur eux (1) » Il leur permet d'acheter des maisons pour leurs demeures, d'avoir des cimetières et des synagogues. Enfin il les enlève à la juridiction ordinaire et leur nomme un juge gardien de leurs privilèges duquel ressortiront tous leurs litiges.

 

(1) Bédarride, Les Juifs en France, en Italie et en Espagne, page 242.

 

Ces ordonnances libérales, quel qu'eût été l'esprit qui les dicta, les ramenèrent en grand nombre. Nîmes, comme toutes les villes du Midi, les vit revenir dans ses murs.

 

Le conseil politique prit aussitôt des mesures « pour mettre la foi des chrétiens et des chrétiennes à l'abri des intrigues et des énormes machinations habituelles aux juifs.» Afin d'empêcher toute fréquentation dangereuse, il délibéra, clans sa séance du 23 juin 1359, qu'une partie de la rue de la Corrégerie vieille (1) serait assignée aux juifs comme quartier d'habitation.

 

(1) C'est aujourd'hui la rue de l'Étoile, qui va de la place du Marché à la rue de la Madeleine. Anciennes dénominations d'après les archives communales de Nîmes :

Corrateria vetera (1359) LL. 1, 2° partie, f° 85 v°;

Corregeria vetus sive antiqua (1386) QQ. 4, f° 85, 86;

Corregarie vielha (1386) QQ. 4, f° 84 v°;

rue de la Corregerie (1596) QQ. 18, f° 43;

de la Corrijarié (1671) QQ. 39, f° 267;

de la Correjarie ou de Malbec, à présent de l'Étoile (1782) SS, 12, plan 181;

de l'Étoile ou de la Courcherie (1760) SS. 14, plan 235;

du Logis de l'Étoile (1734) 00. 132 ;

de l'Étoile (1763) 00. 133.

D'après le plan de Nîmes joint à l'Histoire de Ménard, tome 1, page 1 : rue de la Corregerie (1749)

Cette rue fut primitivement habitée par les bourreliers, le mot languedocien courréjarié (bas-lat. corregeria) signifiant fabrication de courroies, bourrelerie, et non corroierie; les corroyeurs habitaient à Nîmes le quartier de Corcomaire.

 

Ceux-ci se trouvent bientôt à l'étroit, et présentent humblement leurs doléances au conseil dont ils invoquent la pitié et la miséricorde (humiliter, in intuitu pietatis et misericordie). Ils demandent qu'on leur permette d'étendre leurs demeures dans une plus grande partie de la même rue de la Corrégerie, depuis la maison de messire Guillaume Raynaud, prêtre, jusqu'à celle de Jean de Signan, jardinier, située au coin de la traverse privée de Bernard Conqueyrac.

 

Les consuls, toujours pénétrés de ces sentiments d'humanité dont nous avons cité plus d'un exemple, (cupientes circa hec misericorditer se habere), leur accordèrent leur demande. Ils leur interdirent toutefois, sous des peines sévères, d'entrer et de sortir par les issues qui auraient pu faire communiquer les maisons nouvellement assignées aux juifs avec la rue de Madame Garsinde de Languissel.

 

Ces diverses décisions des consuls furent ratifiées par la cour royale ordinaire de Nimes.

 

Le choix de la rue ne fut pas heureux. Elle était trop près des remparts, et les juifs risquaient d'être assaillis à coups de pierres par ceux qui faisaient le guet. Aussi demandèrent-ils au conseil de leur assigner un nouveau quartier.

 

Toujours favorablement disposé à leur égard, le conseil politique, dans sa séance du 19 août 1359, leur permit d'habiter dans la rue Caguensol (1), « depuis la maison de dame Dalsueta, en venant vers le four du sieur Cazelles, jusqu'au carrefour de la maison de Pierre Marchi, drapier, et, en retournant en droite ligne, jusqu'au carrefour de la rue de la Roserie, y compris la maison de Barthélemy Ratti. » (2)

 

(1) «Rue de Cague-en-sol, jadis Cerclarie vieille ou Four des Cazelles, tendant de celle de la Rozarie à la Tour de l'Horloge» (1761). Archives départementales du Gard, G. 21, f° 90. Cette rue, agrandie et rectifiée, est représentée aujourd'hui par la partie de la rue Guizot comprise entre la rue du Mûrier d'Espagne et la Tour de l'Horloge. Mais il faut ajouter que le nom de Caguensol (ou Caga en sol - 1351 - Archives communales RR. 1) s'appliquait également à quelques rues avoisinantes : rue Saint-Baudile, qui a été absorbée par la nouvelle rue des Halles, rue des Tondeurs, « traverse » des Babouins, enfin rue de la Figuière, qui était dans le prolongement de celle des Babouins et que la construction des Halles a fait complètement disparaître. L'Agau, qui coule tout près de là, s'appelait, au Xe siècle, Cagantiolus.

(2) Ménard, ouvrage cité, tome Il, Preuves page 219, 235, 236 ; Archives communales de Nîmes, LL. 1, 2e partie, f° 85 v° ; LL. 2, 1re partie, f° 43.

 

Les rues de la Corrégerie et de Caguensol, dans les limites restreintes indiquées par les décisions des consuls, ne suffisaient certainement pas à l'établissement de toute la communauté, et malgré les interdictions stipulées, elle devait s'étendre dans les rues avoisinantes. Une partie habitait la rue Fresque, qui a porté longtemps le nom de rue de la Juiverie (1).

 

(1) Anciennes dénominations d'après les archives communales de Nîmes :

rue de la Jusatarie (1386) QQ. 4, f° 85 v°;

de la Jusaterie (1544) QQ. 10, f° 61 ;

de la Jesutarié (1671) QQ. 38, f° 420, v°, et QQ. 39, f° 314;

de la Juiverie (1770) LL. 42, page 325 ;

rue Fresque, sive Jesutarié, allant de l'arc Saint-Étienne au Marché (1782) SS. 12, plan 181

rue Fresque ou de l'arc de Saint-Étienne et de Labaume (1596) QQ. 18, f° 46;

rue de Saint-Étienne au Marché (1750) SS. 14, plan 230.

D'après le plan de Nîmes joint à l'Histoire de Ménard, tome 1, page 1 : rue Fresque ou de la Juiverie (1740).

Jésutarié, jusatérié sont des mots languedociens dérivés de jésièu, jusièu, juif, et sont synonymes de juiverie.

 

Les quartiers juifs étaient-ils des ghettos, c'est-à-dire clos aux deux extrémités de murs avec des portes qui se fermaient le soir et s'ouvraient le matin à des heures déterminées par des règlements municipaux ?

 

Aucun document connu ne permet de donner à cette question une réponse affirmative.

 

Une réponse négative se soutient au contraire très facilement. En premier lieu, si le quartier de la rue de la Corrégerie avait été complètement fermé, le conseil politique ne se serait pas contenté d'interdire aux juifs l'entrée et la sortie par la rue de Languissel. En second lieu, rien n'indique que cette rue ait jamais été fermée par des portes. La rue Fresque avait bien, aux deux extrémités, des arceaux ou arcs, dont l'un, celui de la place du Marché, subsiste même encore. Mais on a toujours dit l'arc de Saint-Étienne, l'arc du Marché, jamais porte de Saint-Étienne ou du Marché.

 

Quant à la rue Caguensol, il n'y a jamais eu ni arcs ni portes. Il serait étrange, du reste, qu'il y ait eu deux ghettos, car la rue de la Corrégerie et la rue Caguensol sont assez éloignées l'une de l'autre et séparées par une rue trop importante pour qu'elles aient jamais pu faire un seul quartier. Nous concluons donc que, malgré la rareté du fait, notre ville n'avait pas plus de ghetto au XIIIe siècle que dans les temps antérieurs. Les juifs vivaient groupés dans des quartiers particuliers, mais ces quartiers n'étaient pas fermés et l'entrée et la sortie n'en étaient pas réglementées.

 

La question du domicile résolue, la communauté se réorganisa rapidement. Durant Roche et Comprat Mossé sont nommés bailes et procurateurs. Leur premier soin est de traiter avec le prieur de Saint-Baudile, Raymond de Gardie, moine de la Chaise-Dieu, pour une nouvelle conces­sion de l'antique cimetière du Puech-Jusieu (1).

 

(1) Voir Nemausa II, 104. L'historien Ménard le désigne aussi sous le nom de cimetière de Posterla (petite porte). Ménard, ouvrage cité, tome III, page 93. Le document qu'il cite, mais qu'il ne produit pas, est probablement celui que nous publions ; cependant la désignation de Posterla ne s'y trouve pas.

Ce cimetière était limité par la vigne de Raymond de Laleca, crieur public, l'ancien mur, la terre de Guillaume Perrier, sergent royal, et le chemin public qui conduit aux moulins à vent. Voir Pièces justificatives, N° 4.

Cf. un document de 1260 où il est dit : « Sicut desceudunt muri veteres a cruce Posterle et claudunt cimiterium judeorum versus Sanctum Baudilium. » Archives communales MM. 13, n° 1.

L'emplacement qui correspond exactement à ces indications est la partie inférieure de la pente septentrionale du Mont-Duplan, vers l'endroit où se joignent la rue Bonfa, la rue de la Posterle et le chemin de la Croix-de-Fer, en face et à quelques mètres de la maisonnette d'octroi. II est situé au pied même des coteaux qui portent les moulins à vent. L'ancienne muraille romaine était à deux pas, ainsi que la porte d'Uzès auprès de laquelle devait se trouver une porte secondaire, plus petite, dite posterla.

Le sol, à l'emplacement que nous désignons, recouvre encore aujourd'hui des ossements humains. On y a trouvé plusieurs inscriptions funéraires datant de l'époque gallo-romaine, et on en a retiré récemment, en posant les fondations d'une maison, de nombreuses urnes qui se sont malheureusement effritées aussitôt qu'elles ont été exposées à l'air. II y avait donc là, sans aucun doute, sur le bord de l'ancien chemin d'Uzès, une nécropole romaine, et, selon toute probabilité, c'est cette nécropole même qui fut concédée aux juifs, soit qu'ils y eussent déjà possédé des sépultures à l'époque romaine, soit que le monastère de Saint-Baudile, dont ils ont été les redevables pendant tout le moyen âge, leur eût accordé, de préférence à tout autre, un terrain antérieurement consacré à des sépultures non chrétiennes. Cf. Goiffon, Notes d'histoire et de statistique sur les paroisses da diocèse de Nimes, tome 1, page 354.

 

La concession fut accordée aux bailes, assistés de Maïmonet de Nimes, et de Bonnet Roche, tous quatre stipulant au nom de la communauté, par acte notarié, le a septembre 1360.

 

Le 17 du même mois, maître Moïse Boniaque, médecin, et Bonfils Durant, ayant remplacé les bailes cités plus haut, il est fait une nouvelle confirmation de la concession. Raymond Gardie, au nom du prieuré, tant pour lui que pour ses successeurs, les bailes, au nom de la communauté, s'engagent à observer les clauses du traité aussi longtemps qu'il plaira au roi de laisser les juifs résider en France.

 

Ces clauses sont les suivantes :

 

Pour tout juif de Nimes ou du dehors qui sera enterré au lieu appelé cimetière des juifs ou bien Podius judeus, il sera payé neuf sous tournois de monnaie courante ou une livre de poivre. Les bailes apporteront la somme ou le poivre au prieuré de Saint-Baudile, aux frais et dépens de la communauté. Ils donnent hypothèque et obligation de tous leurs biens pour ce qui pourrait être dû de ce chef au prieur, de même que le prieur donne hypothèque de tous les biens du prieuré en garantie de la pleine exécution du contrat.

 

Item. Tout décès d'un juif nîmois ou étranger qui devra être enterré audit cimetière sera dénoncé au prieuré avant l'ensevelissement.

 

Item. Le prieur aura le choix entre la livre de poivre et les neuf sous.

 

Item. Les bailes sortant de fonctions présenteront au prieur leurs successeurs, afin que ceux-ci jurent d'observer les clauses du traité.

 

Les bailes jurèrent, sur la loi de Moise, la stricte observance dé tous les articles du contrat, qui fut ratifié, pour le prieuré, par le chapitre, composé de Pons de Cubieris, sacristain du dit prieuré de Saint-Baudile, Guillaume de la Chaise-Dieu, Jean Ransier, Jean des Hours, prêtre, Jacob d'Espagnac, Arnaud de l'Épine et Bérard de Pompignac, moines de la Chaise-Dieu.

 

L'acte fut passé au prieuré par devant maître Guillaume de Guiraudel, notaire, en présence de Guillaume Deleuze, prieur de Sainte-Marguerite-de-Peyrolle, Pierre de Malgrel, damoiseau du diocèse de Cahors, et Pierre de Vendamine, de Rodez, témoins (1).

 

(1). Pièces justificatives, N° 4. Document inédit.

 

Cependant les privilèges que le roi Jean a accordés aux juifs portent leurs fruits. Honnis, incertains du lendemain, écrasés de taxes et de tailles, les juifs s'abandonnent tout entiers à l'unique industrie qu'ils ont le droit d'exercer et vers laquelle les poussent les ordonnances royales. Ils mettent leur intelligence et leur zèle à ramasser au plus vite un petit pécule qu'ils puissent emporter facilement au moment de la proscription toujours imminente.

 

Mais si cette activité ne déplait pas au roi qui a la certitude qu'elle tournera à son profit, elle ne peut que les rendre plus odieux au peuple sur lequel elle s'exerce.

 

Le roi Jean lui même, à la fin de son règne, se montre rigoureux envers les juifs. Le 9 décembre 1360, la sénéchaussée de Beaucaire publie une ordonnance royale qui abolit presque tous les privilèges et faveurs accordés précédemment. Elle prescrit que tous les juifs du royaume, « de quelqu'estat qu'il soient et en quelque terre qu'il demourent porteront doresenavant une grant roelle bien notable de la grandeur de nostre grand seel, partie de rouge et de blanc, telle que l'on puisse bien apercevoir. »

 

Rapportant en outre les édits antérieurs, il ordonne « que lezdiz juifs seront subgiez et justiciables aux juges ordinaires soubz cui juridiction ils demourront tout en la forme et manière que sont les crestians. »

« Et avec ce que aucun crestian ne puisse obliger son corps à aucun juif. » (1)

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome II, page 266; Preuves page 277.

 

Charles V, au début de son règne, 1364, persiste dans cette réaction. Il va même jusqu'à lancer un édit de proscription générale. Heureusement pour les juifs, les besoins du trésor font vite revenir le roi sur cette détermination. II leur fait payer, il est vrai, par de lourds impôts, son retour à des sentiments plus humains, mais au moins ne leur marchande-t-il pas de précieuses compensations. Il les met sous sa sauvegarde, leur fait grâce de tous les délits sous l'accusation desquels ils peuvent se trouver, et rétablit les privilèges accordés puis retirés par son père.

 

L'histoire relève même à l'honneur de ce prince, qui a mérité le surnom de sage, une loi remarquable, qui avait pour objet de déclarer que le crime d'un particulier juif ne pourrait être imputé à toute la nation.

 

Cependant, tailles et impositions augmentent en même temps que la faveur royale. Les communautés sont écrasées d'impôts. Leurs procurateurs, à qui incombe la tâche pénible de fixer la quote-part de chaque membre, ne peuvent plus faire accepter leurs décisions. Ils sont obligés d'avoir recours à l'intervention du pouvoir. En 1364, les procurateurs des communautés du Languedoc envoient deux délégués, Comprat Moïse, de Nimes, et Astour Benduli, de Narbonne, requérir l'assistance du maréchal d'Audenhan.

 

Celui-ci fait expédier le 15 février un mandement aux sénéchaux de Beaucaire, de Toulouse et de Carcassonne, pour qu'ils obligent tous les juifs de leurs sénéchaussées à payer les tailles et impositions qui leur sont assignées. (1)

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome II, page 277, Preuves page 290.

 

Les juifs, du reste, n'étaient pas les seuls qui, à cette époque, succombaient sous la charge des impôts. Tout le Languedoc était dans un état de misère et d'appauvrissement si grand, que les sénéchaux furent obligés de demander au roi une réparation des feux, c'est-à-dire une révision de l’assiette de l'impôt. La nouvelle fixation des feux fut faite, pour la ville de Nimes, en 1367, par Pierre Julien, licencié ès lois. Les feux furent divisés en deux catégories: ceux qui avaient dix livres tournois de revenu et ceux dont le revenu était inférieur à cette somme. Nous ne trouvons aucun juif dans la première catégorie, ce qui prouve que leur fortune n'était pas élevée, et en tout cas, que les charges qui pesaient sur eux réduisaient considérablement les bénéfices qu'ils pouvaient tirer de leurs prêts à intérêt. La seconde catégorie compte trois juifs, établis dans le quartier de Garrigues (1) : Maïmonet, Massipet et maître Mosses, médecin (2).

 

(1) Le quartier de Garrigues était limité par le rempart, de la porte Saint-Antoine à la porte de la Madeleine (aujourd'hui boulevard Victor Hugo), et, suivant les dénominations modernes, par la rue Saint-Antoine, la place du Marché, les rues de l'Hôtel-de-ville, de la Trésorerie, des Marchands, la place aux Herbes et la rue de la Madeleine.

(2) Ménard, ouvrage cité, tome Il, page 285 et suivante, preuves page 304.

 

Le nombre des feux s'élevant pour toute la ville à 1409, les juifs étaient en conséquence, dans la population générale, dans la proportion de 1 à 466. Ils sont aujourd'hui (1886) dans notre ville, 1 sur 180 à peu près. La communauté israélite de Nîmes, à la fin du XIIIe siècle, était donc moins de la moitié de celle d'aujourd'hui et pouvait compter approximativement 150 âmes, chiffre bien faible, que n'expliquent que trop les persécutions et les proscriptions.

 

Elle vécut, nous le supposons, assez heureuse, pendant tout le règne de Charles le Sage. Les servitudes, sujétions qu'on lui avait imposées lors de son retour, semblaient lettres mortes. Depuis longtemps, les bailes et procurateurs sortants, avaient laissé tomber en désuétude l'obligation de présenter leurs successeurs au prieur de Saint-Baudile. La protection dont Charles V couvrait les juifs avait sans doute empêché le prieur de se plaindre. Mais le successeur du roi sage était loin de leur être favorable. D'un autre côté, les déchirements intérieurs du pays enhardissaient les nobles et le clergé dans leurs revendications.

 

Le 21 octobre 1387, le prieur Blanche Duriane convoque au prieuré les juifs Allègre Abram, maître Bornidas Caschi (1), Abram Profan et Durant Bondre, et en présence de maître Ports Guiraudel, S. Baldit, jurisconsulte, maître P. Liessature, de Nîmes, et Jean Remdat, notaire apostolique, il leur lit le traité de 1360, en vertu duquel les bailes et procurateurs sortants devaient lui présenter leurs successeurs, et se plaint que cette clause ne soit plus observée. Les juifs déclarent, pour se justifier, qu'en ce moment ils n'ont ni bailes ni procurateurs, mais qu'ils sont tout disposés à observer le traité (2).

 

On ne leur laissa pas le temps de tenir leur parole.

 

Les persécutions et les troubles avaient recommencé. La rapacité du duc d'Anjou avait ramené la gêna et la misère. Les juifs en furent déclarés responsables. On les accusa de dépasser le taux d'intérêt fixé par leurs privilèges. Dans beaucoup de villes on se rua sur eux et on livra leurs maisons au pillage.

 

Charles VI se laissa entraîner par la haine générale. Tout d'abord il abolit la fonction de gardien ou conservateur des juifs, qui avait été créée pour leur sécurité par le roi Charles V (3). Bientôt de nouvelles taxes vinrent rendre leur situation encore plus misérable.

 

(1) Ou Taschi.

(2) Pièces justificatives, n°5. Document inédit.

(3) En 1387 le lieutenant du conservateur des juifs, pour notre région, était Jean de la Rivière, damoiseau, châtelain et viguier d'Aramon, ainsi qu'il résulte d'un acte de cette date, par lequel Jean de la Rivière nomme son lieutenant Rostaing de Coiran d'Aramon et qui se termine ainsi : « Datum Aramonis, sub nostro proprio sigillo quo utimur ut locum tenens conservatorie judeorum. » Archives d'Aramon, BB.2. (Communiqué par M. Bondurand, archiviste du département du Gard.)

 

Enfin, le 7 septembre 1394, un édit royal leur enjoint de sortir incessamment du royaume.

 

Le 17 du même mois, Guillaume de Neillac, sénéchal de Beaucaire, reçut l'ordre de conduire en sûreté, hors du royaume, les juifs et les juives de sa sénéchaussée. Sur les réclamations des malheureux proscrits, un sursis de quelques jours leur fut accordé. Mais le 3 novembre, de nouvelles lettres royales ordonnent au sénéchal de saisir tous les biens des juifs, d'en dresser un état, de faire publier que ceux qui leur avaient emprunté sur gages eussent à retirer ces gages dans un mois, et enfin de veiller à la liquidation de toutes leurs dettes actives et passives (1).

 

(1) Ménard, ouvrage cité, tome III, page 92 - Dom Vaissete, Histoire générale de Languedoc, tome IV, page 407.

 

Malgré la rigueur du délai, les opérations de recouvrement et de liquidation traînèrent en longueur. Des difficultés existaient encore en 1396. Le roi les trancha en ordonnant que toutes les créances des juifs fussent annulées, et que l'édit de 1394 reçût immédiatement sa pleine et entière exécution (1).

 

(1) Recueil des Ordonnances du Louvre, tome I, page 643 ; tome VII, page 675 ; tome VIII, page 170.

 

Heureusement pour les juifs de notre région que, dans le voisinage même de leurs résidences, deux provinces professaient des principes plus humains : la Provence et le Comtat Venaissin. C'est dans le Comtat que se réfugièrent les familles de la communauté de Nimes, emportant avec elles l'espérance du retour, la foi dans l'avenir.

 

Si la communauté juive de Nimes n'a pas, dans l'histoire, une place aussi remarquable que celle des communautés de Béziers, de Lunel, de Montpellier et de Narbonne, elle n'en a pas moins apporté au judaïsme et à notre cité son tribut d'activité intellectuelle. Elle a possédé une académie célèbre, elle a donné à l'administration de la ville un fonctionnaire, à l'exégèse talmudique, des docteurs estimés; à la science, des médecins, au moment même où l'étude était rendue si difficile aux juifs. Mais ce qui la distingue entre toutes, c'est que les sentiments qu'elle inspirait à la population ne cessèrent d'être bienveillants.

 

Dans plusieurs villes du Languedoc, même à l'époque où cette province appartenait aux comtes de Toulouse, les juifs étaient soumis périodiquement à certains traitements barbares. A Toulouse, le baile des juifs est obligé de se présenter, le jour de Pâques, sur le perron de la cathédrale pour recevoir un soufflet; à Béziers, les chrétiens ont le droit, pendant la semaine sainte, de courir sus aux juifs et de leur jeter des pierres. A Nimes, les juifs n'ont jamais eu à subir un acte de ce genre ; aucune hostilité ne s'est jamais élevée contre eux. Dans toutes les circonstances, au contraire, ils sont traités ou avec équité ou avec compas­sion. C'est un fait que l'on est heureux de mettre en relief. Il fait honneur à la communauté juive et à la population de notre hospitalière cité.

 

Joseph SIMON, 1886

 

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