AUBENAS

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

 

Aubenas (1) se présente, au voyageur qui arrive de Privas, sur le couronnement d'une haute colline toute plantée d'oliviers. Ses deux châteaux, d'âges très-différents et pourtant l'un et l'autre brunis par le temps et revêtus de lierre, deux dômes assez hardis, celui de l'ancien couvent des bénédictines, et celui de l'église du collège ; enfin, le clocher de l'église paroissiale, tels sont les principaux monuments qui surmontent une foule de maisons d'assez bonne apparence. Du côté du midi, la croupe de la colline où est assis Aubenas s'abaisse, couverte de vergers et de jardins, du côté du nord, cette colline continue et se relie à d'autres montagnes, sur le revers, du côté du couchant, elle s'incline en pente douce dans la direction de Joyeuse.

 

La vue qu'on a d'Aubenas s'étend sur une vallée large et fertile, baignée par l'Ardèche ; vers le nord-est, Saint-Etienne-de-Fontbonne et Ucel groupent leurs villas et leurs fabriques sur la pente et sur les cimes de coteaux couverts de bois. Fontbonne, où sont les délicieux jardins de M. de Bernardi, a été appelé avec raison le parterre d'Aubenas. Aux pieds même de la colline, le Pont-d'Aubenas s'étend sur les rives de l'Ardèche, avec ses nombreuses fabriques et ses quinconces de mûriers qui couvrent la plaine comme une vaste forêt artistement taillée.

 

Les villes devenues importantes sont comme les parvenus qui se sont élevés aux honneurs et qui se cherchent des généalogies; elles veulent toutes remonter à une origine romaine. Aubenas s'est donnée une étymologie qui séduit : elle aurait été construite peu après Alba augusta, capitale des Helviens, et on l'aurait appelée Alba nascens; de là, Albenas ou Aubenas. De plus, s'il faut en croire M. Eymard, habitant au Puy, des inscriptions trouvées près d'Aubenas témoigneraient que l'Helvie tout entière jouissait du privilège des cités libres.

 

Une autre inscription, découverte à Saint-Pierre-le-Vieux, fait mention d'un temple érigé dans cet endroit au dieu Mars : elle est datée du règne d'Antonin le Pieux.

 

Plusieurs inscriptions tumulaires, relevées également dans les environs d'Aubenas, sont écrites en grec; c'est une preuve de plus de la domination phocéenne dans l'Helvie.

 

(1) Aubenas est à une lieue et demie de Vals.

 

Cependant il paraîtrait qu'Albe naissante, si jamais elle a existé, n'a pas eu une longue vie, et qu'elle a ressuscité, dans le moyen âge, sous la forme d'un village protégé par les créneaux et les meurtrières d'un château féodal. Ce village n'était même pas très-étendu; car toute la portion d'Aubenas qui est au revers septen­trional faisait autrefois partie de la paroisse de Saint-Etienne-de-Fontbonne.

 

On ne sait pas la date précise de la fondation du vieux château, ni le nom du fondateur, seulement il paraît certain qu'il a appartenu aux Allard et aux Montlaur. Les Montlaur ont commencé le nouveau château, qui a été achevé , vers la fin du seizième siècle, par les Ornano, devenus possesseurs de la terre d'Aubenas. C'est une de ces forteresses massives, revêtues de bastions et de machicoulis, comme on les construisait au temps des guerres de religion. Le collège d'Aubenas, qui a eu une grande importance dans le temps de l'ancien régime, est, après le château, l'un des édifices les plus remarquables de cette ville on admire surtout la chapelle de cet établissement, qui est ornée de sculptures en bois habilement ciselées, et dont le dôme est élancé et hardi.

 

La fondation du collège d'Aubenas remonte à l'année 1574 ; il fut érigé par let­tres patentes du roi Charles IX, qui lui attribua, à titre de dotation, les biens de toutes les confréries du pays, dans un rayon de quatre lieues autour de la ville. Les états du Vivarais contribuèrent aussi à cette fondation, par une délibération du mois de janvier 1675 : ils imposèrent aux habitants d'Aubenas le soin de fournir les bâti­ments nécessaires, et ils se chargèrent du traitement des professeurs.

 

Ces professeurs, qui d'abord avaient été des laïques, furent ensuite choisis dans l'ordre des jésuites.

 

Par lettres patentes du 17 mai 168 , Louis XIII donna au collège les biens de plusieurs protestants rebelles et exilés du royaume; le pape, et les évêques de Vi­viers encouragèrent aussi cet établissement par des donations de biens ecclésiasti­ques restés sans emploi lors des guerres de religion.

 

Enfin, la générosité éclairée des Ornano, seigneurs d'Aubenas, acheva d'assurer l'existence du nouveau collège par une dotation importante : en 1638 , Marie de Mantlaux, veuve du maréchal d'Ornano, créa, au profit des professeurs jésuites d'Aubenas, une rente de 1,875 liv., au capital de 30,000 liv. Cette donation était faite à condition que les jésuites feraient bâtir, à leurs frais, sur les terrains qui leur seraient concédés, le collège et son église.

 

C'est donc dans le milieu du dix-septième siècle que furent construits ces beaux bâtiments, qui existent encore.

 

La révolution de 1 793 détruisit le collège d'Aubenas et confisqua ses biens; mais sous le consulat, quand des idées d'ordre et de restauration sociale succédèrent à la tourmente politique, les bâtiments du collège, qu'on avait été sur le point de dé­molir, furent rendus à leur destination primitive. On donna une nouvelle vie à cet établissement en le recréant sous le titre modeste de collège communal d'Aubenas ; il a maintenant plus de deux cents élèves, et parait destiné à de nouveaux progrès. A l'histoire de ce collège se lie celle de la famille d'Ornano, qui contribua si puissamment à sa prospérité.

 

On sait que le maréchal d'Ornano, accusé d'être le complice de Monsieur, duc d'Orléans, dont il avait été le gouverneur, fut renfermé à Vincennes, comme prisonnier d'état, et mis à mort secrètement dans son cachot par les ordres du cardinal de Richelieu. La maréchale d'Ornano obtint du roi, comme une haute faveur, la remise du corps de son mari; elle le fit inhumer dans l'église d'Aubenas, et elle lui érigea un magnifique mausolée, qui fut sculpté par un artiste de Gênes. En 1793, la fureur révolutionnaire mutila ce monument de la douleur conjugale; au nom de la liberté, elle poursuivit jusque dans son effigie inoffensive une victime du despotisme de Richelieu.

 

Nous avons vu, dans la sacristie de l'église d'Aubenas, ce qui reste du mausolée du maréchal d'Ornano : le tombeau lui-même est en marbre noir; le maréchal et la maréchale, sculptés en marbre blanc, sont représentés agenouillés au-dessus du tombeau, l'un avec les insignes de ses ordres, l'autre avec de riches draperies. Les deux statues sont aujourd'hui décapitées.

 

Au dix-septième siècle, le prince d'Harcourt hérita de la terre et du château d'Aubenas, comme gendre du maréchal d'Ornano; il perdit au jeu, avec le marquis de Vogué, son beau-frère, cette même terre d'Aubenas, et avec M. de Rochepierre, quelques autres terres qu'il avait en Vivarais et en Languedoc.

 

Au moment de la révolution, la ville s'empara du château; elle y a placé maintenant le tribunal de commerce, la municipalité, le conditionnement et le pesage de la soie, et les frères de l'école chrétienne; dans les dépendances on a trouvé, d'un côté, de quoi faire une vaste et belle auberge, et de l'autre, de quoi loger la gendarmerie. Aucun propriétaire de nos jours, fût-il des plus opulents, ne serait de taille à occuper convenablement ces châteaux princiers d'un autre âge.

 

Ici ne doit pas se borner notre tâche; car, si l'histoire de certaines localités est tout entière dans celle de leurs châteaux et des fondations de leurs seigneurs, il n'en est pas de même des villes qui se constituèrent en communes, et qui eurent par conséquent une existence distincte et séparée de celle de leurs seigneurs. Aubenas fut dans ce dernier cas: nous ne savons à quelle date précise rapporter son affranchissement, mais il parait que son importance communale était bien reconnue au commencement du quinzième siècle ; car, en 4439, les consuls de trois villes du Vivarais, parmi lesquelles se trouvait Aubenas, furent appelés par Charles VII aux états généraux du royaume, convoqués à Orléans.

 

Dans le seizième siècle, Aubenas se prononça de bonne heure pour la réforme. Dans l'année même où commence la guerre civile, au mois d'octobre 1662, le baron de Lestrange, chef catholique, descend de son château de Boulogne à la tête de troupes assez nombreuses, et vient mettre le siége devant Aubenas, qu'il somme de se rendre. La Roquette, gouverneur protestant, repousse fièrement cette proposition; le baron de Beaudiné-Crussol accourt au secours d'Aubenas, Lestrange ne juge pas à propos de l'attendre, il lève le siège précipitamment, et va se renfermer dans les remparts de Boulogne; La Roquette tombe sur son arrière-garde, fait quelques prisonniers, et enlève une partie des bagages.

 

Dans le premier édit de pacification qui suivit cette prise d'armes, Aubenas fut désigné comme l'une des villes où les réformés auraient le libre exercice de leur culte.

 

Il paraît qu'à travers toutes les vicissitudes des guerres civiles et des pacifications précaires, Aubenas fut une des villes du Vivarais qui se maintint indépendante sous le drapeau de la réforme; mais la formation de la ligue avait donné une nouvelle consistance au parti catholique. Les ligueurs, dès 1785 , avaient mis des garnisons dans les châteaux qui entouraient Aubenas; tous les jours, il y avait des engagements entre leurs soldats et les- habitants de la ville : ils voulurent mettre fin à cet état de choses par un hardi coup de main.

 

Plusieurs chefs ligueurs, MM. de Logières, de Sanilhac-Montréal, Vogué de Roche-Colombe, de Clastre-Vieille, etc, prirent, à cet effet, leurs mesures le plus secrètement possible : ils avaient gagné un habitant d'Aubenas, nommé Jean Ranchet, dit Baudouin; cet homme, à leur instigation, avait placé dans un trou du rempart une énorme quantité de poudre, et, à une heure convenue de la nuit du 10 au 11 février 1 5587 , il mit le feu à cette mine. L'explosion fit une énorme brèche aux murailles et renversa trois maisons; les ligueurs, qui étaient réunis près de là, passèrent sur ces débris fumants et s'introduisirent dans la ville. Les miliciens protestants, pris au dépourvu, s'enfuirent presque tous à Vals; ceux qui étaient restés furent désarmés: les maisons des protestants les plus zélés et les plus riches furent pillées et saccagées. Si ce coup de main ne fut qu'une surprise sans gloire, il eut du moins le mérite d'épargner l'effusion du sang. Deux mois après, le sire de Chambaud vint à la tête de douze cents arquebusiers pour reprendre Aubenas, mais il ne put y réussir.

 

Ce fut encore par une surprise que les protestants parvinrent, plusieurs années plus tard, à recouvrer Aubenas : M. de Montréal était alors gouverneur de cette place. C'est dans la nuit du 15 au 16 février 1 593 : cent vingt protestants arrivent, à la faveur de l'obscurité, jusqu'aux pieds des remparts, sous les ordres de Farjas, de Vals, des sieurs Laborie et Boule-de-Vallon; quarante d'entre eux pénètrent par escalade dans la ville, mais leurs échelles se brisent et leurs camarades ne peuvent les suivre.

 

Mais ceux qui y ont pénétré paient d'audace; ils sonnent de la trompette, battent le tambour, et crient ville gagnée. Une terreur panique se répand dans la ville: les uns courent au vieux donjon, transformé en citadelle; d'autres cherchent un asile au château; d'autres, enfin, se réfugient dans la campagne, et, en sortant, laissent ouverte la porte des cordeliers : c'est par là que passent les quatre-vingts soldats protestants restés en dehors des murailles. Dès le lendemain, Chambaud arrivait à Aubenas avec quelques renforts, et, le 10, il obtenait la reddition de la citadelle.

 

Restait encore le château: M. de Montréal, qui y commandait; s'évade et va chercher des secours au dehors; il avait confié la défense de la place au capitaine Bornet , et lui avait laissé sa fille comme une espèce d'otage et de garantie de retour prochain. Le général de Maugiron, avec quelques troupes catholiques, vient faire une démonstration sur Aubenas, mais il trouve le sire de Chambaud si bien disposé à le recevoir, qu'il se retire sans coup férir. Alors le commandant du château, saisi de crainte, veut capituler; Mlle de Montréal, catholique enthousiaste, intrépide héroïne, gourmande en vain sa faiblesse, elle excite en vain le courage chancelant des officiers et des soldats : sa voix n'est pas écoutée; elle ne rencontre aucun coeur de chevalier qui lui réponde, et le capitaine Bornet, moyennant une capitulation qui promet la vie sauve à lui et aux siens, remet le château aux protestants, déjà maîtres d'Aubenas.

 

On peut voir, dans les Commentaires du Soldat du Vivarais, le rôle que joua Aubenas au temps des secondes guerres de religion. Dans nos idées de tolérance actuelle, nous sommes indignés du cynisme grossier avec lequel un soldat fanatique raconte la conversion des protestants de cette ville, obtenue par les garnisaires. Le même recueil contient un récit très-circonstancié de la révolte de Roure. Nous avons mentionné, dans notre préface historique, cet épisode important de l'histoire du Vivarais, et nous croyons avoir donné à cette petite guerre civile le caractère qui lui convient; nous n'en reparlerions pas si, tout dernièrement, un écrivain de l'Ardèche n'avait pas tenté de grandir ce chef de partisans jusqu'aux proportions d'un héros démocrate, d'un nouveau Spartacus, entreprenant, avec la conscience de sa mission, une espèce de guerre sociale. Si l'auteur que nous combattons avait voulu faire du roman et non de l'histoire, s'il avait prétendu mettre l'idéal à la place de la vérité, nous n'aurions pas à le poursuivre dans le domaine des fictions; tout au plus lui rappellerions-nous, en passant, que Walter-Scott n'a jamais faussé un caractère historique; mais si, au contraire, il a voulu faire un tableau sérieux de faits réels, nous devons rectifier les traits sous lesquels il a peint Jacques Roure.

 

Roure, ancien militaire, fut tiré de sa charrue (1), où il était retourné, pour se mettre à la tête d'une émeute populaire, assez semblable à celles qu'excita, il y a peu d'années, la question du recensement. II déploya (2), dans le feu de l'action, du courage et de la présence d'esprit ; il eut, sur ses complices de révolte, la facile supériorité que lui donnaient ses connaissances militaires; mais nous pourrions citer tel ouvrier en soie, qui, dans les deux dernières émeutes de Lyon, a montré, de nos jours, autant d'intrépidité et de talent que le laboureur des environs d'Aubenas. Ce qui manqua à Roure, ce fut de savoir profiter du succès et d'organiser la victoire; en cela il fut d'une désespérante médiocrité.

 

Par contre, l'auteur de l'ouvrage que nous signalons n'a pas rendu justice au rôle que consentit à remplir, vers la fin de la révolte, M. le comte de Voué. M. de Voué n'accepta le commandement des insurgés, poussés déjà aux dernières extré­mités, que pour devenir leur protecteur et le pacificateur du pays. Il aurait désiré qu'il fût fait droit à quelques-uns de leurs griefs; il espérait qu'à ce prix leur sou­mission serait complète et qu'elle serait suivie d'une amnistie générale. S'il n'obtint pas ce qu'il voulait; s'il fut joué lui-même par de menteuses promesses; si, enfin, le sang des rebelles fut versé à grands flots par une justice devenue inique à force de rigueur, il ne faut pas s'en prendre à ce noble gentilhomme, qui avait peut-être compromis sa propre tête en voulant sauver celles de ses compatriotes égarés.

 

Depuis ces troubles momentanés, Aubenas pacifié, Aubenas, protégé et enrichi par les donations et les fondations de ses seigneurs, MM. de Vogué, commença d'entrer dans cette voie de progrès industriel où il marche si rapidement aujourd'hui. Cette ville avait autrefois des foires où se faisaient toutes les affaires de soie du bas Vivarais et d'une partie du Languedoc; maintenant elle n'en a plus qu'au mois de janvier, et ses marchés, qui ont lieu tous les samedis, présentent un aspect fort animé. Il s'expédie chaque mois, d'Aubenas, pour un million et demi de marchandises; il se fait, aux foires de janvier, pour environ trois millions d'affaires.

 

(1) A la Chapelle, près d'Aubenas; c'est là qu'était le champ qu'il cultivait.

 

Il y a, près d'Aubenas, une papeterie mue à la vapeur par dix roues qui représentent la force de soixante chevaux; elle emploie annuellement cinq cents kil. de chiffons, qui peuvent produire trois cent quatre-vingt mille kilogrames de papiers.

 

Le territoire d'Aubenas et celui de toutes les communes environnantes sont couverts de filatures et de moulinages de soie, qui répandent la vie et l'abondance jusque dans les gorges les plus sauvages et les plus reculées.

 

Quoi qu'en ait pu dire un auteur plus spirituel que juste, les habitudes commerciales des habitants d'Aubenas n'ôtent rien à leur urbanité et à la grâce de leurs manières; on trouve même chez plusieurs d'entre eux un goût éclairé pour les arts et pour les sciences. Quelquefois au dessus d'un comptoir se trouve un atelier de peinture, et la même main qui fait des comptes et tient des livres avec ordre, manie ensuite avec bonheur et talent le pinceau de l'artiste.

 

C'est ainsi que les émotions désintéressées des beaux-arts font un utile contre-poids aux préoccupations toutes matérielles d'une profession si éminemment honorable, quand elle ne se laisse pas exclusivement dominer par l'amour du gain.

 

Ce confort sans faste, qui caractérise le commerce de Lyon, se rencontre aussi chez les bons négociants d'Aubenas ; sans doute les rapports d'affaires ont amené entre ces deux villes des rapports de mœurs.

 

Après Annonay, Aubenas est la ville la plus importante du département de l'Ardèche; sa population est moins considérable, mais ses marchés hebdomadaires y établissent peut-être une plus grande circulation d'argent, et donnent à sa physionomie une vie et une activité que l'on ne trouve pas chez son industrieuse rivale.

 

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