Desaignes & La Mastre.

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

 

Temple romain à Desaignes

 

I - Desaignes.

 

En trois heures nous arrivâmes à Desaignes, par l'ancienne route. Cette route, qui descend en serpentant le long de la croupe ondulée d'une montagne couverte de bois de pins, nous parut être une promenade charmante ; des points de vue variés, en offrant des sources toujours nouvelles de distractions, prévenaient en nous la lassitude, qui naît souvent de l'ennui autant que de l'épuisement des forces.

 

Desaignes a une physionomie étrange et indéfinissable ; ce n'est pas l'aspect treizième siècle de la Voulte, ce n'est pas non plus l'abandon profond de l'ancienne ville de Crussol, c'est un mélange de ces deux types divers. Du reste, l'antiquité moyen âge y touche à l'antiquité romaine; elles s'appuient l'une sur l'autre.

 

Les d'eux portes de Desaignes, et surtout celle du nord est, ont encore gardé tout le formidable appareil des forteresses du temps féodal; mais rien n'est plus curieux que le vieux castel, adossé au temple protestant : Sa tour avancée, qui menaçait ruine, a été démolie, et on y a trouvé, dit-on, un squelette bardé de fer. Le reste de ce colossal édifice, où le temps a imprimé ses couleurs noirâtres, est tout hérissé de mâchicoulis. La tour du centre existe encore; elle a conservé son escalier tournant. Si nous étions forcés d'habiter les chambres gothiques qui donnent sur l'obscur préau du vieux castel, il nous semblerait que six siècles pèseraient sur nous de tout leur poids.

 

Quant au temple protestant, il a été construit en 1822, dans le temps que M. Paulze d'Yvois était préfet de l'Ardèche, sur les débris d'un ancien temple romain. Nous avons dû préciser l'époque de cet acte de vandalisme, en le signalant à l'indignation de quiconque a quelque goût des arts et quelque respect pour les monuments si rares et si précieux de la civilisation romaine dans notre vieille Gaule.

 

On a conservé les murs de l'ancien temple jusqu'au-dessus des fenêtres, mais les vieux arceaux, à demi ruinés comme ceux des thermes de Caracalla, ont disparu sous le marteau des démolisseurs et sous la truelle des maçons, commis à cet effet par l'administration vandale du département de l'Ardèche.

 

Nous sommes heureux d'avoir pu perpétuer, au moins par la pierre lithographique, le souvenir de ce curieux monument, dont nous devons le dessin à l'obligeance de M. le comte Hippolyte de Tournon (1).

 

On n'est pas d'accord sur l'origine et la destination première du temple de Desaignes. D'après l'opinion vulgaire, il aurait été consacré à Diane (2); quelques savants, parmi lesquels nous remarquons M. le président Délichère, prétendent qu'il fut érigé à Hercule, surnommé Deusonnieu, dans les Gaules; ce serait là l'étymologie de Desaignes. NI. Boissy d'Anglas (3) a énoncé l'opinion que ce monument fut construit par Fabius Maximus, après la sanglante victoire qu'il remporta sur les Gaulois commandés par Bituitus.

 

Or, on saura que, suivant Florus (4) et Strabon (6), Fabius Maximus et Domitius Ænobarbus élevèrent leurs tours monumentales (saxeas turres) sur le lieu même où s'était livrée la bataille, et ce lieu était le confluent du Rhône et de l'Isère, qui est situé à sept ou huit grandes lieues de Desaignes. On juge par combien d'inductions forcées il a fallu passer, pour concilier le système que nous venons d'exposer avec des textes qui le contredisent d'une manière si formelle: mais les savants ne s'embarrassent pas de si peu.

 

Quant à nous, nous déclarons notre ignorance profonde sur le nom et le but de ce vieux monument, qui, du reste, nous a paru ressembler, dans son ensemble, aux ruines de plusieurs temples que nous avons vus dans la campagne de Rome et dans celle de Naples, et peut-être plus encore aux thermes de Dioclétien ou de Caracalla.

 

Il nous reste maintenant à faire connaître l'état où était, il y a deux ou trois siècles, ce vieux monument que l'on avait fortifié et entouré d'un fossé. Laissons parler, à ce sujet, Giraud Soulavie, qui décrit le temple de Desaignes tel qu'il l'a vu.

 

La tradition et les plus anciens titres connus, dit il (6), donnent le nom de temple de Diane à ce majestueux édifice qu'on admire de loin, et qui est bâti d'une pierre quartzeuse.

 

Quatre étages divisent cet édifice, qui est en carré long. L'inférieur est un souterrain dans lequel on entrait du haut et du milieu de la voûte un peu écroulée.

 

L'étage supérieur est une espèce de salle en carré long. La porte d'entrée, qui est la principale du bâtiment, a sept pieds et demi de haut et sept pieds de largeur: elle est fort simple et ronde supérieurement; elle se fermait avec une poutre traversière. La moitié de la salle est couverte d'une voûte; l'autre moitié le fut d'un plancher, car on observe des pierres saillantes de support.

 

(1) Et de M. du Veyrier, ex receveur de l'enregistrement à la Mastre, qui nous a transmis la copie du dessin que lui avait prêté M. de Tournon.

(2) Desaignes s'appelait Disania qu'on fait dériver de Diana.

(3) Voir la dissertation publiée en l'an X dans l'Annuaire de l'Ardèche de cette époque.

(4) Florus, lib. 3, cap. 2.

(5) Strabon, lib. 4. Voir, sur ce point, l'Annuaire de 1839 , page 229.

(6) Histoire de la France méridionale, par Giraud Soulavie , page 202 et 203, tome 111.

 

De cet étage on monte à un troisième, par un degré pratiqué dans l'épaisseur du mur. Une cheminée, dont le tuyau est un cône parfait, en fait l'ornement; il est engagé à moitié dans le mur principal, qui a cinq pieds d'épaisseur. Une seule voûte couvre cette salle.

 

On monte enfin vers le faite du monument par un autre degré engagé dans le mur; on arrive sur une plate forme à découvert, entourée de meurtrières et de défenses, terminée, d'un côté, par un petit appartement carré, où l'on observe les appuis d'une voûte écrasée qui forme le quatrième étage, en comptant la voûte souterraine.

 

Un conduit vide et carré descend de ces hauteurs vers le bas de l'édifice; son usage n'est pas aisé à déterminer.

 

Ce monument, dont l'ensemble est imposant par sa grandeur et sa forme, est entouré d'un fossé; on ne pouvait même pénétrer dans l'édifice que par un pont-levis ou un pont de bois. On ne trouve aucun vestige de degrés pour entrer par la porte, un peu élevée, dans les appartements. Je laisse aux amateurs de l'antiquité le soin de déterminer l'usage de ce monument: on ne saurait dire que c'est une forteresse bâtie sous le gouvernement féodal; le château seigneurial qui l'avoisine, et qui est fort ancien parmi les édifices de cet âge, est bien d'un autre goût !

 

Ce monument, dont Giraud Soulavie est tenté d'attribuer la fondation aux Gaulois, nous paraît avoir le caractère d'une construction romaine (1). On peut donc affirmer que les Romains ou au moins les Gallo Romains ont eu un établissement important dans ce lieu. Desaignes était encore très considérable dans le moyen âge; c'était la ville la plus peuplée du Vivarais (2). Outre le grand château que nous avons décrit, il y avait un petit fort sur le devant du temple; les murs en sont aujourd'hui rasés au niveau du sol. Des sculptures gothiques ornent encore la plupart des vieilles maisons de Desaignes, et témoignent leur splendeur passée.

 

Cette place est souvent mentionnée dans les annales des temps des guerres de religion. En 1575, lors de la trêve que fit le sieur de Pierregourde avec M. du Pelloux, gouverneur d'Annonay pour le roi, il fut convenu que les calvinistes évacueraient tous les forts du Vivarais, excepté Desaignes. Cela prouve la haute importance que l'on attachait à cette forteresse.

 

Le 8 septembre 1580, M. de Tournon, qui était seigneur de la ville de Desaignes, la reprit sur les protestants.

 

En 1586, nous retrouvons encore l'infatigable et vaillant capitaine Chambaud auprès de Domaines : il se loge avec ses troupes dans les maisons de deux laboureurs, sur la route de la Mastre ; de là, il inquiète tellement la garnison de la ville, qu'il faut la renouveler deux fois en un an. Plus tard, Desaignes fut repris par les protestants, puis par les catholiques, et dans chacun de ces sièges il eut beaucoup à souffrir. Ses remparts, qui étaient flanqués de tours et ravelins à l'antique, étaient tout sillonnés de brèches profondes et portaient de nombreuses traces de boulets de canon. L'église paroissiale, qui était à trois nefs comme l'église de Champagne, fut saccagée et rasée jusqu'aux fondements par les religionnaires.

 

Un emprunt forcé, imposé aux protestants de Desaignes à l'aide de garnisaires, en 1685, au moment de l'édit de Nantes, en fit fuir presque tous les habitants. Le 10 janvier 1684, leur temple fut démoli par ordre du roi. En 1688, une fermentation extraordinaire se fit remarquer dans le Vivarais: le conseil des réfugiés, soutenu par l'Angleterre et d'autres cours du Nord, y envoya des prédicants fanatiques; ils y firent courir le bruit d'une guerre étrangère prête à éclater. Cette guerre, faite de concert avec une guerre civile à l'intérieur, devait, disaient ils, forcer Louis XIV à accorder de meilleures conditions aux religionnaires. Il paraît qu'un grand nombre de citoyens notables de Desaignes furent accusés d'avoir participé à la conjuration qui se tramait ; on en arrêta plusieurs, et entre autres M. Gaillard de Bélair, jurisconsulte et lieutenant en la juridiction de Desaignes, et MM. de Villermé, de Montrond, du Chazalet, Lachaisserie, de Vaugeron et Sautel.

 

Quelques uns furent condamnés à mort, d'autres en furent quittes pour des amendes et pour la confiscation d'une partie de leurs biens. Ce fut le dernier coup porté, à l'antique grandeur de Desaignes. Cette ville avait été fondée par les Romains; le christianisme et la féodalité l'avaient agrandie, enrichie de monuments nouveaux, hérissée de remparts, de mâchicoulis et de forteresses. Les guerres civiles ont abattu ses murailles, ruiné ses maisons et dépeuplé son enceinte; ce n'est plus maintenant qu'un groupe de chaumières et de petites maisons adossées à de gigantesques débris et habitées par de pauvres villageois.

 

(1) Nous avons remarqué cependant que quelques détails de cet édifice paraissent appartenir à l'architecture gothique; mais ces détails y auront été ajoutés après coup, quand on aura voulu, au moyen âge, en faire une forteresse ou petit être un magasin d'approvisionnements. cela se sera fait à la même- époque où on aura tracé, autour du monument, un fossé d'enceinte, et où on aura construit, sur ce fossé, un pont-levis. La campagne de Rome est couverte de tombeaux et de temples que la féodalité changea de même en châteaux et en forts; le tombeau d'Adrien lui-même est devenu le château Saint Ange. Du reste, la construction, ou, pour parler plus clairement, la maçonnerie du vieux temple de Desaignes ne doit laisser aucun doute sur son origine romaine.

(2) Desaignes était le lieu le plus peuplé du Vivarais, car on y comptait 683 feux, tandis que le bourg Saint Andéol n'en avait que 625, Aubenas 360, Annonay 307, et Privas 350. voir une note du marquis d'Aubays, reproduite dans l'Histoire d'Annonay, par Poncer, tom. 11, pag. 73.

 

II - La Mastre

 

Un peu au-delà de Desaignes, en suivant le cours du Doubs, on aperçoit le joli manoir du Verger (1), au-dessus d'une pente douce garnie d'arbres touffus. Des bois magnifiques ombragent les deux côtés du chemin; quelques sapins argentés, d'une belle végétation, se mêlent aux ormeaux et aux pins qui pendent sur les eaux de la rivière : c'est évidemment un semis artificiel; là encore la main du grand propriétaire se révèle à l'observateur. Toute cette route nouvelle (2) de Desaignes à la Mastre est unie comme une allée de jardin anglais. De temps en temps, des vallons s'ouvrent sur l'une ou l'autre rive, et laissent apercevoir, dans le lointain, des habitations modernes ou de vieux châteaux, tels que celui de Retourtour, dont M. de Tournon et M. de Grollier étaient coseigneurs avant la révolution.

 

La Mastre , qui était, il y a deux cents ans, un tout petit hameau, tandis que Desaignes comptait au nombre des villes les plus importantes du Vivarais, est aujourd'hui un chef-lieu de canton, une bourgade bien bâtie, peuplée de près de dix-huit cents âmes, et Desaignes est devenu un méchant village qui n'a plus de vie et d'éclat que par ses souvenirs. Une digue considérable, pour la confection de laquelle le gouvernement doit fournir les deux tiers, achèvera de rendre la Mastre un séjour agréable et salubre, en la mettant à l'abri des ravages du Doubs.

 

Le lendemain matin, en allant de la Mastre à Urbillac par une nouvelle route qui doit conduire à Vernoux, nous aperçûmes les ruines du vieux château auquel se rattachent des souvenirs du temps des guerres de religion. A l'ombre du drapeau de la réforme, un certain Érard de Vernoux s'était fait le capitaine d'une bande de véritables brigands; il s'était emparé des tours d'Oriol, dans le mandement d'Annonay, et il pillait et rançonnait les passants sans pitié ni miséricorde; il faisait plus: il les torturait avec la plus barbare cruauté.

 

L'un de ses moyens était, dit le président Gamon., de leur billonner la tête à toute force avec une corde nouée. Deux fois Érard fut pris par les catholiques, deux fois il racheta sa vie à force d'argent. Les leçons qu'il avait reçues n'eurent d'autre résultat que de lui faire changer le théâtre de ses exploits de bandit; il s'empara du fort de la Mastre et continua les mêmes exactions que par le passé. Le sieur de Rochegude, commandant des religionnaires du haut Vivarais, qui s'était posé comme modérateur entre les partis, vint à passer à la Mastre avec quelques troupes. Erard et son lieutenant Lachau accoururent lui rendre hommage comme à leur gouverneur. Pour toute réponse à leurs salutations et à leurs compliments, il les fit arrêter et charger de chaînes.

 

Erard offrit en vain son chapeau plein d'écus pour qu'on le mit en liberté; sur la demande du syndic du pays, le sire de Rochegude fit pendre Erard et Lachau aux créneaux de leur fort. En même temps, il délivra six ou sept prisonniers, détenus par ces misérables dans des cachots infects. De ce nombre était Guillaume Baud, châtelain de Rocheblaive.

 

Cet acte de haute justice, qui honore le caractère du sire de Rochegude, mit fin à d'intolérables brigandages, et inspira aux malfaiteurs de même espèce un salutaire effroi.

 

La Mastre a pour église paroissiale l'ancien prieuré de Macheville, qui était, avant la révolution, un prieuré dépendant du collège du Puy. La reconstruction de cette église remonte à une époque peu éloignée - elle a eu lieu vers le commencement du dix-septième siècle, sous la direction des jésuites et sous celle de M. de Reboulet, propriétaire à Urbillac. On croit que Macheville, fondée dans le neuvième ou le dixième siècle, fut autrefois un monastère de bénédictins (3).

 

De la Mastre à Tournon, le chemin, au lieu de suivre par une pente uniforme les sinuosités du Doubs, grimpe par le Crestel sur les collines les plus élevées, laisse dans le fond de la gorge Boucieu le Roi, qui fut le siège du bailliage du haut Vivarais jusqu'en 1564, redescend sur Saint Barthélemy le Plain paroisse isolée au milieu des montagnes, traverse la rivière de Duzon, près de l'endroit où elle se jette dans le Doubs, passe près d'un vieux pont romain dont il reste une arche et une culée à moitié ruinée et se rejoint au grand pont (4) avec la route de la Louvesc.

 

Au nord de Saint Barthélemy le Plain (5), dans une position qui a quelque rapport avec celle de la Tourette, se trouvent les débris du château de Pierre Feu ou Pierre Fit. Le Doubs baigne de deux côtés les rochers à pie sur lesquels ce château était perché.

 

(1) Appartenant à M. le comte Hippolyte de Tournon.

(2) Cette route conduira de la Mastre à Saint Agrève, par Desaignes, au moyen d'un tracé tout nouveau.

(3) On trouve dans l'histoire une première mention de Macheville , en l'année 961, sous le règne de Lothaire. C'est Gelinus , homme très noble et très puissant, qui, de concert avec son épouse Raymote , donne à l'abbaye de Saint Chaffré une église , au lieu de Mansus Cavallianus (Macheville) , laquelle est consacrée au sauveur; il donne, de plus, la paroisse elle-même, un clos de vignes, un verger, et toutes ses dépendances. (Preuves de l'Hist. du Languedoc, tom. Il , pag. 106.)

L'église primitive de Macheville serait donc une des plus anciennes du Vivarais. Devenue la propriété d'une abbaye de bénédictins, elle fut sans doute desservie par des religieux de cet ordre. Des inductions historiques d'une certaine force viennent donc, sur ce point, à l'appui des traditions que j'ai recueillies dans la contrée.

(4) Voir ci dessus, pag. 74.

(5) Il ne faut pas confondre Saint Barthélemy le Plain avec Saint Barthélemy le Puy, qui est plus près de la Mastre. C'est entre Saint Barthélemy le Puy et le Crestel , qu' est situé le manoir appelé les Bose, résidence actuelle des Faï, qui sont maintenant la branche aînée de cette famille.

 

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