I
La nouvelle
du débarquement de Bonaparte sur le rivage du golfe Juan eut en Europe l'éclat
d'un coup de foudre, En apprenant que l'empereur se dirigeait sur Paris à
marches forcées, appelant l'armée à lui et précédé d'une proclamation dans
laquelle on lisait ces mots prophétiques et menaçants ! « L'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher,
jusqu'aux tours de Notre-Dame »» les grandes villes du midi de la France se
sentirent agitées d'une secousse convulsive. Ce retour fatal qui venait porter
à l’œuvre d'apaisement, entreprise par la Restauration, un coup irrémédiable
autant qu'inattendu» provoqua dans Nîmes le déchaînement de passions endormies
depuis si longtemps qu'on pouvait les croire éteintes; il les réveilla
terribles et meurtrières.
Le 6 mars,
dès le matin, on vit des groupes bruyants stationner aux abords des Arènes,
devant la préfecture et le théâtre, sur toutes les places, aux Carmes et sur
l'Esplanade ; on y discutait la grande nouvelle. Les uns se plaisaient à la
mettre en doute ; les autres, la tenant pour vraie, proposaient de courir sus à
l'usurpateur et de sauver, « par sa mort
» la France et le roi. Personne n'osait encore se réjouir ouvertement. Mais
l'allure anxieuse et provocante dos officiers à demi-solde, nombreux dans
Nîmes, les regards mystérieux qu'ils échangeaient avec divers citoyens de la
ville, connus par la haine que leur inspiraient les Bourbons et qui
appartenaient pour la plupart à la société protestante, trahissaient clairement
que la révolution soudaine dont la France était menacée comptait des partisans
ardents, avant même de s'être accomplie. Leurs propos hâbleurs trahissaient les
espérances que la plupart de ceux qui avaient servi Bonaparte fondaient sur son
retour. Il y avait bien là de quoi alarmer les hommes attachés aux Bourbons,
qui les avaient pleurés et attendus pendant vingt-cinq ans ; qui se voyaient
menacés de les perdre, au moment où ils commençaient à goûter les bienfaits de
leur gouvernement réparateur, menacés surtout d'avoir à subir de nouveau le
joug pesant du despote qui payait naguère du sang le plus pur de la Franco et
de ses trésors les plus précieux, les conquêtes éphémères à l'aide desquelles
il avait tenté de satisfaire son insatiable ambition. N'allait-on pas assister
de nouveau à une invasion et au déchaînement d'un fléau non moins redoutable
que l'invasion et la guerre civile ? Comme Avignon et Marseille, Nîmes renferme
une population aux passions chaudes, brutales, tumultueuses. Au temps dont nous
parlons, ces passions s'y compliquaient de tous les ressentiments qu'avaient
laissés dans les cœurs les guerres religieuses et l'antagonisme qui, pendant si
longtemps, a tenu les habitants de Nîmes divisés en deux camps, l'un formé des
catholiques, l'autre des protestants. Depuis la Restauration, ceux-ci, bien
qu'ils eussent souffert aussi de la domination impériale, s'en étaient fait les
champions par haine de la royauté. C'est parmi eux que le retour de Bonaparte
devait causer la joie la plus vive, et l'on pouvait craindre que si cette joie
se traduisait avec violence, comme une insulte à la douleur des royalistes,
elle eût pour résultat certain de provoquer des dissensions sanglantes, et de
préparer des vengeances futures. A ces angoisses des esprits s'en joignaient
d'autres d'un ordre plus intime et plus personnel. Napoléon à Paris, c'était de
nouveau les armées de l'Europe à nos portes ; nulle illusion n'était possible
sur ce point, justement, les diplomates réunis a Vienne en congrès, dans le but
de rechercher les conditions territoriales les plus propres à assurer la paix
du monde, ne s'étaient pas encore séparés. Sans doute, en apprenant les projets
audacieux de l'ennemi de cette paix, ils prendraient, au nom de leurs
gouvernements respectifs, la résolution de le combattre sans merci. Celui-ci
voudrait résister. On assisterait alors à une guerre plus redoutable que les
guerres passées et les jeunes hommes seraient contraints de partir pour aller
défendre la cause de l'empereur, qui avait cessé d'être la cause de la France.
Bien des pères, cependant, avaient payé jusqu'à neuf mille francs le droit de
soustraire leurs fils au service militaire, devenu en ces tristes temps le
chemin de la mort. De si lourds sacrifices ne seraient-ils pas perdus si la
main de Bonaparte s'abattait, en quête d'armées nouvelles, sur la France
épuisée d'hommes et d'argent ? Chaque matin, au réveil, on apprenait quelque
épisode nouveau du voyage de l'empereur. Il traversait la France au milieu
d'une longue ovation. Des foules bruyantes venaient à sa rencontre. Les armes
tombaient des mains des soldats envoyés pour arrêter sa marche et qui
grossissaient, d'heure en heure, les rangs de son armée victorieuse. Le 10
mars, dans la soirée, il entra dans Lyon, par le faubourg de la Guillotière,
aux acclamations de la populace et de l'armée. La veille, le comte d'Artois et
le maréchal Macdonald avaient quitté cette ville, après avoir vainement tenté
de retenir la garnison au service de la cause royale. Il devenait clair
maintenant que l'usurpateur arriverait sans obstacle jusqu'à Paris. Les
royalistes étaient consternés. Mais, bientôt, une nouvelle grave circula dans la
ville et leur rendit quelque espérance. Le 10 mars, le duc d'Angoulême avait
quitté Bordeaux, en chargeant la princesse sa femme d'encourager par sa
présence la résistance de cette grande cité. Il se dirigeait en toute hâte,
vers le Languedoc et la Provence, afin de se mettre à la tête des royalistes de
ces contrées. Une ordonnance royale l'appelait au commandement des 7e, 8e, 9e,
10e et 11e divisions militaires. C'est dans la matinée du 14 mars qu'on annonça
son arrivée à Nîmes pour ce jour-là. Ce fut comme une traînée dé poudre. Vers
dix heures, sur les boulevards, dans le faubourg populeux appelé « la Bourgade », tout peuplé d'ouvriers « royalistes» quelques drapeaux blancs se
montrèrent aux croisées. À deux heures, presque toutes les maisons en étaient pavoisées,
et une foule immense se portait vers la route de Montpellier, par laquelle le
prince devait faire son entrée. En ce moment, les bonapartistes commencèrent à
concevoir des craintes. Vainement, leurs chefs se plaisaient à leur dire que
cette manifestation solennelle serait sans échos au-dehors ; qu'avant qu'elle
eût pu porter ses fruits, Bonaparte serait maître de la France entière ; ils
étaient loin d'être rassurés. Que Marseille, Toulon, Beaucaire, Avignon
imitassent l'exemple de Nîmes; que Bordeaux, Toulouse, Montauban, Béziers se
soulevassent aussi, et le Midi, des Alpes, aux Pyrénées, deviendrait une autre
Vendée, la forteresse de la royauté. Dominés par cette crainte, les partisans
de l'empire n'osèrent guère se montrer ce jour-là. Ceux que l'on rencontrait
dans les rues étaient soumis et modestes, comme s'ils eussent eu à cœur de
faire oublier, en partageant la joie des royalistes, les sentiments qu'ils
avaient imprudemment manifestés. Cependant, une escouade de jeunes gens
s'avançait à cheval sur la route de Montpellier. Ils avaient résolu de se
porter jusqu'à la commune de Saint- Césaire, afin de former autour du prince
une escorte d'honneur à son entrée dans Nîmes. Ils arrivèrent à ce petit
village, presque en même temps que le duc d'Angoulême qu'ils aperçurent bientôt
dans sa chaise de poste. Elle marchait assez lentement au milieu du 13e
régiment de ligne, auquel il avait, en passant à Montpellier, donné l'ordre de
le suivre. Le prince portait la petite tenue des lieutenants- généraux. Un de
ses officiers, le duc de Guiche, était assis à côté de lui. Les autres membres
de la maison militaire, le baron de Damas, le comte de Lévis, suivaient dans
une seconde voiture. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques pas du cortège,
les cavaliers venus de Nîmes s'arrêtèrent et, afin de signaler au prince leur
présence et de lui adresser leur salut, ils poussèrent un chaleureux cri « Vive
le roi ! Vive le duc d'Angoulême ! » Ils avaient espéré que les officiers
et les soldats du 13e de ligne, qui accompagnaient le neveu du roi,
répondraient à leurs acclamations. Mais, à leur grande surprise, ceux-ci
demeurèrent silencieux, et on put voir sur leurs visages des traces non
équivoques de mécontentement et de mauvaise humeur. On sut bientôt par un aide
de camp que ce régiment dont le prince avait cru pouvoir se faire accompagner
était armé de sentiments hostiles à la cause royale et appartenait déjà à
Bonaparte. L'impression douloureuse causée, par cette révélation fut rapidement
effacée, car, passant sa tête à la portière de son carrosse, le duc d'Angoulême
remerciait ses partisans d'un sourire et d'un geste. Presque aussitôt, il donna
un ordre. La voiture s'arrêta ; les troupes firent halte pour se reposer avant
d'entrer dans Nîmes, et il mit pied à terre. Les cavaliers nîmois l'imitèrent
et se réunirent en groupe autour de lui, afin de lui souhaiter la bienvenue. « J'ai
voulu venir dans une cité fidèle, afin de l'exciter à la défense du trône
menacé par un usurpateur, dit-il. Votre présence ici, messieurs, me prouve que
je ne me suis pas trompé et que le concours des braves Nîmois m'est assuré. Le
roi vous remercie par ma bouche. » (1) Sa voix fut couverte d'acclamations
nouvelles, auxquelles la troupe ne continua à répondre que par le silence.
1. Ces détails sont empruntés à des
souvenirs contemporains.
Alors, le
prince posa quelques questions sur les dispositions de la population et parut
satisfait des renseignements qui lui furent donnés. L'heure; était venue de se
mettre en route. Il s'adressa au duc de Guiche et demanda son cheval. L'ordre
transmis par M. de Lévis resta sans résultat, et, au bout de dix minutes, un
officier vint annoncer que les chevaux du prince, confiés aux piqueurs de sa
maison, soit qu'ils fussent restés en arrière, soit qu'ils eussent pris un
autre chemin, n'étaient pas à la suite du régiment. Il se montra très contrarié
de ce contretemps et s'en plaignit vivement. Il tenait à entrer dans Nîmes en
soldat. Un jeune homme s'approcha alors, tenant son cheval par la bride, et dit
:
« Si
son Altesse Royale daigne me faire honneur d'accepter mon cheval, mes camarades
seront heureux d'offrir les leurs à ses officiers. J'accepte, monsieur,
répondit gracieusement le prince, et je vous remercie. »
Quelques
instants après, au son des cloches, aux acclamations d'une foule enthousiaste,
le prince entrait dans Nîmes et alla loger à l'hôtel de la préfecture (actuellement
l’école des Beaux-Arts). Le lendemain, un conseil de guerre fut tenu sous
sa présidence, auquel prirent part tous les généraux de la division et les
officiers supérieurs qui l'accompagnaient. Puis, ayant donné des ordres pour
l'exécution des mesures qui venaient d'être arrêtées, il partit pour Marseille.
Il voulait se vendre compte par lui-même de l'état d'esprit des populations du
Midi. Après son départ, les murs de Nîmes furent couverts de proclamations par
lesquelles il était fait appel au dévouement des royalistes. On les invitait à
former des corps de volontaires pour défendre la couronne menacée. Dans l'une
de ces proclamations, on lisait les passages suivants :
« Des orages locaux, excités par de petites
passions, ont peut-être obscurci, pour quelques-uns d'entre vous, la sérénité
de l'horizon d'où la Restauration avait d'abord chassé tous les nuages ; l'abus
qui a pu être fait du zèle même de la multitude a pu vous inspirer des alarmes
; mais, ces efforts de la malveillance, ces erreurs d'un peuple égaré n'ont pu
décourager le vrai patriotisme et ne sauraient, sans la plus grave injustice,
altérer la confiance de personne dans les promesses du roi. S'est-il un seul
moment laissé égarer parmi les nombreux écueils dont sa route était semée?
Est-il un seul acte de sa puissance qui justifie les écarts d'un faux zèle? Et
tout ce qui est émané do sa volonté ne porte-t-il pas l'empreinte do la plus
profonde sagesse, d'une bonne foi vraiment royale, et d'un dévouement absolu au
bonheur de ses peuples ? » Après avoir ainsi plaidé la cause du
gouvernement de la Restauration, la proclamation ajoutait : « Habitants du
Gard, les intérêts et les dangers du roi et de l’État sont inséparables : voler
au secours du monarque c'est voler au secours de la patrie. Vous êtes tous les
descendants de ceux qui, dans cette contrée, contribuèrent si puissamment, par
leur dévouement et par leur courage, à placer le grand Henri sur le trône ;
vous n'avez point dégénéré ; tous, vous offrirez vos bras à son digne
petit-fils ; tous, vous aspirerez à la gloire de concourir à l'affermissement
de la couronne sur sa tête auguste. » Une autre proclamation disait : « Habitants
du Midi, levez-vous pour défendre votre roi, pour défendre cette charte
constitutionnelle, gage de votre fidélité. Ne vous bornez pas à des vœux
stériles. Venez vous ranger sous votre antique bannière ; elle est le signal et
le gage de l'honneur et de la loyauté. Venez, c'est à vous qu'il appartient
d'affermir pour jamais un trône auquel est le bonheur de la France et le repos
de l'Europe. »
Le même
jour, cinq cents citoyens répondirent à cet appel. Les jours suivants, ce
nombre fut doublé. Il s'accrut encore des hommes qui venaient de Montpellier,
de Mende, de Cette (Sète), de tous
les points par lesquels le prince avait passé. Beaucoup d'officiers retraités,
chevaliers de Saint-Louis pour la plupart, vinrent se joindre à eux. Mais,
comme les cadres des compagnies arrivaient tout formés, on mit ces officiers à
la suite des bataillons. L'enthousiasme était indescriptible. À là mairie, où
s'inscrivaient les Volontaires, les employés ne pouvaient suffire à la tâche,
les mères y conduisaient leurs fils. Comme il avait été décidé que l'on
n'incorporerait point les hommes ayant femme et enfants, il y on eut plusieurs
qui déclarèrent qu'ils n'étaient pas mariés. Lorsque, le 23 mars, le prince
revint de Marseille où se produisait un résultat analogue, on put lui montrer
deux mille noms sur les listes dressées en son absence. Malheureusement, la
qualité de ces troupes improvisées laissait beaucoup à désirer. À côté de
braves gens à qui l’ardeur de leur royalisme communiquait un courage égal à la
sincérité de leurs convictions, se trouvaient des êtres grossiers, uniquement
attirés par la solde, par l'espérance du pillage, par les chances de l'imprévu.
C'est de leurs rangs que devaient sortir, quelques mois plus tard, les
scélérats qui ensanglantèrent la ville et déshonorèrent leur parti. Le général
Merle, que le duc d'Angoulême avait trouvé à Nîmes inspecteur général de la
gendarmerie et chargé de l'organisation du 8e corps de son armée,
nous a laissé, dans une lettre en date du 22 novembre 1818, un piquant tableau
des embarras que lui causa ce rapide recrutement.
« Des procureurs me demandaient des places de
colonels, a-t-il écrit; celles de chefs de bataillon étaient au-dessous de leur
mérite ou de leur dévouement intéressé. Tout individu qui avait moyen d'avoir une
paire de souliers à ses pieds ne voulait servir que comme officier » (1).
1. Extrait d'une brochure que le
général Merle écrivait en 1810 pour expliquer sa conduite pendant les Cent
jours.
Quoi qu'il
en soit le 24 mars les bataillons étaient formés et furent dirigés sur le
Pont-Saint-Esprit, où devaient se centraliser les forces du 2e
corps. Un grave évènement précéda leur départ. Le séjour dans la ville des
volontaires royaux, la multiplicité des allées et venues, l'attitude évidemment
hostile des troupes de la garnison, tout le mouvement d'une expédition
militaire destinée à défendre les Bourbons au moment où le reste de la France
semblait les abandonner, avaient accru singulièrement les passions des deux
partis en présence, dont l'un ne subissait pas mieux les retards imposés à une
victoire dont il se croyait assuré que l'autre ne supportait les menaces qui
lui prédisaient une prochaine défaite. Une conflagration semblait imminente.
Elle n'eut pas lieu cependant. Mais, au moment où les troupes royales allaient
quitter la ville, un jeune volontaire, nommé Lajutte, étudiant de la Faculté de
médecine de Montpellier, fut assassiné on plein jour, à la porte d'un café. Il
reçut un coup de couteau qui le tua. Les royalistes accusèrent les
bonapartistes de ce crime. Ceux-ci essayèrent de prouver que la victime avait
été frappée avec une baïonnette. On arrêta plusieurs individus ; on les mit en
jugement ; mais leur culpabilité ne put être établie, et ils furent acquittés.
Les royalistes n'en conservèrent pas moins le souvenir de ce méfait, qui tint
ultérieurement sa place dans les causes à l'aide desquelles ils essayèrent de
justifier leurs représailles.
II
Le prince
avait divisé en trois corps les troupes sur lesquelles il comptait pour se
mettre à la poursuite de Bonaparte, soulever les royalistes derrière lui et en
former ainsi une armée avec laquelle il lui tiendrait tête jusqu'au moment où
il pourrait aller le relancer sous Paris, où, de son côté, le duc de Bourbon
amènerait les volontaires vendéens, le premier corps, sous los ordres du
général Ernouf, s'organisait à Sisteron et avait pour objectif Gap, Grenoble et
Valence. C'est dans cette ville qu'il devait rejoindre le prince ; le second,
dont le commandement était confié au général Merle, composé du 10e
de ligne, colonel d’Ambrujac, du 1e royal étranger, de 250 cavaliers
du 14e chasseurs, de 80 canonniers du 3e d'artillerie et
de 3000 volontaires, devaient marcher sur Lyon en suivant les bords du Rhône.
Quant au troisième, destiné, sous les ordres du général Compans, à tenir
l'Auvergne, la défection des troupes appelées à en faire partie empêcha de le
former. Il n'y a pas lieu d'en parler autrement, car, dès le 5 avril, le
général Compans était à Paris et remettait au ministre de la guerre les ordres
qui lui avaient été donnés le 25 mars par le duc d'Angoulême. (1)
1. Archives du dépôt de la guerre.
Il convient
d'ajouter qu'au moment de quitter Nîmes le prince n'osa s'adjoindre le 63e
de ligne qui y tenait garnison, et dont les sentiments étaient aussi hostiles
que deux du 13e, à la cause royale. Il exigea et obtint non sans
peine que celui-ci, qui voulait se rendre à Lyon, retournât à Montpellier, et
il laissa l'autre à Nîmes, très inquiet de ses dispositions, qui n'attendaient,
pour se manifester, que le résultat de l'expédition qui venait d'être
entreprise. Le 27 mars, toutes les troupes du 2e corps, au nombre de
cinq mille hommes environ, étaient réunies au Pont-Saint-Esprit, et le général
Merle se préparait à se mettre à leur tête, quand un ordre du duc d'Angoulême
lui enjoignit de rester dans la citadelle de cette petite ville, afin de la
défendre au besoin et de protéger en même temps les derrières des forces
royales. Le général Merle, blessé par cette décision, se résigna cependant, et
c'est, le prince lui-même qui prit le commandement de sa petite armée, dans
laquelle se manifestaient déjà des symptômes inquiétants de désertion et de
découragement qui heureusement ne persistèrent pas, et disparurent quand elle
fut en marche.
En revanche,
les deux bataillons restés au Pont-Saint-Esprit ne tardèrent pas à faire preuve
du plus mauvais esprit ; c'est même leur insubordination qui, quelques jours
plus tard, mit le général Merle hors d'état de résister au général Gilly qui
vint l'assiéger, ainsi qu'on le verra bientôt. Avant que les troupes se missent
en mouvement, on leur donna lecture d'une proclamation du prince, qui leur
faisait connaître l'entrée de Bonaparte dans Paris et leur traçait avec
éloquence ce qu'on attendait de leur courage. Cette proclamation fut saluée de
mille cris, expression de l'espérance qui était dans tous les cœurs. Puis, les
derniers ordres furent donnés avec le signal du départ. L'armée royale passa le
Rhône, sur le beau pont de la ville, pour gagner Montélimar, en longeant la rive
gauche du fleuve. Cinq cents hommes sous les ordres du colonel Magnier étaient
chargés de le remonter le long de la rive droite, afin de contenir, s'il y
avait lieu, les populations de l'Ardèche, soulevées déjà par le général
Laffitte, lequel, à la tête d'une poignée d'hommes, obligea bientôt l'officier
qui commandait pour le roi dans ce département à se réfugier dans la
Haute-Loire.
1. Archives du dépôt de la guerre.
L’avant-garde
était commandée par le colonel Vicomte des Cars appartenant à la maison
militaire du duc d'Angoulême. Cette avant-garde, composée d'environ quinze
cents hommes, entra sans coup férir dans Montélimar le 30 mars et s'établit
fortement on avant de la ville, dont la population, sans témoigner
d'enthousiasme, se montra convenable et respectueuse pour les défenseurs de la
cause royale. La journée et la soirée furent tranquilles. Mais, vers le milieu
de la nuit, un paysan se présenta aux avant-postes exprimant le désir de parler
au commandant. M. des Cars n'était pas couché, et, avec l'aide du marquis de
Montcalm et du commandant d'Hautpoul, il arrêtait ses dispositions pour se
remettre en marche dès le matin. Il reçut sur-le-champ ce paysan qui arrivait
de Valence et apportait des nouvelles de l'ennemi. On sut par lui que le général
Debelle qui commandait les forces impériales, n'avait à sa disposition qu'une
poignée d'hommes, des vétérans, des gendarmes, quelques gardes nationaux, des
détachements du 30e de ligne et du 4e hussards et deux
pièces de canon, mais que néanmoins il s'avançait en reconnaissance contre
l'armée royale. Il passait la nuit à trois lieues de là. Le colonel donna des
ordres pour la défense.On resta sur le qui-vive. Mais, le matin, à sept heures,
on n'avait encore vu aucun uniforme. Impatienté de son inutile attente, le
colonel des Cars envoya M. de Montcalm en éclaireur sur la route de Valence. Ce
dernier revint bientôt. Il avait rencontré l'ennemi, quelques centaines
d'hommes, en marche vers Montélimar. Le colonel parcourut les rangs,
encourageant le zèle de ses soldats, échauffant leur bravoure, mais, malgré son
apparente confiance dans leur fidélité, très inquiet des dispositions qu'ils
manifestaient à l'aspect de leurs frères d'armes déjà ralliés à Bonaparte il
fit dire aux volontaires, par leurs officiers, qu'il comptait sur eux pour
entraîner, dès le but de l'action, le reste des troupes. À neuf heures, ce fut
non pas le général Debelle qui se présenta, mais un officier d'état-major qui
venait en parlementaire. Il apportait une lettre de son chef au colonel des
Cars, lettre par laquelle ce dernier était sommé de faire sa soumission à
l'empereur afin d'éviter la guerre civile et de s'épargner une responsabilité
redoutable, A cette lettre, le parlementaire ajouta que l'empereur était à
Paris et le roi en fuite.
Le colonel
l'interrompit :
« Je connais ces événements, monsieur, dit-il.
Ils ne changent rien à nos devoirs envers le roi, notre seul souverain
légitime. Il m'a donné l'ordre de résister à l'usurpation et je résisterai. Mes
fidèles soldats partagent ces sentiments, et derrière nous, prêt à nous
soutenir, Mgr le duc d'Angoulême s'avance avec une armée dévouée, hâtez-vous
donc de vous éloigner, monsieur, et dites à celui qui vous envoie que là
responsabilité de la guerre civile retombera sur ceux qui l'ont provoquée. »
Le
parlementaire, sans en entendre davantage, piqua des deux et disparut. Une
demi-heure après une colonne s'avança, dirigeant contre la troupe de M. des
Cars un feu de tirailleurs qui ne lui fit aucun mal et auquel les volontaires
royaux et les soldats du Royal-étranger ripostèrent assez vigoureusement pour
arrêter l'ennemi à environ deux cents mètres de leurs positions. Profitant de
ce premier résultat, le colonel lança ses fantassins, baïonnette en avant, sur
les troupes impériales, d'ailleurs inférieures en nombre, en les appuyant de
quelques boulets qui mirent en fuite les gardes nationaux de la Drôme et de
l'Isère, dont le général Debelle s'était fait accompagner, vainement, ce
dernier voulut les contenir, les rallier, les ramener. Il fut lui-même entraîné
dans leur déroute. Le vicomte des Cars ordonna alors aux volontaires à cheval
de poursuivre l'ennemi en leur promettant de les faire soutenir par l'escadron
du 14e chasseurs, resté en arrière. Les volontaires partirent sous
les ordres de M, do Montcalm, sans attendre. Mais, quand ils eurent fait une
demi-lieue, ramassant en route de nombreux prisonniers, ils s'aperçurent qu'ils
n'étaient pas suivis, et qu'ils s'exposaient aux plus grands périls, si
l'ennemi qui fuyait devant eux s'apercevait de leur petit nombre et reprenait
l'offensive.
M. de
Montcalm fit sonner la retraite, en manifestant sa colère contre la cavalerie,
dont l'absence ne lui permettait pas de profiter complètement de son succès. En
rentrant au camp, il connut la cause de cette absence. Pendant le gros de
l'action les chasseurs, abandonnant le poste qui leur était confié, avaient
pris la fuite, traversé au galop Montélimar, en disant à qui voulait les
entendre qu'ils allaient rejoindre l'empereur. Cette défection n'était malheureusement
pour la cause du roi qu'un nouvel exemple de ce qui se passait depuis vingt
jours sur toute la surface de la France. Toutefois, comme on était vainqueur,
sans avoir payé trop cher la victoire, ce fâcheux évènement fut vite oublié. Il
obligea cependant le vicomte des Cars à suspendre sa marche en avant et à
attendre le duc d'Angoulême. Ce dernier arriva le lendemain suivi de la masse
de sa petite armée, et, trait remarquable, escorté de vingt-cinq cavaliers
appartenant à cet escadron du 14e chasseurs qui avait trahi. Loin
d'imiter leurs camarades, ces vingt-cinq cavaliers restèrent fidèles jusqu'à la
fin de l'expédition. Le prince fut accueilli avec enthousiasme. Le succès de la
veille avait électrisé tous les cœurs. Il harangua l'avant-garde, en la louant
de son intrépidité. Il distribua plusieurs décorations et nomma le colonel des
Cars maréchal de camp. Le 2 avril, l'armée royale se remit en route pour
Valence. Dans les communes qu'elle traversait, elle apprit que le général
Debelle se retirait avec l’espoir de l'arrêter sur la Drôme, entre Loriol et
Livron, au pont sur lequel on franchissait alors cette rivière. A Loriol, à un
kilomètre environ de la Drôme, on trouva une population sympathique.
Aussitôt
après avoir perdu de vue les impériaux, les paysans s'étaient hâtés de mettre à
leurs croisées des drapeaux blancs, faits à l'aide de serviettes et de draps,
et à leurs chapeaux des cocardes blanches en papier. Des tonneaux de vin
attendaient les soldats sur la route. Pendant une halte, le prince s'avança
jusqu'au pont de la Drôme, qu'il trouva gardé par un bataillon du 39e
ligne, quelques centaines de gardes nationaux et deux pièces de canon. Le
colonel d'artillerie Noël avait le commandement immédiat de ces troupes,
auxquelles le général Debelle appuyé contre une colline qui domine la rivière
en cet endroit, devait assurer une efficace protection. Le prince résolut
d'enlever le pont de vive force. Par ses ordres, trois cents hommes, sous les
ordres du colonel Montferré, allèrent passer la rivière à un gué qu'on lui
avait désigné à deux kilomètres en deçà de ce pont, et le 10e de
ligne, appuyé par les volontaires et l'artillerie, fut chargé d'attaquer, à
l'heure' où l'on supposerait que le colonel Montferré avait exécuté ses
instructions et franchi la rivière, afin de tomber à revers sur les troupes qui
là défendaient. À partir de ce moment, les voltigeurs et les grenadiers du 10e
commencèrent à prendre position. Les voltigeurs s'avancèrent même en
tirailleurs sur le pont, dont les impériaux gardaient l'extrémité. Ils
s'abritaient derrière les arbres qui le longeaient sur une double rangée. Un
incident engagea le combat plus tôt qu'on aurait voulu. Une escouade du 39e
parvint à se saisir du capitaine de l'une des compagnies de voltigeurs, qui
s'était jeté en avant pour ralentir l'ardeur imprudente de ses soldats, et,
l'ayant fait prisonnier, elle adressa la parole à ceux-ci, en leur disant : « Camarades, venez à nous, ralliez-vous à
l'empereur ! » À ces mots, le capitaine il se nommait Isnard comprit le
péril qui menaçait l'armée royale. Quoique prisonnier et menacé par ceux qui
l'entouraient, brave comme d'Auvergne, il cria d'une voix formidable ; « Voltigeurs, vengeons-nous de ces traîtres ! »
Ce cri fût entendu par le général des Cars, qui, voyant l'affaire engagée
ainsi, n'hésita pas à lancer toutes ses troupes sur le pont. Les impériaux
avaient compté sur la défection des royalistes, et non sur cette attaque
imprévue. Elle les surprit. En une demi-heure, le pont fut balayé, le capitaine
Isnard délivré, le colonel Noël blessé, fait prisonnier et l'armée ennemie en
pleine déroute après avoir perdu beaucoup de monde. Les rangs des royaux furent
aussi très cruellement décimés. Au milieu du combat, il fallut arrêter
plusieurs artilleurs et les remplacer par des volontaires. On s’était aperçu
qu'ils tiraient en l'air afin de ne pas atteindre leurs Camarades ralliés à
l'empereur. Le duc d'Angoulême se conduisit avec la plus brillante bravoure. Il
était à la tête de ses soldats quand ils poursuivirent les fuyards.
Le même
jour, dans la soirée, le général Debelle, ayant rallié les débris de ses
troupes, se porta sur Romans. Il y prit position et se prépara à couper le pont
de l'Isère, afin d'enlever tout passage à l'armée royale. Mais les
représentations de la municipalité de cette ville ébranlèrent sa résolution. Il
était sans nouvelles de Paris, plein d'appréhensions et d'anxiétés, il se
replia sur Saint-Marcellin, dont la population se montra disposée à le
seconder. Il demanda des secours à Grenoble et à Lyon, et en peu de jours reçut
deux mille hommes, des armes et des munitions. Il put alors revenir sur Romans
et Valence où il arriva le 7 avril (1).
1. Archives du dépôt de la guerre.
Le duc
d'Angoulême était entré le 3 dans cette ville, dont les habitants se montraient
en majorité hostiles à sa cause. Il y attendait le premier corps de son armée,
qui s'était organisé dans le Dauphiné, sous les ordres du général Ernouf, et
dont il ignorait encore la défection. Convaincu que nul obstacle n'arrêterait
sa marche sur Lyon, il nourrissait un espoir que tout le monde partageait
autour de lui. Mais, le 5 au matin, arrivèrent coup sur coup de tous côtés les
plus graves nouvelles. Propagées rapidement, elles jetèrent le découragement
dans le camp royaliste. Les événements dont elles traçaient le tableau étaient
lamentables. D'abord, le deuxième corps dont nous venons de parler et qui
devait, en traversant le Dauphiné, rejoindre l'armée royale à Valence,
n'existait plus. Les régiments réguliers qui en faisaient partie s'étaient
ralliés à la cause impériale. Deux d'entre eux marchaient contre le duc
d'Angoulême, tandis que les volontaires de Provence, se voyant abandonnés,
s'étaient dispersés. A Lyon, le général Grouchy, envoyé par l'empereur pour
s'opposer à la marche des royaux, avait organisé les gardes nationales. Les
appuyant de troupes régulières, il s'avançait sur Valence, avec neuf mille
hommes, pour secourir le général Rebelle. À Toulouse, le gouvernement créé par
M. de Vitrolles, au nom du roi, était renversé, à Bordeaux, la duchesse
d'Angoulême n'avait pu, malgré son héroïsme, empêcher l’entrée du général
Clauzel dans la ville et s'était embarquée pour l'Espagne. À Nîmes enfin, les
partisans de l'empereur s'étaient prononcés pour lui, peu de jours après le départ
du duc d'Angoulême, C'est le 67e de ligne, commandé par le colonel
Taulet, qui avait donné l'exemple de la défection. Ayant fermé l'oreille aux
exhortations et aux séductions du prince, cet officier s'était entendu avec les
chefs de la garde urbaine et les militaires à la demi-solde restés à Nîmes,
afin de transformer en une manifestation bonapartiste celle que le général de
Briche, commandant la subdivision, préparait au nom du roi. Ce général avait
convoqué, sur la promenade du Cours-Neuf, pour le 3 avril, tout l'État-major de
la garnison, afin de lui faire prêter serment de fidélité aux Bourbons ; mais,
après qu'il l'eut harangué, cet état-major mit l'épée à la main, en criant « Vive l’empereur ! » II courut ensuite à
la caserne en poussant le même cri. Tous les soldats y répondirent par des
acclamations enthousiastes. Les cocardes tricolores furent tirées des sacs, les
aigles arborées. La garde urbaine imita cet exemple. Le drapeau blanc fut foulé
aux pieds la préfecture envahie. Le préfet, insulté, ne dut son salut qu'à un
de ses employés qui le conduisit chez lui où il le cacha d'abord et je fis
ensuite évader. Le comte de Bruges, agent du duc d'Angoulême, eut le temps de
s'échapper, mais on arrêta les généraux de Briche et Pélissier, qui avaient tenté
d'obtenir là soumission des troupes. On les dirigea sur Montpellier où ils
furent détenus jusqu’au 9 avril. Ce mouvement insurrectionnel, qui fit courir à
Nîmes les plus grands dangers, se communiqua aux villes et aux campagnes
voisines. On estime à vingt-cinq mille hommes le nombre de ceux qui
s'avançaient pour prêter main-forte aux insurgés. On se hâta d'arrêter leur
marche dès que l'on eut constaté l’inutilité de leur secours. (1)
1. Archives du dépôt de la guerre.
En même
temps, le général Ambert, qui résidait à Montpellier comme commandant de la 9e
division militaire, et sur la fidélité duquel comptait le duc d'Angoulême, se
ralliait à l'empereur et offrait au général Gilly le commandement de la
subdivision du Gard, à la place du général de Briche, arrêté. Le comte Gilly
avait occupé déjà ce poste sous l'empire. La Restauration s'était contentée de
l'interner dans ses propriétés, près du Pont-du-Gard. Il accepta les offres du
général Ambert, et vint à Nîmes d'où il partit pour le Pont-Saint-Esprit, avec
ce qui restait du 10e chasseurs, des 6e, 13e
et 67e de ligne, en tout un millier d'hommes, neuf cents gardes
nationaux, quinze cents paysans des villages protestants, et le bataillon des
officiers à la demi-solde. Le général Merle, dont nous avons raconté la
disgrâce, tenait dans la citadelle du Pont- Saint-Esprit, avec une poignée de
volontaires découragés comme lui, dont la désertion éclaircissait les rangs
tous les jours, et qui menaçaient de l'assassiner s'il refusait de se soumettre
au général Gilly (1).
1. Brochure du général Merle, déjà citée.
Cet ensemble
de faits plaçait l'armée royale dans la situation la plus cruelle. Devant elle,
Grouchy lui barrait la route, sur sa droite, les débris défectionnaires du 2e
Corps la menaçaient; derrière elle, le général Gilly lui coupait la retraite.
Décidément, la partie était perdue. Un conseil de guerre, qui se tint à
Valence, le 5 avril, sous la présidence du duc d'Angoulême, décida que l'on
rétrograderait immédiatement sur Nîmes. Les officiers du prince lui
conseillaient de s'éloigner secrètement, afin de gagner le Piémont et de se
mettre en sûreté au-delà des frontières, mais il refusa d'abandonner ses
soldats et déclara qu'il partagerait leur fortune.
Telle était,
dans cette funeste journée, la situation de l'armée royale. Comme pour la
rendre plus grave encore, à dater du moment où les nouvelles que nous venons de
résumer se répandirent, les soldats du 10e de ligne commencèrent à
déserter pour passer à l'empereur. Lorsque, dans la soirée de ce jour, cette
armée entreprit son mouvement de retraite, elle ne se composait plus que du
régiment Royal-étranger et des volontaires du Languedoc de Provence. Quel
triste retour ! Sur cette route où l’avant-veille, les royalistes passaient
victorieux et remplis d'espérance, ils défilaient maintenant, affaissés,
lassés, maudits par les populations qui les accusaient, oubliant qu'elles les
avaient fêtés et applaudis deux jours plus tôt de les exposer aux représailles
de l'empereur. Le duc d'Angoulême, à cheval, cheminait au milieu de ses
soldats, trouvant même, dans sa détresse, des accents qui ranimaient leur
courage. On traversa ainsi Livron, Loriol, Montélimar et Pierrelatte. Le 9 au
matin, on arrivait à La Palud, où l'on apprit que la veille, le général Gilly
avait occupé la citadelle du Pont-Saint-Esprit, qui le rendait maître des deux
rives du Rhône. C'est alors que le duc d'Angoulême, se refusant à exposer les
jours de ses soldats pour forcer cette barrière, se décida à capituler. De
nouveau ses officiers l'engagèrent à fuir. Il leur répondit qu’il ne
s'éloignerait qu'après avoir mis ses volontaires à l'abri de tout péril. Par
ses ordres, le baron de Damas se rendit auprès du général Gilly, afin de
négocier la capitulation. La négociation ne fut pas longue, le général Gilly
s'estimant trop heureux de se débarrasser du prince sans coup férir. À deux
heures, un traité était signé. Il portait que les volontaires seraient
licenciés, qu'ils rentreraient dans leurs foyers sous la protection des
autorités impériales, et que le prince serait conduit à Cette, où il
s'embarquerait. Le général Soult fut même désigné pour l’accompagner. En
apprenant le cruel dénouement de leur campagne de dix jours, en tombant si
brutalement du haut de leurs illusions, les volontaires eurent un accès de
fureur et de révolte. Ils brisèrent leurs armes, déchirèrent leurs drapeaux.
Pour apaiser leurs colères, il ne fallut rien moins que la parole respectée du
duc d'Angoulême. Ce fut lui qui les consola. Il leur dit que la défaite de la
cause royale n'était que passagère, que le régime nouveau de Bonaparte ne
durerait pas, et qu'avant peu, lui-même reviendrait se mettre à leur tête, non
plus pour combattre cette fois, mais pour célébrer ensemble le retour de Louis
XVIII.
Ils furent
dociles à ses accents, et quand il s'éloigna, leurs acclamations et leurs
larmes lui portèrent leurs adieux. Il monta en voiture, suivi de ses officiers,
pour se rendre à Cette. Mais la parole du général Gilly promettant la liberté
et les respects dus à son caractère et à son nom, ne fut pas tenue. Au moment
où il traversait le Pont-Saint-Esprit, on le mit en état d'arrestation, en
vertu d'un ordre du général do Grouchy, qui s'avançait, muni d'instructions
spéciales de l'empereur. Le général de Grouchy, chargé de combattre l'insurrection
et d'acculer le duc d'Angoulême à la mer, venait de passer par les plus vives
angoisses. Pendant trois jours, il s’était cru hors d'état de lui barrer la
route, et de Lyon même, il avait adressé un appel désespéré aux anciens
militaires, tandis qu'il suppliait le ministre de la guerre de lui envoyer en
poste des troupes et des moyens de défense. Maintenant, ses alarmes étaient
dissipées. Mais une violente colère y survivait contre le prince dont la marche
l'avait si fort inquiété. Puis, il était pressé de conquérir les bonnes grâces
de l’Empereur, il en voulait aux Bourbons, qui n'avaient pas eu recours à ses
services. Sous l'empire de ses sentiments, il n'eut pas la générosité de
laisser partir le prince, et bien que, contrairement à ce qui a été dît, il
n'eût pas reçu d'ordres, il refusa de ratifier la capitulation. Le 9 avril, à
neuf heures du matin, partait de Lyon une dépêche signée de lui, et conçue en
ces termes :
« Incertain s'il entre dans la volonté de Sa
Majesté de laisser sortir de France le duc d'Angoulême, je ne ratifie pas cette
capitulation et me rend en toute hâte au Pont-Saint-Esprit pour suivre le duc
et être à même de le faire arrêter, si vous l'ordonnez, ce que je vous prie de
me faire savoir télégraphiquement. J'espère que j'arriverai encore à temps pour
remplir ce but ! » (1)
1. Archives du dépôt de la guerre.
À la suite
de cette dépêche, le prince avait été arrêté. Il demeura incarcéré, lui et ses
officiers, pondant six jours, et c'est seulement quand l’Empereur eut fait
connaître sa volonté qu'il fut conduit à Cette par le général Radet. Il s'y
embarqua, le 11 avril, avec une suite de quinze personnes, sur la Scandinavie « bâtiment suédois » qui le conduisit à Cadix, d'où il ne tarda pas à
se rendre en Catalogne (1).
1. En apprenant la nouvelle de la capitulation du duc d'Angoulême,
l'empereur avait donné l'ordre de le fusiller. Mais si cet ordre, aussitôt
repris que donné, fut substitué celui de maintenir le prince en état
d'arrestation. Napoléon semble avoir eu alors la pensée de le garder comme
otage. A la réflexion, il changea d'avis une seconde fois, et décida de s'en
tenir aux termes de la convention de La Palud. Le duc d'Angoulême fut conduit à
Cette par le général Hadet, le même qui avait fait jadis escalader le Quirinal
pour arrêter Pie VII, et qui, en prévision de l'avenir, se recommanda au neveu
du roi avant de se séparer de lui.
III
Tandis qu'aux bords du Rhône se déroulaient ces événements, dans Nîmes,
chef-lieu du département du Gard, qui avait fourni à la cause royale le plus
grand nombre de ses partisans, ceux de l'empereur comme on l'a vu, se
déclaraient ouvertement. Recrutés surtout parmi les sous-officiers en
demi-solde, appuyés par une partie de la garde urbaine et par les populations
protestantes de la Gardonnenque (1), ils n'avaient attendu, que les premiers
succès de Napoléon pour se rallier à lui.
1. On désigne sous ce nom le
groupe des communes situées au nord de Nîmes, dans la vallée du Gardon.
Avant, même qu'il fut arrivé à Paris, ils proclamaient le gouvernement
impérial. Les troupes de la garnison que le duc d'Angoulême, doutant de leur
fidélité, n'avait osé s'adjoindre les secondèrent. Elles prirent la cocarde
tricolore et les aigles qu'elles avaient conservées dans leurs sacs. Le
mouvement se communiqua aux villes et aux campagnes voisines. Plusieurs
milliers de paysans menacèrent Nîmes au nom de Bonaparte ; on n'arrêta leur
marche qu'en les persuadant de l'inutilité de leur concours, la ville ayant
fait sa soumission. Un peu plus tard, le général Gilly, ayant obligé le duc
d’Angoulême à capituler, rentra dans Nîmes, ne s'occupant plus que de rétablir
l'autorité de son ancien maître. La cause des Bourbons fut alors perdue.
Néanmoins, jusqu'à ce jour, tout s'était borné à la manifestation triomphante
d'un parti sur un autre. Aucun excès n'avait été commis, si ce n'est
l'assassinat du volontaire royal Lafitte, tué, comme nous l'avons raconté, au
moment où il allait rejoindre le duc d'Angoulême mais l'exaltation était trop
vive pour qu'on pût on rester là. Les passions dés populations méridionales,
fortifiées à cette heure par le souvenir des guerres religieuses et le vieil
antagonisme des catholiques et des protestants, étaient déchaînées. Elles
vinrent en aide aux haines politiques et dictèrent aux vainqueurs des mesures
arbitraires que leur persistance transforma en une véritable persécution contre
les vaincus, et qui, selon la juste expression de M. de Viel-Castel, laissèrent
dans le parti royaliste, avec tous les éléments d'une insurrection, d'implacables
ressentiments. On épura la garde urbaine ; on en fit sortir les royalistes dont
plusieurs furent incorporés de force dans des colonnes mobiles. On en arrêta un
grand nombre. D'autres n'échappèrent à ces mauvais traitements qu'en prenant la
fuite. Partout, les mouvements royalistes furent impitoyablement réprimés,
notamment à Saint-Gilles, où quatre personnes furent tuées et un plus grand
nombre blessées. On excita les troupes par des distributions d'argent, par les
séductions les plus grossières, et l'on fit appel à tant de détestables
instincts qu'il devint bientôt impossible de contenir ces masses frémissantes.
La convention de La Palud avait promis aux volontaires royaux, qu'on appelait
les miquelets, la protection des autorités impériales pour faciliter leur
retour dans leurs foyers. Elle n'empêcha pas qu'ils fussent attaqués, au moment
même où ils se croyaient on sûreté. Au Pont-Saint-Esprit, qui se trouvait sur
leur chemin, on leur disputa le passage du pont du Rhône. Les uns furent massacrés,
les autres précipités dans le fleuve. Quand ceux qui avaient échappé à ce
guet-apens se présentèrent aux abords de Nîmes, ils y rencontrèrent des bandes
de fédérés qui les dépouillèrent et leur firent subir les plus cruelles
avanies. Ceux qui, pour rentrer chez eux, étaient obligés de traverser là
Gardonnenque, y furent victimes d'actes barbares. Les populations, qui, sous le
manteau du bonapartisme cachaient d'anciens préjugés et de vieilles haines,
tenaient la campagne et gardaient les villages afin d'en interdire l'approche
aux volontaires royaux. Elles s'acharnèrent contre ces malheureux, dont
plusieurs trouvèrent la mort dans la commune d'Arpaillargues. Le scapulaire
étalé sur leur poitrine, la fleur de lis rouge cousue sur leur uniforme et leur
cocarde blanche les firent reconnaître. À l'entrée du village que traversait la
route, on les désarma par mesure de précaution, leur dit-on. Ils se laissèrent
faire. Mais soit que leur nombre, ils étaient soixante-quatre, eût alarmé les
habitants, soit qu'eux-mêmes, par leur attitude et leur langage, les eussent
provoqués, on les attaqua. Hors d'état de se défendre, ils se dispersèrent en
courant. Les gens d'Arpaillargues s'élancèrent derrière eux à travers champs,
armés de fusils et de fourches. On leur donna la chasse comme à des bêtes
fauves, disait plus tard, devant la cour d'assises de Nîmes, le procureur
général. Sept d'entre eux périront. L'intervention de quelques femmes, plus
exaltées et plus cruelles que les hommes, vint ajouter à l'horreur de leur supplice.
Quatre, renversés par la fusillade, furent mis à nu, percés de coups dans
toutes les parties du corps, déchirés au visage avec des ciseaux. Les archives
judiciaires nous ont conservé le récit de ces horreurs, dont les auteurs au
nombre de dix-sept, furent poursuivis l'année suivante et condamnés, à
l'exception d’un seul, onze à mort, deux aux travaux forcés, trois à cinq ans
de prison. Cinq furent exécutés. A ces terribles provocations vint s'ajouter la
compression rigoureuse à laquelle fut soumis ce département royaliste, toujours
prêt à se révolter.
Puis ce furent des levées d'hommes. Il y eut alors un grand nombre de
déserteurs. Ils allèrent grossir les bandes des volontaires fugitifs qui
erraient dans la campagne, se cachaient dans les bois, dans les montagnes, dans
les marais et jusqu'aux bords de la mer, entre Agde, petit port sur la
Méditerranée, dans l'Hérault, et le hameau des Saintes-Maries, à la pointe de
la Camargue. Cette population vécut ainsi pendant deux mois, mal vêtue mal
nourrie, couchant sur la terre nue, rôdant affamée aux environs de Nîmes, de
Saint-Gilles, d'Aigues-Mortes, se glissant parfois dans Montpellier où les
royalistes lui distribuaient quelques secours, s'employant dans les métairies,
toujours sur Ie qui-vive, toujours menacée par les fédérés qui faisaient dans
les champs de fréquentes battues. Cette vie misérable allumait dans les cœurs
d'ardents désirs de .représailles. La plupart des fugitifs de condition
modeste, étaient honnêtes et courageux ; celui qui devait s'appeler plus tard
le poète Jean Reboul se trouvait parmi eux, et plus d'un lui ressemblait par la
noblesse des sentiments. Mais il y avait aussi dans leurs rangs des artisans
sans éducation aux instincts, grossiers, aux passions violentes, ce Jacques
Dupont dit Trestaillons, simple travailleur de terre dont ces tristes jours
allaient faire un grand criminel, et avec lui ceux qui se préparaient à devenir
ses compagnons et ses émules, forcenés animés de l’esprit de brigandage et de
révolte, disait plus tard un des fonctionnaires chargés de les poursuivre, pour
qui le royalisme fut un prétexte, le désordre un but, qui devaient attacher au
Midi une sinistre renommée et compromettre tout le parti royaliste en disant :
« Il nous faut un roi terrible à qui
soient inconnus les mots de bonté, de clémence et de pardon. Faisons-nous
justice puisqu'on ne nous la fait pas. Servons le roi malgré lui ! » (1)
1. Archives nationale.
C'est pendant les Cent-Jours que toutes ces haines prirent feu, on ne
saurait trop le répéter, non certes, pour faciliter une justification
impossible, mais pour fournir à l’histoire une explication qu’elle réclame, une
explication appuyée sur des documents authentiques et qui s'impose aujourd'hui
aux adversaires comme aux amis de la Restauration, avec là puissance de la
vérité qui n'est pas moins vraie d'ailleurs, c'est que vengeances et
représailles dépassèrent do beaucoup les persécutions qui les avaient
déchaînées. N’est-ce-pas un des traits ordinaires de la guerre civile dans tous
les pays et à toutes les époques ? On a vu qu’une partie des déserteurs et des
volontaires vivaient dispersés aux bords de la mer. Moins malheureux que la
plupart de leurs compagnons, ils étaient parvenus à former une agglomération
suffisante pour tenir en respect les bandes de fédérés et les détachements de
la petite garnison d'Aigues-Mortes, qui battaient la campagne afin d'arrêter
les réfractaires. Les uns avaient trouvé un abri dans les cabanes des pêcheurs,
les autres campaient à la belle étoile, et comme on était au printemps, ils
supportaient sans trop de peine les intempéries de l’air. L'espérance d'un
avenir meilleur que le présent rendait leurs maux légers. La huit, des barques
venues d'Espagne amenaient sur les plages des émissaires mystérieux qui leurs
apportaient quelques secours, les instructions du duc d'Angoulême réfugié à
Barcelone et leur annonçaient la chute prochaine du régime impérial.
1. Nous devons ces curieux
détails à un ancien volontaire royal, encore vivant aujourd'hui, M. C..., de
Fontvielle (Bouches-du-Rhône). C'est également de lui que nous tenons le texte
de la romance suivante, que les miquelets chantaient en chœur, chaque matin,
sur l’air de Richard après avoir fait la prière en commun :
Loin de la belle
France
Un roi puissant
languit
Son serviteur
gémit
De sa cruelle
absence !
Si d’Angoulême
était ici,
Mon cœur
n'aurait plus de souci !
O Franco, ô ma
patrie,
Que devient ton
honneur,
Quand on te
sacrifie
Au Corse
usurpateur !
Pour une cause
impie,
On veut armer
nos bras,
Préférons le
trépas
A cette
ignominie.
Louis, tu veux
notre foi !
Crions toujours
« Vive le roi ! »
Dans ces moments
de crise,
Quel que soit
notre sort,
Voici notre
devise :
« Le Bourbons ou
la mort ! »
De Cadix, le prince s'était fait conduire en Catalogne où l’avaient suivi
plusieurs des partisans de Louis XVIII et où il attendait la défaite suprême de
l'empereur, qu'il était dés ce moment facile de prévoir. Il avait conservé, par
l’ordre du roi, le commandement des départements du Midi. Dès la fin de la
première quinzaine de juin, il jugea les événements assez avancés pour charger
des commissaires de se rendre en France et de se tenir prêts à toute
éventualité. Ces commissaires étaient, pour l’Hérault, le marquis de Montcalm ;
pour la Lozère et le Gard, le comte de Bernis et le marquis de Calvières.
Originaires des contrées dans lesquelles on les envoyait ces gentilshommes y
étaient connus et estimés. Le comte Charles de Vogüé leur fut adjoint comme
inspecteur des gardes nationales. Ils débarquèrent près d'Aigues-Mortes, dans
la nuit du 18 au 16 juin malgré les douaniers qui leur tirèrent en vain
quelques coups de fusil. (1)
1. D'autres commissaires royaux débarquaient au même moment sur divers
points des côtes Françaises ; Le Marquis de Rivière à Marseille ; le duc d’Aumont,
près de Bayeux ; etc…
Puis M. de Bernis se dirigea sur Nîmes, suivi de M. de Calvières, tandis
que M de Montcalm se rendait dans l'Hérault.
Ils se trouvaient donc au cœur des populations quand arriva la nouvelle de
la bataille de Waterloo. C'était le 28 juin. Le même jour, le marquis de
Calvières, revenant sur ses pas, entra dans Aigues-Mortes, a la tête d'une
poignée d'hommes désarma la garnison de cette petite place, on faisant les
officiers prisonniers. Il fut bientôt rejoint par un chef de volontaires, le
capitaine Achard, ayant sous ses ordres une cinquantaine de pécheurs armés par
ses soins, et assura par ce coup de main au duc d'Angoulême un solide point de
débarquement. En même temps, l'Hérault se soulevait à la voie du marquis de
Montcalm. Le 21 juin, le général Gilly commandant la division dont Montpellier
était le siège, avait fait afficher la proclamation suivante :
« Napoléon a abdiqué, pour donner la
paix à la France des commissaires se sont rendus près des puissances alliées.
Si elles ont été franches dans leurs déclarations, la paix sera rendue au
monde; si leur dessein a été de nous tromper en déclarant qu'ils n'en voulaient
qu'au chef du gouvernement, qu'ils sachent que la France peut être envahie,
jamais subjuguée. ».
Ce langage, au lieu d'apaiser les esprits, les excita et la journée du
lendemain fut troublée par une sanglante collision entre les royalistes et les
fédérés. Les volontaires s'étant portés sur la ville où déjà flottait le
drapeau blanc, y tuèrent un mulâtre, capitaine de la garde nationale, qui
s'était fait remarquer depuis deux mois par son ardeur à les poursuivre. Ils
attaquèrent ensuite la citadelle dans laquelle le général Gilly s'était enfermé
avec la garnison. Ils furent repoussés après un combat meurtrier qui coûta la
vie à cent dix personnes (1), et quittèrent la ville dont les habitants n'en
continuèrent pas moins à fêter par des chants et des danses, le retour des
Bourbons.
1. Rapport du marquis de
Montcalm. (Archives du dépôt de la guerre.)
Pendant ces réjouissances, le préfet s'entendit insulter par une foule
furieuse à laquelle il n'échappa qu'à grand-peine. Ici, deux versions également
vraisemblables sont en présence. Selon l'une, les royalistes se seraient portés
à des excès, auraient pillé le café militaire, arrêté un valet de ville, saisi
les dépêches dont il était nanti, blessé à coups de pierres trois officiers,
dont l'un, chef de bataillon du 13e de ligne, mortellement, et c'est
pour réprimer ces tentatives que le général Gilly aurait fait sortir de la
citadelle plusieurs patrouilles. Selon l'autre, le calme n'avait pas été
troublé et la conduite du général Gilly n'eut pour cause que l'irritation dans
laquelle le jetèrent les manifestations de la joie publique. Quoi qu'il en
soit, l'une des patrouilles tira sur un groupe de danseurs, Deux femmes furent
tuées, trois blessées. Quatre jours après, nouveau conflit, un vieillard attiré
à sa croisée par les cris de « Vive le
roi ! » que poussaient les volontaires, fut tué d’une balle, entre ses deux
filles. Enfin, les royalistes restèrent victorieux. Le général Gilly avait
prévu ce dénouement et, laissant une poignée d'hommes dans la citadelle, était
rentré dans Nîmes, où il se sentait plus fort qu'à Montpellier. « Tout autour de moi est en pleine
insurrection », écrivait-il au ministre de la guerre. Le 30 juin, à Mende,
chef-lieu de la Lozère, le peuple se souleva, attaqua la préfecture sous les
ordres d’un ancien émigré, arrêta les autorités, et se fit livrer les armes
enfermées dans les casernes, qui furent distribuées à trois mille paysans. En
moins de vingt-quatre heures, le département se soumit à Louis XVIII, sans que
le sang eût coulé. A Agde, on eut à regretter des actes de dévastation dont on
essaya plus tard d'atténuer le caractère coupable en imprimant cette phrase :
« Le peuple, en pillant a associé son
souverain à son ressentiment ».
La petite garnison de cette place fut désarmée et prit la fuite pour
échapper aux mauvais traitements, puis les insurgés marchèrent sur l’Aveyron
d'un côté, sur Pézenas et Béziers de l'autre, et firent arborer le drapeau
blanc.
Au Vigan, la nouvelle de Waterloo fut apportée, le 28 juin, par des
déserteurs qui entrèrent dans la ville aux cris de « Vive le roi ! ». Le sous-préfet fut arrêté et conduit à Montpellier
ou il subit une longue détention. C'est dans le récit qu'il nous a laissé de
son infortune qu'on voit apparaître pour la première fois Jacques Dupont, dit
Trestaillons qu'il accuse d'avoir dit : « Je
regrette bien de n'avoir pas rencontré ce sous-préfet. Je lui aurais envoyé un
coup de fusil ». Cependant, Beaucaire s'était aussi prononcée pour le roi.
Celte petite Ville, à laquelle la foire qui s'y tient tous les ans a assuré une
réputation universelle, est située aux bords du Rhône qui la sépare de
Tarascon, et à trente kilomètres de Nîmes. Le 26, elle arbora le drapeau blanc,
inquiet sur les suites de cette manifestation, le conseil municipal qui
connaissait la résolution du préfet du Gard et du général Gilly de maintenir
dans Nîmes l'autorité de l'empereur les fit avertir de ce qui venait de se
passer, en les adjurant de ne rien tenter pour contenir le mouvement royaliste
de Beaucaire, s'ils ne voulaient provoquer une résistance désespérée. Le
générai Gilly fil la promesse qu'on lui demandait. Mais, durant la nuit
suivante, une troupe de fédérés partit de Nîmes sans ordres, afin d'aller
soumettre aux autorités impériales les Beaucairois révoltés. Elle vint se
briser contre un détachement de garde nationale qui gardait la Ville. À dater
de ce jour, Beaucaire songea à s'organiser pour la défense. Le comte de Bernis
s'y rendit et prit en main cette organisation. Les volontaires royaux et les
déserteurs lassés de leur vie errante accoururent, ainsi que les habitants des
communes voisines dévouées aux Bourbons.
Avec les premiers, on forma un régiment de ligne et un escadron de
chasseurs à cheval ; avec les seconds, un bataillon de garde nationale Les
receveurs des postes, de l'enregistrement, des contributions directes et
indirectes, les fermiers du pont de Beaucaire durent verser huit mille cinq
cents francs. On accrut ces ressources par des emprunts. Un agent secret envoyé
à Marseille, où le marquis de Rivière s'était installé comme commissaire du
roi, obtint par son entremise, des bâtiments anglais qui croisaient en vue du
port, des armes et des munitions qu'il rapporta dans Beaucaire, où il ramena en
même temps plusieurs officiers emprisonnés au château d'If pendant les
Cent-Jours et que le peuple marseillais avait délivrées. Parmi eux se trouvait
le colonel Magnier, qui entreprit avec succès de lever un corps de troupes à
Tarascon. Enfin, la garnison d'Aigues-Mortes envoya au camp de Beaucaire deux
pièces de canon et des artilleurs. L'armée royaliste, forte de plus de deux
mille hommes, fut placée sous les ordres du chevalier de Barre, maréchal de
camp. En même temps, le comte de Bernis désignait le marquis de Calvières comme
préfet provisoire du Gard. De son côté, le général Gilly se préparait à une
défense désespérée. Prévoyant le cas où il serait obligé d'évacuer Nîmes, il
venait de faire des Cévennes du Gard, on sa qualité de commissaire impérial, le
point de ralliement d'une vaste insurrection dont les fédérés d'Avignon, de
Marseille et de Nîmes, les populations de la Gardonnenque et de la Vaunage (1),
et les troupes rebelles lui auraient fourni les éléments.
1. On désigne ainsi quelques communes, entre Nîmes
et le Vidourle, dans la vallée de Nage.
Appuyé sur la citadelle du Pont-Saint-Esprit, qui tint pour l'empereur
jusqu'au milieu de juillet, disposant de populations fanatisées, il aurait pu
facilement appeler à son aide celles du Dauphiné et faire du Gard un foyer de
résistance à la Restauration, et, comme on disait alors, une Vendée
patriotique. Chose étrange, le général Gilly auquel était acquise la majorité
des sympathies protestants, était catholique; par contre, le général de Barre,
dont les forces se composaient presque en totalité de catholiques, était
protestant, ainsi que plusieurs des fonctionnaires qui furent ultérieurement
nommés par le commissaire du roi. Ce simple fait permet d'affirmer qu'en ce
moment, ce sont bien les passions politiques qui étaient aux prises et que
c'est plus tard seulement que les passions religieuses vinrent les envenimer.
Le général Gilly avait sous ses ordres cinq cents hommes du 13e de
ligne, deux compagnies du 67e, deux cent cinquante chasseurs du 14e,
un bataillon composé d'officiers à la demi-solde, désigné sous le nom de «
bataillon sacré », neuf cents hommes de garde urbaine et environ seize cents
paysans armés. Il y ajouta de l'artillerie qu'il envoya chercher au
Pont-Saint-Esprit. Néanmoins, bien qu'il disposât, comme on le voit, de forces
supérieures à celles de l'armée de Beaucaire, le général bonapartiste ne
pouvait rien au-delà de la résistance. S'il avait tenté de sortir de Nîmes et
de porter l'attaque au-dehors, la population royaliste, qu'il tenait comprimée
depuis trois mois, se serait soulevée. En outre, il aurait trouvé devant lui, à
droite et à gauche, des communes hostiles à Bonaparte, et, parmi les plus importantes,
celle d'Uzès, qui avait arboré déjà le drapeau blanc et qui, placée sur la
limite qui sépare les centres catholiques des centres protestants, se préparait
à se défendre contre ceux-ci. Enfin, à l'armée de Beaucaire seraient venues se
joindre, au besoin, les gardes nationales de Provence, réunies par le colonel
Magnier entre Arles et Tarascon. Le général Gilly était donc paralysé ; il
restait dans Nîmes, attendant avec angoisse les nouvelles de Paris, sourd aux
propositions; pacifiques et honorables des représentants du roi, tandis que,
libre de ses mouvements, le général de Barre fortifiait ses positions et
organisait une expédition pour dégager les bords de la Durance, d'où le
menaçaient des bandes de fédérés, sorties d'Avignon.
Composée de volontaires royaux, cette expédition, sous les ordres du
colonel Magnier, partit de Beaucaire le soir, vers onze heures et marcha
pendant toute la nuit. Au point du jour, elle se trouva à l'entrée d'un gros
bourg appelé Château-Renard, voisin de la Durance, et vit devant elle les
fédérés postés hors la ville sur les coteaux qui longent la route de Noves. La
première balle tirée alla tuer un paysan qui travaillait dans un pré, et dont
on essaya de justifier la mort en disant qu'il avait crié « Vive l’Empereur ! » Ce fut d'ailleurs,
la seule victime de la journée, car au premier coup de canon, les fédérés se
dispersèrent et disparurent. On ne les poursuivit pas. Le chef de l'expédition
ayant appris qu'Avignon était depuis le matin au pouvoir des royalistes, donna
l'ordre de retourner à Beaucaire. Il ne put empêcher toutefois une partie de
ses soldats d'entrer dans Château-Renard, où ils mangeront et burent trop
copieusement, sans doute, car après le repas, ils se mirent à piller plusieurs
maisons, et à maltraiter des citoyens qu'on leur désigna comme des
républicains. Là boutique d'un chapelier rangée dans cette catégorie fut
saccagée et les marchandises qu'elle contenait détruites. Après cet exploit, la
compagnie se mit en route pour rentrer dans ses quartiers. Mais en traversant
Tarascon, elle trouva la ville en proie à la plus tumultueuse agitation. On
venait d'y conduire dans trois charrettes des individus arrêtés arbitrairement
à Fontvieille, commune de l’arrondissement d'Arles, où ils étaient connus comme
d'anciens terroristes. On attendait ces malheureux avec des tombereaux de
tessons de bouteilles pour les massacrer. Il y avait parmi eux un vieillard
surnommé « l'archevêque » contre lequel la foule s'acharnait avec fureur. Au
moment où il arrivait avec ses compagnons, aux abords du château fort qui sert
de prison, elle commença à le lapider.
Il reçut tes premiers coups sans se plaindre. Tout à coup, un jeune homme,
prisonnier aussi, se précipita en criant et vint se mettre devant lui afin de
recevoir les coups à sa place, c'était son fils, qu'on vit alors insensible à
ses propres blessures entourer de ses bras et couvrir de son corps le vieillard
qui lui ordonnait en vain de s'éloigner. Mais cette lutte de dévouement
n'attendrit pas la populace ameutée et les deux malheureux seraient morts
broyés, si quelques volontaires émus et indignés ne les eussent soustraits à la
fureur en les poussant brusquement dans la forteresse dont les portes se
fermèrent aussitôt (1).
1. Souvenirs d'un témoin,
communiqué à l'auteur.
Tels étaient donc les résultats des projets de résistance du général Gilly
: il exaspérait les royalistes et fournissait à leurs adversaires, partout où
ils étaient assez forts pour soutenir la lutte, un prétexte pour retarder leur
soumission et même pour devenir menaçants. C'est ainsi que dans la
Gardonnenque, s'étaient formés des rassemblements armés qui envoyaient leur
avant-garde jusqu'aux portes d'Uzès, et sommaient les habitants d'avoir à faire
disparaître le drapeau tricolore. Ces rassemblements étant devenus inquiétants,
les autorités municipales de cette petite ville eurent l'idée de leur envoyer,
par un parlementaire, des propositions ayant pour but de faire décider que
jusqu'à nouvel ordre, royalistes et impérialistes garderaient leurs couleurs.
Un ancien officier, M. Nicolas garde à cheval des eaux et forêts, s'offrit pour
porter ces paroles de paix aux émeutiers et se rendit au-devant d'eux, le 3
juillet, suivi de deux, gendarmes. Il les rencontra aux portes mêmes de cette
commune, d'Arpaillargues où, trois mois avant, les volontaires royaux avaient
été massacrés. D'abord, ils parurent disposés à l'écouter. Mais, à peine eut-il
fait allusion aux Bourbons, que sa voix fut couverte par des huées et des cris
de « Vive l'empereur ! » Il voulut
protester; au même instant, un paysan plus excité que les autres abaissa
vivement son fusil et tira presque à bout portant sur M. Nicolas qui tomba mort
(1).
1. L'assassin se nommait
Pénarieu. Il fut condamné à mort et exécuté au mois d'août 1810.
La négociation, brusquement arrêtée par ce meurtre inexplicable, fut
reprise, le même jour, par de nouveaux députés et aboutit à un armistice, aux
termes duquel chaque parti conservait ses couleurs et devait rester dans ses
positions. Peu à peu, cependant le cercle se resserrait autour du général
Gilly, et, bien qu'il occupât la ville de Nîmes, il ne pouvait plus se faire
illusion sur la durée de son pouvoir. S'il résistait encore, c'est qu'il
fondait un espoir sur l'arrivée du général Cassan, commandant le département de
Vaucluse, qui cherchait à lui porter secours, mais sans pouvoir arriver jusqu'à
lui, tandis que, chaque jour, des détachements royalistes venaient aux portes
de Nîmes. Le 5 juillet, l'un d'eux apporta une lettre du général de Barre,
sommant le général de faire sa soumission au roi. Cette lettre était ainsi
conçue :
« Général, les forces supérieures que
je commande me mettent à même de me rendre maître de la ville de Nîmes que vous
occupez. L'humanité m'a fait différer jusqu'à ce moment de les employer,
espérant que vous arboreriez le drapeau blanc et vous déclareriez pour le roi
Louis XVIII. Quelques instants vous sont encore donnés, et je vous invite d'en
profiter sans délai. Si telles sont vos dispositions, et si vous partagez,
comme je m'en flatte, mon désir d'épargner l'effusion du sang et les désordres
qui pourraient résulter d'une mesure qui ne serait point concertée envoyez
quelqu'un de confiance avec lequel je puisse travailler et parer à ces
inconvénients. » (1)
.1. Archives du dépôt de la guerre.
A cette lettre, Gilly répondit par un refus, et l'on en serait venu sans
doute aux mains, sans l'intervention du conseil municipal, qui fit accepter des
partis une trêve provisoire à l'effet d'attendre les résultats des événements
de Paris. Quelques jours s'écoulèrent ainsi. On apprit enfin le rétablissement
de Louis XVIII par l'ordonnance royale qui prescrivait à tous les
fonctionnaires destitués pendant les Cent-Jours de reprendre leurs fonctions.
Le comte de Bernis fit alors une tentative nouvelle pour obtenir la soumission
de la Ville. Le général Gilly répondit en proclamant Napoléon II. En même
temps, afin de se débarrasser des exigences royalistes, il préparait un coup de
main sur Beaucaire, après avoir envoyé au général Cassan, maître de la citadelle
du Pont- Saint-Esprit, l'invitation de marcher de son côté de manière à ce que
leur jonction faite à propos, leur assurât la victoire. Un incident vulgaire
fit avorter ce projet. L'émissaire qui portait au commandant militaire de
Vaucluse les ordres de Gilly se laissa prendre par les patrouilles qui tenaient
la campagne entre Beaucaire et Nîmes, et le comte de Bernis, averti à temps,
put dicter des mesures défensives contre lesquelles l'expédition échoua.
1. Il se nommait Brémond.
Envoyé dans la prison d'Uzès, il y fut massacré le 3 août avec d'autres
détenus, ainsi qu'on le verra tout à l'heure.
Le chef-lieu du Gard fut alors en proie à une véritable terreur, car,
menacé à la fois par les troupes royalistes et par les bandes de la
Gardonnenque, il avait en outre tout à redouter du général Gilly déterminé à
vaincre où à périr.(1)
1. C'est sans doute à cette
situation que Fouché faisait allusion dans un rapport au roi, en date du 8
juillet : « Le loyalisme du Midi, écrivait-il, s'exhale en attentats, ses
bandes armées pénètrent dans les villes et parcourent les campagnes, les
assassinats, les pillages se multiplient, la justice est partout muette. Il n'y
a que les passions qui parlent et soient écoutées. Il est urgent d'arrêter ces
désordres..». (Archives du dépôt de la guerre,)
Un grand nombre d'habitants prirent la fuite, se réfugièrent à Beaucaire et
y firent un tel tableau des dangers que couraient tours concitoyens que le
comte de Bernis se décida à marcher sur Nîmes. L'énergie du dernier avertissement
qu'il adressa au général Gilly prouva à ce dernier qu'il ne pouvait plus tenir.
Dans la soirée du 16 juillet, après avoir confié au général de Maulmont, placé
sous ses ordres, le commandement de la garnison enfermée dans les casernes, il
quitta secrètement la ville, accompagné par quatre ordonnances. Un peu plus
tard, cent hommes du 14e chasseurs s'éloignèrent aussi. Protégée par
une centaine d'officiers et soldats retraités par une troupe de Cévenols, cette
sortie eut un caractère terrible. Armés jusqu'aux dents, pâles de rage, prêts à
broyer tout ce qui leur aurait fait obstacle, les cavaliers parcoururent le
boulevard au galop, en déchargeant leurs carabines, en poussant des cris de
colère, et rejoignirent leur général. Il les conduisit sur la route d'Anduze,
qui le mettait en communication avec les Cévennes où, comme nous l'avons dit,
il espérait défendre longtemps la cause impériale et où, dès le lendemain,
menacé par le comte de Vogüé, il se réfugia, Puis il adressa aux populations
sur lesquelles il comptait un appel désespéré. Il leur demandait de « s'armer de bon cœur » et de former un
corps de vingt-cinq mille hommes, « au
nom du bien public et de l'humanité ». Tous les hommes de dix-huit à
soixante ans étaient invités à marcher dès que la générale serait battue, à se
servir de fusils de chasse, de fourches et de faux. (1)
1. Archives nationales.
Rapport du préfet du Gard.
À cet appel, quatre mille hommes environ répondirent. L'agitation se
maintint ainsi durant quelques semaines et causa des malheurs dont on connaîtra
bientôt l'étendue. Puis ces bandes se dispersèrent, ne laissant au général
Gilly d'autre issue que la fuite. Le lendemain du jour où il quitta Nîmes, le
préfet du Gard, baron Ruggieri, se décidait enfin à reconnaître le gouvernement
royal. Il disparut après l'avoir proclamé. Un commissaire de police le fit
évader de la ville. Le drapeau blanc fut alors arboré ; on vit quelques
cocardes blanches. Mais les fédérés étaient encore les maîtres. Ils
parcoururent la ville, après avoir enfermé dans leurs quartiers les gendarmes
déjà porteurs de la cocarde blanche. Ils firent feu sur plusieurs personnes. Un
garçon boulanger fut tué (1) dans cette dernière convulsion du bonapartisme
expirant.
1. Jean Vignolle.
IV
Deux jours après, tous les émigrés rentrèrent dans leurs maisons, précédant
l'armée de Beaucaire à l'approche de laquelle la garde urbaine se dispersa.
Comme toute autorité faisait défaut, dans chaque quartier, les citoyens, à
l'instigation des autorités provisoires, s'armèrent pour se protéger contre un
retour des fédérés. Ce fut une garde nationale improvisée, à la formation de
laquelle présida le plus grand désordre. C'est ainsi que certains individus se
trouvèrent revêtus d'un semblant d'autorité. Les documents administratifs et
judiciaires nous ont transmis leurs noms. Mais nous ne citerons que ceux qu'une
condamnation solennelle ou la notoriété publique a livrés à l'histoire. Parmi
eux, se trouvaient Truphémy, un boucher, jeune encore, que les dépositions nous
dépeignent comme un personnage redoutable, à cheveux crépus, et gros favoris
rouges, et Jacques Dupont, surnommé Trestaillons, petit homme brun, nerveux et
frêle, nommé capitaine d'une compagnie à l'aide de laquelle il commit
d'abominables crimes dont il ne nous a pas été possible de retrouver des
preuves décisives dans les pièces officielles qui ont passé par nos mains, mais
dont il existe ailleurs un témoignage irrécusable et décisif dont nous allons
reparler. Ces deux hommes répandirent la terreur dans les faubourgs et dans les
environs de Nîmes, parmi ce peuple d'artisans dont ils faisaient partie. Ils
eurent des complices que les tribunaux acquittèrent ultérieurement, à
l'exception d'un seul, Jacques Servent dit le Camp, qui fut condamné en même
temps que Truphémy.
Les historiens royalistes n'ont pas plaidé les circonstances atténuantes
pour ce dernier. Tous reconnaissent que c'était un scélérat. Ils se sont
efforcés au contraire d'en trouver pour Trestaillons dont, pour un motif
ignoré, la veuve recevait encore une pension en 1830. Ce misérable avait fait
partie des volontaires du duc d'Angoulême. Il possédait trois lopins de terre
(1), et, pour expliquer les actes auxquels il se livra, on raconta d'abord que
pendant son absence, des individus appartenant au parti bonapartiste avaient
dévasté sa petite propriété, arraché ses d’oliviers et ses vignes. C'était la
version la plus répandue en 1816.
1. Cette circonstance lui
valut son surnom de Très Taillons, ce qui veut dire trois morceaux
Puis, comme ces faits dénués de toute preuve ne pouvaient justifier le
caractère odieux des représailles exercées, on ajouta que la femme de
Trestaillons avait été outragée ; de telle sorte que, malgré la plupart des
dires contemporains qui l'accusent d'avoir été un sinistre bandit, il ne serait
en réalité qu'une victime des ennemis de la royauté, qui aurait tiré vengeance
de ceux dont il avait à se plaindre.
L'histoire ne saurait se contenter de cette assertion et peut y opposer
l'assurance que Jacques Dupont mit la main dans la plupart des crimes commis à
Nîmes les 18, 21, 24, 27 juillet, 1er et 19 août, crimes qui presque
tous restèrent impunis parce que personne n'osa dénoncer leurs auteurs. Sa
culpabilité résulte.de l'aveu qu'il fit, en 1819, au baron d’Haussez, préfet du
Gard, et duquel ressort la preuve qu'après les Cent-Jours, il avait tué six-
individus :
« J'ai cherché ceux qui m'avaient
déshonoré, dit-il, je les ai tous tués. Je ne m'en suis pas caché. C'était en
plein jour, dans les rues, dans les maisons, partout où je les ai rencontrés ;
si l'un d'eux m'avait échappé et qu'il fût là, je le poignarderais sous vos
yeux ». .
Elle résulte encore d'une lettre trouvée dans les archives de la petite
commune d'Aubussargues, lettre écrite au maire, qui dépeint à merveille le
personnage qu'une gravure du temps nous représente en uniforme d'officier de la
garde nationale, portant son tricorne en bataille, avec une énorme cocarde
blanche, et qui s'en allait dans les campagnes, dépouillant les habitations,
maltraitant les gens, menaçant ceux qui n'obtempéraient pas sur- le-champ à ses
exigences. Cette lettre dont le texte est sous nos yeux, toute criblée de
fautes d'orthographe, fait allusion aux mauvais traitements que le signataire a
subis à Aubussargues, après la capitulation de la Palud, et réclame cinquante
francs qui lui auraient été dérobés et cent cinquante francs pour l'indemniser
de la perte de son équipement. Elle se termine comme suit :
« Monsieur le maire, au défaut de ne
vouloir pas me faire restituer, cet que je réclame et qui m’a été volet, je me
permétré de venir en personne avec ordre, et de force, je me ferait rendre
pièce à pièce et pour éviter cette incendie, veulliet bien me l'envoyer de
suite : Le capitaine dit TROIX TAILLION, JACQUES DUPONT. »
Voilà bien le langage du chef de bandes qui dicte ses conditions. Il n'est
question là ni des propriétés ravagées ni de la femme outragée. On est en
présence d'un brigand qui ne sert la cause royaliste que pour faciliter
l'exercice de son criminel-métier (1), dont il faut voir l'inspiration dans
presque toutes les atrocités qui ensanglantèrent Nîmes à dater de ce jour, et
qui plus qu'aucun de ses pareils a contribué, son impunité aidant, à donner aux
événements que nous racontons l'odieuse physionomie qu'ils ont gardée jusqu'à nous.
1. Il est à remarquer que M.
Bouy, maire d'Aubussargues, auquel cette lettre est adressée, était un homme
d'une honnêteté scrupuleuse, qui s'était employé avec la dernière énergie
pendant les Cent-Jours à protéger les catholiques habitant sa commune, ou ceux
qui la traversaient. Le souvenir de ses services dura longtemps, puisque nous voyons en 1816 les femmes de la halle de Nîmes, se faire
l'organe de la reconnaissance publique en refusant, quoiqu'il fut protestant,
de recevoir le prix des denrées qu'il achetait les jours de marché. Quant aux
prétendus outrages dont la femme de Jacques Dupont aurait été victime, on doit
faire observer qu'on ne trouve pas un seul crime de ce genre parmi tous ceux
qui furent commis en 1815 dans le Midi.
Nous avons dit qu'en quittant Nîmes, le général Gilly avait laissé dans les
casernes, où elle s'était fortifiée, une partie de la garnison composée de
soldats attachés à l'empereur, enivrés du souvenir de sa gloire dont ils
avaient leur part et que sa chute exaspérait. Témoins de l'irritation qui
s'empara de la ville délivrée et qu'aggravaient leur résistance et leur
attitude menaçante, ils en subissaient le contrecoup. Une collision devenait
imminente entre eux et la population dont un grand nombre de paysans royalistes
était venu exciter les ardeurs. Les hommes modérés qui conservaient encore
quelque autorité entreprirent d'apaiser les esprits et ouvrirent avec le
général de Maulmont, disposé à entrer dans leurs vues, des négociations ayant
pour but d'éviter l'effusion du sang et de faire disparaître une batterie
d'artillerie dressée devant les casernes. Le général de Maulmont consentit à
livrer ses canons à une compagnie d'élite de la garde nationale, qui s'était
formée sous le commandement du maire pour assurer le maintien de l'ordre, Mais
dans la journée du 17 juillet, devant la foule houleuse massée sur la place des
casernes et que ne parvenaient pas à contenir quelques gendarmes effrayés de
leur petit nombre, les soldats placés aux croisées, soit que cette foule les ont
provoqués, soit que la convention consentie par leur général les eût affolés,
sauteront sur leurs fusils et firent, sans avoir reçu des ordres, une décharge
générale. Douze personnes tombèrent, onze tuées sur le coup, une blessée
mortellement. (1)
1. Voici les noms des victimes
: Mazoyer, Bressant, Castor, Aimé, Maurice, Nouvel, Aigon, Sadoul, Daussac,
Française, Rouvière, Claude Philippe.
La place fut vide en un instant. La foule, réfugiée dans les rues voisines,
poussait des cris do vengeance. Il y eut encore des coups de feu, qui
blessèrent plusieurs personnes et tuèrent deux soldats. Le tocsin sonnait à
toutes les églises. La municipalité envoyait en toute hâte des messagers à
Beaucaire et à Uzès, sollicitant des secours afin d'arrêter la guerre civile.
Grâce à l'intervention du général de Maulmont et à la fermeté de quelques
officiers, la garnison capitula vers le soir. Les soldats brisèrent leurs
armes, déchirèrent leurs drapeaux, enclouèrent les canons, jetèrent les
munitions dans un puits, tandis que le général stipulait que les officiers
garderaient leur épée. Le départ de la garnison devait avoir lieu dans la nuit.
A trois heures, elle sortit des casernes en bon ordre ayant à sa tête le
général de Maulmont, et défila silencieusement devant un assez grand nombre de
spectateurs.
Tout à coup, des hommes de mauvaise mine se mirent à injurier les
sous-officiers en leur disant qu'ils n'avaient pas le droit de conserver leurs
sabres, et deux détonations se firent entendre comme un signal. Aussitôt, on se
précipita sur ces soldats sans défense; trente environ furent tués ou blessés,
et parmi eux plusieurs officiers dont un commandant, qui d'ailleurs reçut des
soins et fut sauvé (1).
1. Nous n'avons pu retrouver
l'état des morts et des blessés. Les chiffres que nous donnons sont ceux des
documents judiciaires.
Les malheureux; s'enfuirent de tous côtés. Plusieurs furent recueillis chez
des habitants d'où on les fit partir déguisés. Le général de Maulmont, dont la
vie avait été menacée, parvint à en rallier un grand nombre et à atteindre avec
eux le Pont-Saint-Esprit, où ils reçurent des secours du comte de Vogüé devenu,
depuis vingt-quatre heures, maître de la citadelle sans coup férir, le général
Cassant qui s'y était réfugié, lui ayant livré cette position qu'il ne pouvait
plus défendre. Le regrettable événement des casernes est le dernier auquel on
puisse attribuer le caractère de fait de guerre civile. Les meurtres
subséquents furent do véritables assassinats commis par des bandes isolées que
commandaient les sinistres personnages que nous avons nommés et qui ne
rencontrèrent que trop d'adhérents dans la lie du peuple et parmi les nombreux
individus étrangers à la ville, venus, à la faveur des troubles, pour piller et
voler. L'armée de Beaucaire fit son entrée le lendemain suivie des gardes
nationales d'Arles et de Tarascon ainsi que d'un grand nombre de paysans. Les
hommes de désordre n'attendaient que ce moment. Ils étaient libres ; ils se
répandirent dans la ville sans qu'on pût les arrêter, Plusieurs maisons
appartenant les unes à des catholiques, les autres à des protestants, furent
pillées, notamment celles des généraux Gilly et Merle. On alla briser les
meubles du café militaire. Chez un banquier royaliste, quoique protestant, dont
le fils avait suivi le duc d'Angoulême pendant les Cent-Jours, les bureaux
furent envahis. On y trouva un coffre-fort que l'on crut rempli d'or et qui ne
contenait en réalité que des pièces de deux sous. On tenta vainement de
l'ouvrir. Le comte de Bernis étant accouru le fit transporter à la mairie. Les
honnêtes gens épouvantés songèrent alors à se défendre et parvinrent à pacifier
l'intérieur de la ville. Mais les émeutiers allèrent continuer leurs excès dans
les faubourgs. Deux cultivateurs (1), auxquels on attribuait des opinions
bonapartistes, furent massacrés dans leur vigne ; des femmes protestantes, au
nombre d'une douzaine, insultées et frappées. (2)
1. André Chivas et Antoine
Chef.
2. Il nous a été impossible de
découvrir dans les documents du temps une seule trace des sévices qu'auraient
eu à subir des dames protestantes, qu'on a représentées comme fustigées à coups
de battoirs armés de clous dessinant des fleurs de lys. Nous croyons qu'il faut
ranger ce trait parmi les légendes.
Puis les assassins portèrent la terreur dans les villages environnants. Ils
pillèrent dans la commune de Bouillargues la maison d'un magistrat, qui fut
lui-même arrêté et ramené à Nîmes en voiture, entouré d'une bande d'énergumènes
; à Vaqueyrolles, une propriété qu'ils essayèrent d'incendier et où, croyant
découvrir un trésor, ils déterrèrent le cadavre d'une petite fille de dix ans,
dont l'odeur arrêta leurs recherches sacrilèges. Ces méfaits nécessitèrent
l'intervention de la force armée. Le général de Barre se rendit sur les lieux
avec des gardes nationaux, lesquels ayant aperçu en route un fédéré qui fuyait
devant eux (1), tirèrent sur lui et le tuèrent.
1. Imbert, dit la Plume.
Ce meurtre accompli par des hommes auxquels était confié le maintien de
l'ordre et dont leurs officiers ne pouvaient détourner la main suffit à révéler
l'état anarchique de ce malheureux pays. Que les autorités se montrassent
impuissantes à apaiser l'exaltation des royalistes, à contenir l'agitation de
la Gardonnenque et des Cévennes, cela peut à la rigueur se comprendre; mais
qu'avec l'appui d'une ville remplie d'honnêtes gens armés, elles ne soient
point parvenues à arrêter une poignée de malfaiteurs, comment l'expliquer, si
ce n'est par un regrettable défaut d'énergie, par la peur que leur inspiraient
les éléments violents de la garde nationale ou par une complaisance naturelle
qui les disposait à ne voir dans les assassinats qu'elles auraient voulu
arrêter qu'une regrettable initiative du peuple se faisant justice ?
Le 21 juillet, deux autres individus (1) périrent sous les coups des
associés de Truphémy et de Trestaillons.
1. David Chivas et Rembert.
La journée du 24 fut encore signalée par un meurtre qu'une troupe armée
commit sur la personne d'un garçon boulanger absolument inoffensif (1).
1. Jacques Combes.
Le 27, un ancien sergent de ville (1), arrêté chez lui par des gardes
nationaux, conduit devant le commissaire de police et renvoyé par ce dernier à
la mairie, fut tué on route, malgré les supplications et les larmes d'une jeune
fille, sa nièce, qui s'efforçait d'attendrir les exécuteurs.
1. Louis Dalbos.
Enfin, le lendemain matin, le conseil de guerre institue par les autorités
provisoires pour atteindre quelques bonapartistes, condamna à mort un capitaine
à la demi-solde, qui fut exécuté le mémo jour (1), quelques heures avant
l'arrivée à Nîmes de l'ordonnance du 24 juillet, qui, sauf diverses exceptions
qu'elle émanerait, amnistiait les actes accomplis pendant les Cent-Jours.
1. Déféraldi. Le jugement du
conseil de guerre avait été cassé; mais l'exaltation publique fut si violente
que les autorités se crurent obligées de l'exécuter. (Archives nationales.) Le
général de Barre n'osa annoncer au gouvernement son exécution.
Durant les jours précédents, le maire avait retiré à Trestaillons le commandement
de sa compagnie et incorporé celle-ci dans la garde nationale. Malheureusement,
il n'osa éloigner l'ancien miquelet qui garda son uniforme et ses épaulettes et
put continuer ses exploits dans la ville et surtout dans les environs, à la
faveur des nombreuses expéditions qui avaient lieu dans la Gardonnenque, afin
de soumettre et de pacifier cette contrée. Cependant, le gouvernement qui avait
hâte de substituer partout un état définitif à l'état provisoire créé par les
commissaires extraordinaires du roi, et qui comprenait que ceux-ci n'étaient
que trop disposés à partager les passions des populations parmi lesquelles ils
vivaient, révoqua leurs pouvoirs, ce qui causa dans la plupart des départements
un conflit presque immédiat. Il désigna pour aller occuper la préfecture du
Gard le marquis d'Arbaud de Jouques, ancien préfet de La Rochelle, dont on
vantait la modération et la fermeté. Ce fonctionnaire, arrivé à son poste le 29
juillet, se heurta contre un obstacle inattendu : la résistance du comte de
Bernis et du préfet provisoire, marquis de Calvières, lesquels tenant leurs
pouvoirs du duc d'Angoulême, ne voulurent pas s'en dessaisir. Dès le 21
juillet, M. de Calvières en apprenant qu'un successeur lui était donné,
écrivait au ministre de l'intérieur ; « Nommé
par M. le commissaire à la même préfecture, le 3 juillet courant, j'ai tout
exposé et tout sacrifié pour le service du roi et le bien de mon pays. Je
supplie votre Excellence de me faire parvenir les ordres du roi à cet égard. Je
pense de mon devoir, dans les circonstances présentes, d'attendre la décision
de Sa Majesté (1) ».
1. Archives nationales.
Dossier des événements du Midi en 1815.
Le marquis d'Arbaud de Jouques arriva à Nîmes avant la réponse sollicitée
par le marquis de Calvières, et ce dernier refusa de lui céder son poste. Au
lieu d'exiger une soumission immédiate, M. d'Arbaud de Jouques résolut de se
rendre à Toulouse auprès du duc d'Angoulême, afin de le faire juge des
prétentions du préfet provisoire. Il partit en même temps que M. de Bernis,
après avoir fait afficher une proclamation rappelant énergiquement tous les
citoyens au respect des lois, et dans laquelle malheureusement, il semblait
reconnaître, sinon la légitimité des crimes commis au nom do la cause royale,
mais la légitimité des colères qui les avaient fait commettre. Son départ, qui
fut ultérieurement blâmé comme un acte de faiblesse par le ministre de
l'intérieur, favorisa de nouveaux désordres. La population ne prenait pas
aisément son parti de la révocation du marquis de Calvières qu'elle considérait
comme une manœuvre révolutionnaire et une injure aux chefs royalistes qui
possédaient sa confiance. Plusieurs crimes ensanglantèrent la ville, le 1er
août, journée funeste qui vit tomber plusieurs victimes, et de laquelle un
témoin, dont les lettres figurent dans les documents officiels, écrivait :
« J'ai vu, le 1er août,
trois hommes arrachés de leur demeure par la garde nationale et fusillés sur le
seuil de leur porte.... On ne leur donnait pas le temps de faire leur prière.
Le sous-préfet estime à quinze le nombre de personnes qui ont péri ».
C'est ce jour-là que Truphémy commit le meurtre qui le fit plus tard
condamner. Il y avait à Nîmes un grand nombre d'officiers en retraite, et parmi
eux, un ancien capitaine des armées de la république, nommé Bouvillon, que
Truphémy résolut de mettre à mort, bien qu'il ne le connût même pas. Accompagné
d'un peloton de six hommes, armés comme lui, il se présenta dans la maison où
l’ex-officier, qui se savait menacé, s'était réfugié avec sa femme et la sœur
de celle-ci. A midi, heure du dîner, Truphémy entra brusquement dans la salle
où Bouvillon prenait son repas avec sa famille. « Est-ce bien celui-là ? » demanda-t-il à l'un des compagnons. Sur la
réponse affirmative de ce dernier, il somma Bouvillon de le suivre, sans lui
permettre même de mettre ses guêtres. Les personnes présentes s'interposèrent,
mais Truphémy les menaça, maltraita la femme de l'ancien capitaine, qui s'était
jetée devant son mari et arrêta ce dernier en disant :
« Marche, coquin, et ose crier
maintenant : Vive l'empereur ! - Je n'ai jamais servi l'empereur, répondit
Bouvillon; je suis en retraite depuis douze ans. »
On l'entraîna à travers les rues. Truphémy, que deux de ses compagnons
venaient d'abandonner quand ils avaient su qu'il s'agissait de fusiller un
innocent, précédait son prisonnier qu'entouraient quatre hommes et obligeait,
avec force injures, les gens qu'il rencontrait, à s'éloigner au plus vite.
Quand la petite troupe fut arrivée sur la promenade de l'Esplanade, Truphémy se
retourna vers sa victime ; « Va en avant
», lui cria-t-il, Bouvillon obéit. Dès qu'il eut fait trois pas, le boucher lui
tira un coup de fusil dans le dos; plusieurs détonations retentirent, mêlées
aux cris de « Vive le roi ! »
Bouvillon tomba mort. Truphémy s'avança vers le corps, prit le chapeau dont il
se coiffa, laissant le sien à la place ; puis il s'éloigna avec ses complices,
et le cadavre resta là, pendant plusieurs heures, tandis que pour le voir se
succédaient nombre de gens dont les uns exprimaient leur horreur pour cet
assassinat, dont les autres l'approuvaient, tous désignant Truphémy comme le
coupable, sans que l'autorité songeât à l'arrêter, quand il eut été si facile
de constater le flagrant délit. Nous avons raconté ce fait avec quelques
détails, parce qu'il donne une idée de tous les autres. Le même jour, un
compagnon de Bouvillon, François Saussine, ancien capitaine au 11e
de ligne, retraité depuis l’an IX (1801)
fut tué au moment où il sortait de la ville, l'auteur du meurtre resta inconnu
; toutefois, il est permis de croire que ni Truphémy ni Trestaillons n'y furent
étrangers, car ils chassèrent de chez elle la veuve Saussine, et le second
installa sa sœur dans le logement devenu vacant. Cinq autres individus,
cultivâtes?&et ouvriers, périrent le même jour victimes de Vengeances
analogues, sans qu'aucune poursuite vint mettre un terme à l’effusion du sang
et arrêter l'œuvre des criminels. Cette inertie ne peut s'expliquer que par la
terreur qui pesait sur la ville et dont, en l'absence du préfet, les autorités
ressentaient les effets. Ce qui le démontre, c'est que le 19 août, au moment
même où le marquis d'Arbaud de Jonques revenait de Toulouse et prenait
définitivement possession de la préfecture, et cette fois avec le concours
dévoué de MM. de Bernis et de Calvières, dix personnes furent encore
assassinées dans les faubourgs, les unes à coups de fusil, les autres à coups
de sabre. Dans le nombre se trouvaient deux femmes (2), que la rumeur publique
accusait d'avoir dénoncé des royalistes pendant les Cent-Jours.
1. Courber, Heraud, Domeson,
lmbert, Leblanc,
2. La veuve Bosc, et la femme
Bigot, sa sœur, Antoine Rigaud, l'ex-sergent-Major Lhéritier, Dumas, dit
Poujade, et cinq individus dont nous n'avons pu retrouver les noms, périrent
aussi cette nuit-là. Il faut ajoutera à cette liste le nom d'un ancien
banquier, Affourtit, deux fois failli, dont la mort ne saurait s'expliquer par
des causes politiques.
Des paysans envahirent leur domicile dans la nuit L'une d'elles s'empara
d'un pistolet et les menaça. Elle fut tuée d'un coup de sabre, et comme l'autre
injuriait les assassins, ils la frappèrent aussi. Les crimes de cette nuit,
contre lesquels protestèrent les officiers de la garde nationale et dont ils
s'efforcèrent d'empêcher le retour, non en recherchant les coupables, mais en
faisant eux-mêmes des rondes durant les nuits suivantes, eurent par toute la
France un profond retentissement. Ce qui les caractérisait, c'est qu'ils
avaient été commis à la Veille des élections, comme si les royalistes,
redoutant des candidatures rivales, eussent voulu éloigner, par la terreur, les
électeurs protestants. Le 23 octobre suivant, M. Voyer d'Argenson dénonçait à
la Chambre introuvable ce qu'il appelait le massacre des protestants du Midi.
Plus tard, le 20 mars 1819, M. de Saint-Aulaire prétendit que les élections du
Gard, en 1815, avaient été faites sous les poignards et qu'un grand nombre de
protestants n'avaient osé voter. Enfin, en 1820, dans une pétition fameuse, M.
Madier de Montjau, alors conseiller à la cour de Nîmes, faisant allusion aux
mêmes événements, accusa le parti royaliste de s'être fait complice de seize
assassinats commis contre les protestants et traça de la nuit du 19 août le
plus sinistre tableau, à travers lequel circulait un tombereau trois fois
chargé de cadavres. Depuis, les historiens se sont emparés de ces assertions,
les uns pour les affirmer, les autres pour les contredire. Des électeurs
protestants ont déclaré qu'ils avaient voté librement ; d'autres, que l'accès
du scrutin leur avait été interdit. La vérité est entre ces affirmations
contraires. Dans les huit jours qui précédèrent et suivirent les élections,
douze individus moururent de mort violente, onze, le. 19 août, ceux dont nous
avons parlé, et un, le 28, l'abbé Desgrigny. Ce dernier seul était électeur ;
c'est même en revenant de Nîmes, où il s'était rendu pour voter, et en rentrant
chez lui, à la campagne, qu'il fut frappé par une main inconnue. Aucun électeur
protestant ne périt. Il est cependant difficile de croire que tant de sang
versé par des mains royalistes, n'ait pas eu pour résultat de retenir dans leur
retraite ceux qui se croyaient menacés. Comment expliquer d'ailleurs que, sans
motifs avouables, sans provocation, de si nombreux crimes aient été commis le
même jour, quand on espérait que la période des réactions sanglantes était
close ? N'est-on pas en droit de prétendre que les scélérats, contre lesquels
l'autorité n'osait sévir, trouvèrent un prétexte dans l'approche des élections
pour ajouter à leurs précédents forfaits ceux de la nuit du 19 août, et que
dans la Gardonnenque, où les protestants étaient en majorité, où la présence
des réfugiés de Nîmes et d'Uzès entretenait une extrême fermentation, l'abbé
Desgrigny tomba sous les coups d'une réaction, hélas, trop naturelle ? L'étude
impartiale des récits et des documents contemporains enlève toute vraisemblance
à une autre appréciation.
V
Tandis que ces événements se déroulaient dans Nîmes, la petite ville
d'Uzès, à quelques lieues de là, était aussi le théâtre de tragiques
péripéties. Plus rapprochée que Nîmes des communes dans lesquelles la
population protestante est en majorité, elle ressentait plus vivement le
contrecoup de leur agitation, qui se traduisait, nous l'avons dit, par des
rassemblements qu'on accusait le général Gilly d'avoir formés. En outre, Uzès
avait aussi son terroriste. Il se nommait Jean Graffand et ne tarda pas à être
désigné sous le sobriquet de Quatretaillons, par allusion au bandit Nîmois dont
il sur passa la cruauté. Ancien soldat, il avait quitté le service en 1810,
était devenu garde champêtre dans l'une des communes de l'arrondissement
d'Uzès, puis garde des eaux et forêts. Volontaire dans l'armée du duc
d'Angoulême, il se trouvait à Uzès dans le courant de juillet et prit une part
active aux premières exactions dont cette ville fut témoin, après la seconde
rentrée du roi, comme aux Crimes qui l'ensanglantèrent en août et qui eurent un
caractère plus odieux que ceux de Nîmes. « Ce
fut pour l'exécution, a dit un témoin, le personnage le plus marquant dans
l’histoire de nos malheurs. Chef de ces brigands audacieux qu'aucun frein
n'arrêtait, dont la présence était le signal du carnage, de la dévastation et
de la mort, catholiques et protestants furent également victimes de sa
férocité. » (1)
1. Documents judiciaires.
Archives de la cour de Riom
Il se contenta d'abord de s'associer aux malfaiteurs qui pillèrent en moins
de dix jours trente-six maisons, puis il prit goût à ce métier lucratif. Dans
la journée du 3 août, au milieu de troubles qui précédaient une nuit tristement
mémorable, laquelle apparaît à trois siècles de distance comme une réduction de
la Saint-Barthélémy (*), on vit Jean Graffand, suivi de quelques individus
armés, dociles à ses ordres, violant le domicile dé plusieurs citoyens, y
prenant de force des objets à son gré, exigeant de ses victimes des sommes qui
variaient de cinquante francs à deux mille francs, procédant à des arrestations
arbitraires, tirant sur un individu qui lui échappait, lui criant ; « Coquin, tu n'auras rien perdu pour attendre
» (1), bravant le sous-préfet, le maire, le commandant de place, tous les
fonctionnaires affolés par la peur, et ameutant la populace contre les citoyens
qui avaient manifesté quelque sympathie pour le gouvernement impérial.
(*) NDLR : Correction : Il n’y
a eu aucune victime à Nîmes le jour de la Saint-Barthélémy !
1. Documents judiciaires.
Archives de la cour de Riom
Enfin, une femme, à laquelle il voulait extorquer une somme considérable,
trouva moyen de se dérober à sa surveillance, tandis qu'il dévastait sa
demeure, courut à la mairie, réclama du secours et fit rougir de leur faiblesse
les autorités qui se décidèrent à agir. Un adjudant-major de la garde nationale
arrêta Jean Graffand et le conduisit à la maison d'arrêt, déjà remplie de
prisonniers, paysans des environs ou habitants de la ville, détenus depuis
quelques jours par le parti vainqueur, à la suite des rassemblements de la
Gardonnenque. Mais dès que la nouvelle de cette arrestation fut connue dans
Uzès, une foule furieuse se porta devant la mairie et devant la prison,
réclamant Graffand à grands cris, exigeant sa mise en liberté. Le maire s'y
refusa d'abord ; puis, le tumulte grossissant, il céda, à la condition que le
prisonnier serait conduit à là caserne et y resterait sous la surveillance du
peuple. On feignit d'accéder à cette condition et d'enfermer Graffand ; mais au
bout de quelques instants, il fut remis en liberté et put reprendre la série de
ses méfaits, qui ne faisait que commencer quand on l'avait interrompue. Il
était environ huit heures du soir. Les passions, surexcitées par les incidents
de la journée, par des provocations involontaires ou voulues, semblaient
chercher un prétexte et un but, quand le bruit se répandit qu'un ouvrier
royaliste (1) venait d'être tué d'un coup de fusil.
1. Pascalet. Le meurtre de ce
malheureux, dont l’auteur ne fut connu qu'ultérieurement, paraît avoir été le
résultat d'une erreur.
La populace attribua ce meurtre à un boulanger nommé Meynier, qui, depuis
la fin des Cent-Jours avait été l'objet des plus mauvais traitements de la part
des forcenés par lesquels le parti royaliste était déshonoré. A la fin de juin,
il avait été obligé de s'enfuir ; puis, quand il était revenu dans la ville, on
l'avait emprisonnée. Sa femme réclamant sa mise en liberté, un fonctionnaire
avait eu la cruauté de lui répondre : « Va,
n'y compte plus; il est perdu. » Et à la prière même du prisonnier, elle
s'était réfugiée dans les environs. Meynier cependant était parvenu à sortir de
prison. Libre depuis quelques jours, le meurtre de Pascalet dans la soirée du 3
août, le désigna aux fureurs de la foule. Elle envahit sa maison, dans laquelle
il se trouvait avec son père et son frère. Une femme qui partageait leur repas
essaya de démontrer leur innocence. Elle fut pourchassée, obligée de fuir, se
vit refuser asile chez des voisins, et ne se sauva qu'en allant se cacher au
fond d'un puits desséché, après avoir reçu un grain de plomb dans le corps.
Pendant ce temps, on massacrait Meynier père et ses deux fils. L'un de ceux-ci
n'expira qu'au cinquième coup de fusil. L'autre ayant demandé un prêtre : « Les brigands ne se confessent pas » (1),
lui répondit-on.
1. Documents judiciaires.
Archives de la cour de Riom.
Le lendemain, la veuve de Meynier, rentrant dans la ville après avoir erré
plusieurs jours dans les environs, apprit son malheur de la bouche de femmes
qui la cherchaient pour la rassurer et qui la prirent sous leur protection,
mais en lui déclarant que le supplice des siens était mérité et qu'elle
porterait le deuil « de trois brigands ».
Elle arriva enfin chez elle, et put constater le pillage de sa demeure. Dans la
même soirée, un vieillard nommé Court fut assassiné dans son lit. Son fils,
ancien soldat, avait le matin même quitté Uzès pour se rendre aux eaux de Vals,
dans l'Ardèche. Quand il revint deux mois plus tard, il rencontra Graffand, son
ancien camarade de régiment, qui lui devait la vie et qui, après lui avoir dit
qu'il n'était pour rien dans la mort de son père, lui offrit aide et
protection, et ajouta :
« Tous les bonapartistes, protestants
ou catholiques, mourront de ma main, y compris les enfants.
- Je suis protestant,
répliqua le fils Court ; ta protection ne peut être franche.
- Voici deux pistolets.
Il y en a un pour toi, un pour les autres.
- Donne donc, tu
verras, si je sais mourir.
- Tu ne m'as pas
compris, reprit Graffand, ce pistolet est pour te défendre et non pour te tuer.
Je n'oublie pas qu'autrefois je t'ai dû mon salut. »
C'est le seul trait que los documents officiels nous fournissent à l'éloge
de Graffand. En revanche, que de crimes ils nous révèlent ! Dans la même nuit,
un homme et trois femmes sont encore assassinés (1); les pillages s'étendent à
dix maisons ; de toutes parts fuient des malheureux poursuivis et menacés.
1. Pierre Roche, veuve Roche,
femme Artaud, demoiselle Gautier.
La part de Jean Graffand est considérable dans ces forfaits, constatés par
des actes judiciaires qui sans doute ne les ont pas tous relatés (1).
1. Il est à remarquer que les
écrivains locaux ont essayé de laver Graffand de ces crimes odieux comme de
ceux qu'il nous reste à raconter, et d'en attribuer la responsabilité a un
protestant, David Daumont. Cet individu ne figure dans là volumineuse procédure
qui a passé sous nos yeux que comme témoin à décharge, ce qui permettrait tout
au plus de supposer qu'il a été l'un des complices de Graffand, mais
n'enlèverait rien à l'infamie des actes qui ont valu à Quatretraillons sa
réputation.
Les détails qui précèdent permettent de se rendre compte de la terreur qui
régna dans Uzès durant cette nuit. Le matin venu, ce fut pis encore, et crime
plus épouvantable vint en accroître l’horreur. En quittant la prison dans
laquelle il était resté détenu pendant quelques heures, Graffand avait proféré
des menaces contre les prisonniers qui s'y trouvaient et qu'il avait terrifiés.
Le portier de la prison. Un honnête homme nommé Pichon, partageait leurs
appréhensions. Elles furent confirmées par la visite du commissaire de police
qui se présenta au milieu de cette nuit terrible, afin d'obtenir la mise en
liberté d'un prisonnier auquel on n'avait rien à reprocher et qu'on n'avait
emprisonné que pour le soustraire aux fureurs populaires déchaînées contre lui
parce qu'il n'était pas royaliste. Ce magistrat ne dissimula pas les périls
qui, selon lui, menaçaient les détenus. Aussi, après avoir remis entre ses
mains, au risque de se compromettre, l'individu qu'il s'agissait de sauver, le
portier Pichon se décida à aller invoquer pour les autres la protection du
commandant de place (1).
1. Cinquante-six ans plus
tard, sous le régime de la commune, le brave Pichon, dont nous sommes heureux
de restituer le nom a l'histoire, devait avoir de courageux imitateurs dans les
prisons de Paris; ainsi que M. Maxime Du Camp nous l'a appris dans un récit
pathétique. Quant au commandant de place, la mort le préserva du châtiment
qu'avait mérité son insigne lâcheté.
Admis en présence du représentant de l'autorité militaire, Pichon lui fit
part de ses craintes, et le dialogue suivant eut lieu entre eux :
« Pichon, voulez-vous
périr ?
- Non, monsieur.
- Eh bien ! ni moi
non plus. Ces gens doivent être fusillés à dix heures.
- Par quel ordre ?
- Sans ordre; mais
n'essayez pas de l'empêcher; il y va de votre vie.
- Si je les livre, je
me compromettrai.
- Le peuple le veut ;
vous n'avez rien à craindre. »
A dix heures précises, des gens armés, conduits par Graffand, vinrent pour
s'emparer de six personnes, - trois catholiques et trois protestants, - qu'on
désigna par leurs noms à Pichon. (1)
1. C'étaient les nommés Jean
Armentier, Th. Ribaud, P, Martin, Jean Dupiac, cultivateurs, François Béchard,
ancien maire d'une commune voisine, et Brémond, le messager du général Gilly.
Le portier se défendit, exigea un ordre écrit, et se fit traîner chez le
commandant de place qui le lui refusa en disant :
« Obéissez,
le peuple le veut. »
Dépourvu de tout moyen de défense, Pichon dut laisser emmener ces
malheureux qui furent conduits au supplice, deux par deux, et fusillés sur
l'esplanade (*), sans que personne tentât de les arracher aux mains des
assassins, à l'exception d'un prêtre, l'abbé Payen, qui se traîna aux pieds de
ceux-ci, mais ne put les attendrir.
(*) NDLR : Précision, il
s’agit de l’Esplanade d’Uzès.
Pendant qu'on mettait à mort les deux premiers prisonniers, un des autres
était parvenu, avec l'aide de Pichon, à se cacher dans une cellule. Il fut
dénoncé par un détenu condamné à un an d'emprisonnement pour escroquerie et
qu'on menaça de mort pour le faire parler. Quand les exécutions furent
terminées, les assassins revinrent vers la prison pour y trouver d'autres
victimes, en disant : « Il ne faut pas
qu'un seul de ces brigands puisse s'échapper ». Mais, cette fois, Pichon
fut assez heureux pour sauver les individus confiés à sa garde, en alléguant
que le juge d'instruction ne les avait pas encore interrogés. « On n'aura rien à nous reprocher, objecta
Graffand en se retirant ; il y avait trois catholiques et trois protestants. »
A la suite de cet événement, la ville resta sous l'empire d'une stupeur qui
se prolongea pendant plusieurs jours. Ainsi, à Uzès comme à Nîmes, la faiblesse
des autorités favorisait la criminelle audace des scélérats. Elle justifiait en
même temps l'irritation des communes voisines. Une conflagration devenait
imminente, car les masses étaient prêtes à en venir aux mains.
Les Autrichiens occupaient alors la Provence et le Languedoc ; mais ils
n'avaient pas encore pénétré dans le Gard. L'état du département les décida à
intervenir. Le département des Bouches-du-Rhône étant écrasé par l'occupation,
le préfet de Marseille ne fit aucun effort pour les détourner d'un dessein qui
donnait à la cause de l'ordre dans le Gard un pareil secours et allégeait les
contrées provençales de l'entretien de cinq mille ou six mille hommes. M.
d'Arbaud de Jouques protesta en déclarant que ses administrés, obérés, ne
pourraient pourvoir aux dépenses de l'occupation. Mais les Autrichiens ne
tinrent aucun compte de ses plaintes, et, le 23 août, ils entraient dans Nîmes,
sous les ordres du général prince de Stahremberg, précédés d'une proclamation
de ce dernier, disant qu'il venait « pour
assurer la tranquillité et la sécurité, dans toutes les parties du département,
à chaque bon habitant du Languedoc, de quelque classe et de quelque religion
qu'il fût ». Le préfet se vit obligé de lever aussitôt une contribution
additionnelle de 20 centimes au principal de l'impôt foncier. Mais, quelques
jours après, il parvint, par son énergie, à épargner au département la lourde
charge de l'habillement de cinq mille hommes que le comte Choteck, intendant
général, entendait lui imposer.
« Vous me ferez un bien sensible
plaisir, disait le comte Choteck, à la fin d'une lettre d'ailleurs très
courtoise, en m'épargnant des mesures de force désagréables auxquelles j'ai été
autorisé et que je devrais employer, bien malgré moi sous ma responsabilité
personnelle. »
À cette mise en demeure, le préfet répondit par une fin de non-recevoir que
justifiait la misère publique constatée par la chambre de commerce. Puis il
ajoutait :
« Il me serait impossible de jamais
présumer que de si braves troupes et d'une nation renommée pour sa loyauté, qui
se sont présentées au milieu d'une population accablée de tous les maux comme
des protecteurs et des alliés, et ont été reçus et traités comme tels, puissent
abandonner un rôle si honorable et même si utile pour elles. Quant à moi,
premier magistrat, institué par le roi mon maître, chef de ce département,
lorsque j'ai accepté une mission si pénible, dans des circonstances si
orageuses, j'ai dévoué totalement dès lors au service de mon roi et au salut de
la portion de ses peuples qu'il confiait à mon administration mes intérêts
personnels, mon indépendance, ma liberté, ma vie même, et à côté de si grands
devoirs, tous ces objets m'ont paru bien peu de choses et me sont devenus fort
indifférents ! »
Aussi habile que l'autorité civile était ferme, l'autorité militaire put
faire partir pour Cette (Sète) tout le matériel militaire qui se trouvait sur
le passage des Autrichiens et dont ils étaient pressés de s'emparer. Malgré
leurs exigences, qui ne cessèrent que lorsqu'ils partirent, le préfet du Gard
dut se féliciter dès le lendemain de leur arrivée d'avoir à sa disposition
cette force imposante, étrangère aux passions des deux partis. Ce jour-là, un
escadron des chasseurs d'Angoulême, dirigé de Nîmes sur Alais, afin de faire de
la place aux troupes étrangères et commandé par M. de Saint-Victor, fut menacé
en route par une bande de paysans de la commune de Ners, située à cinq lieues
du chef-lieu, rendez-vous des divers détachements des gardes nationales de la
Gardonnenque et des Cévennes. Le capitaine de Cabrières s'avança au-devant
d'eux pour les haranguer et les inviter à se disperser. L'ancien maire de Ners
s'était joint à lui. Ils tuèrent ce dernier ainsi qu'un cavalier et blessèrent
assez grièvement l'officier. L'escadron composé de jeunes soldats n'osa tenter
de passer. Les uns se réfugièrent à Uzès, les autres revinrent à Nîmes où l'on
craignit une marche en avant des bandes exaltées par ce facile succès, et
poussées par quelques chefs inconnus. Le préfet publia alors un arrêté dans
lequel signalant, comme la cause de ces désordres, la présence dans la
Gardonnenque d'un grand nombre de déserteurs et de fédérés de Nîmes, de
Montpellier, d'Avignon, d'Arles et de Tarascon, il prescrivait l'envoi sur les
lieux d'une force royale, appuyée par les Autrichiens, chargés de chasser des
communes les étrangers et de réorganiser partout les gardes nationales. En
exécution de cet arrêté, huit cents Tyroliens, sous les ordres du général de
Stahremberg, sortiront de Nîmes, avec les chasseurs d'Angoulême. Au-delà de
Ners, ils trouvèrent les rebelles rangés en bataille, qui tirèrent sur eux on
les voyant, leur tueront quatre soldats et en blessèrent neuf. Une charge
générale dispersa ces guerriers improvisés. Ils laisseront soixante des leurs
sur le sol et trois prisonniers aux mains des Autrichiens. Ramenés à Nîmes le
25 août au matin, jugés en quelques instants par une cour martiale, ces trois
individus furent fusillés sur l'ordre du général de Starhemberg qui prévint le
marqis d'Arbaud de Jouques qu'il les avait traités conformément au code
militaire autrichien, non comme des prisonniers de guerre, mais comme des
révoltés. Pendant ce temps, la colonne autrichienne parcourait la Gardonnenque
et la Vaunage, en chassait les meneurs, et désarmait les bandes. Quatorze
individus furent encore fusillés pour avoir voulu leur résister. (1)
1. Rapports du préfet.
Archives nationales.
Les Autrichiens qui, sous prétexte d'aider à rétablir le calme dans les
contrées du Midi, ne cherchaient qu'à s'avancer jusque vers les Pyrénées,
occupaient à; la fin du mois d'août tout le département du Gard; menaçant
l'Hérault et la Lozère. Pour arrêter leur marche, il fallut l'intervention
ferme et directe du duc d'Angoulême qui obtint d'abord qu'ils n'iraient pas
plus loin, et ensuite qu'ils évacueraient le département. Cette même journée du
25 août fut signalée à Uzès par un nouveau crime de Jean Graffand. Durant la
soirée de la veille, Trestaillons était arrivé dans cette ville, et son arrivée
coïncidant avec la marche des Autrichiens sur Ners, les autorités craignirent
avec raison qu'elle servit de prétexte à quelque conflagration, surtout si, à
la faveur de l'agitation générale, Jacques Dupont et Jean Graffand parvenaient
a s'entendre pour frapper encore des innocents, n’osant arrêter ce dernier,
elles résolurent de l'éloigner. A dix heures du soir, il reçut l'ordre de se
porter à la rencontre des Autrichiens et de se mettre à leur disposition comme
éclaireur. Il accepta cette mission, s'adjoignit trente-cinq hommes, se fit
délivrer dix paquets de cartouches, un drapeau blanc et partit, monté sur le
cheval d'un pasteur protestant, qu'il venait de dérober. Au-delà d'Uzès, il
changea d'itinéraire, et au lieu de chercher à rejoindre les Autrichiens, il se
porta sur la commune de Saint-Maurice, dont les habitants avaient organisé des
patrouilles pour se garder. Une de ces patrouilles entendit le bruit de la
troupe de Graffand et se replia sur le village ; mais elle fut poursuivie et
atteinte avant d'y rentrer.
« Rendez-les armes, lui cria-t-on, on
ne veut, vous faire aucun mal. »
Six de ces pauvres gens se laissèrent désarmer et arrêter, tandis qu'au cri
de « Qui vive » qui leur était
adressé, les autres répondaient : «
Patrouille de Saint-Maurice »
A ces mots, Graffand ordonna une décharge générale qui ne les atteignit
pas. L'un d'eux fit alors quelques pas en avant pour reprocher à Graffand sa
conduite :
« Qui êtes-vous ? demanda celui-ci.
- Je suis royaliste.
- Bah ! vous vous
dites tous royalistes aujourd'hui »,
répliqua le brigand. Il déchargea son pistolet sur le paysan qui tomba
baigné dans son sang. Ses compagnons prirent la fuite. Graffand ne jugea pas
opportun de les poursuivre et se dirigea, suivi de ses prisonniers, vers la
commune de Montaren où il arriva au lever du jour et où ses hommes voulurent
s'arrêter pour manger. À défaut d'auberge, ils envahirent une maison où ils ne
trouvèrent qu'une femme qui leur déclara qu'elle était hors d'état de les
nourrir.
« Donne toujours ce que tu as lui
répondit-on ; il t'en restera bien assez pour vivre jusqu'à demain. Nous
viendrons te chercher ton mari et toi, et vous subirez le sort de ceux que nous
conduisons. »
Elle dût obtempérer à leur volonté, tandis qu'elle les servait, elle
reconnut un de ses cousins parmi les prisonniers et eut le courage de demander
sa mise en liberté.
« Allons
donc ! s'écria Graffand, c'est le pire de tous ! »
Un de ses compagnons ajouta :
« Nous
allons les fusiller ici ! »
Cette menace répandue dans le village fit accourir le curé, l'abbé Goirand
de Labaume, qui intercéda pour les prisonniers.
« On ne doit pas se faire justice
soi-même, dit-il ; s'ils sont coupables, la justice les punira,
- Ils ont mérité de
mourir, monsieur le curé, s'écria Graffand, mais par égard pour vous, je
consens à retarder leur supplice jusqu'à Uzès. »
Puis, il remonta à cheval et donna l'ordre du départ, après avoir enjoint
au crieur public de marcher devant lui, avec son tambour. On se mit en route.
Les prisonniers étaient attachés deux par deux, à l'aide d'une corde que
Graffand s'était fait donner par un épicier, en lui disant : « L'empereur te payera quand il passera. »
La troupe arriva dans Uzès à sept heures, Au bruit du tambour, la foule
accourut, et comme Graffand disait qu'il allait en finir avec les ennemis du
roi, elle suivit ces malheureux, en les couvrant de menaces et d'injures.
Quelques chasseurs d'Angoulême qui se trouvaient là, formèrent l’état-major de
Jean Graffand. Le cortège arriva ainsi sur l'une des pièces publiques d'Uzès,
où une fusillade générale dirigée brusquement dans le tas des prisonniers les
mit à mort. Un témoin a tracé devant le juge d'instruction un tableau
saisissant de cette scène, qui nous montre les victimes expiant dans d'atroces
convulsions, au milieu des cris de joie d'une plèbe féroce et une douzaine de
cavaliers caracolant autour d'eux dans un nuage de poussière et de fumée (1).
1. Ce récit, qui dément toutes
les versions précédentes, a été rédigé à l'aide des documents judiciaires qui
ont passé dans nos mains. Le même dossier contient une lettre indignée du
préfet du Gard au sous-préfet d'Uzès, s'étonnant que dans une ville ou
d'honnêtes gens, au nombre de six cents, étaient armés, personne n'ait osé
arrêter Jean Graffand avant ou après le crime, et que pour l’empêcher de
troubler l’ordre, on n'ait rien trouvé de mieux que de lui mettre en main les
moyens de consommer de nouveaux meurtres.
Cette tragédie marqua la fin des désordres d'Uzès, où les Autrichiens qui
occupaient la Gardonnenque envoyèrent, le 28 août, un détachement. Le marquis
d'Arbaud de Jouques prit publiquement l’engagement de réprimer les passions
dans tous les partis, et de punir les actes arbitraires quels que fussent leurs
auteurs. Il ordonna au comte de Vogüé d'arrêter Jean Graffand et de l’envoyer à
Montpellier, de dissoudre les bandes armées, de réorganiser la garde nationale.
Ces mesures, hélas ! trop tardives, appuyées par la proclamation royale du 1er
septembre, mirent un terme aux collisions. Quant à Jean Graffand qui s'était
retiré d'abord chez sa mère, et puis dans la commune de Pougnadorès qu'il
habitait, il y resta un mois, sans être inquiété. Ce ne fut que vers la fin de
septembre qu'on se décida à l'arrêter. Le 27, dans la nuit des gendarmes se
présentèrent à son domicile. À leur approche, il se mit à une croisée de sa
maison, armé d'un fusil et de deux pistolets, en criant qu'il ne se rendrait
pas. On l'eut cependant, sans coup férir, et on le dirigea sur Montpellier où
il fut mis en détention.
À Nîmes, la fin d'août et le mois de septembre s'étaient écoulés sans
trouble, ce qui ne voulait pas dire que les esprits fussent apaisés. Le préfet
écrivait alors au Ministère de l'Intérieur :
« L'autorité royale est partout
reconnue ; il n'y a plus un hameau où ne flotte le drapeau blanc. Mais tous les
esprits y sont partout dans la plus vive agitation et les partis s'observent
avec une profonde inquiétude. Chaque changement d'autorité, chaque acte de sa
part, quelque mesure que ce soit excite une passion ou fait naître une
inquiétude. Ce département est le seul du royaume où le protestantisme forme un
parti politique. Il renferme dans son sein d'excellents royalistes ; mais la
généralité de ce parti est antiroyaliste. Je ne dois pas l'abandonner aux
fureurs d'une réaction qu'il n'a que trop provoquée et les efforts que je fais
pour arrêter ces éléments réactionnaires peuvent éloigner de moi la confiance
de la majorité dans la classe du peuple et lui faire méconnaître dans
l'autorité du préfet celle du roi ». (1)
1. Archives nationales.
Dossier des événements du Midi en 1815.
Le 5 septembre, toutes les communes étaient désarmées, envoyaient des
adresses de soumission et le préfet ajoutait :
« Tout est aujourd’hui soumis et
calme ; mais rien n'est éteint. Un souffle peut rallumer le double incendie de
la révolte chez les factieux et de brigandage dans la population oisive et
misérable qui, sous le prétexte de vengeances réactionnaires, s'est livrée à
des excès de pillage qui ont tant d'appas pour elle ».
Puis il annonçait qu'il avait fait arrêter quelques-uns des coupables ;
mais il déplorait l'absence des tribunaux, l'inaction du ministère public. En
même temps, il prodiguait les proclamations :
« Rendez votre monarque heureux ;
mais soyez assurés qu'il ne peut l'être qu'en voyant habiter parmi vous la paix
et la justice. Les cheveux du roi ont blanchi sur sa tête sacrée, agités
pendant vingt-cinq ans par les orages de vos adversités. N'est-il pas temps
enfin de verser quelques consolations dans le cœur de notre père ! Immolons à
ses pieds le souvenir de nos maux qu'il veut finir, nos passions que ses
royales vertus condamnent, nos ressentiments désormais inutiles, puisque le
repentir trouve grâce à ses yeux ; nos vengeances désormais sans honneur,
puisqu'il n'y a plus de résistance. »
Ce tangage n'avait que le tort de, manquer d'énergie et attirait à son
auteur cette observation ministérielle :
« J'ai lu votre proclamation. J'aurais désiré un stylo un peu plus nerveux
et l'expression plus prononcée du mécontentement de l'autorité et de sa
sévérité. » (1)
1. Archives nationales.
Dossier des événements du Midi en 1815.
Quelques jours après, il recevait encore une lettre confidentielle ayant
pour but d'exciter son zèle et dans laquelle nous relevons ce passage :
« On m'assure qu'un des principaux
auteurs des troubles qui ont eu lieu dans votre département est encore en
pleine liberté et qu'il se promène dans votre ville. Son nom est Trestaillons.
Il paraît qu'il est coupable de grands crimes. Si les faits sont tels que la
voix publique les indique, je pense que vous vous occuperez de prendre les
mesures convenables pour le faire arrêter et traduire devant les tribunaux. »
(1)
1. Archives nationales.
Dossier des événements du Midi en 1815.
L'autorité n'osa obtempérer immédiatement à cet ordre, tant elle redoutait
l'influence de Trestaillons et des personnes qui le défendaient. Comment
aurait-on osé l'arrêter quand des royalistes se plaignaient de voir « les ennemis du roi impunis », et
menaçaient de se faire justice ; quand, tous les jours, on menaçait la
citadelle dans laquelle quelques malheureux étaient enfermés comme suspects
d'esprit révolutionnaire ; quand, en un mot, une partie de la population ne
respirait que vengeance. (1)
1. Des officiers de l'armée
impériale détenus en prison ayant été par prudence transportés à Montpellier,
furent attaqués au sortir de Nîmes. Une de leurs voitures fut brisée et leur
vie courut de sérieux périls. Le général de Briche commandant la division
n'osait faire fusiller quelques scélérats, ne sachant quel effet produirait
cette exécution. Tout le département était en proie à la même anarchie. Le
registre du commissaire général de police révèle chaque jour des pillages et
des excès odieux.
On était alors à là fin de septembre. Depuis dix jours, les Autrichiens
avaient à l'improviste évacué la ville de Nîmes et le département, pour
retourner en Provence, se contentant de laisser quinze cents hommes au
Pont-Saint-Esprit et à Beaucaire, afin de garder le passage du Rhône. On
pouvait craindre que leur brusque départ ne donnât lieu à de nouveaux troubles.
Il n'en fut rien cependant. Il est vrai que le commandement militaire avait été
confié à un soldat énergique, le comte Auguste de Lagarde (1) dont la carrière
militaire s'était passée au service de la Russie, en qualité d'aide de camp du
duc de Richelieu.
1. Daniel Stern (Mme d'AgouIt)
a laissé dans ses Souvenirs un touchant portrait de ce général qui fut aussi un
habile diplomate, et qui dans l'âge mûr, conçut pour celle qui s'appelait alors
Mme de Flavigny, une passion profonde, presque partagée, à en croire ce cri de
Mme d'Agoult vieillie et désenchantée : « Avec quelle amertume, dans le long cours
des ans, je me suis accusée et repentie de n'avoir pas écouté la voix de mon
cœur »
Le dévouement de l'autorité n'avait jamais été plus nécessaire. Vers le 15
octobre, le bruit se répandit que Trèstaillons allait être emprisonné ; en même
temps, le procureur du roi, cédant, par une faiblesse injustifiable, aux
sollicitations incompréhensibles de plusieurs citoyens honorables, faisait
mettre en liberté, sans en avertir le général, dix individus arrêtés, le mois
précédent, comme pillards, dans les environs de Nîmes, et que ce dernier avait
donné l'ordre de traduire devant un conseil de guerre, et de fusiller dans les
vingt-quatre heures, s'ils étaient condamnés. Leur retour coïncidant avec une
rumeur menaçante pour le plus compromis des fauteurs de désordre provoqua un
commencement d'émeute. Le 16 au matin, une maison protestante fut pillée dans
un faubourg. Des patrouilles parcoururent la ville, et dans la soirée, elles
essuyèrent plusieurs coups de feu. A dix heures, la générale fut battue sans
ordre, les rues se trouveront subitement remplies d'hommes armés qui ne
savaient vers quel lieu ils devaient se transporter. Le général de Lagarde
étant monté à cheval, parcourut le faubourg où il apprit qu'un faiseur de bas
(1) venait d'être assassiné dans sa maison, littéralement haché à coups de
sabre.
.1. Lafond.
On parvint enfin à réunir les détachements errants de la garde nationale et
lorsqu'on se fut convaincu que la sécurité publique n'était pas menacée, on les
renvoya dans leurs quartiers. Un autre crime, connu seulement le 17 octobre au
matin vint accroître les appréhensions causées par cette nouvelle tentative
d'émeute. Une bande do six hommes s'était présentée au domicile d'un ouvrier en
soie (1), marié et père de quatre enfants, l'avait entraîné loin de son
domicile et fusillé malgré les prières et les larmes de sa famille. (2)
1. Lichaire.
2. C'est en 1820 seulement que
Servant, dit le Camp, reconnu coupable de ce meurtre, fut condamné à mort et
exécuté.
Cette bande avait voulu arrêter aussi un cultivateur et, ne l’ayant pas
trouvé chez lui, s'était vengée sur sa femme en la blessant grièvement.
L'effroi des habitants fut profond ; mais il s'apaisa quand ils .apprirent
que, durant cette même nuit, Trestaillons avait été mis dans l'impuissance de
nuire. Peu de temps avant, assistant à une course de taureaux dans les arènes,
il avait été provoqué par un individu qui, ayant ou à souffrir de ses
violences, voulait le tuer. Comme il refusait de se battre, on se retranchant
derrière son grade de capitaine de la garde nationale, l'autre l'avait blessé
au ventre avec la pointe d'un sabre. La blessure n'était pas grave (1), mais
elle avait cloué TrestailIons au lit pendant cinq semaines et les troubles du
16 octobre coïncidèrent avec son rétablissement.
1. Rapport du baron Larrey.
Archives du Gard.
On le vit durant la journée et le soir dans divers quartiers de la ville.
Le comte de Lagarde voulut en finir avec le scélérat, et, profitant du
déploiement des forces mises sur pied cette nuit-là, il donna l'ordre de
l'arrêter, après avoir au préalable fait braquer une pièce de canon sur le
boulevard où l'arrestation paraissait devoir être opérée. Co fut là, en effet,
qu'on trouva Trestaillons, sortant d'un cabaret, tenant les propos les plus
violents contre ceux qui essayaient d'entraver les vengeances royalistes.
Appréhendé au corps avec un garde national qui plus tard fut reconnu seulement
coupable de s'être trouvé en sa compagnie, il fut mis en voiture séance
tenante, et expédié à Montpellier sous bonne escorte. Le lendemain, comme on
redoutait que la nouvelle de cette arrestation n'engendrât de nouveaux
désordres, on emprisonna les pillards précédemment mis en liberté, et avec eux
Truphémy qu'on eut le tort de laisser sortir de prison peu après, et qui n'expia
ses crimes que cinq ans plus tard. C'est à l'occasion des événements du 16
octobre que le général de Briche écrivait do Montpellier :
« Je vois clairement les moyens
affreux que la canaille, sous le manteau du royalisme, emploie pour se porter à
tous les excès et en rejeter le blâme sur les bonapartistes qui ont déjà bien
assez de leurs propres fautes... Le but bien connu de ces prétendus royalistes
et faux partisans du roi n'est autre que le pillage et le sac des maisons
protestantes qui seules font plus des deux tiers des affaires commerciales de
cette ville et entretiennent par leur fabrication une population de douze à
quinze mille âmes » (1)
1. Archives nationales. Dossier des événements du Midi en 1815.
Le ministre de la guerre lui répondait :
« Dans de semblables circonstances, toutes les autorités locales devront
réunir leurs efforts pour le maintien de l'ordre, bien sûres d'être approuvées
par le gouvernement dans les mesures de rigueur qu'elles auront prises.
L'intention de Sa Majesté est qu'on poursuive avec sévérité, sans acception
d'opinion, tout individu qui aura attenté à la tranquillité publique » (1)
1. Archives du dépôt de la
guerre.
Dans la longue série de crimes que nous venons de raconter, les protestants
du Gard avaient été cruellement éprouvés. Sans affirmer qu'ils eussent été les
seules victimes des passions locales, on peut dire que c'est leur sang surtout
qui avait été versé. L'Europe s'était émue ; plusieurs voix s'étaient élevées
pour demander vengeance. Le gouvernement comprit qu'il devait une éclatante
réparation à des citoyens injustement frappés et longtemps menacés dans leur
vie et dans leurs biens. Par l'ordre du roi, le duc d'Angoulême se rendit à
Nîmes, afin de prêcher la concorde. Le consistoire protestant se présenta à
lui, invoqua sa protection et obtint la promesse que les temples fermés depuis
plus de quatre mois seraient enfin rouverts. Le prince, en faisant cette
réserve, demanda à tous les citoyens « d'obéir
aveuglément au roi et de concourir par leur soumission au maintien de la paix
publique ». Il se prononça avec énergie contre toute réaction nouvelle.
Malheureusement, le jour même où il quitta Nîmes une rixe, survenue dans la
commune de Calvisson entre des gardes nationaux et des paysans, qui coûta la
vie à un homme, vint démontrer l'inefficacité de ses conseils. Le général de
Lagarde, qui l'avait accompagné à Montpellier, revint à Nîmes le 12 novembre
pour présider au rétablissement du culte protestant fixé à ce jour. Des
précautions militaires avaient été prises. À dix heures, on vit le pasteur Juillerat, président du consistoire,
traverser la ville, en compagnie du maire, pour se rendre au temple. Tous les
protestants se dirigeaient du même côté ; quelques-uns, en signe de joie,
portaient des branches de laurier. Une grande foule stationnait aux abords de
l'édifice ; elle était malveillante, et, malgré les gendarmes, insulta les
fidèles, les menaça, en disant : «
Entrez, entrez ! vous ne sortirez pas ! » Néanmoins, la cérémonie commença,
et le pasteur Juillerat était en
chaire quand tout à coup les cris du dehors se transformèrent en railleuses
vociférations. Puis une troupe de forcenés pénétra dans le saint lieu, la
menace dans les gestes et sur les lèvres. Les femmes, éperdues, se
précipitèrent vers la sacristie pour y chercher un refuge. Malgré les efforts
du pasteur pour les rassurer, il y eut un moment de panique. Heureusement, les
gendarmes entrèrent dans la nef et chassèrent les fauteurs de désordre. (1)
1. Archives nationales. Dossier des événements du Midi en 1815.
Pendant ce temps, au dehors, le comte de Lagarde, accouru à cheval essayait
de rétablir l'ordre et haranguait le peuple, que le maire n'avait pu apaiser.
C'est dans ce moment et comme il était pressé par la populace dans une rue
étroite, qu'un courtier en soierie nommé Boissin dirigea sur lui un pistolet et
tira à bout portant. La balle entra dans la clavicule. Le général se crut
perdu, il put cependant regagner l'hôtel de la subdivision et s'alita ; après
avoir confié le commandement au colonel de gendarmerie. L'exaltation des
esprits était telle que le général de Briche, accourut de Montpellier à Nîmes à
la nouvelle du malheur dont le général Lagarde était victime, se vit arrêter
aux portes de la ville, par un poste de gardes nationaux avec les façons les
plus acerbes et des paroles injurieuses. Ce douloureux événement épouvanta même
les plus ardents meneurs et prévint sans doute des malheurs plus grands. Le
comte de Lagarde fut la seule victime de cette journée, mais les attroupements
ne se dispersèrent pas. Les protestants, rentrant chez eux, furent insultés une
fois de plus. Leurs femmes durent cacher le Saint-Esprit d'or qu'elles
portaient sur leur poitrine. Quand le temple fut vide, quelques énergumènes
enfoncèrent la porte, déchirèrent les livres saints, brisèrent les chaises, et
l'on entendit ces exaltés dire :
« C'est à recommencer ! Trop de
précipitation a tout fait manquer ».
A la nouvelle de ces événements, le duc d'Angoulême, qui se dirigeait vers
Toulouse, s'était hâté de revenir sur ses pas. Il arriva dans Nîmes le 15
novembre, fit entendre des paroles sévères, refusa les honneurs qu'on voulait
lui rendre et renvoya l'escouade de gardes nationaux qui venait se mettre à son
service. Sa présence permit de désarmer les compagnies irrégulières de
reconstituer définitivement la garde nationale et de rendre au culte protestant
une entière liberté. L'agitation devait se prolonger longtemps encore; mais du
moins le règne des excès était fini.
VI
Le récit rigoureusement exact qu'on vient de lire serait incomplet si nous
n'indiquions en le terminant, quelle suite fut donnée par la justice aux crimes
qui, du mois d'avril au mois de novembre 1815 avaient ensanglanté le
département du Gard. Bien qu'il soit impossible d'établir d'une manière précise
le nombre des victimes de cette époque, on arrive, en calculant avec la
modération qui convient a la recherche de la vérité, à un total d'environ cent
trente personnes, y compris, d'une part, les volontaires royaux tués pendant
les Cent-Jours, et, d'autre part, d'abord les individus assassinés par les
bandes de Trestaillons, de Quatretaillons et de Truphémy, ensuite ceux qui
tombèrent sous les balles autrichiennes, et ceux enfin qui périront dans les
combats où les forces des deux partis se trouvèrent aux prises. Ce chiffre,
encore qu'il diffère essentiellement des évaluations exagérées de divers
historiens, est néanmoins tristement éloquent, surtout si l'on songe que les
protestants parmi lesquels figuraient les ennemis du roi, y comptent pour la plus
large part et eurent pour bourreaux des hommes qui parlaient et agissaient au
nom des royalistes. Il donne la mesure des passions déchaînées en ces jours
néfastes.
Cependant, quelle qu'eût été l'ignominie de tant de forfaits, un châtiment
solennel, une répression immédiate, auraient dégagé le gouvernement de la
Restauration de la responsabilité qu'on entendait faire peser sur elle. Il lui
était aisé de démontrer qu'elle n'avait rien négligé pour arrêter l'effusion du
sang et pour rétablir l'ordre public. Les lettres ministérielles en font foi,
et c'est avec raison que le marquis d'Arbaud de Jouques, préfet du Gard, dans
la brochure qu'il publia ultérieurement pour justifier sa conduite, invoque à
sa décharge le vote du conseil général qui, en juin 1816, approuva ses actes à
l'unanimité de ses treize membres, dont six étaient protestants. Mais ce qui
souleva la conscience nationale, ce qui a pesé lourdement depuis un demi-siècle
sur les hommes mêlés à ces dramatiques péripéties, c'est la lenteur avec laquelle
vint le châtiment et la faiblesse qui le rendit incomplet. Tous les faits de la
réaction de 1818 ont mérité une critique analogue. Les assassins de Marseille
demeurèrent impunis ; ceux de Toulouse ne furent traduits devant les tribunaux
qu'à la fin de 1817 ; ceux d'Avignon qu'en 1821. Quant aux chefs des bandes du
Gard, le châtiment pour eux fut encore plus lent a venir. Sans doute les
parquets avaient reçu l'ordre de poursuivre d'office. Mais ils exigèrent que
les familles des victimes se portassent partie civile.
Ce fut pour, les criminels un titre à l'impunité. En outre, il y avait
entre cette manière de procéder et celle qu'on employait vis-à-vis des
adversaires de la Restauration une différence inique et révoltante. Ney,
Labédoyère, Mouton-Duvernet, Chartran, les frères Faucher, étaient tombés
depuis longtemps sous l'ardeur de colères impitoyables, et les meurtriers du
Midi goûtaient toujours les bienfaits de la liberté ; les meurtriers
d'Arpaillargues étaient montés sur l'échafaud ; on avait exécuté cinq gardes
nationaux de Montpellier accusés d'avoir tiré sur le peuple royaliste le 30
juin 1818, et Trestaillons, Quatretaillons et leurs complices semblaient s'être
mis au-dessus des lois et n'avoir plus rien à redouter d'elles. Empressés à
frapper les uns, les tribunaux n'osaient poursuivre les autres que
protégeaient, il est vrai, des complaisances qui ne peuvent s'expliquer que par
l'effroi que, même après tant de sang versé, les assassins inspiraient encore.
Une étude rapide des procédures fournit à cet égard des arguments péremptoires
et justifie ces paroles prononcées un jour à la tribune française : « La terreur avait glacé les témoins ».
Les crimes commis dans Nîmes et dans Uzès étaient, pour la plupart, des crimes
anonymes. On désignait tout bas ceux qui y avaient participé, mais personne
n'osait les dénoncer publiquement, et quand quelques hommes de cœur avaient le
courage de les signaler a la vindicte publique, il se trouvait des fanatiques
pour les défendre. C'est ce qui arriva pour le courtier Boissin, l'auteur de la
tentative d'assassinat commis sur le général comte do Lagarde. Depuis le 12
novembre, il avait disparu, et, bien que le préfet eût promis trois mille
francs à quiconque le livrerait à la justice, il put pendant neuf mois rester
caché chez des paysans do l'arrondissement d'Arles et se soustraire à toutes
les recherches. Enfin, en 1816, il fut arrêté dans cette ville et enfermé dans
le château de Tarascon. L'instruction commença aussitôt, et il est remarquable
que l'inculpé trouva des protecteurs qui tentèrent, mais en vain, de plaider sa
cause à Paris. Renvoyé devant la cour d'assises du Gard, il y comparut le 2
février 1817. Les membres du jury avaient été choisis avec soin parmi des
fonctionnaires que l'on croyait étrangers aux passions locales et au nombre
desquels on voit figurer plusieurs protestants. Mais ardemment royalistes, ils
étaient accessibles aux prières des uns, aux menaces des autres. L'excitation
qui régnait dans la ville avait nécessité les plus énergiques mesures. Tant que
dura le procès, les troupes, sous divers prétextes, restèrent sur pied, et le
commandant de la division vint s'établir a Nîmes pendant ce temps.
Ces précautions aboutirent à un résultat tout opposé à celui qu'on avait
espéré. L'accusation stipulait une tentative de meurtre avec préméditation.
L'avocat de Boissin plaida le cas de légitime défense, et, soit que les jurés
eussent subi les influences du dehors, soit que la manière dont les questions
furent posées entraînât une condamnation trop rigoureuse à leur gré, ils
prononcèrent l'acquittement.
Cette affaire a été menée le plus adroitement du monde par le parti,
écrivait le général de Briche à la date du 10 février 1817 ; rien n'a été
oublié, il n'y a pas jusqu'aux gendarmes qui ont déposé à décharge. La leçon
avait été si bien faite à un qu'il a dit avoir vu le général donner à Boissin
quatre coups de plat de sabre, tandis que Boissin lui-même ne s'est plaint que
d'en avoir reçu un ou deux. On a aussi écarté l'homme qui avait eu le courage
de déposer qu'il avait entendu dire à Boissin, après avoir tiré sur le général
: - Ah ! Coquin, je ne t'ai pas brûlé la
cervelle. (1)
1. Archives du dépôt de la
guerre.
Dix questions furent posées au jury. La réponse fut affirmative sur deux,
négative sur huit. Trois d'entre elles méritent d'être citées ici :
« L'accusé a-t-il été provoqué par
des coups et violences graves sans motifs légitimes ? - Oui. - Était-il porteur
d'une arme cachée ? - Oui. - Est-il coupable d'avoir blessé un agent de la
force publique pendant qu'il exerçait son ministère et à cette occasion, par un
coup do pistolet qui a produit l'effusion du sang, blessure et maladie, et d'où
il est résulté une incapacité de travail personnel pendant plus de vingt jours
? - Non. »
Ainsi que le fit remarquer le procureur du roi, les réponses du jury
auraient dû avoir pour conséquence la mise on accusation du général de Lagarde
lui-même. Depuis, pour justifier ce jugement scandaleux, des écrivains
royalistes ont tenté de faire croire que le coupable avait été menacé et
provoqué par le général de Lagarde ; mais ils ne l'ont pas prouvé ; ils n'ont
pu expliquer surtout comment et pourquoi Boissin se trouvait sur le lieu du
crime, armé d'un pistolet chargé. Au surplus, le lendemain même de
l'acquittement, le marquis do Vallongues, officier de marine et maire de Nîmes,
fit appeler Boissin, et, après lui avoir reproché sa conduite, exprima le
regret de ne pouvoir l'expulser d'une ville que sa présence déshonorait.
Boissin se fit justice en s'expatriant. Le préfet, auquel on reprochait, non
sans quelque raison, son indulgence, fut destitué. (1)
1. Replacé plus tard, il était
en 1830 préfet des Bouches-du-Rhône.
Le garde des Sceaux Pasquier provoqua et fit prononcer l'annulation de
l'arrêt, dans l'intérêt de la loi, et « dernière
protestation de la justice méconnue », a écrit M. Guizot.
En même temps, le gouvernement ordonnait d'instruire contre Jacques Dupont
et Jean Graffand, toujours détenus à Montpellier. À peine arrêtés, ils avaient
été l'un et l'autre l'objet d'une manifestation ayant pour but de les faire
mettre en liberté.
Une pétition fut même signée en faveur de Graffand par plus de deux cents
personnes appartenant à toutes les classes de la société, qui rendaient hommage
à son « bon royalisme ». Ce singulier
document existe au dossier de la procédure, et l'on ne peut se défendre de
penser que des menaces terribles ont seules pu réunir tant de signatures
honorables sous l'affirmation d'un mensonge. Des démarches analogues furent
faites pour Trestaillons. Toutefois, la justice tint bon et les deux scélérats
furent renvoyés d'abord à Lyon, puis à Riom, devant le juge d'instruction.
Malheureusement, les faits firent défaut à l'accusation. Contre
Trestaillons, contre cet homme qui avouait plus tard avoir mis a mort six
personnes, et, qui, - toute la ville de Nîmes le savait, - avait eu la main
dans la plupart des meurtres et des spoliations que nous avons racontés, il n'y
eut qu'une plainte de violation de domicile à main armée et d'arrestation
arbitraire. Contre Quatretaillons, la plainte n'existait même pas. Il
s'agissait seulement de savoir s'il avait ordonné l'exécution des six paysans
de Saint-Maurice, fusillés à Uzès le 18 août, ou si, comme il le prétendait, la
foule les lui avait arrachés et les avait frappés, malgré ses efforts pour les
sauver. Dans ces conditions, l'instruction était impossible. Lé 18 février
1816, le procureur du roi à Uzès écrivait :
« Les éléments d'une procédure sont
au pouvoir de M. le procureur général de Riom. Il n'a qu'à faire informer et il
obtiendra la preuve des divers faits dont Graffand est prévenu. Mais je doute
fort qu'on obtienne des dépositions directes contre un et contre ceux de sa
bande. Cette affaire, je l'ai toujours dit et écrit est du nombre de celles
qu'il ne faut pas activer le temps la rendra chaque jour plus facile à
instruire. Mais les têtes ne sont point encore assez calmes pour qu'on puisse
se promettre un résultat conforme à la vérité. » (1)
1.Documents judiciaires.
Archives de la cour de Riom.
Le 31 mai suivant, le garde des Sceaux Dambray écrivait à son tour :
« Comme il paraît que ces crimes sont de notoriété publique, mais qu'ils
n'ont pas été constatés d'une manière légale, et qu'on supposant que les
officiers de police pussent indiquer des témoins, il serait fort douteux que
ceux-ci voulussent dire la vérité, je sens combien il sera difficile d'obtenir
dans cette affaire des preuves complètes. Quoi qu'il en soit, je vous
recommande de faire commencer sans délai l'instruction sur le peu de renseignements
et de pièces quo vous avez déjà, sauf à demander au procureur du roi à Uzès de
vous indiquer quelques témoins. Le défaut de poursuites serait encore plus
scandaleux que l'impunité, quand celle-ci ne résultera pas du défaut de la
justice, mais de la faiblesse ou de la lâcheté des témoins. » (1)
1.Documents judiciaires.
Archives de la cour de Riom.
Ces prévisions ne furent que trop justifiées. En ce qui concernait
Trestaillons, les menaces retinrent les témoins à Nîmes, et, faute de preuves,
une ordonnance de non-lieu fut rendue en sa faveur au mois de mars 1816 :
« Il est à croire, disait le juge
d'instruction, que si Dupont a la réputation qu'on lui a faite, les personnes
qui ont à se plaindre de lui ne veulent pas se présenter. »
Trestaillons rentra à Nîmes, y, vécut méprisé, mais impuni, sans que ni la
pétition indignée de l'avocat Barbaroux, en date du 14 mai 1820, ni celle de M.
Madier de Montjau, ni les discours de M. de Saint-Aulaire pussent lui enlever
le bénéfice de la décision judiciaire. La poursuite fut continuée contre Jean
Graffand. On trouva en effet cinq témoins ayant consenti à se présenter, mais
c'étaient des témoins à décharge parmi lesquels figurait un individu qui avait
été, au dire de quelques contemporains, le complice le plus actif de Graffand.
Leurs témoignages confirmèrent les dénégations du prévenu ainsi que les
renseignements recueillis sur son compte, et force fut au juge d'instruction de
rendre encore une ordonnance de non-lieu. Rien ne sert mieux à peindre l'état
des esprits que cette conspiration du silence au profit d'un homme qui avait
tant fait de victimes. Il rentra à Uzès. Un riche propriétaire le prit à son
service, et ses forfaits semblaient destinés à l'oubli, lorsqu'on 1819, il fut
poursuivi pour un délit de droit commun et condamné. Il n'était plus à
craindre. Il y eut alors une explosion de plaintes dont l’unanimité obligea la
justice à reprendre l'instruction à Riom, en mars 1821. Cette fois, les témoins
abondèrent. Nous avons ou sous les yeux le volumineux dossier de cette seconde
procédure. Le bandit y apparaît dans toute son horreur. Sur dix-neuf chefs
d'accusation, l'instruction on retint onze. Renvoyé devant la cour d'assises du
Puy-de-Dôme, Jean Graffand fut condamné à mort par contumace et exécuté en effigie.
Quinze mois avant, sur la plainte de la veuve du capitaine Bouvillon, assassiné
à Nîmes, le 1er août, Truphémy avait été poursuivi. L'instruction ne
visait que cet unique fait, sans chercher à savoir si le prévenu n'avait pas
participé à d'autres. C'était assez d'ailleurs pour entraîner une condamnation
capitale qui fut en effet prononcée. Mais la Cour de cassation ayant annulé
l'arrêt pour vice de forme, celle de la Drôme, jugeant la cause à nouveau,
condamna le coupable aux travaux forcés à perpétuité. Truphémy fut exposé au
poteau et flétri publiquement sur la place du Marché à Valence, le 21 avril
1820.
A la même époque, d'autres individus étaient poursuivis pour avoir pris
part aux événements de Nîmes ; ils furent tous acquittés, à l'exception d'un
seul, Servent, dit le Camp, que la cour de Valence condamna à mort, sur la
plainte de la veuve Lichaire, dont le mari avait été massacré dans la nuit du
16 au 17 octobre. L'exécution eut lieu à Valence, La tête de Servent tomba,
malgré les efforts de quelques personnes convaincues de son innocence, laquelle
aurait été ultérieurement prouvée, s'il faut on croire l'affirmation du baron
d'Haussez, préfet du Gard à cette époque. (1)
1. A en croire cette version,
c'est le frère de Servent qui avait assassiné Lichaire.
Pour compléter le tableau des poursuites auxquelles donnèrent lieu les
événements du Gard, nous devons signaler celles qui furent exercées contre le
général Gilly. Après avoir tenté de soulever les Cévennes, il avait disparu. Le
bruit se répandit alors, cette version est accréditée encore aujourd'hui, qu'il
était parvenu à s'embarquer pour les États-Unis. La vérité, c'est qu'il n'avait
pas quitté le département du Gard. Réfugié dans la commune de Topezargues, aux
environs d'Anduze, chez un paysan protestant nommé Perrier, qui ne lui avait
pas même demandé son nom, il ne le lui révéla que lorsqu'une somme de dix mille
francs eut été offerte par le gouvernement à quiconque le dénoncerait. Ce
paysan était pauvre ; mais à dater de ce jour, Gilly lui devint encore plus
sacré, et il parvint à le soustraire a toutes les recherches. Pendant ce temps,
un conseil de guerre prononçait contre le général contumax la peine capitale.
Un jour, lassé de sa vie de misère et préférant la mort, il alla se livrer. Mais
alors, à la requête de la comtesse Gilly, sa femme, il lui surgit un protecteur
puissant. C'était le duc d'Angoulême. Déjà, en 1818, ce prince avait fait
gracier le général Radet, qui l'avait arrêté en 1815. En 1820, il couvrit de sa
protection le général Gilly et lui fit obtenir sa grâce pleine et entière.
-oOo-
Voici quelques notes
géographiques propres à expliquer les dénominations de la Gardonnenque et de la
Vaunage, qui reviennent si souvent dans notre récit :
Le département du Gard,
situé dans le bassin de la Méditerranée, est traversé dans la partie ouest par
la chaîne qui sépare le bassin de cette mer de celui de l'Océan, c'est-à-dire
par les montagnes des Cévennes. Les ramifications du faîte sont loin de
descendre graduellement jusqu'à la mer. Deux lignes idéales , passant, l'une
par Saint-Ambroix, Alais, Anduze et Saint-Hippolyte, l'autre par Beaucaire,
Nîmes et Sommières , divisent le département en trois étages distincts, en
quelque sorte superposés les uns aux autres, à partir de la mer.
Celui qui comprend le faîte
de séparation des deux grands bassins se compose de montagnes élevées, à
configuration très accidentée, dont les cimes ou les plateaux sont séparés par
de profondes vallées. C'est toute la portion du territoire située à l'ouest de
la première des lignes idéales précitées, c'est-à-dire la région montagneuse,
qui est connue sous le nom général de Cévennes.
La région moyenne est
mamelonnée et ne se compose guère que d'ondulations et de plateaux peu élevés.
On y remarque toutefois trois grandes dépressions dont il sera parlé plus loin.
Enfin la région basse ne
comprend que de vastes étendues de plaines, séparées par quelques collines de
sable.
Les deux premiers étages
sont découpés transversalement par quatre cours d'eau, sensiblement parallèles
dans leurs directions, l'Ardèche, la Cèze, le Gardon et le Vidourle. Les trois
premiers sont des affluents du Rhône, et le dernier, un fleuve qui franchit
aussi, pour se rendre à la mer, le dernier étage ou partie basse du
département.
Le bassin du Gardon, cours
d'eau central du département, occupe une très grande partie de son territoire ,
par suite des nombreux affluents qui contribuent à sa formation. En effet, la
branche principale, dite Gardon, se compose de deux autres, le Gardon d'Alais
et celui d'Anduze. Ce dernier Gardon lui- même se compose aussi de deux autres
branches, le Gardon de Saint-Jean-du-Gard et celui de Mialet.
Dans les parties hautes du
bassin du Gardon, on est dans l'habitude de distinguer les diverses vallées,
par le nom du cours d'eau qui en occupe le thalweg, auquel on ajoute la terminaison
en que. Ainsi pour désigner le territoire du bassin de la Salindre, affluent du
Gardon, les habitants emploient la dénomination de Salindrenque ; pour désigner
la vallée du Liron, affluent de la Salindre, celle de Lironenque, etc. De là,
la dénomination de Gardonnenque pour désigner le territoire de la vallée du
Gardon. Cette appellation, probablement limitée dans l'origine à la partie
haute de la vallée, s'est étendue depuis à la partie inférieure.
Il a été dit plus haut, que
la région moyenne se présentait sous forme d'ondulations ou de plateaux, et
qu'il s'y rencontrait trois grandes dépressions ou plaines très accentuées. La
première s'étend, au pied des Cévennes, au-devant des villes d'Auduze, d'Alais
et de Saint-Ambroix ; elle est limitée au levant par une sorte de falaise
facile à distinguer de Marvéjols à Ners, très confuse de Ners à Bouquet, et
très accentuée de ce point à l'Ardèche. La seconde s'étend de Saint-Mamert à
Uzès, et occupe les territoires des cantons de Saint-Mamert et de Saint-Chaptes.
Enfin la troisième se trouve située au midi du département, entre Mmes et le
Vidourle, au bord de la seconde des lignes idéales indiquées ci-dessus. C'est
une sorte de creux au milieu d'un vaste plateau, qui a reçu la dénomination de
Vaunage (vallée de Nages) du nom du
village de Nages, l'une des localités qui s'y rencontrent. Les autres localités
de la Vaunage sont Caveirac, Clarensac, Saint-Cornes, Calvisson, Saint-Dionisy
et Langlade.II
Pour permettre au lecteur
d'embrasser la physionomie exacte des tragiques événements d'Arpaillargues, il
nous a paru bon de reproduire ici un extrait du réquisitoire du procureur royal
chargé de porter la parole contre les assassins :
« ...La capitulation de la
Palud, disait ce magistrat devant la cour d'assises de Nîmes, fut signée le 8
avril 1815. Par l'article 1er, l'armée royale était licenciée et les
volontaires royaux devaient rentrer dans leurs foyers après avoir déposé leurs
armes ; les officiers devaient cependant garder leur épée. Cet article
garantissait, par une disposition expresse, aux volontaires royaux pleine et
entière sécurité pour leurs biens, et surtout pour leurs personnes. Environ
soixante-quatre volontaires royaux, la plupart de Nîmes, se retirant dans leurs
familles, avaient pris la route qui passe à Arpaillargues. Les habitants
d'Arpaillargues exigèrent qu'ils remissent ,leurs armes. A peine furent-ils
désarmés qu'une fusillade en renversa quatre. Les volontaires royaux épargnés
par les premiers coups de feu cherchent leur salut dans la fuite ; ils sont poursuivis,
à travers champs, fusillés, assassinés ; « on les poursuit comme des chiens,» a
dit le témoin Henri Ribaud; on les met nus. Quatre d'entre eux, Fournier,
Calvet, Chambon et Charrai avaient été abattus et étaient restés au pouvoir de leurs
assassins. Lorsqu'on s'apercevait que le malheureux Fournier faisait quelque
mouvement, on se hâtait de lui donner des coups de fourche, dans toutes les
parties du corps. Une femme lui plongea si profondément sa fourche dans le
ventre, qu'elle fut obligée d'employer tous ses efforts pour la retirer. Une
autre lui lança des coups de ciseaux dans le visage. Après l'avoir déchiré dans
tous les sens, on le dépouilla, on le mit à nu, le procès-verbal de levée de
son corps le constate, et on le jeta au coin d'une rue ; on refusa de le
transporter à un hôpital, sous prétexte qu'il n'en valait pas la peine. Il
conservait cependant encore un reste de vie, et il en donna quelques signes
pendant la nuit. On lui écrasa la tête avec une grosse pierre.
« Calvet, habitant de Nîmes,
marié depuis peu, avait été aussi blessé à mort ; étendu à terre et baigné dans
son sang, il reçut encore plusieurs blessures ; un individu que les témoins
n'ont pas connu le déchira avec sa faux. Une femme, la Coulourgole, lui
enfonçait, de temps en temps, sa fourche en fer dans le corps. Sur les dix
heures du soir, il fut jeté dans une charrette, étant alors dans la plus
douloureuse agonie. Il expira bientôt en effet. Fournier et Calvet ne furent
pas les seuls qui perdirent la vie dans cette funeste soirée ; mais il n'a pas
été possible de faire le dénombrement exact des volontaires royaux qui n'ont
plus reparu et qui, par conséquent, sont présumés avoir péri. Claude Chambon
fut une des plus malheureuses victimes de cette journée ; il se sauvait à
travers champs, après avoir échappé à la première fusillade, lorsqu'il fut
arrêté par un habitant d'Arpaillargues. D'autres habitants armés l'entourèrent
bientôt ; l'un lui donna deux coups de baïonnette, un autre un coup de broche,
un autre un coup de fourche dans les reins; un autre habitant lui perça la
cuisse droite. Ils allèrent ensuite chercher le corps de Fournier qu'ils
croyaient mort, couvrirent l'un et l'autre de ronces et d'épines qu'ils
foulèrent aux pieds.
« ...Ce fut un massacre d'hommes qui étaient sans défense, à qui on avait
fait déposer les armes , en leur promettant de les accueillir. »
III
Le combat des casernes, à
Nîmes, dans la journée du 17 juillet, et le massacre de quelques-uns des
soldats qui formaient la garnison constituent un des évènements les plus
dramatiques de la guerre civile dans le Midi en 1815, mais aussi l'un des plus
obscurs. Pour l'élucider et arriver à y voir clair parmi des assertions
contradictoires, nous avons dû parcourir les pièces de l'enquête qui fut faite
par un juge de paix, deux jours après ce grand malheur, pièces enfouies jusqu'à
ce jour dans les archives de la préfecture du Gard. Parmi ces pièces, la
déposition de l'adjudant-major Lefebvre, qui avait été assez grièvement blessé,
se fait remarquer par son accent de vérité, et présente un saisissant tableau
de la ville de Nîmes pendant ces heures de troubles et d'anarchie. C'est à ce
titre que nous la reproduisons :
Du 19 juillet 1815. - Le
juge de paix du lIe arrondissement de Nîmes s'est rendu à l'hôpital et a
interrogé le sieur Charles-Stanislas Lefebvre, adjudant-commandant de
l'état-major, qui a déclaré : - que le 15 du courant, vers environ deux heures
du matin, M. le préfet, ayant reçu par estafette une circulaire de M. de
Vitrolles, portant que le roi était rentré à Paris et injonction de le faire
reconnaître, s'empressa de communiquer cette lettre au général Gilly ; que,
comme elle était sans signature et sans désignation du titre de celui de qui
elle émanait, il y eut une conférence entre le général Gilly, le général de
Maulmont et le colonel de la gendarmerie, pour déterminer la marche qu'on
devait suivre envers MM. les commandants de l'armée royale de Beaucaire,
attendu qu'il avait été expressément convenu qu'on obéirait aux ordres du
gouvernement, dès qu'ils parviendraient d'une manière officielle ; - que le
général Gilly députa, lui déclarant, auprès de M. le préfet pour connaître son
opinion à cet égard, et l'engager en même temps à venir assister à la
conférence, a quoi il adhéra ; - qu'en retournant chez le général Gilly en
compagnie de M. le préfet, ils rencontrèrent le général Maulmont qui leur
apprit que le général Gilly avait pris une détermination définitive à cet
égard, et qu'après avoir dit qu'il s'en rapportait pleinement à la prudence et
à la sagesse du préfet et du général sur la manière de donner connaissance aux commandants
des troupes à Beaucaire de la dépêche reçue, et d'exécuter l'ordre qu'elle
renfermait, il avait ajouté que sa sûreté personnelle exigeait qu'il quittât de
suite la ville, ce qu'il a sur-le-champ exécuté : qu'alors le préfet et le
général Maulmont firent convoquer le conseil municipal pour lui faire part de
la lettre reçue; que lui déclarant fut instruit qu'il avait été décidé au
conseil qu'on écrirait à Beaucaire ; - que la nouvelle officielle de l'entrée
du roi à Paris ayant été annoncée par le Moniteur, qui arriva vers les dix
heures du matin du même jour, toute indécision fut levée et il fut décidé qu'on
prendrait les arrangements et précautions nécessaires pour préparer les troupes
au changement de couleur qui devait avoir lieu ; - qu'en conséquence, le
général Maulmont et lui déclarant se rendirent au quartier des casernes pour
haranguer la troupe, lui faire part des nouvelles reçues et l'exhorter à l'obéissance
; - que l'infanterie de ligne parut d'abord assez bien disposée, mais qu'elle
fut bientôt ébranlée par l'opposition insurrectionnelle que manifestèrent les
chasseurs à cheval ; - que plusieurs officiers de ce corps parcoururent les
rangs des soldats en disant qu'on les trompait, que les nouvelles n'étaient pas
telles qu'on les annonçait, et en s'efforçant d'engager les plus déterminés
d'entre eux à les suivre pour aller prendre position hors de la ville, dans
l'idée où ils étaient qu'il allait incessamment arriver des troupes de
Beaucaire avec lesquelles il faudrait se battre, - que les chasseurs
manifestèrent d'abord l'intention d'emmener avec eux les canons à l'aide de
quelques canonniers vétérans, de quelques gardes urbains et gardes nationaux qui
s'étaient rangés de leur parti au nombre d'environ une centaine ; que le
général Maulmont et lui déclarant employèrent tous les moyens de persuasion
pour empêcher l'infanterie de ligne de partager ce mouvement séditieux ;
qu'elle parut ébranlée, mais que les chasseurs à cheval, sourds à leur voix,
partirent avec tous ceux qui s'étaient attachés à leur sort ; - que comme les
dispositions de l'infanterie de ligne n'étaient point encore pleinement
rassurantes, le général Maulmont jugea prudent de renvoyer la proclamation au
lendemain ; - que rendu chez lui, il se hâta de faire son ordre du jour dont il
donna connaissance à la troupe dans la même soirée et qui fut affiché le
lendemain ; - que le restant de la journée se passa assez tranquillement ; -
que, le lendemain matin 16, toute la troupe de ligne arbora la cocarde blanche
et assista en grande tenue à la proclamation qui se fit sur les neuf à dix
heures du matin; qu'à suite de la double ration qui fut donnée, elle passa
cette journée avec autant de tranquillité que de gaieté ; - que le général
Maulmont et lui déclarant tâchèrent d'entretenir l'harmonie entre les citoyens
et la troupe en parcourant plusieurs fois la ville, et qu'ils eurent la
satisfaction de recevoir les témoignages les moins équivoques de l'estime
publique ainsi que de la confiance et de l'intérêt qu'inspirait leur conduite ;
- que, dans l'après-midi de cette même journée, la garde urbaine ne put se
réunir sur l'esplanade, ainsi que l'ordre en avait été donné, attendu qu'on
avait tenté dans divers quartiers de la ville de désarmer isolément quelques
individus de cette garde, qu'on désarma pareillement le poste entier composé de
douze hommes de la garde nationale soldée de l'Ardèche, qui se trouvait au
palais ; - que le lendemain 17, vers environ cinq heures du matin, il se forma
sur la place d'armes un rassemblement considérable de paysans, dont quelques
tinrent des propos qui alarmèrent la troupe et lui persuadèrent qu'on avait
l'intention de la désarmer ; - qu'aussitôt le commandant fit rentrer les
soldats dans les casernes où il les consigna, et ne laissa dehors que des
patrouilles qui tentèrent vainement de dissiper les divers rassemblements qui
s'étaient formés ; - que, dans le courant de cette matinée, on vit
successivement passer sur la place d'armes des hommes armés qui n'appartenaient
pas à la garde urbaine et qui tous se réunissaient dans les diverses rues de
l'enclos Mathieu, qui aboutissent à la place d'armes ; - que le général
Maulmont et lui, jugeant qu'il importait à la tranquillité publique de dissiper
ces rassemblements armés, se rendirent sur les lieux, et sur leurs
représentations, il leur fut répondu par certains de ces individus qu'on les
avait désarmés précédemment et qu'ils voulaient user de représailles en se
procurant des armes, ajoutant qu'ils n'avaient pas l'intention d'en faire un
mauvais usage ; - que le général Maulmont ordonna de nombreuses patrouilles de
gendarmerie dans les divers quartiers de la ville et les faubourgs pour le
maintien de l'ordre et empêcher les rassemblements de grossir.
Interruption et renvoi au
lendemain, attendu l'heure de dix heures et demie du soir et l'état de
souffrance de M. Lefebvre. Le juge de paix fait placer des factionnaires aux
portes des salles où sont les soldats blessés avec la consigne de ne laisser
sortir personne.
(Suite de ta déposition de
l'adjudant-commandant Lefebvre.)
Du 20. - Que le 17 du
courant, à l'heure d'environ midi, il commença à régner une très grande
agitation dans la ville, qu'on répandit le bruit qu'il arrivait un très grand
nombre de troupes de Beaucaire, et que ces bruits inquiétants pour l'infanterie
de ligne se fortifiaient par l'arrivée de quelques hommes isolés qui étaient
déjà entrés dans la ville et qui se disaient suivis du gros de leur colonne en
marche ; - que vers les quatre heures et pendant que lui déclarant était à
table chez le général Maulmont, on entendit pousser des cris de « Vive le roi ! » plus forts qu'à
l'ordinaire et on vint avertir le général qu'il venait d'arriver des compagnies
armées qu'on disait venues d'Uzès, et qui entourées d'un peuple immense
s'étaient mises en bataille sur la place d'armes ; - que le général Maulmont et
lui déclarant sortirent de suite pour aller voir ce que c'était. Le général se
porta au-devant de cette troupe et demanda quels étaient ses projets; il lui
fut répondu tumultueusement qu'on voulait avoir les canons parce qu'on savait
qu'il devait descendre des troupes du côté d'Alais et qu'on voulait aller
au-devant. Le général, ayant vainement tenté de leur faire entendre raison,
pria lui déclarant d'aller à la mairie pour engager le maire à se transporter
sur la place avec quelques membres du conseil municipal pour calmer cette
multitude. Le maire s'y rendit en effet avec quelques habitants et répéta à peu
près les mêmes paroles que le général Maulmont. Incontinent après, le
commandant d'une de ces compagnies fit par le flanc droit et prit le chemin du
Cours comme s'il voulait se porter en position.
Pendant que ces choses se
passaient, les troupes de ligne étaient vigoureusement renfermées dans les
casernes pour éviter toutes les provocations qui pouvaient avoir lieu. Le
général Maulmont et lui déclarant se promenèrent pendant quelque temps sur la
place d'armes, parlant aux uns et aux autres, après quoi le général entra dans
le quartier suivi de lui déclarant pour parler aux troupes dans la vue de les
calmer. Les soldats disaient hautement qu'ils ne souffriraient pas qu'on les
désarmât et le général promit de faire tout ce qui dépendait de lui pour ne pas
compromettre leur honneur. - Il y avait à peine une demi-heure que le général
et lui déclarant étaient dans le quartier qu'on entendit tirer quelques coups
de fusil ; on cria de suite : Aux armes ! Le général Maulmont dit d'abord à la
troupe que ce n'était rien et qu'il ne fallait pas riposter, d'autant mieux que
ces premiers coups avaient été tirés en l'air. Cependant les coups redoublaient
: tout le monde cria alors qu'il fallait envoyer quelques hommes aux croisées
pour faire feu sur les assaillants, ce qui fut exécuté. - II s'engagea dès lors
une fusillade assez vive des deux côtés : un homme fut tué dans le quartier et
trois autres blessés. Les soldats et leurs officiers, exaspérés au dernier
point, voulaient absolument mettre les pièces en batterie pour repousser cette
attaque; plusieurs fois le général et lui déclarant se mirent au-devant des
pièces pour arrêter l'effervescence des canonniers, qui avaient constamment la
mèche allumée et voulaient faire feu. Il fut alors question de sortir en'
masse, en faisant feu de tous les côtés, et de se faire jour pour sortir de la
ville et gagner une route quelconque. Le général Maulmont représenta que cette
tentative à une pareille heure ne pouvait s'exécuter sans répandre du sang, et
il vint à bout, avec ses intentions pacifiques, de persuader aux troupes qu'il
fallait attendre onze heures ou minuit. C'était beaucoup, puisqu'il tendait à
gagner du temps. Il pria de nouveau tous les officiers de cesser de faire feu ;
il promit qu'à onze heures, si les choses ne changeaient pas, il se mettrait à
leur tête pour sortir. Effectivement, on fit tous les préparatifs de départ. On
attela les deux pièces qu'on devait emmener et on encloua les autres. Pendant
ce temps, se prolongeaient au dehors des vociférations terribles qui n'annonçaient
pas des dispositions à une pacification. Chacun se mit aux fenêtres à écouter
pour savoir ce qui se passait en ville, et cet état de très grande agitation
dura jusque vers dix heures et demie du soir. Les canonniers furent les
premiers qui commencèrent à raisonner sur ce fâcheux événement, en disant que
leurs chevaux n'étant pas habitués au feu, ils ne répondaient pas de conduire
leurs pièces avec succès. Cette hésitation se répandit parmi les autres
soldats, qui se disaient entre eux pourquoi l'on ne cherchait pas à entrer en
pourparlers pour voir s'il y avait moyen de faire des arrangements. - Le
général Maulmont mettant de suite à profit ces heureuses dispositions monta à
l'une des croisées du premier étage, parla à quelques-uns des gardes nationaux
qui étaient au dehors et leur dit avec beaucoup de douceur qu'on avait tort de
se monter ainsi la tête réciproquement ; il fut interrompu par le cri de « Vive le roi » que les soldats
commencèrent à répéter dans le quartier, et quelques instants après, on convint
qu'on ne ferais point feu pendant une heure et jusqu'à ce qu'on se fût
expliqué. - Vers onze heures, le colonel de la gendarmerie se présenta à la
porte du quartier en parlementaire accompagné d'un sergent de la troupe qui
était devant le quartier. On lui ouvrit de suite et il déplora avec le général
le fâcheux malentendu qui venait d'avoir lieu. Il fut aussitôt convenu qu'on
prendrait tous les moyens possibles pour en venir à un arrangement. Le général
Maulmont proposa de rendre les pièces et de faire sortir la troupe de la ville
dans telle direction qu'on voudrait lui donner ; le colonel Rivaud sortit de
suite pour aller porter ces paroles et promit de revenir clans une demi-heure
au plus tard. Il revint effectivement accompagné de M. de. Lahoudès, chef
d'état-major de M. le général de Barre. Le général Maulmont fut accueilli de la
manière la plus flatteuse par M. de Lahoudès, qui lui dit qu'il ferait tout au
monde pour l'obliger, mais il ajouta que la troupe du dehors, qui ne
connaissait pas beaucoup les usages et le point d'honneur militaires, exigeait
de la manière la plus péremptoire qu'on mît bas les armes. Le général Maulmont,
qui de son côté ne goûtait point du tout cette proposition humiliante, appela
les officiers des corps et une députation des sous-officiers et soldats, et il
n'y eut qu'une voix : tous dirent qu'ils ne voulaient point être désarmés, et
qu'ils trouveraient moyen de se faire jour si on les humiliait à ce point. M.
de Lahoudès voyant cette détermination, conféra encore pendant quelque temps et
offrit ensuite d'aller faire une nouvelle tentative auprès de ses troupes. Il
sortit en effet et laissa tout le monde au quartier dans une grande inquiétude,
car le temps se passait et l'on s'apercevait que dans le cas où les propositions
faites ne seraient pas acceptées, il ne serait déjà plus temps, attendu le jour
qui approchait, de faire le mouvement qu'on avait projeté. -Vers deux heures du
matin, M. de Lahoudès écrivit au général Maulmont que les troupes qui étaient
en ville ne voulaient point entendre raison, et qu'elles insistaient absolument
pour qu'on mît bas les armes. Le général consulta de nouveau les officiers des
corps, et après une très courte délibération, il pria l'officier qui avait
apporté la lettre de prier M. de Lahoudès de venir encore une fois au quartier.
Il se rendit à cette invitation et arriva à deux heures du matin du 18 du
courant. Il fit sentir de son mieux que la proposition de déposer les armes
n'était pas faite dans le dessein d'humilier la troupe, mais dans la vue de sa
sûreté. Il fut alors convenu qu'on partirait sans armes, que les officiers
conserveraient leurs épées, les sous-officiers leurs sabres, et qu'on prendrait
la route d'Uzès, où tout le monde serait reçu comme amis. Les officiers,
sous-officiers et soldats protestèrent de leur désir de servir le roi. M. de
Lahoudès donna sa parole qu'il ferait écarter ses troupes, et que celles de
ligne défileraient, en sortant du quartier, sous l'escorte de la gendarmerie.
Les officiers supérieurs du régiment prièrent le général Maulmont de ne pas les
abandonner ; il promit de les accompagner jusqu'à Uzès et de revenir de suite à
Nîmes pour conférer avec M. le général de Barre qui devait y arriver à dix
heures. M. de Lahoudès eut même l'obligeance d'offrir d'accompagner le général
Maulmont jusqu'au sortir de la ville. - On commença donc à défiler au point du
jour, et dès lors, se passa la catastrophe la plus déplorable. Le général
Maulmont était en tête avec quelques officiers et lui déclarant qui le suivait
à quelques pas de distance et qui le perdit de vue un instant après, observant
qu'il avait cru devoir rester un peu en arrière pour attendre que la troupe
défilât ; mais qu'au même instant, il vit plusieurs hommes de la garde
nationale quitter leur rang et se porter au-devant des sous-officiers en leur
disant qu'ils n'avaient pas le droit de conserver leurs sabres. Lui déclarant
continua alors sa route et, à peine avait-il dépassé le détour du quartier,
qu'il fut assailli par une décharge de coups de fusil tirés par des hommes qui
lui criaient : « Arrête, brigand, arrête
! » qu'il s'arrêta de suite dans la crainte d'être fusillé, et qu'au même
instant, il fut entouré par une demi-douzaine d'hommes qui le maltraitèrent de
la façon la plus cruelle ; que l'un lui arracha ses épaulettes et son sabre,
l'autre lui pris sa montre et un autre son argent ; qu'on fouilla toutes ses
poches et qu'on lui prit jusqu'à un petit nécessaire d'argent qu'il portait
toujours avec lui ; qu'il reçut un coup de crosse de fusil sur la tête et un
léger coup de baïonnette ; qu'enfin, ayant échappé à ce groupe il continuait sa
route, lorsqu'à trente pas plus loin il fut arrêté par un autre qui le
maltraita encore davantage, probablement parce qu'il ne restait plus sur lui de
quoi satisfaire la cupidité de ceux qui le formaient; qu'il reçut à l'instant
une balle dans le bras gauche, qui le lui fractura ; que le chef de cette bande
lui mit alors le pistolet sur la gorge en lui disant de le suivre ; que
d'autres le poussaient avec leurs baïonnettes dans les reins, et qu'il eut le
bonheur de tomber entre les mains d'un petit garçon qui lui avait paru d'abord
des plus furieux, mais qui, le voyant blessé aussi grièvement, le prit sous sa
protection et empêcha ses camarades de le tuer ; qu'il le conduisit ensuite à
travers toute la ville jusqu'à l'hôpital, où il arriva vers les quatre heures
du matin, absolument dépouillé de tout ce qu'il possédait ; que le lendemain
matin, 19, son domestique vint le voir et lui annonça qu'un officier de dragons
dont il ne sait pas le nom, mais qui est venu plusieurs fois chez lui
déclarant, il y a quelque temps, avait enlevé ses chevaux d'autorité à l'hôtel
du Petit-Saint-Jean où il loge, malgré les remontrances du maître de l'auberge,
qui fit tout ce qu'il put pour lui conserver le peu qui lui restait de son
avoir ; que la perte qu'il a éprouvée s'élève à 800 francs en argent, 600
francs sa montre à répétition avec chaîne et cachets, et 800 francs au moins
ses deux chevaux, soit 2,200 francs au moins, sans comprendre son sabre et ses
épaulettes.
Signé :
RABANIS, juge de paix. - LEFEBVRE, adjoint-communal. - POUSSIGUE,
greffier.
Du 21 juillet.
- Le juge de
paix croit devoir faire les observations suivantes :
D. - L'adjoint Lefebvre, en
racontant les événements, n'a donné aucune idée des principes qui dirigeaient
ceux qui les ont provoqués : il n'a pas parlé des vues de l'ex-général Gilly
dans l'exécution des violentes mesures qu'il employait, des fréquentes
discussions que ces mesures devaient amener entre les officiers supérieurs et
l'autorité civile, des espérances que laissait entrevoir l'ex-général et de sa
correspondance avec les autres généraux rebelles. - La franchise et la loyauté
militaires vous obligent, si vous êtes sujet fidèle du roi, à faire connaître
tout ce que vous savez avoir été tramé contre son autorité en cette ville, et à
signaler avec impartialité les vrais amis du trône et ceux qui cherchaient à le
renverser ; je vous invite à répondre à ces observations :
R. - Je réponds qu'il est
hors de doute que l'ex-général Gilly n'agit dans le sens du gouvernement qui
vient d'être renversé, encore plus en sa qualité de commissaire extraordinaire
de ce gouvernement que comme chef militaire. Il n'y avait aucun plan de
campagne déterminé, et ce général ne consultait que lui-même et les pouvoirs
dont il était investi ; il n'y avait pas même de conseil de guerre ou
conférences entre lui et les généraux qui lui étaient subordonnés parce qu'ils
étaient tous en fonctions dans les chefs-lieux de leurs départements respectifs.
Je déclare n'avoir eu directement ni indirectement aucune connaissance des,
actes que fit l'ex-général Gilly lors de sa tournée dans les départements de la
9e division en sa qualité de commissaire extraordinaire, et je n'ai su
là-dessus que tout ce que le public a pu apprendre comme moi : j'étais d'ailleurs
à cette époque à Montpellier, où je remplissais les fonctions
d'adjudant-commandant chef d'état-major. Je n'ai jamais connu la correspondance
civile de l'ex-général : il ne m'a communiqué que sa correspondance militaire
avec le ministre de la guerre et les généraux qui étaient sous ses ordres
D. - Ne savez-vous pas que
des hommes de cette ville ou d'ailleurs aient cherché à corrompre la troupe de
ligne depuis son arrivée à Nîmes, en la poussant à persister dans la révolte et
si l'argent n'a pas été un des moyens de corruption par eux employés ?
R. - Lefebvre l'ignore
absolument ; si le fait a eu lieu ce ne peut être que par l'intermédiaire des
chefs de corps, et il ne tient à aucun. Du reste la troupe était assez mal
disposée, sans qu'il fût nécessaire d'employer la séduction.
22
juillet.
D. - Ne savez-vous pas que
dans ces derniers temps il ait été apporté de la ville dans le quartier un
grand nombre de flacons de vin et des comestibles?
R. - Je n'ai aucune
connaissance de ce fait.
D. - N'avez-vous pas eu
occasion de voir souvent dans le quartier des personnes de cette ville
s'entretenant avec les officiers et soldats, s'efforçant par leurs discours à
les maintenir dans la révolte et à leur inspirer des sentiments défavorables
pour la famille des Bourbons ?
R. - Mon ministère ne
m'appelait pas dans le quartier, et c'est par la plus malheureuse des fatalités
que je m'y suis trouvé dans la nuit du 17 au 18 ; c'est la seule et unique
fois, depuis mon arrivée à Nîmes, que j'y ai mis les pieds. - J'oubliais de
dire que j'y étais entré un moment, le 16, avec le général Maulmont.
D. - Quelles sont les
personnes de cette ville, militaires ou autres, que vous avez vues le plus
habituellement chez le général Maulmont et l'ex-général Gilly ?
R. - Je n'ai vu chez ces
messieurs que le maire et les membres du conseil municipal que les généraux
faisaient souvent appeler.
D. - Connaissez-vous les
personnes de cette ville qui prenaient le nom de membres du conseil fédératif ?
R. - Nullement.
D. - Connaissez-vous le
motif qui porta l'ex-général Gilly à faire placer des canons sur les hauteurs
où se trouvent les moulins à vent ?
R. - Ce fut le général
Maulmont qui ordonna cette mesure, prescrite par la sagesse; il avait en vue de
prendre une position militaire pour se mettre en garde contre toute surprise,
qu'on avait lieu de craindre de la part des troupes qui se trouvaient à
Beaucaire.
D. - Je vous invite à me
dire, au nom du bien public, qui doit être toujours mis au-dessus de toutes les
considérations particulières et de toutes les illusions d'une délicatesse mal
entendue, si vous avez été instruit directement, indirectement ou de quelque
manière que ce soit, que l'ex-général Gilly, soit dans la vue d'assurer
l'exécution de ses plans de rébellion, soit pour se livrer à quelque mouvement
de vengeance envers les nombreux sujets fidèles du roi que Nîmes renferme dans
son sein, ait conçu , annoncé, confié, préparé ou ordonné pendant son séjour en
cette ville, au moment de son départ, et même après, quelques dispositions et mesures
militaires ou de toute autre nature par suite desquelles la sûreté de la ville
de Nîmes et la vie de ses habitants pussent être compromises ?
R. - Je crois pouvoir
assurer que l'ex-général Gilly n'a jamais eu aucun projet de vengeance
particulière et que je ne lui ai jamais connu aucun plan contre la sûreté de la
ville de Nîmes , contre ses habitants, ni contre qui que ce soit ; je suis
persuadé même que c'est dans l'intérêt de la ville qu'il suspendit le projet
qu'il avait d'abord eu de marcher contre les troupes de Beaucaire. Au reste, il
n'ordonna en partant que des mesures de douceur, chargeant le général Maulmont
de la publication des ordres du jour.
D. - Savez-vous le nom d'un
officier de chasseurs à cheval qui, dans l'après-midi du 16, portait si
évidemment les troupes à l'insurrection ?
R. - Je ne le sais pas ;
mais cet homme est bien coupable à mes yeux ; il a failli occasionner de grands
malheurs.
D. - A votre entrée dans cet
hospice, n'essuyâtes-vous pas quelques reproches de la part des officiers,
sous-officiers et soldats blessés qui étaient entrés à l'hôpital avant vous ?
R. - Aucun; personne ne
m'adressa la parole.
Après ces réponses,
l'adjudant Lefebvre demande un passeport après son rétablissement, pour aller à
Paris y recevoir les ordres du ministère de la guerre, ayant des droits, comme
le reste de l'armée, aux bontés du roi énoncées dans sa proclamation du 28
mars; il demande à être transporté en ville et enfin la restitution de ses chevaux
enlevés, d'après l'assurance du sieur Brunei , aubergiste du Petit-Saint-Jean,
par le sieur Chapelle, chef d'escadron dans les chasseurs royaux.
Signé : RABANIS, LEFEBVRE,
POUSSIGUE.
A cette déposition, nous
ajoutons la copie d'un rapport du commissaire-général de police qui présente
les faits autrement et avec moins d'impartialité :
6
août 1815, huit heures du soir.
AU MINISTRE DE LA POLICE
GÉNÉRALE.
Je suis très occupé, mais je
quitte tout dans le premier mouvement d'une juste indignation pour mettre sous
les yeux de Votre Excellence l'exposé rapide de quelques faits méchamment
dénaturés et falsifiés d'une manière perfide par l'auteur d'une prétendue
lettre particulière, écrite de Nîmes le 22 juillet et insérée dans le Journal
des Débats le 30 :
Il est faux que le samedi 15
juillet le drapeau blanc ait été arboré à Nîmes sans le moindre trouble. Il ne
fut placé au balcon de l'hôtel de ville qu'à la tombée de la nuit. Avant, et
dès quatre heures de l'après-midi, quelques gendarmes, qui avaient paru avec la
cocarde blanche au chapeau sur.une place voisine des casernes, furent chargés
par les chasseurs à cheval du 14e et des soldats du 13e de ligne, qui les
forcèrent de rentrer dans leur quartier, d'où ils ressortirent quelque temps
après avec la cocarde tricolore. Ces chasseurs et soldats menaçaient de tirer
sur la ville les canons qu'on avait placés deux ou trois jours auparavant sur
les hauteurs qui dominent la caserne. Ils en furent empêchés par le général
Maulmont, par le maire et plus encore par le sieur Durand, lieutenant
d'artillerie urbaine, qui arracha des mains d'un canonnier la mèche et les
étoupilles et qui se précipita devant une des pièces. Ces mêmes chasseurs et
soldats, les retraités, les fédérés et nombre d'urbains, de gardes nationaux de
la Vaunage parcoururent ensuite les boulevards en criant : « Vive l'empereur, l'empereur ou la mort.
» Ils se répandirent dans la ville, tirèrent sur le peuple et blessèrent à
mort, dans la rue du Pont-de-Sigalon et près de la porte de son bourgeois, un
garçon boulanger appelé Jean Vignolle. A la chute du jour, un peloton d'urbains
descend de l'esplanade, courant en désordre vers la caserne ; quelques-uns
voient un drapeau blanc au balcon de la maison Martin, boulevard des Calquières
; ils tirèrent plusieurs coups de fusil à ce drapeau ; ceux de leurs camarades
qui se trouvaient à quelque distance croient être attaqués par des ennemis,
font feu à leur tour et tuent un des leurs appelé Gibelin. Ce ne fut qu'à huit
heures et demie du soir que les chasseurs du 14e sortirent de la ville au grand
galop, sabre en main et faisant de continuelles décharges de leurs carabines.
Ils se retirèrent d'abord sur les hauteurs , au couchant de la ville, et
ensuite dans un lieu appelé Vallongue, distant d'environ une lieue et demie.
Ils furent suivis dans la soirée, pendant la nuit, par certains habitants, par
des fédérés, par des retraités et par les gardes nationales des Cévennes et de
la Gardonnenque.
Par ce récit bien succinct,
Votre Excellence peut juger si le drapeau blanc fut arboré sans le moindre
trouble ; elle peut juger également si la troupe de ligne ne songeait
nullement, comme le dit la lettre particulière, à troubler notre tranquillité.
Il est faux que le lundi
matin, des pelotons plus ou, moins nombreux d'hommes armés venus de la
Provence, suivis d'une foule immense, se portèrent dans les maisons, se disant
munis d'ordres pour désarmer la garde nationale, et qu'elle fut désarmée avant
que l'on connût l'imposture.
Des postes ayant été
abandonnés le lundi par les urbains, nombre de royalistes de la ville, parmi
lesquels plus de jeunes garçons et d'enfants que d'hommes faits, s'emparèrent
de ces postes. Ils s'occupèrent ensuite du désarmement, mais avec si peu
d'exactitude qu'ils n'obtinrent pas le tiers des fusils et que, depuis, on y
est revenu plusieurs fois. Ils n'ont point d'ailleurs désarmé près de 200
urbains qu'on sait être dans les rassemblements qui existent dans la
Gardonnenque et dans les Cévennes.
Il est faux que la troupe
qui s'était retirée dans la caserne ait été provoquée et qu'elle n'ait fait que
riposter à une grêle de balles qu'on fit pleuvoir sur elle.
Voici la vérité : il était
arrivé dans l'après-midi du lundi, entre quatre et cinq heures, et
successivement l'un après l'autre trois détachements de gardes nationales des
communes voisines et forts d'environ 350 hommes. Ils firent halte sur la place
des casernes où se réunit insensiblement une foule de curieux. A peine les
dernières personnes du troisième détachement avaient tourné le coin de l'île de
l'Orange qu'on tira quelques coups de fusil des fenêtres de la caserne. La place
fut en un instant balayée et il ne resta plus que les cadavres de deux
royalistes et d'une femme. Les gardes nationaux étrangers se retirèrent dans la
ville où ils se réunirent avec les royalistes de l'intérieur. Ils vinrent
ensuite prendre position dans les environs de la caserne. Les soldats et
quelques fédérés ou retraités qui étaient restés à Nîmes et qui étaient
enfermés dans ce bâtiment continuèrent à faire feu jusque vers minuit. On
ripostait du dehors, où furent encore tués deux gardes royaux. La fusillade
ayant cessé de part et d'autre on entra en négociations, et après deux
différentes sommations il fut convenu entre le général Maulmont et M. Lare,
officier de l'armée royale, que la troupe sortirait sans armes. Ce fut à la
sortie qui eut lieu au point du jour que nombre de coups de fusil furent tirés
sur elle. Plusieurs officiers ou soldats furent tués ou blessés. Le mal fut
moins grand qu'il n'aurait pu l'être grâce aux soins de M. Layre, qui se
portait partout, et à ceux de la majorité des royaux qui ne cessaient de faire
des représentations à ceux que la mort récente de quatre de leurs camarades
avaient irrités, et qui préservèrent de tout danger la presque totalité des
militaires (1).
(1) Nous avons dit qu'il y eut environ trente hommes tués ou blessés.
L'armée royale , organisée à
Beaucaire, n'arriva que le lendemain mardi à dix heures du matin, précédée de
M. le commissaire du roi et de M. le préfet. Des désordres, suite d'un premier
mouvement d'effervescence et qu'on ne put arrêter sur tous les points, eurent
lieu pendant la journée, et se renouvelèrent le lendemain et certains des jours
suivants. Quoi qu'en dise la lettre particulière : que les chefs des bandes
féroces ont été sabrés par elles, que ces chefs sont désolés , qu'ils rallient
à eux les bons citoyens et qu'ils font ensemble tous leurs efforts pour ramener
le bon ordre, mais qu'ils m'ont pas encore réussi, il n'en est pas moins vrai
qu'ils n'ont reçu aucune blessure, qu'ils ont empêché beaucoup plus de mal
qu'il ne s'en est fait, qu'ils l'empêchent encore, et qu'une grande quantité
d'effets qui avaient été pris dans différentes maisons ont été restitués à
leurs propriétaires, ce qu'ils n'ont pas fait, eux, des effets qu'ils volèrent
dans la maison de M. Baron, conseiller à la cour royale de Nîmes, à
Saint-Gilles, à Bouillargues et dans la maison de campagne des sieurs Vigne qui
avaient suivi le duc d'Angoulême. Il paraît surprenant qu'en parlant des diverses
maisons qui ont été dévastées, l'auteur de la lettre particulière se borne à
dire pour distinguer le café dit de l'Ile-d'Elbe que c'était le rendez-vous des
plus mauvais sujets de la ville. Mauvais sujets est ici une épithète trop
générale. Il devait ajouter, ce qui est parfaitement vrai, que ce café était le
réceptacle de ce qui composait la crasse du parti bonapartiste, que dans le
nombre de ceux qui s'y rendaient se trouvaient les assassins de plusieurs
royalistes tués ou blessés même avant la révolte du 3 avril, et par conséquent
ceux du sieur Lajutte, garde royal de Montpellier, frappé d'un coup de couteau
dont il mourut quelques heures après. Il devait ajouter que les habitués de ce
café, formés ensuite en compagnie et commandés par des chefs bien dignes d'eux,
ont volé, pillé dans plusieurs communes ou métairies des environs et excédé
certains habitants de ces communes. Il devait ajouter enfin que cette bande
vraiment féroce a poursuivi avec cette constance qui accompagne toujours la
haine et avec le plus cruel acharnement les défenseurs de la cause royale
appelés par eux miquelets , et qui ont échappé aux massacres qu'on en a faits
dans le territoire de plusieurs communes et notamment dans celle
d'Arpaillargues.
Il est essentiel , plus que
Votre Excellence ne peut le croire, que le gouvernement, qui aura toujours la volonté
et le pouvoir de s'instruire de la vérité, se méfie des récits tels que celui
qui fait l'objet de la présente et plus encore de celui que le rédacteur du
journal intitulé l'Aristarque a inséré dans sa feuille. Ce n'est point dans la
seule vue du bien public et Pour obtenir de l'autorité qu'elle redresse les
torts portés par telle portion des habitants d'une ville à telle autre portion,
que l'auteur de ce dernier écrit a mis la main à la plume, il a des intentions
plus perfides ; il veut rallumer la guerre civile, lorsque nous avons tout fait
pour l'éteindre. Votre Excellence pourra en juger par une adresse du 20 juillet
aux habitants du Gard, que je joins ici ; il a encore d'autres intentions
d'intérêt local ; il les a si peu masquées que tous ceux qui l'ont lu l'ont
deviné.
Pourquoi ne s'adressait-il
pas au roi ou à ses ministres ? Pourquoi signaler comme infâme et rebelle une
des villes du royaume le plus véritablement amies du roi ? Pourquoi a-t-il
réveillé les questions religieuses, fouillé dans des époques déjà reculées ?
Je dois relever une erreur
bien grossière dans l'Aristarque du 21 juillet ; il porte : qu'un arrêté d'un
commissaire de police ordonne, sous peine d'être considérés comme émigres, aux
malheureux qui après avoir tout perdu ont cherché à sauver leur vie, de rentrer
dans leurs foyers sous quarante-huit heures. Il est faux que j'aie rendu cet
arrêté; il est l'ouvrage de messieurs les commissaires du roi. J'ai rendu le'20
juillet un arrêté qui enjoint à tous les étrangers qui sont dans Nîmes, depuis
le 3 avril, de se présenter devant moi pour répondre à mes questions. Cet
arrêté produisit l'effet que s'en attendais. Environ deux cents fédérés ou
retraités cachés dans Nîmes l'évacuèrent pendant la nuit qui suivit.
Le perfide auteur de cet article de l'Aristarque
attribue les désordres arrivés à Nîmes aux autorités royales, tandis qu'elles
ont fait , pour les empêcher ou les arrêter, tout ce qui était en leur pouvoir.
IV
Parmi les documents qui ont
passé par nos mains il en est peu qui donnent une idée plus exacte de
l'anarchie qui régna dans le département du Gard, pendant les mois de juillet,
août et septembre 1815, que le registre du commissaire-général de police. Là,
se trouve écrite, jour par jour, dans des ordres, des procès-verbaux, des
dénonciations, des plaintes, l'histoire locale ; là, se trouve éclatante,
indéniable, la preuve que ce malheureux pays fut terrorisé par quelques bandits
qui se disaient royalistes et ne souhaitaient que le pillage et le vol. Nous
aurions voulu reproduire ce curieux document qui est bien le tableau du Midi en
1815. Sa longueur nous oblige à nous borner à des extraits. Nous avons choisi
les plus curieux.
27
juillet.
AU
GÉNÉRAL COMMANDANT LE DÉPARTEMENT.
L'on vient de m'informer
qu'un rassemblement d'environ 600 hommes existait dans les environs d'Anduze,
et que le principal moteur est un nommé Jacques Teissier, de Nîmes.
Des témoins oculaires m'ont
rapporté qu'une autre réunion d'individus armés existait dans les bois qui
avoisinent la métairie de Bouvière, appartenant au sieur Goujoux.
28 juillet.
AU MAIRE DE BERNIS.
Le fermier de MM. Coste
frères, du domaine appelé la Cagarde, a été menacé d'incendie. Disposez de vos
forces pour protéger ce domaine. Sans exception, faites arrêter tout
perturbateur de l'ordre public.
AU COMMANDANT DE PLACE.
La métairie du sieur Blaclin
a été menacée par des gens armés qui s'y sont portés en nombre. Ces gens ne
doivent pas faire partie des forces royales qui toutes doivent savoir que
toutes les armes qui se sont trouvées clans cette métairie ont été enlevées.
Envoyer six hommes de
confiance.
AU PROCUREUR DU ROI.
Des gardes royaux ont arrêté
et conduit par-devant moi le sieur Bernard Fontaine, maçon, signalé comme ayant
dépouillé plusieurs défenseurs de la cause royale.
AU COMMANDANT DE PLACE.
Quelques individus
parcourent en armes les quartiers voisins du cours Neuf, s'introduisent dans
les maisons et en font contribuer les ton du duc d'Angoulême.
A quatre heures du soir, les
ordres furent donnés pour mettre la garde nationale sous les armes avec ordre
d'arrêter tout homme armé sans ordre.
Étant instruit que ces
hommes exaltés menaçaient de forcer la citadelle et les prisons pour égorger
les prisonniers, je requis des mesures sûres pour s'opposer à ces crimes.
De concert avec le préfet et
vingt-quatre officiers d'état-major, à neuf heures du soir, nous parcourons
tous les faubourgs jusqu'à minuit.
Pour calmer la fureur de ces
égarés, les autorités royales ont pensé que la commission militaire devait dans
la journée prononcer sur le sort des coupables traduits devant elle depuis sept
jours.
Proclamation du préfet
annonçant la mesure et défendant de parcourir les rues avec des armes et
ordonnant à toute force armée d'arrêter les contrevenants.
AU MARÉCHAL DE CAMP
COMMANDANT LE DÉPARTEMENT.
Envoi d'un procès-verbal,
dressé le 30 juillet, contre deux habitants de Sommières, qui ont crié
publiquement : A bas le roi ! Vive l'empereur.
3
août.
AU GÉNÉRAL COMMANDANT LA
GARDE NATIONALE.
Hier soir, vers les onze
heures, une bande de pillards a absolument pillé la maison du sieur Paulet sur
le chemin de la Bastide. Le sieur Delon, domestique de confiance, établi par le
sieur Paulet pour veiller à la conservation de la maison a été menacé. Ce
désordre tient à l'abandon du poste de la barrière de Saint-Gilles. Le
rétablir.
Invitation aux capitaines
des compagnies, des sections 5 et 9, de prêter main-forte au sieur Vidal,
instituteur, l'un des commissaires de quartier, pour s'opposer aux entreprises
des malveillants contre les personnes et les propriétés.
5
aout 1815.
AU COMMISSAIRE-GÉNÉRAL DE
POLICE DES 7e, 8e, 9e, 10e ET 11e DIVISIONS DU MIDI.
Votre existence politique ne
m'est connue que d'hier : une estafette m'a remis votre circulaire du 31
juillet.
Le 3 et le 4, la ville a été
tranquille : la garde nationale a contribué à ce résultat. Mais les
arrestations arbitraires ont continué dans la ville et la campagne.
Sept individus de
Bouillargues avaient été arrêtés comme prévenus de pillage. Ils étaient
prisonniers au palais depuis huit jours. Le 29, je fus informé que la grande
majorité des hommes armés dans Nîmes allait forcer la prison, que la garde
était d'accord avec eux, que les jours de M. le général de Barre étaient
menacés jusque dans la cour de la préfecture où il était, n'ayant pas de forces
disponibles à opposer à ce projet séditieux. Je crus qu'il était plus politique
de mettre provisoirement ces prisonniers en liberté: je la leur donnai le 29 au
soir, à la charge par eux de se présenter à réquisition et de l'action civile
au profit de ceux qui avaient été pillés.
Une grande partie des
habitants de Bouillargues et de Garons continua le pillage dans les campagnes
voisines ; ils se portèrent aux villages de Générac et de Beauvoisin, habités
par des hommes notoirement connus par leur haine contre la royauté et leur
dévouement à Napoléon ou à la fédération. Là, sans désordre, ils demandèrent
une contribution de 20 000 francs à Générac et 2 000 à Beauvoisin ; les
habitants promirent 10 000 francs.
Instruit de ces faits dans
la nuit du 3 au 4, je me suis décidé à partir avec douze gendarmes, à quatre
heures du matin, pour Bouillargues et Garons, précédé de deux gendarmes pour
faire battre l'assemblée de tous les hommes armés.
Une partie de ceux de
Bouillargues est sortie sans armes. Sur la place publique, j'ai annoncé que je
venais comme ami, comme pacificateur et que chacun pouvait se présenter avec
sécurité. Tout le monde se rendit à ma voix, en armes. Là, j'ai rappelé à ces
hommes égarés les services qu'ils ont rendus à la cause royale et je me suis
fortement élevé contre les désordres : j'ai fait connaître la volonté du roi et
du duc d'Angoulême, et leur horreur contre les désordres. Des larmes de
repentir ont coulé de toute part, des cris de « Vive le roi I Vive notre bon prince le duc d'Angoulême ! » ont
retenti dans tout le village pendant plusieurs minutes. Après avoir reçu le
serment de rentrer dans l'ordre, je suis parti pour Garons, précédé d'un
détachement de la garde nationale et accompagné de tous les hommes armes.
Arrivé à Garons à neuf heures, j'ai troué la garde nationale sous les armes
avec son drapeau. Là, j'ai répété mon discours et j'ai obtenu le même résultat.
J'ai demandé une députation de quinze hommes de Bouillargues et de deux de
Garons pour se rendre auprès du général de Barre, à la préfecture, où je suis
arrivé avec cette escorte, à dix heures du matin. Les députés ont été présentés
au général à onze heures. Ce brave et loyal militaire les a accueillis avec
bonté, et, après un discours qui a attendri tous les cœurs, a reçu le serment
des députés de rentrer dans l'ordre, de protéger les propriétés et les
personnes, et leur a pardonné. J'ai la conviction que cette mesure produira un
bon effet dans cette partie du département.
Des avis indirects mais qui
paraissent certains m'ont annoncé à huit heures du soir qu'un royaliste a été
assassiné à Uzès. Les royalistes indignés se sont portés à des excès. Neuf
napoléonistes ont été égorgés et plusieurs maisons dévastées. Lorsque j'aurai
reçu un rapport officiel, je vous le ferai connaître.
10
août.
Ordre aux individus qui se
trouvent sans ordre dans le domaine de Saint-Serre-de-Combenac d'en sortir
immédiatement. Menace de les faire arrêter et traduire devant les tribunaux.
AU MARÉCHAL DE CAMP
COMMANDANT LE DÉPARTEMENT.
Envoi du rapport d'un
sergent au 1er bataillon des volontaires royaux, constatant l'arrestation de
deux hommes armés trouvés dans la métairie du sieur Moline, où ils s'étaient
transportés avec d'autres pour faire contribuer le propriétaire sous menaces
d'incendie. Les deux coupables sont transférés au palais, à la disposition de
la justice militaire.
AU MAIRE DE REDESSAN.
Vous n'avez pris aucune
précaution pour protéger la propriété de M. Presson à Curboussot. Vous seriez
personnellement responsable du mal qui pourrait arriver aux propriétés.
AU PROCUREUR DU ROI.
Relativement à l'assassinat
commis le 10 août au territoire de Gallagne, sur la personne de la nommée
Servière, veuve Arnaud, par trois individus de Lunel. L'un des assassins est
arrêté.
AU COLONEL DE LA GARDE
NATIONALE A NIMES.
Il ne m'a été porté aucune
plainte qu'un magistrat respectable eût été requis par un officier de la garde royale
de payer une somme d'argent, ni par lettre ni verbalement. Il doit donc y avoir
erreur et j'aime à croire qu'il n'existe pas d'officier capable de manquer à
l'honneur.
14
août.
AU MAIRE DE BOUILLARGUES.
M. de Castelnau vient de se
plaindre à moi des menaces d'incendie de son domaine que lui a faites le sieur
Sabatier, pour le remboursement du prix d'une maison vendue par expropriation.
M. de C... prétend que le sieur Dupont, dit Troistaillons, est complice dans
ces menaces. Faites appeler Sabatier et faites-lui les remontrances nécessaires.
S'il est vrai que le sieur
Troistaillons s'est permis de faire des menaces à M. de C... ou à ses fermiers
et qu'il soit dans votre commune, faites-le appeler et donnez-lui les ordres
que les circonstances commanderont. Dites-moi à quel titre le sieur Troistaillons
est dans votre commune et la conduite qu'il y tient.
AU PROCUREUR DU ROI.
Envoi du procès-verbal
dressé le 24 juillet contre le sieur Sabot, Hongrois d'origine, et Louise
Guiot, veuve Gase, prévenus de dévastations dans une métairie du sieur Sauty.
14
août.
AU MARÉCHAL DE CAMP
COMMANDANT LE DÉPARTEMENT.
Envoi de procès-verbaux
contre deux individus prévenus de dévastations et de vols, à main armée, dans
le territoire de Beaucaire. Ils sont détenus à Beaucaire.
15
août, six heures du matin.
AU MINISTRE DE LA POLICE.
J'ai suspendu mes rapports à
cause de l'incertitude où m'ont jeté votre lettre du 3, m'ordonnant de cesser
mes fonctions et l'ordonnance du duc d'Angoulême de les continuer.
Le 30 juillet, M.
Espérandieu, capitaine, reçut ordre du général de se porter à minuit sur
Aiguesvives, de la cerner et d'arrêter trois agitateurs qu'il lui signala. A
trois heures du matin du ler août, Aiguesvives fut cernée par soixante-dix
hommes d'infanterie et vingt chasseurs. A quatre heures, ce détachement entra
dans le village. Les habitants non prévenus crurent que cette troupe marchait
sans ordre et firent feu sur elle par les fenêtres : les royaux rendirent
quelques coups de fusil et battirent en retraite, emmenant avec eux deux de
leurs blessés. Instruit à huit heures du matin du mandat de ce détachement, le
maire témoigna ses regrets au général et tout fut pacifié à midi.
Dans la nuit du 5, incendie
de la campagne du sieur Ducamp, par sept à huit individus. Je n'ai pu découvrir
si c'était l'effet d'une vengeance particulière ou de l'opinion politique du
sieur Ducamp, partisan de Bonaparte et du fédéralisme.
Le 6 août, un coup de feu
partit d'une fenêtre de la maison Didier, au levant de la caserne ; la balle
arriva par une fenêtre de la caserne jusqu'à un garde qui était caserné et le
blessa légèrement. Instruit de cet attentat, le peuple entra en fureur, se
porta dans cette maison, la fouilla sans trouver personne ; de là, se porta
dans le verger attenant, arriva au pavillon qui en dépend, brisa ou pilla tout
ce qui s'y trouvait. Un incident fortuit augmenta le désordre. Un convoi de
vingt fusils, portés chez l'armurier pour les faire réparer par ordre du
général, passa devant la maison de la dame Didier. Le bruit se répandit que ces
armes avaient été trouvées dans la maison de cette darne suspecte par son
opinion napoléonienne. La multitude, aigrie par ces deux circonstances, cribla
de balles une femme également suspecte. Bientôt après, l'erreur sur la
destination des fusils reconnue, l'ordre se rétablit.
Dans plusieurs fermes, à
une, deux et trois lieues de Nîmes, il a été fait plusieurs tentatives pour
contraindre les propriétaires à contribuer. Ces maraudeurs ont été déjoués par
la surveillance de la police et des gardes nationaux.
Le 9, à six heures du matin,
le sieur Molines-Martin et son valet m'avertirent que la veille, à l'entrée de
la nuit, des hommes armés s'étaient introduits dans son domaine près de
Caissargnes, avaient demandé au bayle une contribution payable le lendemain à
huit heures du matin, sous peine d'incendie. Je défendis à M. Martin d'entrer
en composition avec ces brigands et l'invitai à se retirer paisiblement chez
lui. Je fis appeler sur-le-champ le capitaine Espérandieu, logé près de la préfecture,
je lui demandai six fusiliers et un sergent avec ordre de se porter promptement
sur ce domaine, à une lieue de Nîmes. Deux de ces brigands y entrèrent à sept
heures et demie et demandèrent à déjeuner ; à peine étaient-ils à table que le
détachement se présente à la porte, les désarme après une légère résistance et
les amène prisonniers à dix heures. Ce sont : J. Chauvel, natif de Montfrin,
qui avait servi sept ans dans la ligne et avait déserté après le retour de
Louis le Désiré sur le trône de ses ancêtres. - P. Givolde, né à Zabier (Haute-Loire),
avait fait partie de la levée de trois cent mille hommes, avait servi sept mois
et déserté à la même époque. Ces deux individus n'appartiennent à aucun corps
militaire ni de garde nationale; ils sont fortement soupçonnés de napoléonisme.
Ni l'un ni l'autre n'avait fait la campagne du duc d'Angoulême.
Le 3 août, à l'entrée de la
nuit, le nommé Pascal, à Uzès, était de garde ; il se rendait, accompagné d'un
brasseur de ses camarades, chez le chef de poste; arrivé rue du Mas-Bourguet,
il reçoit un coup de feu à bout portant et reste mort. Pascal avait le premier
arboré le drapeau blanc à Uzès. Meynier, boulanger, fut désigné comme l'auteur
de ce crime : sa famille a figuré dans la révolution. Le peuple irrité se
ramasse en tumulte : il rencontre deux femmes bonapartistes, un nommé Court qui
a figuré dans la révolution du 3 avril, et les crible de balles. Pendant toute
la nuit, ce même peuple se porta dans dix-huit maisons, brisa ou pilla tout ce
qui s'y trouvait. La maison de M. S. Roux fui en partie incendiée, le reste fut
sauvé par la garde nationale qui S'employa vainement pour empêcher ce désordre.
A quatre heures du matin, le peuple se porta dans la maison de Meynier père :
il fut trouvé caché dans son grenier avec son plus jeune fils ; ils furent fusillés
sur-le-champ. De là, le peuple se porta aux prisons, enleva six prisonniers
signalés comme napoléoniens et fédéralistes, et les fusilla sur l'esplanade.
Après ces horribles attentats, le calme se rétablit à Uzès et n'a pas été
troublé depuis. Pendant la nuit, les autorités d'Uzès avaient fait appeler les
gardes nationaux des lieux voisins : ils arrivèrent lorsque le mal était
consommé; ils furent renvoyés, leur présence ayant paru inutile.
Le 10 août, des maraudeurs
armés ont pillé le domaine de Bions au sieur Salagnier, ils pillèrent celui du
sieur Seyne, entre Beaucaire et Bellegarde, quand les gardes nationaux de
Bellegarde, qui avaient arrêté déjà une grande partie des objets pillés à
Bions, arrivèrent, bientôt secondés par un détachement d'Autrichiens de
Beaucaire. Après une légère fusillade, deux brigands furent blessés, il fut
fait deux prisonniers, les autres Prirent la fuite.
Trois soldats autrichiens du
détachement s'en éloignèrent, se portèrent sur une petite ferme près de Beaucaire,
demandèrent de l'argent au fermier qui leur donna 50 francs, et lui prirent une
veste et une culotte. Le fermier devança ces trois pillards et les consigna au
poste, sur la route en avant de Beaucaire. Le commandant les fit arrêter, fit
rendre l'argent et les effets et les fit conduire au général autrichien, qui
les a fait passer, dit-on, par un conseil de guerre.
Nîmes est tranquille : la
plupart des proscrits cachés se produisent sans aucune insulte de la part des
royalistes, la garde nationale mérite de grands éloges.
La publicité des journaux de
Paris, qui parlent des événements de Nîmes d'une manière si contraire à la
vérité, a exaspéré les royalistes. Sans une active surveillance, il y aurait eu
encore de grands malheurs. A la lecture de ces libelles, le bas peuple a menacé
pendant trois jours sourdement de forcer les prisons et d'assassiner les
prisonniers. J'ai pris des mesures. Cependant aucune tentative n'a été faite.
Plaintes de plusieurs
habitais de Saint-Césaire pour excès commis par des maraudeurs. Envoyer un
détachement d'hommes sûrs.
Quatre cents chasseurs du 14e,
repoussés de la Provence, ont trouvé bon accueil à Fougues. Le 11., cent
quarante-six de ces chasseurs ont été mis en garnison à l3ellegarde, deux cents
à Saint-Gilles et le reste à Foucques ; ils se conduisent avec sagesse, mais
sont toujours suspectés de napoléonisme.
28
août.
AU COMMANDANT DE LA PLACE.
La dévastation et le pillage
de quatre maisons au cours Neuf , le 27 de ce mois, démontrent la nécessité
d'établir deux postes dans ce quartier. Les officiers de police recherchent les
auteurs de ces désordres pour vous les signaler, afin que vous les fassiez
arrêter. Le major de la garde nationale en a fait arrêter trois ; donnez-moi
leurs noms. Il faut une punition exemplaire.
29
août.
AU COMMANDANT DE LA PLACE.
Je suis accablé de
réclamations pour la mise en liberté des prévenus de vol et de pillage. Il faut
établir une hiérarchie de pouvoirs. La justice doit suivre les formes
prescrites par les lois pour absoudre les innocents et punir les coupables.
30
août.
AU PROCUREUR DU,ROI.
Pillage de la maison
Camuzat, dénoncé par le colonel d'Anglas, de la garde nationale de Nîmes.
AU MAIRE DE MILHAUD.
Mme Teuton se rend à Milhaud
avec une force armée pour enlever les meubles et denrées qui ont été pris dans
la maison de son mari ; lui fournir les moyens d'exécution et arrêter les
auteurs de ces vols, si vous les trouvez.
AU MAIRE DE FONS.
Quelques-uns de vos
administrés prétendent que l'ancienne maison curiale doit être rendue à sa
première destination ; le propriétaire actuel a été sommé de déguerpir.
Désabusez vos administrés ; empêchez qu'il soit fait aucune insulte au
propriétaire actuel.
AU MAIRE DE JONQUIERES.
M. Albert est menacé de voir
ses vignes ravagées par nommé La Prudence, de Jonquières, s'il ne lui compte
1,200 francs. Donnez une bonne mercuriale à La Prudence, et dites-lui qu'il
sera rigoureusement poursuivi si ses menaces sont suivies de la plus légère
.exécution.
3
septembre.
AU MAIRE DE BELLEGARDE.
On a tenté de démolir la partie
du bâtiment de M. Salaquière, que les flammes ont épargnée; on vole
publiquement les raisins de ses vignes. Les misérables qui se livrent à ces
horreurs osent se dire royalistes. Le général commandant le département va
envoyer vingt-cinq hommes de l'armée autrichienne pour rester stationnés à
Bions et à Brounau; il faudra pourvoir à leur nourriture. M. Salaquière est
décidé à supporter moitié des frais.
6 septembre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Menace d'incendie au sieur
A. Laudé, caporal à la 8e compagnie, par le sieur Augier, travailleur de terre.
Réprimer.
7
septembre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Procès-verbaux contre :
1° Bromet fils, mère et
fille, et la nommée Monge, pour excès prétendus commis par eux sur la nommée
Rose Malvieille, femme Vallois ;
2° Joseph Layale et
Catherine Bernard, accusés d'avoir forcé à une contribution de 12 francs
Élisabeth Aubert, femme Gibelin;
3° Jean Ponge et un inconnu,
accusés d'avoir tiré plusieurs coups de fusils sur François Briac, fermier de
la Bastide, travaillant sur son aire avec des ouvriers, avec menaces de le tuer
une autre fois, se retirèrent en criant : « Vive l'empereur ! »
4° Jean Delon, Certain,
Barthes, Carton, Durand, Paulet, Bernard, accusés d'avoir dévasté la maison de
Catherine Roche, femme Bachale.
11
septembre.
AU SOUS-PRÉFET D'ALAIS.
Le sieur Nouvel, adjoint au
maire de Mauraissargues a été dénoncé au préfet comme s'étant mis à la tête
d'un rassemblement armé, les 10 et 11 août dernier, composé de rebelles de
Lédignan et autres villages.
Nouvel a voulu justifier ce
rassemblement en disant qu'il ne s'était formé que pour s'opposer au pillage de
sa maison. J'ai interrogé Nouvel; il le dément. Je l'ai conduit au préfet et
nous l'avons interrogé ensemble, et nous n'avons pu obtenir de réponse positive
et satisfaisante. Prenez des mesures propres à éclairer notre religion.
13
septembre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Vol de seize bêtes à laine,
fait à main armée par cinq à six hommes, le 3 septembre au soir, sur le
troupeau de M. Magne, au Grand-Mas de la Roque, territoire de Nîmes.
AU PROCUREUR GÉNÉRAL.
Donnadieu, dit Pichet, de
Saint-Geniès, est prévenu d'avoir parcouru les rues en criant : « Vive l'empereur ! vive Bonaparte! Je veux
être le premier à faire une révolution dans Saint-Geniès ; on tue les protestants
à Nîmes ; il faut ici tuer tous les catholiques, .etc. » Ces cris séditieux
se seraient fait entendre le 21. août, au moment où les ennemis du gouvernement
royal se disposaient, dans les Cévennes et la Gardonnenque, à lever l'étendard
de la révolte, d'accord avec quinze à dix-huit cents réfugiés nîmois, fédérés
ou déserteurs de l'armée de la Loire, accueillis dans ces contrées par les
rebelles locaux. De pareils cris séditieux se firent entendre sur tous les
points dans ces mêmes contrées, accompagnés de rassemblements armés, prêts à se
réunir au moyen de signaux convenus pour fondre à l'improviste sur Nîmes le 25
août. Ces cris étaient le prélude de la révolte qui éclata à Ners le 21 août,
où des gardes royaux furent attaqués, et le lendemain où huit cents hommes de
troupes autrichiennes de toutes armes furent aussi attaqués par les mêmes
rebelles entre Boncoirean et Ners : dans ces attaques, plusieurs Autrichiens
furent tués et plusieurs blessés, et notamment le lieutenant de Cabrières, qui
reçut une balle au bras; M. l'abbé Desgrigig fut assassiné à
Marvéjols-le-Gardon, le 27, avec des circonstances qui font horreur.
AU PROCUREUR DU ROI.
Donnadieu, dit Pichet,
figure également dans un procès-verbal dressé le 1er juin dernier par le maire
de Saint-Geniès, sur la déclaration de la dame Julie Guizot, épouse de Louis
Pougel.
15
septembre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Procès-verbal tenu, le 12
septembre, par le commandant de place, duquel il résulte que, le premier
dimanche du mois de mai dernier, trois hommes arrachèrent un ruban parsemé de
fleurs de lis que portait Marie Barthélemy, et l'excédèrent de coups dont elle
se ressent encore. Le nommé Mandarin, présumé être l'un des trois, a été
arrêté.
AU MÊME
L'adjoint de Saint-Cosmes
m'a adressé le 5 un rapport duquel il résulte que le sieur J. Plouttier, berger
de la métairie de Guiraud , a été pillé par quelques individus armés. Il
signale le nom de plusieurs personnes qui pourront donner des instructions.
J'ai tenté vainement d'en acquérir la preuve et je vous envoie ce rapport.
AU PROCUREUR GÉNÉRAL.
Procès-verbal tenu, le 10
septembre, par le commissaire militaire du roi, relatif à l'arrestation du
sieur Jean Favier, propriétaire du café, à Nîmes, portant pour enseigne à l'Ile
d'Elbe, avec le portrait de Napoléon surmonté d'une aigle, avec inscription en
gros caractères : Il a été rendu à nos vœux. Vous y verrez, suivant la
déclaration de la femme Favier, que ce café était fréquenté par la garde
urbaine et notamment par la compagnie des collets jaunes.
17
septembre.
AU PROCUREUR GÉNÉRAL.
Des assassinats inouïs ont
été commis sur des fidèles sujets du roi à Arpaillargues. Je vous envoie les
procès-verbaux des commissaires de police.
Il en résulte que
soixante-quatre soldats royaux ont été spoliés, maltraités et volés de tout ce
qu'ils avaient; que Gaspard Fournier fut horriblement assassiné et mené sur la
place; que le sieur Calvet fut également assassiné et mourut à l'hôpital d'Uzès
aussitôt qu'il y fut arrivé; que les nommés Claude Charray, Nicolas Mérie, Aimé
et Martin, furent plus ou moins gravement blessés, et que parmi les assassins,
les nommés Gaste, faiseur de bas à Nîmes, un boulanger aussi de Nîmes , dont il
est facile de ravoir le nom, et un nommé Béchard, qui, à ce qu'on croit,
demeure à Uzès, ont été reconnus. Il résulte du deuxième procès-verbal que, la
veille de l'événement dont il vient d'être parlé, les nominés Dominique Rainaud
, cordonnier de Nîmes, Servent, travailleur de terre, Lambat, passementier, et
deux autres Nîmois, qui avaient également fait partie de l'armée royale, après
avoir été désarmés à Montaren, furent par trahison dirigés sur Arpaillargues,
et là, ils furent spoliés, frappés, blessés, menacés d'être fusillés après
avoir été forcés de se mettre à genoux, et que parmi les auteurs de ces attentats
on reconnut le sieur Boucaron , adjoint du maire, et les deux maréchaux, oncle
et neveu, d'Arpaillargues.
AU PROCUREUR DU ROI.
Procès-verbal dressé les 15
et 17 septembre par le commissaire de police Maignaud :
Dans la première quinzaine
d'avril, dix-huit à vingt miquelets, revenant de Pont-Saint-Esprit par des
chemins détournés, furent arrêtés autour du domaine appelé le Petit-Mas
d'Assas; plusieurs d'entre eux furent désarmés, volés et dépouillés de ce
qu'ils portaient par quatre brigands signalés sous les noms de Louis Aurivel,
Payera, Imbert et Durieux.
AU PROCUREUR DU ROI A UZÈS.
Une douzaine de malfaiteurs
se sont portés à Sanilhac le 13 et ont forcé divers habitants à des
contributions : dix de ces brigands ont été arrêtés le 14 à Uzès : ils portaient
l'uniforme de la garde nationale de Nîmes.
26
septembre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Deux procès-verbaux du 23
septembre, sur menaces et excès commis dans la nuit, du 21. au 22, dans les
maisons des nommés Margarot, Bourjoly et Crouzet et sur leurs personnes. J.
Dupont, dit Trestaillons, est prévenu d'être l'auteur de ces attentats avec
Lavie et un inconnu. J'ai vainement tenté de faire amener Dupont devant ' moi.
Voyez s'il ne conviendrait pas de nous assurer de sa personne.
AU MÊME.
Je vous transmets :
1° Une lettre du 24, signée
Letouche, au commandant de place ;
2° Un rapport du 24. au 25,
par le sieur Pourtain, lieutenant, sur l'invitation faite le 24 à dix heures du
soir du sieur Laguilla par le sieur Letouche, soldat dans le régiment des
gardes royaux, comme prévenu d'être l'un de ceux qui ont tenté d'assassiner le
sieur Dupont;
3° Le procès-verbal du
commissaire de police Maignaud du 25.
Vous verrez que les nommés
Adrien Laguilla, Bouvière, dit Colin, et Firmin père et fils furent arrêtés le
24 par le nommé J. Dupont, dit Trestaillons, conduits devant le commandant de
place qui ordonna de les déposer dans les prisons du palais. Cette arrestation
et les circonstances qui l'ont accompagné méritent toute votre attention. Vous
verrez que J. Dupont aurait commis un acte arbitraire à dix heures du soir et
aurait violé l'asile du sieur Boustot, où ce dernier était à souper avec
Laguilla et Firmin père et fils ; le sieur Dupont l'a fait sans ordre légal.
D'autre part, qu'un assassinat aurait été tenté sur la personne de Dupont.
Lesdits Laguilla et Firmin sont prévenus d'être les ennemis du roi : par quels
actes, par quels faits ? Rien ne prouve l'affirmation. Au milieu de ce désordre
vous verrez à découvrir les vrais coupables et sans égard aux opinions, vous
provoquerez l'exécution des lois.
14
octobre.
AU COMTE DE LAGARDE, COMMANDANT
LE DÉPARTEMENT DU GARD.
Depuis quelques jours, des
militaires ont introduit l'usage de soumettre à une rétribution (sic) les
particuliers qu'ils trouvent sans cocarde; à défaut de paiement ces
particuliers sont constitués prisonniers au corps de garde. L'exigence de ces
militaires est illégale, elle amène de fâcheuses discussions. Il est même
possible qu'elle ait été inspirée aux soldats par quelques ennemis du bien
public.
19
octobre.
AU PROCUREUR DU ROI.
Procès-verbal de Paulin ,
constatant l'incendie de meubles au préjudice de J. Faure, rue du
Portail-Rouge. Auteurs inconnus.
Procès-verbal sur la
déclaration de Françoise Faubert, relative à l'assassinat de sa mère, Anne Paugé,
et les dévastations faites dans la maison de son père, près le puits Conchoux,
dans la nuit du 16 au 17. Auteurs signalés.
Procès-verbal relatif aux
vols et pillages commis dans la même nuit chez le sieur Thérond, près le puits
Conchoux.
Procès-verbal de Maignaud
constatant l'assassinat du nommé Lafont cadet, faiseur de bas, et le pillage de
sa maison au cours Neuf : on l'accuse d'avoir tiré sur la patrouille, on l'a
trouvé armé d'une broche sur l'entresol de son appartement : on a trouvé trois
cocardes tricolores dans son armoire.
Le nommé Lichaire a été
trouvé mort près les terres du fort au-dessous de la maison Durand : il a perdu
la vie par suite d'un coup de feu ; comme il respirait encore, les assassins
l'ont achevé à coups de baïonnette.
Le nommé Chabrier, demeurant
île du Cyprès, a reçu un coup de pointe de sabre au côté : on l'a conduit, pour
le mettre à l'abri, au violon de l'hôtel-de-ville, puis à l'Hôtel-Dieu.
Les deux frères Payen sont
signalés comme bonapartistes, assassins de miquelets ; ils habitent la même île
qui fut cernée par un détachement; ils ont été conduits l'un au violon de
l'hôtel-de-ville, l'autre au palais.
20
octobre.
AU MÊME.
Louis Maurin, tambour de la
garde nationale, a été arrêté par une patrouille dans la nuit du 16 au 17,
emportant des effets volés dans une maison située près la place de Bachalas,
qui venait d'être pillée.
Procès-verbal constatant que
'Fr. Froment, garde urbain, étant de service, avait fait feu sur Julian cadet,
miquelet.
AU PROCUREUR DU ROI.
Le nommé Lavie fut signalé
comme le chef d'une bande d'environ trois cents hommes, qui commirent les
désordres, dévastations et assassinats qui eurent lieu du 20 au 27 août, et
notamment les nuits du 20 au 21 et du 2'l au 22, aux faubourgs entre le chemin
de la Bastide et celui de Caissargues, à Bernis, Milhaud et Mahaud. Arrêté, il
s'évada. Il établit son domicile près du jeu de mail, vis-à-vis la petite porte
du cimetière. 11 avait échappé à la police sous un faux nom. Il a été arrêté
aujourd'hui. Son nom véritable est Pierre Lavie, passementier.
21
octobre.
AU MÊME.
Procès-verbal du '18, sur le
vol d'une malle au sieur Gautier, capitaine retraité, fait à main armée à dix
heures du soir du 16, par une bande d'hommes, parmi lesquels Castillon père et
fils , Reboul, portefaix,
Roche, etc.
AU MÊME.
Procès-verbal du 17 :
déclaration du sieur Arnal, quai de la Fontaine ; après s'être levé à l'appel
de la générale dans la nuit du 16 au 17, il ouvrit sa porte à huit hommes armés
qui se présentèrent chez lui et le sommèrent de les suivre; il leur fit
observer qu'ils se trompaient, et ils se retirèrent après avoir accepté un
verre de vin sans rien demander.
Procès-verbal : déclaration
de P: Hours, soldat de la première compagnie de miquelets, dans le clos
d'Aligon, maison Verdeil. Un attroupement se porta sur la maison du sieur
Verdeil en demandant le propriétaire. Hours ayant répondu qu'il était absent,
la foule, ne pouvant ouvrir la porte, se retira après avoir cassé des vitres à
coups de pierres.
AU PROCUREUR DU ROI.
Relativement à la
fabrication et au colportage des cocardes tricolores à Anduze, Alais, Uzès,
Saint-Jean-du-Gard.
23
octobre.
AU MÊME.
Procès-verbal de
l'arrestation de Payen aîné, Pierre et Léon Payen et Scipion Chabrier, prévenus
d'excès envers les miquelets.
Procès-verbal du 18 sur la
déclaration du sieur Pierre Boulle, ancien entrepreneur de travaux publics à
Nîmes, rue des Barquettes. J. Cabanet se présenta en armes à son domicile dans
la nuit du 17, avec huit à dix hommes armés de fusils et lui demanda avec
menaces 25 louis sous prétexte qu'il lui avait fait tort de cette somme dans
les ouvrages qu'il lui avait fait faire.
V
Le général Gilly était
catholique. Toutefois en 1815, quand la réaction éclata, c'est chez un paysan
protestant de Topezargues, aux environs d'Anduze, nommé Perrier, qu'il alla
demander asile. Ce pauvre homme l'accueillit, ne lui demanda pas son nom et le
fit passer pour son cousin. Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. Des patrouilles
faisaient chez les protestans de rigoureuses visites domiciliaires, qui
obligeaient le général à se lever au milieu de la nuit, à aller, à demi vêtu,
chercher un refuge dans les champs.
Un jour Perrier arriva, et,
pour rendre courage à son hôte inconnu, il lui dit :
- Ne vous plaignez pas. Il
en est de plus à plaindre que vous. J'ai entendu mettre leur tête à prix, et, parmi
eux, le général Gilly à 10 000 francs.
Ému d'abord par cette
nouvelle , Gilly se remit bientôt et répondit :
- Je suis las de la vie que
je mène et je veux en finir. Toi-même, tu es pauvre et tu dois désirer gagner
de l'argent. Je connais Gilly, je sais où il est caché. Allons le dénoncer ;
pour récompense, je demanderai ma liberté et tu auras pour toi les 10 000
francs. Perrier resta anéanti.
Son fils, ancien soldat du
117e, présent à l'entretien, se leva et reprit : - Jusqu'à, présent, nous vous
avons cru honnête homme ; mais, puisque vous êtes un de ces misérables
dénonciateurs qui veulent la mort de leur prochain, retirez-vous ou je vous
jette par la fenêtre.
Le général Gilly continua
son rôle, parut vouloir s' expliquer ; mais le soldat marcha sur lui : - Eh
bien ! c'est moi qui suis le général Gilly, - s'écrie ce dernier.
La joie de ces braves gens
fut aussi vive qu'éloquente leur protestation. Le général resta chez eux
longtemps encore, et ce ne fut que bien longtemps après qu'ils acceptèrent une
récompense.
Quant à lui, c'est le 13
février 1820, que fut signée, sur la proposition de M. Simeon, garde des
sceaux, l'ordonnance qui prononçait sa grâce. Les démarches de sa femme et de
son avocat, M. Dupin aîné, dont les mémoires nous ont fourni ces détails, le
concours bienveillant du comte Decazes, et enfin la protection du duc
d'Angoulême avaient eu raison, au bout de cinq ans, des colères déchaînées
contre lui. Il dut s'estimer heureux d'être délivré à cette date du 13 février ;
car, quelques jours après, le duc de Berry était assassiné, et il est
vraisemblable qu'au moment où les rigueurs contre les ennemis de la Restauration
redoublaient, il n'eût pas obtenu facilement sa mise en liberté.
Ernest Daudet, 1878.
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