Le rôle des voies de communication
dans la Vie économique du pays nîmois au Moyen-Age
(V° siècle - fin du XIII* siècle) par André DUPONT
Maître de conférences à la Faculté des Lettres de Montpellier.
Édition, École Antique de Nîmes, 1944.
Collection Philippe Ritter

Introduction - Le legs de l'Empire romain
L'économie languedocienne emprunte sa physionomie médiévale aux caractères géographiques de la région et au fond que lui a légué l'Empire romain. (tout notre Midi a constitué pendant plus de quatre siècles la Province par excellence. Ses traits les plus saisissants se trouvent en quelque sorte imprimés sur le sol par les voies de communication. Entre le début du Ve siècle et la fin du XIIIe siècle, les hommes n'ont sans doute pas modifié le réseau routier établi par les ingénieurs de Rome ; la solide logique qui en avait inspiré le plan et guidé l'exécution était capable de résister aux fluctuations des royaumes germaniques du haut moyen-âge, ainsi qu'aux mosaïques seigneuriales de la période féodale. Mais les variations d'itinéraires que nous révèlent, au hasard des textes, les sources diplomatiques et narratives ; les changements dans la nature et l'origine des produits transportés ; l'orientation et la valeur différentes du négoce suivant les siècles sont autant d'indices qui permettent de fixer au moins dans leurs caractères essentiels, les cycles de la production et de saisir, à travers l'obscurité des faits, les lignes directrices de notre économie régionale, qui ne cesse de rester sous la dépendance étroite du milieu naturel.
Un ne saurait trop, en effet, souligner l'originalité physique de la partie languedocienne de la Narbonnaise qui, du fait de sa situation, remplit une double fonction :
Sa localisation, entre la montagne et la mer, sa large ouverture sur la Méditerranée, l'orientation de ses vallées dont les têtes, profondément enfoncées dans les massifs cévenols, prennent en écharpe la riche plaine alluviale, font d'elle le débouché normal d'une grande partie de la Gaule, pour laquelle la mer intérieure reste un puissant foyer d'attraction ;
En outre, ce couloir languedocien est l'élément de liaison nécessaire, la zone essentielle de passage entre l'Italie et la Provence d'une part, l'Espagne et l'Aquitaine de l'autre, et cette valeur est d'autant plus évidente que l'axe même de la circulation est constitué par ces larges bassins agricoles qui se succèdent d'est en ouest, du Rhône au seuil de Lauraguais, entre les garrigues et les étangs, pour s'épanouir ensuite dans des riches plaines mamelonnées du Toulousain.
Ces caractères de zone de passage et de débouché ont été judicieusement exploités par Rome qui a fixé sur cette topographie languedocienne un dispositif routier dont l'armature, parfaitement adaptée au sol et aux besoins du pays, a accru considérablement l'importance de la province ; dans aucune autre région de la Gaule, cette adaptation n'a pas été réalisée d'une façon aussi heureuse. Le tracé est surtout ordonné en fonction de Nîmes et de Narbonne (1) : mais l'examen d'une carte met immédiatement en évidence l'incontestable supériorité de Nîmes. A son contact, en effet, se greffent les grandes voies qui, à travers les gorges cévenoles. se glissent au cœur du Massif Central : (2)

(1) G. Charvet. Les voies vicinales gallo-romaines chez les Volques arécomiques, dans Cahier d'Histoire est d'Archéologie de Nimes et du Gard 1931 et s.
C. Jullian, Histoire de la Gaule. V. p. 95 et s.
A. Grenier, dans Manuel d'Archéologie de Déchelette (Archéologie gallo-romaine. t VI 2. occupation du sol).
(2) Sur les tracés de ces diverses voies. voir G. Charvet, Op cit, 1932, p. 196.

- Voie de Nîmes à Alba Augusta par Remoulins, Pont-Saint-Esprit et Bourg-Saint-Andéol, en bordure de la rive droite du Rhône:
- Voie sur Aubenas, par Uzès, Lussan, et Barjac, toutes deux aboutissant à la transversale Viviers-Le Puy.
- Grande voie Regordane sur Le Puy, par Alès, Portes et le collet de Villefort (3) ;
- Route des Gabales vers Javols, par Barre-des-Cévennes, Florac, Mende ;
- Route des Ruthènes sur Rodez, par Quissac, Ganges, Le Vigan et Millau ;
- Route sur Lodève, par Saint-Martin-de-Londres et La Vacquerie.
Et c'est également Nîmes qui oriente vers l'Aquitaine et l'Espagne les relations italo-provençales grâce à cette magnifique voie Domitienne, établie à la fin du IIe siècle avant notre ère par le consul Domitius, et qui commande le dispositif stratégique du Midi suivant l'axe méditerranéen de la pénétration romaine.
Ainsi, en Languedoc oriental, au cours des premiers siècles de l'Empire, Nîmes se présente comme l'organe de liaison entre la Cévenne, le Rhône et les plaines languedociennes. Les pays de l'Aveyron subissent même son attraction, car la voie de Rodez à Agde, par Lodève et Saint-Thibery, malgré son accès direct à la Méditerranée, détourne une partie de son activité vers l'ancienne capitale des Volques Arécomiques, par les itinéraires La Cavalerie-Le Vigan et Lodève-Saint-Martin-de-Londres (4).

(3) C. Jullian, Op cit, V, p. 93.
(4) E. Appolis, Lodève, élude de géographie urbaine, dans Cahiers d'Histoire et d'Archéologie de Nîmes et du Gard, 1936, p. 50-51.

Ce qui étonne beaucoup dans cette ordonnance des routes, c'est l'insuffisant contact avec la mer ; Nîmes, qui en est à peine à quarante kilomètres, n'a aucun rapport avec elle ; ses relations sont essentiellement rhodaniennes et continentales ; Agde n'a qu'une faible: valeur marchande (5) et le port de Narbonne lui-même, le seul foyer commercial de la Narbonnaise, reste très artificiellement établi sur un groupe d'étangs, auxquels Rome n'a apporté aucun aménagement technique (6). - Nous sommes donc en présence d'une région maritime dont l'économie n'est pas commandée par la mer et c'est en somme, dans le sens littoral, la Voie Domitienne qui fixe la majeure partie du négoce (7). - Cette constatation nous permet de souligner, dès l'époque impériale, la prédominance de l'économie agricole et industrielle sur le grand commerce maritime et l'attrait exercé par le sol sur le gallo-romaim qui reste, sinon un rural, tout au moins un terrien.

(5) C. Jullian, Op. cit, V. p. 132.
(6) Grenier, Op. cit. VI 2, p.185-493. - Rouzaud, Note sur les ports antiques de Narbonne, dans le Bulletin de la Commission Archéologique de Narbonne, 1917.
(7) Sur l'activité de la Voie Domitienne, voir C. Jullian, Op cit, p. 143. - Charvet, Op. cit. 193 12 p. 302 et s.

Toutefois, durant les trois premiers siècles de notre ère, la Province n'a pas été profondément affectée par cette insuffisance des contacts maritimes, car elle a pu bénéficier, dans les manifestations de son activité, de circonstances particulièrement favorables. Intimement soudée à un vaste empire, dont la Méditerranée constitue l'élément fondamental de coordination, elle a été, aux portes mêmes de l'Italie, la première terre gauloise de colonisation romaine, et son économie s'est trouvée par la force même des choses, incorporée à l'économie impériale ; ses ressources agricoles : blé, vins, fruits, miel, laines s'écoulent normalement vers Rome qui, au même titre que l’Égypte et la Sicile, dispose de la Narbonnaise comme d'un précieux foyer de ravitaillement. D'autre part, pour répondre aux besoins et aux fantaisies des grandes cités d'Italie, ainsi qu'aux goûts d'une population aisée et, par là même exigeante, les diverses villes de la Province ont donné un essor de plus en plus vivant a la production industrielle, qu'un artisanat a su habilement orienter vers une fabrication de luxe ; ses différentes créations ; articles de céramique, remarquables par la finesse du modelé et l'originalité de la décoration ; draperies renommées par la souplesse de la trame et l'éclat du coloris ; soieries, orfèvreries aux mille fantaisies, se sont facilement imposées sur les marchés extérieurs.
Ainsi la Narbonnaise, et notamment les régions nîmoises et rhodaniennes deviennent, sous l'Empire, le théâtre d'importants courants d'échanges. Ces routes parfaitement ordonnées, jalonnées de nombreuses étapes, sont sans cesse animées par une circulation intense. Les exportations régionales sont compensées par les moutons, les fromages, les minerais qui descendent du Massif Central, les fruits, les huiles, les chevaux, les minerais les peaux d'Espagne, d'Aquitaine et d'Italie, enfin les produits exotiques (épices, encens, myrrhe, or, musc, parfums, ivoires, soieries) dont Narbonne assure la concentration et la redistribution et qui sont l'apanage des négociants levantins, égyptiens ou syriens. Ce trafic routier est d'ailleurs heureusement complété par la navigation: fluviale ; le Rhône est parcouru par une batellerie active, et si, dans son cours inférieur, le trafic est en, grande partie accaparé par les ports provençaux d'Arles et de Tarascon, Nîmes est associée à ce mouvement par une section de, la Via Domicia (8) et par le petit foyer d'Ugernum (Beaucaire) qui fait déjà figure de portus, c'est-à-dire d'entrepôt de marchandises (9). Sa bourgeoisie d'affaires est en relations suivies avec les corporations de nautes du Rhône, de la Saône, de l'Ardèche, de l'Ouvèze, auxquelles la cité accorde chez elle des privilèges honorifiques ou réserve des places de choix dans son vaste amphithéâtre (10).

(8) Sur les relations entre Nîmes et le Rhône, voir G. Charvet, Op cit. 193 12 p 311. - H. Révoil, dans Mémoires de l'Académie du Gard, 1863-1964. p. 156. - C. Jullian, Op cit, V, p. 95. n. 4.
(9) C. Jullian, Op. cit. VI. p. 339.
(10) E. Espérandieu, l'Amphithéâtre de Nîmes, p. 12. - C. Jullian, Op cit, V. p. 161 et s.

Routes et fleuves font donc naître, sous l'Empire, une coordination d'intérêts qui assurent aux affaires une marche ascendante, à la richesse une ascension régulière, à la région un surcroît de vitalité, et qui font de ce Languedoc oriental un foyer d'attraction et de rayonnement dont l'urbanisme nîmois traduit l'intensité et l'éclat. Durant les premiers siècles de l'Empire, Nîmes, dans les limites de sa vaste enceinte, fait figure d'opulente cité. La somptuosité de ses monuments, dont s'enorgueillissent les divers quartiers, l'éclat de sa civilisation que révèlent les goûts affinés d'une société élégante, la somptuosité des manifestations religieuses, la variété des spectacles, l'afflux des étrangers sont la preuve d'une richesse sans cesse en mouvement, tandis que la personnalité de la ville s'affirme dans le développement des institutions municipales, auxquelles les hautes classes s'honorent de participer.
Sans doute ces diverses manifestations subissent elles, au cours du IVe siècle, un affaiblissement lié à la crise économique et aux secousses intérieures qui commencent à ébranler le puissant édifice impérial (11), mais ce sont surtout les invasions étrangères qui vont profondément troubler leur rythme.

(11) C. Jullian. Op cit, t. VIII, p. 180-236 - Léon Homo, L'Empire romain, Pavot, 1925, p. 118-139 et 350-361.


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En savoir plus sur les voies romaines
> La Via Domitia et les bornes milliaires étude de 1876     > Version intégrale PDF
> Inventaire et description des bornes Milliaires, version originale de 1876
> Le rôle des anciennes voies de communication, étude de 1944

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