ABBAYE DE MAZAN. - LAC D'YSSARLÈS. - LE BÉAGE

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

Le lac d'Issarlès

 

En sortant de Montpezat, il faut suivre le vieux chemin, et sur la droite on voit un grand ravin tout rempli des ruines d'un volcan supérieur, celui de Fontollières. Après avoir monté une heure et demie, on entre dans le cratère même de ce volcan, presque méconnaissable aujourd'hui, tant une végétation antique en a recouvert le fond et les parois de ses verdoyantes draperies ; là on trouve des couches de sable de rivière superposées aux torrents de lave.

 

Dans un vallon, sur la gauche, on aperçoit le petit lac Féraud, qui est le cratère d'un ancien volcan.

Pour aller à l'abbaye de Mazan, nous avons côtoyé les bords du lac Féraud et nous nous sommes enfoncés dans les bois de Boson. On prétend que le nom de ces bois vient du roi Boson, qui s'en était emparé et les avait fait exploiter. Ils sont aujourd'hui fort mal conservés ; les hêtres et les pins, qui y dominent, n'y sont ni bien gros ni bien élevés.

 

Cependant c'était la première forêt un peu étendue que nous rencontrions en Vivarais. Les clairières étaient remplies de nombreux troupeaux. Nous nous trouvions avec plaisir dans la haute région des pâturages et des bois résineux. Après avoir fait trois lieues sur ces cimes, sans autre guide que notre carte de Cassini, nous redescendîmes à travers un pays tout à fait dépouillé d'arbres, jusqu'au hameau de Pratjurat (1). De là nous vîmes s'étaler, à l'extrémité d'une vallée profonde, de grandes et épaisses forêts, comparables à celles de la Grande-Chartreuse. Ce sombre rideau fut le point sur lequel nous nous dirigeâmes sans hésiter; nous nous dîmes aussitôt :

 

 

Ruines de l'Abbaye de Mazan

 

ABBAYE DE MAZAN

L'abbaye de Mazan doit être là, au pied de cette colline couverte de sapins; des bois pareils n'ont pu appartenir qu'à un ordre religieux, et n'ont été jusqu'à ce jour aussi bien conservés que parce qu'ils sont passés entre les mains de l'Etat.

 

Ces conjectures étaient fondées. En remontant le ruisseau qui coulait au bas de l'allée, nous ne tardâmes pas à apercevoir les bâtiments de l'abbaye: ces bâtiments, à moitié démolis ou ruinés, occupaient un carré parfait; des pans de murs couverts de bastions, une vieille tour carrée encore debout, enfin, au milieu de l'enceinte, une vaste église sans toiture, avec son dôme byzantin, voilà ce qui frappa notre vue dans ce séjour sauvage et solitaire. Tout alentour, d'immenses prairies étendaient leurs tapis de verdure émaillés de fleurs jusqu'au pied des noirs sapins de la forêt, qui commençait à trois cents pas de l'abbaye.

 

(1) Nous aurions pris une route plus directe en passant par Lalizier.

 

Les cloîtres antiques et les fenêtres d'un autre petit bâtiment qui est derrière les cloîtres appartiennent à un style gothique, évidemment antérieur à celui de l'église. Cette église aura été construite par un architecte florentin sur le modèle de celles que l'on faisait en Italie au seizième siècle; notre opinion sur ce point est confirmée par des traditions recueillies sur les lieux. L'église de Mazan ne serait donc pas de style roman, ainsi que l'ont cru quelques auteurs, mais bien de ce style italien du seizième siècle, qui mêlait le genre byzantin au genre grec (1).

 

L'église de Mazan a trois nefs soutenues par des piliers, mais les nefs latérales semblent n'avoir pas été achevées. Le chour, placé sous le dôme, offre la forme d'une croix; la longueur de ce beau vaisseau est de cinquante-deux mètres, et sa largeur, de seize.

 

A l'époque où nous y sommes allés, le curé de la paroisse s'était casé dans le choeur de cet édifice, et y célébrait l'office divin, mais il se trouvait incommodé par l'excessive humidité qui a pénétré dans ce lieu. En ce moment, il fait bâtir une nouvelle église paroissiale, c'est-à-dire une méchante chapelle qu'il adosse à une des parties latérales du vieux colosse.

 

II nous semble que les 15 ou 20,000 fr. qu'il va faire dépenser à la commune pour cette construction auraient été beaucoup mieux employés, soit à refaire la toiture de l'ancienne église, soit à détourner les eaux supérieures qui filtrent dans les murs. Le gouvernement serait probablement venu au secours de cette tentative de restauration artistique, et on aurait ainsi sauvé un monument qui, par la double action des eaux et du temps, sera bientôt entièrement ruiné.

 

Nous dénonçons ce nouvel acte de vandalisme aux colères éloquentes de MM. Victor Hugo et de Montalembert.

 

L'abbaye de Mazan (2) était une abbaye de bénédictins, fondée en 1119 ou 1121.

 

(1) Cette opinion est aussi celle de M. Guillaume, architecte du département.

(2) Cette abbaye était une des plus anciennes de l'ordre de Citeaux ; elle fut fondée par Saint-Jean, abbé de Bonneval au diocèse de Vienne, et ensuite évêque de Valence, lequel y envoya quelques-uns de ses religieux avec Pierre, qui tut leur premier abbé, et qui parvint à une sainteté éminente. Quelques auteurs rapportent la fondation de cette abbaye à l'an 1119, mais il paraît qu'elle est postérieure de deux ou trois ans. Quoi qu'il en soit, il est certain que c'est la plus ancienne abbaye de Citeaux dans la province du Languedoc. Ce lieu s'appelait anciennement le Mas d'Adam; les seigneurs du voisinage donnèrent le fonds pour la construction du monastère qu'ils dotèrent richement. (Histoire du Languedoc, par dom Vic et dom Vaissete, tome 11, page 423. )

 

Au lieu appelé Mazan-Vieux, à peu de distance des bâtiments du monastère que nous avons visité, se trouvent des débris informes de la primitive abbaye, fondée vers 1120. Cette abbaye fut détruite en 1375 par les routiers anglais et gascons qui s'étaient emparés de Château-Randon dans le Gévaudan. Les trente moines du couvent furent massacrés par ces barbares.

 

Enfin, les habitants du pays, indignés de ces meurtres et de ce pillage, attaquèrent les Anglais, près de Saint-Abeille, les mirent en déroute, et achevèrent de les tailler en pièces à un endroit appelé les Meules. on voit encore sur un rocher, au-dessus de la chapelle de Saint-Abeille, à trois quarts de lieue de l'abbaye de Mazan, une inscription qui porte ces mots.

 

Quartier des Anglais. (Renseignements fournis par M. Dalmas, de Montpezat ). Ainsi l'abbaye de Mazan n'aurait été reconstruite qu'à la fin du quatorzième ou au commencement du quinzième siècle.

 

LAC D'YSSARLÈS

De Mazan nous avons passé à Saint-Cyrgues, village assez important; nous avons traversé la Loire déjà grosse sur le pont de la Palisse, et nous nous sommes dirigés sur le lac d'Yssarlès par le Cros de Géorand.

 

Le point par lequel nous sommes arrivés au-dessus de ce lac le domine entièrement, ainsi que tout le vallon qui s'étend jusqu'au village même d'Yssarlès : sur notre gauche se présentait un beau bois de pins, à travers lequel passait la route que nous avions à suivre ; sur la droite, encore des bois avec quelques rochers, sur le devant, des bords peu élevés, couverts de prairies.

 

C'est dans cette portion du lac, à l'ouest, que sont des grottes (1) habitées par les gardes de M. le comte de Maillé, à qui appartiennent les eaux du lac et une partie des forêts qui bordent ses rivages.

 

Le lac lui-même, placé au milieu de ce joli cadre, est remarquable par les courbes élégantes de ses anses et de ses golfes; c'est un ovale irrégulier. Ses flots sont d'une limpidité admirable : là, plus de montagnes à lignes rudes et heurtées, plus de rocs à anfractuosités immenses; les pentes sont riantes et douces. On a quitté le versant du Rhône et de la Méditerranée; on entre sur le versant de la Loire et de l'Océan.

 

Le lac d'Yssarlès est certainement l'un des plus grands lacs du centre de la France; il a près de quatre mille mètres de tour : nous avons mis plus d'une heure à parcourir les deux tiers de ses bords. On ne peut pas le comparer au lac de Gaube, dans les Pyrénées, qui est dans une région supérieure, au pied des glaciers du Vignemale, ni à celui de Thoun, que dominent les Alpes de l'Oberland. On admire peut-être moins les paysages d'Yssarlès, mais on les aime mieux; on sourirait à l'idée d'habiter une blanche maison (2) sur ces gracieux rivages.

 

En quittant le lac d'Yssarlès pour aller au Béage, on monte sur la droite à travers d'assez belles forêts; mais, arrivé à un petit hameau au sommet du col, on ne trouve plus jusqu'au Béage que des champs et des prés tout nus. On a achevé pendant la révolution de déboiser toutes ces montagnes.

 

LE BÉAGE

Le Béage se divise en deux parties, le bas et le haut Béage. Le bas Béage est plus ancien; la partie supérieure a dû être construite depuis qu'on a pratiqué dans ce lieu la route d'Aubenas au Puy.

 

La commune même du Béage n'est pas très-étendue ni très-peuplée (3); mais la paroisse du Béage a seize lieues de circonférence : c'est l'étendue de beaucoup de diocèses en Italie. Cela s'explique par le grand nombre de rochers et de déserts compris dans cette circonscription ecclésiastique.

 

(1) Ces grottes, qui sont excavées dans le poudingue, n'ont rien de curieux; elles s'appellent les grottes de Rome.

(2) Lamartine.

(3) La population est de 1880 âmes.

 

C'est au Béage qu'est né un sculpteur plein d'avenir, appelé Brès (4). Brès encore enfant, gardait les troupeaux sur la montagne, et il passait ses journées à sculpter avec son couteau des morceaux de bois, plus tard, il devint apprenti coutelier, et il ciselait admirablement les manches des couteaux qui sortaient de ses mains. Ces merveilleuses dispositions attirèrent enfin l'attention du préfet et du conseil général de l'Ardèche ; on envoya Brès à Paris étudier l'art auquel la nature semblait l'appeler: il vient de remporter le second grand prix à l'école de sculpture, et peut-être le pâtre des sources de la Loire est sur le point de devenir un des plus grands artistes de France.

 

Le Béage est comme la capitale des montagnes du Vivarais ; c'est donc autour du point central que nous devons grouper quelques observations de costumes et de moeurs.

 

A partir de Mazan et de Saint-Cirgues-en-Montagnes, nous avons été frappés d'un changement notable dans les costumes des femmes. Pendant la semaine, elles ont un chapeau noir entouré de plumes sur un bonnet noir, et de grands pendants d'oreilles en or; le dimanche, elles portent un chapeau blanc, autour du quel pendent circulairement d'assez belles dentelles du Puy, elles aiment les couleurs tranchantes dans le reste de leurs vêtements.

 

Leur costume a conservé son caractère pittoresque et original, malgré les invasions croissantes d'une civilisation tristement uniforme. Mais il ne faut pas croire que l'attachement aux vieilles moeurs soit, dans ces montagnes, une garantie de simplicité et d'économie : quand un jeune villageois se marie, il va au Puy acheter la corbeille pour sa fiancée, et, s'il appartient à une famille aisée, il faut qu'il y mette au moins de deux à trois mille francs.

 

Le montagnard du Vivarais est hospitalier, fidèle à sa parole et religieux jusqu'à la superstition; mais, à côté des vertus des temps héroïques, les Vivarois de ces contrées en ont les défauts : ils sont colères, sanguinaires et vindicatifs. Il y a un siècle et demi, ils ne quittaient pas leurs fusils, et quand ils allaient à la messe, ils les déposaient dans le vestibule de l'église; plus tard ils se sont contentés d'avoir une gaine en peau dans leurs pantalons, dans laquelle ils mettaient un couteau-poignard. Nous en avons encore vu quelques-uns qui portaient la coutelière.

 

Les enfants et les adolescents ont toujours des couteaux passés en sautoir autour du col et cachés dans les poches de leurs vestes. Pour le moindre mot, peur le moindre geste malveillant ou impoli, le montagnard de l'Ardèche ne se fait pas faute de donner un coup de couteau, il a son point d'honneur à lui, et il lave dans le sang toute offense qui lui parait grave. Mille usages barbares rappellent dans cette contrée les mours d'un autre âge.

 

Quelquefois les communes ennemies nomment des représentants pour combattre en leur nom, et leurs champions se livrent à des luttes acharnées et meurtrières; souvent encore, des familles qui se sont juré des haines héréditaires engagent entre elles des espèces de duels à mort, tel fut, il y a peu d'années, à La-Champ-Raphaël, le mémorable combat des trois Merle et des trois Ollier, les Horaces et les Curiaces de la montagne.

 

Le Grand-Merle était appelé ainsi, moins à cause de sa taille qu'à cause de sa force et de son courage : c'était l'Hercule du pays ; il succomba pourtant dans le champ clos, et ses blessures l'empêchèrent de survivre à sa honte. Ses deux fils furent aussi tués ou estropiés.

 

Giraud-Soulavie attribue à l'influence des terrains volcaniques l'ardeur et la violence de ces caractères de feu; c'est une question d'histoire naturelle que nous soumettons à l'examen des savants de nos jours.

 

(1) Voir une intéressante notice sur Brès, insérée par M. Ovide de Valgorge dans la France littéraire.

 

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