La Louvesc Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.
On a
beaucoup dit de nos jours que les peuples n'étaient pas reconnaissants envers
leurs bienfaiteurs, qu'ils entouraient de leurs hommages la tombe de ces
ravageurs de la terre (1) qu'on appelle conquérants, et qu'ils laissaient
dans un ingrat oubli les hommes qui avaient travaillé à leur bonheur en se
dévouant à les rendre meilleurs, à les éclairer ou à augmenter leur
bien-être; voici pourtant un exemple tout à fait contraire à ces
observations, qui d'ailleurs, je le reconnais, peuvent avoir, en général,
quelque chose de fondé.
Un
homme se rencontra qui, né dans un rang élevé, pourvu de tous les dons de la
fortune, abandonna ces avantages pour se consacrer
au service de l'humanité souffrante, pour lui prêcher la vérité par ses
discours, pour soulager ses misères par la charité. Il se fit pauvre pour
vivre avec les pauvres; il quitta le doux climat de son pays natal (2) pour
parcourir les âpres montagnes du Velay et du Vivarais.
De
longues dissensions civiles et religieuses avaient désolé ces contrées: le
pillage et l'incendie les avaient dévastées, le vice et l'immoralité les
avaient flétries. L'homme de Dieu le savait, et les pieuses inspirations de
son cœur le portèrent là où il y avait le plus de plaies à cicatriser, le
plus de maux à réparer, le plus d'âmes a guérir.
(1)
Expression de Bossuet.
(2)
Foncouverte, près de Narbonne, en Languedoc.
Il
n'y avait pas encore longtemps qu'on avait vu, dans ce même pays, de féroces
chefs de partisans s'en aller excitant partout les fureurs de la discorde, et
se repaissant avec un affreux plaisir du spectacle de la dévastation et du
carnage. Le ministre du Seigneur suivit
en quelque sorte leurs traces encore fumantes; partout il faisait taire les
haines et les vengeances, filles de la guerre civile; à sa voix, les hommes,
qui n'avaient su longtemps que se combattre et se maudire, apprenaient à se
secourir et à s'aimer.
Eh
bien ! Ce missionnaire évangélique meurt dans une pauvre chaumière, victime
des fatigues de son admirable apostolat. Il est inhumé dans la petite église
d'un hameau perdu au milieu d'une forêt sauvage, sur des sommets d'un accès
difficile. Deux cents ans se sont écoulés depuis sa mort. Sans doute sa
tombe, privée de mémoire et d'honneur, est maintenant solitaire et ensevelie
sous l'herbe ; Les descendants des habitants de toutes ces vallées
d'alentour, auxquels il fit tant de bien, savent à peine le nom de cet homme,
et un désespérant oubli sera venu payer un dévouement poussé jusqu'à
l'héroïsme...
Ne
croyez pas qu'il en soit ainsi. La
reconnaissance, dans les cœurs où règne la religion, devient une vertu
populaire : de génération en génération, les enfants ont entendu redire à
leurs pères, auprès du foyer domestique, les bienfaits, les vertus, les
prodiges du saint missionnaire; chaque année, depuis deux siècles, les
populations de la contrée et des contrées voisines sont venues à l'envi prier
auprès de sa tombe. Ce concours prodigieux, loin de diminuer, est toujours
allé en augmentant, et j'ai vu cinq ou six mille pèlerins (1) se presser
au-dedans ou à l'entour de la modeste église de la Louvesc, où reposent les
ossements de l'apôtre du Vivarais de saint François Régis.
Des
traditions respectables s'attachent à tous les pas que fit ce grand saint
dans le lieu consacré par sa mort. Voilà, du côté du nord, une fontaine où
vous voyez se diriger une longue file de pèlerins. C'est là, assure-t-on, que
François Régis s'assit près du tronc d'un sapin en venant d'une longue et
fatigante mission. Il avait gravi la montagne aux ardeurs du soleil; il était
harassé, haletant: « Oh! Si j'avais un peu
d'eau pour étancher ma soif ! » S'écria t il, et aussitôt une
source d'eau vive (2) jaillit du tronc de sapin qui était près de lui. Cette
source et ce tronc d'arbre ont été entourés d'un bassin carré, en maçonnerie;
plus tard on a construit une maison dans laquelle le bassin a été enfermé, et
aujourd'hui on rencontre souvent des malades qui boivent de cette eau
miraculeuse, et qui en obtiennent, dit-on, des guérisons surnaturelles.
(1)
L'affluence est immense à certaines époques de l'année, et surtout aux mois
d'août et de septembre. Une statistique que j'ai lieu de croire exacte porte
le nombre de pèlerins qui se rendent à la Louvesc à cent mille par an.
(2)
On fait une autre version sur l'origine de cette fontaine. on prétend que
François Régis, étant en prière près du tronc d'un sapin, fut accosté par un
pauvre malade qui se plaignait d'une soif ardente, et que, pour le soulager,
le saint fit jaillir une source du tronc de ce sapin.
Enfin,
suivant une dernière version, cette fontaine, ombragée autrefois par de beaux
arbres, était tout simplement un lieu où saint François Régis allait se
désaltérer, se reposer et méditer dans le silence de la solitude.
Un
peu plus loin, entre la fontaine et la croupe de la montagne, vous apercevez
une croix (1). On vous dira que se fut dans cet endroit que François Régis,
s'étant cassé la cuisse, se prosterna pour implorer Dieu, afin que cet
accident ne vint pas interrompre le cours de ses
travaux évangéliques. Il fut exaucé sur-le-champ; quand il se releva il était
guéri ! Du côté opposé, à quelques pas de la route de la Louvesc à saint
Félicien, on montre un banc de pierre où le saint se coucha, excédé de
fatigue. On assure que cette pierre se serait amollie miraculeusement sous
son corps, comme pour lui faire une couche délicate.
Il se
serait étendu sur le côté, la tète appuyée sur le coude, et on croit encore
apercevoir sur le banc l'empreinte de ceux de ses membres qui y portaient
immédiatement. Enfin, voilà dans cette église, reconstruite depuis sa mort,
la place où il prêchait les bons habitants de la Louvesc, quand il sentit les
premières atteintes du mal qui devait l'emporter dans la force de l'âge.
A
quelques pas de là, on montre le foyer rustique auprès duquel il exhala son
dernier soupir entre les mains du Seigneur. On lit, sur la porte de la cabane
illustrée par cet événement :
ICI EST MORT SAINT Jean-François Régis (2).
Sa
béatification fut demandée par tous les villages et toutes les villes où il
avait exercé le saint ministère. La voix publique proclamait partout la
sainteté de Régis; partout on parlait des miracles opérés sur sa tombe. Le
clergé du Languedoc et le roi Louis XIV lui-même se firent en cette
circonstance les échos de la foule auprès des papes Innocent XII et Clément
XI. Clément XI, après dix ans d'informations et de procédures
ecclésiastiques, béatifia solennellement Jean-François Régis.
Cet
hommage éclatant rendu par le chef de l'Eglise au saint missionnaire du
Languedoc, ne parut pas encore suffisant aux concitoyens de ce grand
serviteur de Dieu. Le clergé de France, dans son assemblée générale de 1755,
sollicita la Canonisation de Régis auprès du saint siége. La même demande fut
renouvelée un an après par un corps dont les attributions paraissaient être
exclusivement administratives et politiques. En 1756, les états du Languedoc,
réunis à Narbonne, près du berceau de Régis, adressèrent au saint-père une
lettre, dans laquelle ils le suppliaient de décerner les plus hauts honneurs
du culte catholique au Saint national de leur province, dans laquelle il
était né, où il avait vécu, où il était mort, et où il semblait encore, du
fond de sa tombe, continuer son merveilleux apostolat.
Il
fut beau de voir les trois ordres qui composaient les états et qui
représentaient toutes les classes de la société, se réunir ainsi dans un vœu
unanime et pieux, et revendiquer pour leur pays, dans leur orgueil tout
chrétien, la gloire la plus pure qui puisse couronner un héros de la foi ; et
cependant le dix-huitième siècle était arrivé au tiers de sa course. Les
orgies de la régence, la licence et l'impiété de la littérature, commençaient
pourtant alors à Paris, contre le beau et grand siècle de Louis XIV, cette
triste réaction qui devait se terminer par les saturnales de 1795.
(1)
Plusieurs autres croix sont placées de distance en distance sur les chemins
qui aboutissent à la Louvesc, et presque toutes sont également consacrées par
des traditions pieuses. Les pèlerins en coupent des fragments et les
rapportent comme des espèces de reliques dans leurs maisons. Au bout d'un
certain temps les croix s'amincissent tellement, que le moindre coup de vent
les casse et qu'on est obligé de les remplacer.
(2)
Il mourut le 31 décembre 1640; il était né le 31 janvier 1597.
La
canonisation de Régis, obtenue en 1757, n'avait été en quelque sorte, de la
part du saint siége, que la ratification, la consécration d'une sorte
d'apothéose populaire en Languedoc. Cela n'empêcha pas que, lorsque les jours
mauvais de la révolution se furent levés sur la France, une portion du peuple
du Vivarais, égarée par des suggestions impies, menaça de profaner ce qui avait
été l'objet de la vénération et de l'enthousiasme des générations qui
l'avaient devancée. Déjà les richesses du sanctuaire et de la sacristie, des
lampes d'argent massif, un calice d'or enrichi de pierres précieuses, avaient
été, dans l'église de la Louvesc, la proie des spoliateurs. Leur audace
s'était pourtant arrêtée devant la tombe même de Jean-François Régis; mais,
comme elle continuait de faire d'effrayants progrès, on put craindre qu'elle
ne finit par consommer l'attentat qu'elle n'avait
pas encore essayé.
À un
petit quart de lieue de la Louvesc, en suivant le vallon riant qui s'ouvre du
côté du midi, on trouve une jolie maison cachée à demi par des bois de pins,
des hêtres et des noyers. Là vit depuis plusieurs siècles une de ces familles
(1) patriarcales pour qui la foi et les vertus domestiques semblent être une
inaltérable tradition. A l'époque dont nous parlons, cette famille se
composait d'une mère âgée et de quatre jeunes gens, qui ressentaient dans
leurs cœurs une ardente indignation contre les excès sacrilèges que la
révolution, du sein des villes voisines, déchaînait contre ce qu'il y avait
de plus vénérable et de plus sacré. Ces jeunes gens, que la fraternité de la
foi liaient d'une manière encore plus intime que la fraternité du sang, conçoivent
la pensée d'un hardi et ingénieux stratagème pour mettre le corps de François
Régis à l'abri de toute profanation ; Cependant, avant d'accomplir leur
projet, ils vont trouver le curé de la Louvesc, qui était caché au milieu des
bois, dans une pauvre chaumière. Ils obtiennent l'assentiment de leur digne
pasteur (2) et reçoivent sa bénédiction.
(1)
La famille Buisson, dont le nom est respecté dans
tout le pays.
(2)
Lejeune Bilhot, neveu du curé et plus tard son successeur, se joignit à MM.
Buisson.
La
nuit suivante, ils partent de leur maison munis d'une lanterne sourde. Les
ténèbres étaient épaisses et favorisaient le succès de leur entreprise. Vers
une heure du matin, ils s'introduisent dans l'église sans être entendus ni
aperçus, ils retirent de la châsse le coffret qui renfermait le corps de
Régis, et le remplacent par un autre d'égale grandeur qu'ils avaient rempli
d'ossements ramassés dans le cimetière. Chargés de leur précieux fardeau, ils
rentrent dans la maison paternelle, où les attendaient le curé de la Louvesc
et deux autres prêtres; un procès-verbal fut dressé de la translation des
saintes reliques, et tous les assistants le signèrent. Le coffret fut caché
dans le salon de la maison, entre la voûte et le plancher. J'ai vu l'un des
hommes qui ont concouru à cet acte de courage et de dévouement; c'est
maintenant un vénérable vieillard. Lui-même m'a montré le lieu qui renferma,
pendant plusieurs années, le dépôt sacré qu'il avait enlevé à l'église de la
Louvesc.
Ce
pieux larcin trompa, comme on l'avait prévu, la rage révolutionnaire. Les
hommes de pillage et de sang qui s'enivraient de leurs sacrilèges succès
finirent par aller enlever la châsse et la statue de Régis; ils les
emportèrent en triomphe jusqu'à Annonay, et firent des feux de joie sur la
place publique : ils prirent ensuite l'or et l'argent qui recouvraient la
statue et la châsse qu'ils croyaient contenir les reliques, puis ils
forcèrent le prêtre constitutionnel Dufour, qui avait longtemps desservi en
qualité de chapelain l'autel du saint, à la Louvesc, à jeter dans les flammes
cette statue et ce coffret, objets de sa vénération avant son apostasie.
Quelques
années s'écoulèrent, et une cérémonie pieuse vint consoler le pays de cette
orgie d'impiété.
Des
jours plus purs avaient lui sur la France. Le concordat avait rendu la paix ù
l'église. L'évêque du diocèse de Mende, dans lequel se trouvait la Louvesc,
par suite des démarcations nouvelles, s'y transporta, accompagné de plusieurs
membres de son clergé; il se rendit dans la maison où étaient les reliques de
Régis, il en vérifia l'authenticité, et, après en avoir donné un fragment
précieux à la famille qui les avait conservées, il les rapporta dans le
temple avec une pompe solennelle. Elles y furent exposées pendant plusieurs
jours à la vénération publique, puis on les renferma dans une châsse modeste.
A dater de ce moment, les pèlerinages à la Louvesc, qui n'avaient jamais
entièrement cessé, devinrent plus nombreux qu'ils ne l'avaient jamais été. On
aurait dit que le peuple tout entier voulait expier, à force de dévotion et
de ferveur, la tentative sacrilège de quelques hommes égarés.
En
1824, une châsse et une statue de bronze doré, érigées à saint François Régis
par la piété des fidèles, furent inaugurées avec éclat sur l'autel du saint,
par l'archevêque de Lyon, l'évêque de Viviers et quatre autres prélats.
Outre
le curé et le vicaire, des missionnaires, entretenus aux frais du diocèse de
Viviers, desservent l'église de la Louvesc ; quoique assez nombreux, ils
peuvent à peine suffire aux milliers de pèlerins qui réclament les secours de
leur ministère. Cette maison de missionnaires est aussi consacrée à des
retraites d'ecclésiastiques et de laïques (1).
Un
ordre religieux de femmes (2) a été fondé à la Louvesc, en 1826 ou 1827, sous
le nom de Saint-François Régis. Il a été institué pour faire l'éducation des
jeunes filles et donner des retraites aux femmes. Celles des religieuses qui
ont eu une vocation plus particulière pour ce premier but ont transporté leur
maison d'éducation à Mayres, également en Vivarais. Les autres sont restées à
la Louvesc. Leur couvent, construit à l'extrémité du village, se trouve dans
une situation magnifique, au-dessus de la route d'Annonay.
Le
village de la Louvesc se présente à l'extrémité la plus élevée de deux
vallons, qui descendent, l'un vers le nord, et l'autre vers le midi. Il est
dominé, de deux côtés seulement, non par des rochers nus, comme ceux de la
Grande chartreuse, mais par des mamelons élevés, où s'étendent, comme des
rideaux noirs, de vastes forêts de sapins.
Il
n'y a dans ce site rien de trop accidenté, rien qui frappe ou
qui émeuve fortement l'imagination; il ressemble plutôt à un vallon pastoral
du Jura, qu'aux gorges abruptes des Alpes ou des Pyrénées. Elevé seulement à
onze ou douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, il est rafraîchi
dans l'été par un air pur et fortifiant pour les estomacs débiles, mais pas
trop vif pour les poitrines délicates. Ainsi, tout y contribue à la fois à la
santé du corps et à celle de l'âme.
La
Louvesc, au treizième siècle, n'était autre chose qu'un rendez-vous de chasse
au loup des sires de Roussillon, barons d'Annonay. Jean de la Louvesc devint,
en 1558, le feudataire de cette puissante famille; il adossa un petit manoir
contre la tourelle primitive de ses suzerains, quelques cabanes s'abritèrent
sous la protection de ses créneaux, et le village de la Louvesc se forma
ainsi comme presque tous les villages de cette époque : fondé par la
féodalité, il fut agrandi, enrichi et illustré par la religion. Maintenant,
il est trop petit pour la multitude de pèlerins qui y abondent pendant six
mois de l'année; la dévotion se nuit pour ainsi dire à elle-même dans un
espace aussi étroit, et elle devient, malgré elle, désordonnée et tumultueuse.
Il serait donc à désirer que la maison des missionnaires, pour s'isoler
complètement du bruit qui y pénètre quelquefois, fût reconstruite sur la
croupe de montagne qui s'élève du côté du Puy; on y joindrait une chapelle
pour l'usage des fidèles qui viennent y faire des retraites: cela
n'empêcherait pas que l'église de la Louvesc ne conservât son saint
palladium, et qu'on ne vînt toujours y vénérer le corps de l'apôtre du
Languedoc.
(1)
Les retraites pour les laïques sont aux époques suivantes : la première, le
15 juillet; la seconde, le ter août ; la troisième, le 15 août ; la
quatrième, le 3 septembre.
(2)
Les retraites que les dames de Saint Régis donnent dans leurs maisons sont
fixées au 1er et au 15 de chaque mois, à partir du ter mai jusqu'au ter
novembre exclusivement. Elles donnent encore des retraites dans leur maison,
à Tournon, depuis le ter novembre jusqu'au 1er mai.
Une
confrérie d'hommes du monde a été fondée également, sous l'invocation de
saint François Régis, par M. Gossin, ancien
conseiller à la cour royale de Paris. Cette confrérie a pour but de faire
marier civilement et religieusement les personnes pauvres qui vivent dans le
désordre : elle leur procure, pour arriver à l'accomplissement de ce but,
tous les secours spirituels et temporels qui leur sont nécessaires. Elle est
répandue dans les principales villes de France.
Qu'on
pardonne ce vœu, peut-être indiscret, à un voyageur que le pèlerinage de la
Louvesc a profondément intéressé et vivement ému. Ce n'est pas un vain amour
du changement qui l'inspire, c'est le désir sincère de voir de nouvelles
dispositions correspondre aux nouveaux besoins d'une ferveur toujours
croissante.
Nous
étions à la Louvesc au commencement du mois de septembre 1841. Cette époque
de l'année est celle où les gens de la campagne sont le moins occupés, et où
leur affluence est la plus considérable. Nous revînmes par la route de
Saint-Félicien (1), riche bourgade qui s'étale au soleil du midi, au sein
d'un vallon fertile; là, une étroite enceinte de collines ne laisse qu'une
échappée de vue sur les montagnes qui séparent le Dauphiné de la Provence.
Mais, presque toujours, du haut de ces lieux élevés, où le chemin descend
avec lenteur en tournant autour des croupes arrondies des montagnes, l'œil
ébloui découvre d'immenses et magnifiques perspectives. Quand on est au
versant, du côté du sud, la colline pyramidale de Saint-Romain-de-Lercq,
surmontée de son église, se détache sur les monts de l'Aiguille et du
Ventoux, et sur la chaîne intermédiaire dont ces pies sont les points
extrêmes.
Quand
on est sur le versant opposé, les Grandes Alpes de la Savoie et du Dauphiné
déploient leur ligne vaste et dentelée, depuis les cimes de la Moucherolle et
de Belledonne, jusqu'aux brillants sommets du Mont-blanc. Mais, à tout
moment, nous étions distraits de ces grands spectacles de la nature par la
rencontre des groupes nombreux de villageois et de villageoises qui allaient
au saint pèlerinage ou qui en revenaient, disant leur rosaire ou chantant des
cantiques en chœur ; quelquefois on les voyait s'asseoir à l'ombre des bois
de pins, pour laisser reposer de jeunes enfants fatigués de cette longue
route, et ces courts moments de station étaient encore mis à profit pour la
prière.
Nous nous arrêtâmes au village de Saint-Victor, qui s'élève en
amphithéâtre sur le sommet d'une colline, puis nous descendîmes du hameau de
la Crémollière, avec les ombres du soir, dans les
profondeurs de la gorge du Doux, torrent souvent furieux que nous traversâmes
sur l'arche hardie (2) du grand pont. Une demi-heure après, nous étions à
Tournon.
(1)
Saint-Félicien est chef-lieu de canton; sa population est de 2,100 âmes. on y
fabrique des draps qui sont recherchés par les négociants de Tournon et
d'Annonay. Cette bourgade est située sur un sol peu fertile mais bien exposé
au soleil du midi.
(2)
Par lettres patentes du roi, données à Lyon le 8 février 1350, un droit de
péage fut accordé sur le Doux, aux habitants de Tournon, pour en employer le
produit à la construction, sur cette rivière, d'un pont d'autant plus utile
qu'il devait assurer les communications entre Avignon et Lyon. De plus, le 17
novembre 1376, les habitants de Tournon tinrent une assemblée générale en
l'église de Saint julien, qui décida qu'ils payeraient double dîme de leurs
blés et vins durant deux années, pour achever de réunir les sommes
nécessaires à la confection du pont.
Le 20
mai 1382, comme l'inondation du Doux avait emporté les ouvrages commencés,
sur l'humble supplication des habitants de la ville de Tournon, il leur fut
octroyé un secours pour faire ce pont (voir
l'inventaire des archives de Tournon, pag. 69).
Cependant, on ne vint à bout de la construction de ce pont que longtemps
après. Le cardinal de Tournon contribua à le faire achever en 1583. On voit
encore ses armes dans la petite arche qui sert d'avenue et de naissance au
pont, sur la rive droite du Doux.
Nous
parlerons ailleurs des ruines du pont dit Pont de césar, qui est à peu de
distance du grand pont, en remontant la rivière.
Nous
n'avons pas la prétention d'écrire une histoire complète de chaque lieu dont
nous donnons un dessin, à l'exemple du paysagiste chargé de faire la partie
peut-être la plus attrayante de cet ouvrage; nous devons nous borner, dans
nos tableaux historiques, à saisir un point. de vue dominant, auquel nous
joignons ensuite les accessoires qui viennent naturellement s'y rattacher.
Annonay
présente un vaste amphithéâtre de maisons, parmi lesquelles on a peine à
distinguer le château complètement restauré à la
moderne. A Tournon, au contraire, l'objet qui se place au premier plan et qui
absorbe presque entièrement l'attention, est le château gothique perché sur
un rocher pittoresque. Des débris de vieilles fortifications qui en dépendent
se dessinent au loin sur la montagne voisine. Toute l'histoire de Tournon est
dans cette page écrite par le burin de l'artiste; je n'en serai que le froid
commentateur.
La
famille de Tournon qui, avec les Balazuc et les Roussillon, partageait, dès
les onzième et douzième siècles, le sceptre féodal du Vivarais, non seulement
créa en quelque sorte la ville, qui vint s'abriter sous son fier castel, mais
elle l'agrandit et l'enrichit, de génération en génération, par des
libéralités immenses. Cette noble et illustre famille ne domine plus du haut
de son donjon sur sa cité vassale, mais elle y règne encore par le souvenir
de ses bienfaits et de ses fondations quasi royales, dont quelques-unes,
échappées en partie aux orages révolutionnaires, continuent de contribuer
encore à la prospérité des habitants de Tournon.
Quelques
antiquaires font remonter cette ville au-delà de l'époque féodale, et lui
attribuent une origine romaine. Ils s'appuient sur la découverte qu'on a
faite d'une pierre calcaire encastrée à l'angle du mur occidental de l'église
de Saint-Jean de Muzols, où on lit l'inscription
(1) suivante dont les caractères sont d'une beauté remarquable:
IMP. CAES. DIVI
TRAIANI PAR‑II Gl.
FIL. DIVI NERVAE
NEPOTI TRAIANO.
HADRIANO AVG.
PONT. MAX. TRIB.
POTEST. IlI GOS. III.
N ♥ RHODANICI
INDVLGENTISSIMO
PRINCIPI.
Saint-Jean-de-Muzols est à une demi-lieue de Tournon, au-delà du Doux, et ce village
aurait pu être autrefois lui-même le siège de l'établissement des bateliers
qui dédièrent cette inscription à l'empereur. Mais on prétend que la pierre
sur laquelle elle est gravée, a été trouvée au-dessous des murs du château.
Il faudrait alors prouver que cette pierre, qu'on fait ainsi voyager, n'eut t
pas subi un premier déplacement. Or, s'il faut en croire un passage de
Grégoire de Tours (2), le rocher lui-même, sur lequel le château est assis,
se serait détaché violemment de la montagne qui le domine, et aurait repoussé
le Rhône au-delà de son ancien lit. On a dit, je le sais, que ce passage
était une interpolation faite par les copistes de Grégoire de Tours; mais
l'inspection des lieux rend ce fait assez vraisemblable, et sans doute les
annalistes qui auraient fait cette addition au texte du saint historien se
seraient appuyés sur une tradition encore vivante de leur temps.
(1)
Cette inscription serait de l'an 119 ou 120, époque à laquelle Adrien, consul
pour la troisième fois, aurait fait un voyage dans les Gaules.
(2)
IVe livre de ses histoires.
Quoi
qu'il en soit, aucun fait certain (1) ne se rattache à l'histoire de Tournon
avant l'époque de Charles Martel. On sait que ce célèbre vainqueur des
Sarrazins distribua à ses compagnons d'armes des bénéfices dont il dépouilla
le clergé c'étaient, à ses yeux, les indemnités légitimes que la religion
devait aux guerriers qui l'avaient sauvée.
Le
clergé ne goûta pas cette morale, et aussitôt que le marteau de fer cessa de
peser sur lui, il réclama contre les spoliations dont il avait été l'objet.
Tournon appartenait à l'église de Lyon (2), qui ne cessa, sous les règnes de
Pépin, de Charlemagne et de leurs successeurs, de lutter avec ténacité pour
obtenir la restitution de cette terre importante.
Pendant
longtemps les empereurs furent sourds à ces réclamations. Cependant, en 855,
Lothaire ordonna la restitution que Charlemagne avait refusée. A cette
époque, les bénéficiaires prétendaient à l'inamovibilité et à l'hérédité ; en
conséquence, les seigneurs de Tournon dénièrent au souverain le droit de leur
arracher une terre qu'ils regardaient déjà comme une propriété de famille.
Les
archevêques de Lyon armèrent alors leurs vassaux pour revendiquer les droits
qui leur étaient reconnus, mais le château de Tournon, fort de sa position et
du courage de ses possesseurs, leur opposa une invincible résistance. Cette
espèce de guerre civile, que le pouvoir affaibli des derniers Carolingiens
était impuissant à réprimer, dura jusqu'au temps de Charles le simple.
Un siècle
ou deux après, nous trouvons une famille féodale établie dans le château de
Tournon. On ne sait si elle était issue de ces fiers paladins qui ne
craignirent pas de lever leur bannière contre l'une des premières églises de
France. Cependant, suivant les généalogies les plus authentiques, le premier
baron de Tournon aurait été Odon 1er, qui rendit hommage à Philippe auguste,
en 1192. Mais, antérieurement, l'histoire nous montre un membre de cette
famille, Pons de Tournon, abbé de la Chaise-Dieu, élu évêque du Puy en 1150.
En
1509, Guy de Tournon donna à ses villes de Tournon et de Tain une charte dont
nous avons une vieille traduction française. Cette charte contient
vingt-trois chapitres composés chacun de plusieurs articles. Des garanties
réelles y sont accordées aux habitants de Tournon et de Tain, contre les
enlèvements de leurs biens et les captures de leurs personnes (chap. IV et
V). Les corvées y sont limitées à des réquisitions annuelles d'ânes et de
chevaux pendant quatre jours.
Tous
les habitants domiciliés sont exempts des droits de péage. On y trouve des
lois pénales, fort curieuses, contre divers genres de crimes. En terminant
cette oeuvre de législation locale, Guy de Tournon déclare reconnaître la
juridiction du Dauphin ; il demande que le sceau de son suzerain soit apposé
à l'acte, pour lui donner une plus grande solennité légale, et il jure sur
les saints Évangiles d'observer la charte octroyée par lui à ses sujets.
Il
enjoint à ses successeurs de renouveler le même serment quand ils auront
atteint leur quinzième année; enfin, il se soumet à toutes les réparations de
droit, en cas de violation de son serment, envers les habitants de Tournon,
qui ont leur recours réservé par-devant la cour du
Dauphin. Le contrat est passé à Tain, dans le jardin des enfants Sabatier; il
est rédigé par Durand Gilibert, notaire impérial.
Ainsi, dans l'acte même où le Dauphin (3) est désigné comme le seul seigneur
du Viennois, la souveraineté de l'empereur, espèce de foi sociale qui domine
tout, est encore indirectement rappelée.
(1)
Les Romains, suivant toute probabilité, ont eu des établissements dans les
environs de Tournon. Tout près de cette ville, au territoire de l'Olme ou de Cornillac on a trouvé beaucoup de médailles
romaines et des débris antiques. En 1750, on y a même découvert un bain
presque entier dont le fond était pavé en mosaïque.
(2)
Suivant une tradition ancienne, le territoire de la ville de Tournon aurait
été donné, au cinquième siècle, à saint Just,
archevêque de Lyon; et ce prélat, avant d'aller finir ses jours dans la
Thébaïde, aurait fait passer cette donation sur la tète du chapitre de son
église.
(3)
Tournon était au nombre des villes de la rive droite du Rhône qui dépendaient
du Dauphiné. Tain et Tournon ne faisaient qu'une même seigneurie.
Les
Tournon tinrent toujours à conserver intactes leurs prérogatives
chevaleresques et féodales. En 1249, Jean, frère d'Anselle
(1), chevalier, sire de Tournon, demanda à prêter foi et hommage à son
évêque, qui voulut l'investir par le bâton ou le fêter suivant le mode
symbolique adopté par les puissances temporelles et séculières. Jean refusa
cette investiture, en disant qu'il ne pouvait en accepter une autre que celle
par l'anneau d'or : c'était la forme d'investiture particulière aux
ecclésiastiques; elle rappelait la mystique union des évêques avec l'Église, sigillum peccatoris,
et elle était une reconnaissance de la suprématie spirituelle, plutôt que de
la suzeraineté politique.
Quand
le Dauphiné fut réuni à la France, la puissance territoriale des Tournon leur
assura la faveur de nos rois, qui avaient besoin de s'appuyer sur les grands
vassaux.
Vers
1484, la charge de grand bailli du Vivarais, qui était encore à cette époque
une sorte de vice-royauté, fut conféré à cette famille, qui la remplit avec
gloire jusqu'en 1644, c'est à dire pendant près de deux cents ans.
Les
Tournon s'allièrent tour à tour aux Adhémar, aux Coligny, aux Crussol, aux
Joyeuse, aux Polignac , aux d'Agoult de Sault, aux Lévi-Ventadour et aux Montmorency.
La
générosité des barons de Tournon fut comme une source intarissable de
richesses pour la ville qui s'étendait au bas de leur château, dans
l'enceinte de remparts qu'ils avaient tracée autour d'elle. Du haut de ce
rocher s'épanchaient sans cesse de nouveaux bienfaits pour le peuple.
Augustin
Thierry remarque, avec cette impartialité historique dont il donne plus d'un
exemple dans ses ouvrages, que les fondations religieuses étaient les
institutions de bienfaisance, les actes de générosité populaire du temps du
moyen âge. Au milieu de cette société travaillée par tant de désordres, et où
existait si peu de sécurité, ouvrir des asiles où pussent vivre paisiblement
et à peu de frais des hommes réunis en communauté sous l'aile du Seigneur,
c'était sans doute faire une oeuvre de charité ; que si ces hommes se
vouaient à l'instruction religieuse du peuple et aux soins du ministère
sacré, l'aumône morale se joignait à l'aumône physique, et, dans ces siècles
peu civilisés, on ne pouvait mieux travailler au progrès social.
(1) Ducange, 111, page 1528.
Or,
nous trouvons plusieurs établissements de ce genre créés depuis le quinzième
siècle par les Tournon. C'est le couvent des Cordeliers de l'Observance,
fondé par Jacques de Tournon et Jeanne de Polignac, sa femme, en 1475, en
vertu d'une bulle de Sixte IV, de 1471. C'est ensuite celui des Capucins,
dont la fondation, projetée par Just-Louis, baron
de Tournon, fut accomplie au mois de novembre 1619, par son fils, Just-Henri, chevalier des ordres du roi. Le couvent fut
dédié à saint François, l'église du couvent à saint Just,
et une chapelle particulière à saint Charles, patron de la baronne de
Tournon. Appelé à la cour parle roi, Justement fournit aux religieux, avant
son départ, les meubles et les ornements qui leur étaient nécessaires. Son
fils, Jubilatoires 11, continua de surveiller les travaux de cette fondation,
et posa, en son nom, la première pierre de la chapelle de Saint Charles, en
1626. Dans ce temps, on menait à bonne fin les créations les plus importantes,
parce qu'elles étaient l'œuvre de plusieurs générations, et, grâces à
l'esprit de famille qui régnait dans toute sa force, les plans que formaient
les aïeux étaient religieusement exécutés par les enfants de leurs enfants.
On
sait que l'une des missions spéciales des capucins, cet ordre si admirable de
piété et d'abnégation chrétienne, est de se dévouer aux soins corporels et
spirituels des populations atteintes de la peste ou de toute autre maladie
contagieuse. Il y a peu d'années encore, l'Italie et la Sicile furent témoins
de leur héroïsme à l'époque du choléra. A peine s'élevaient à Tournon les
dernières pierres qui couronnaient le faîte de leur monastère, que la peste y
éclata avec fureur; elle parvint à son plus haut degré d'intensité au commencement
de l'automne de l'année 1628. Trois capucins furent désignés pour administrer
les sacrements aux malades de Tournon et de Mauves; ils s'acquittèrent de
cette tâche avec un zèle et un courage sublimes. Deux d'entre eux périrent
victimes de la contagion.
Déjà
Tournon s'était ressenti de la peste de 1586, qui fit tant de mal à Annonay
et dans le haut Vivarais ; mais, en 1628, cette maladie y exerça encore plus
de ravages. Suivant l'état qui en fut dressé par les consuls Gonneton et Chaux, deux mille personnes composant les
deux tiers de la population d'alors, furent enlevées
en quelques mois par cet affreux fléau. Au plus fort de la contagion, un
capucin, le père Albert de Fontgerolles, apporta,
du couvent des Augustins déchaussés de Paris, une image en relief de la
Sainte Vierge, faite avec le bois de ce chêne miraculeux de Montaigu (1), qui
a été en Belgique l'objet d'une si célèbre légende. On le plaça dans la
chapelle de saint Charles de l'église des Capucins. Les habitants de Tournon
s'engagèrent, par un vœu perpétuel, à faire devant cette image une procession
solennelle le jour de la fête de la Présentation. Tous les jours, après
complies, les capucins allaient chanter devant elle le Stella coeli. La peste
diminua d'abord, puis s'éteignit au mois d'août 1629.
(1)
Cette image, qui est encore l'objet de la vénération des habitants de
Tournon, est placée aujourd'hui dans l'église de saint julien. Voici quelques
mots sur la légende de Montaigu :
Montaigu
est une colline située à quatre lieues de Louvain. Au quinzième siècle, cette
colline était entièrement nue et stérile, seulement un gros chêne en occupait
le sommet. Des bergers firent dans le corps de cet arbre une niche et y
placèrent une image de la sainte Vierge. Déjà cette image commençait à être
honorée au loin dans le pays, lorsqu'en 1505, un berger, qui faisait paître
ses moutons sur la colline, voulut la dérober et l'emporter dans sa maison. A
peine eut il tenté de faire ce larcin, qu'il fut frappé d'une immobilité absolue.
Son maître, inquiet de ne pas le voir revenir, l'alla chercher au Montaigu,
et, le voyant pris par un engourdissement général, lui demanda la cause de ce
singulier accident: le berger lui avoua sa pensée coupable. Le maître prit
l'image et la replaça dans la niche du chêne ; alors le berger retrouva
l'usage de ses membres.
On
vint alors de tous côtés vénérer la Vierge du chêne, et couper des branches
de l'arbre par dévotion et pour en faire des statuettes sur le modèle de
l'image miraculeuse. On bâtit au Montaigu une chapelle, puis une église, et
le tronc du chêne qu'on avait abattu fut donné à
l'archiduc Albert et à sa femme Isabelle, qui avaient été les fondateurs de
la nouvelle église. Le père Ange, capucin flamand, ayant reçu du prince
Albert la permission d'entrer, vers 1618 ou 1619, au noviciat des Augustins
déchaussés de Paris, reçut de lui, en présent, une partie du bois du chêne de
Montaigu, et c'est de ce couvent des Augustins que le père Albert de Fontgerolles rapporta la statuette qui est encore vénérée
à Tournon. Il y a un beau tableau de la Présentation, de l'école italienne,
sur l'autel de la chapelle consacrée à Notre-dame de Montaigu, dans l'église
de Saint julien.
Le
couvent des Capucins fut, ainsi que beaucoup d'autres institutions du même
genre, détruit par la révolution, qui ne savait pas respecter le souvenir des
plus grands bienfaits, quand ce souvenir se rattachait à un froc monastique.
Un
autre monastère, celui des Carmes, fut fondé à Tournon, en 1544, par la
famille Romanet du Mazel. Le 21 août 1562, le baron
des Adrets ayant pénétré à Tournon, saisit les vases sacrés et tous les
trésors de ce couvent, ainsi que de celui des Cordeliers, et les fit vendre
au profit de la ville; il chassa ensuite les religieux, et s'empara de leurs
propriétés (1) qu'il mit à l'enchère. Mais le jour de la réaction ne tarda
pas à arriver : peu de temps après, les catholiques reprirent la ville, et
alors les Carmes furent réintégrés avec solennité dans leur monastère par Just II, baron de Tournon, et par Claudine de Turenne, sa
femme.
La
salle du réfectoire des Carmes était immense, et les états des trois ordres
du Languedoc y tinrent Plusieurs fois leurs séances. Les évêques de 'Viviers,
qui ne pouvaient siéger personnellement dans les assemblées de l'assiette du
Vivarais, occupaient encore dans ces états un rang distingué.
Il y
avait aussi autrefois à Tournon un couvent de religieuses de Notre-dame, qui
s'y étaient établies en 1624, et dont la maison mère était au Puy. Ces
religieuses s'occupaient de l'éducation de la jeunesse, et entretenaient une
classe gratuite pour l'éducation des pauvres de la ville.
De
plus, un hôpital y avait été fondé en 1505, par Pierre Chaste, prêtre en
l'église de Valence (2).
(1)
Comme ces biens ne trouvèrent pas d'acheteurs, on se contenta de les
affermer. ceux des Cordeliers furent affermés pour un an à un nommé Clément Descombes.
(2)
Inventaire des archives de Tournon, pag. 76.
L'instrument de fondation et donation dudit hôpital, reçu par Mes Giraud Dussollier et Bonhomme, de Saint-Antoine. (Communiqué par
M. Deville, maire de Tournon.)
Ces
couvents ont été détruits par la révolution, et leurs biens ont été
confisqués, une partie même des propriétés de l'hôpital a été vendue au
profit de la nation. Mais cet établissement a pourtant survécu à la tourmente
politique ; la philanthropie n'a pas osé détrôner la charité : les pauvres
malades ont gardé leur asile et les soins tutélaires des bonnes sœurs (1) qui
se sont consacrées à leur soulagement.
Nous
citerons encore une des anciennes institutions religieuses de Tournon, qui a
échappé aux orages révolutionnaires; c'est la confrérie des pénitents du Gonfaron, qui s'y forma en 1603, et à laquelle Just-Henri de Tournon s'associa en 1604. La chapelle des
pénitents, attenante à Saint-Julien, est ornée sur un de ses murs, à droite
de la tribune, d'une fresque qui représente simultanément la montée du
Calvaire, la passion et la descente de croix, et où le diable et les anges se
disputent les âmes des larrons crucifiés à côté du Sauveur.
Cette
peinture rappelle le genre de Cimabué, c'est à dire
les premiers efforts que fit l'école italienne pour se débarrasser des
traditions de l'école de Byzance, où les types de laideur semblaient
consacrés par la fausse interprétation que les Grecs donnaient à l'Écriture.
Deux
monuments principaux, en outre du château auquel nous reviendrons tout à
l'heure, restent encore debout parmi les fondations du passé; je veux parler
de l'église de Saint julien et du collège.
L'église
de Saint julien était affectée à un de ces chapitres (2) appelés collégiales,
parce qu'ils n'appartenaient pas à des sièges épiscopaux. Cette église, dont
la construction primitive remonte au treizième ou au quatorzième siècle, eut,
vers le commencement du quinzième, une collégiale qui fut confirmée bientôt
après par une bulle d'Eugène IV, à la date de 1445. Elle était une annexe de
Notre Dame de tain, qui dépendait elle-même de l'abbaye de Cluny.
Saint
julien, dont on a fait l'église paroissiale de Tournon, est un édifice
gothique inachevé, et maladroitement restauré à diverses époques. On l'a
revêtu dernièrement d'un badigeon (5) qu'on a bien tâché de mettre en
harmonie avec son caractère d'architecture, mais qui ne vaut pas la teinte
brunâtre que les siècles impriment à la pierre.
Cependant,
si l'on regrette que les arceaux de la nef, qui devaient être surmontés d'une
voûte hardie, soient écrasés par des plafonds lourds et peints de diverses
couleurs; si les croisées de la nef du côté droit, qui communiquaient jadis à
trois grandes chapelles, se présentent, avec leurs pans coupés, sous les
formes les plus disgracieuses, en revanche, il reste cinq fenêtres gothiques
du goût le plus pur. La plus apparente est celle qui se trouve derrière
l'autel; elle est garnie d'assez beaux vitraux, qui projettent sur le
sanctuaire une douce et mystérieuse lueur.
Un
monument encore plus remarquable, et resté également debout jusqu'à nos
jours, est le célèbre collège de Tournon, qui fut fondé en 1542.
Le
cardinal de Tournon, qui eut la plus grande part à cette fondation,
jouissait. à juste titre de la confiance de François ler. C'était, en France,
l'une des plus grandes notabilités de son siècle. Il fuit successivement
évêque, archevêque, lieutenant général de plusieurs provinces, gouverneur de
Lyon, primat des Gaules, puis ambassadeur en Angleterre, en Espagne, à
Venise, et enfin à Rome où il eut des voix pour succéder au pape Paul IV, sur
le siège de saint Pierre. Le cardinal de Tournon a droit de prétendre à la gloire
d'avoir contribué avec ce prince à la renaissance des lettres. Il fut le
Mécène chrétien du nouvel Auguste. Les littérateurs, les artistes et les
savants trouvèrent toujours en lui un protecteur éclairé et généreux.
(1)
Ce sont des sœurs du Saint Sacrement, dites sœurs de Saint-Just.
(2)
Ces chapitres étaient composés d'abord de dix-huit membres, puis de quatorze,
savoir. d'un doyen, d'un chantre, d'un trésorier, d'un sacristain, de six
chanoines et de quatre habitués; et la collégiale ne fut plus composée que de
dix membres. Le décanat, les six canonicats, et les autres emplois étaient
électifs, et c'était le chapitre lui-même qui en disposait; le curé, qui
n'était que chanoine honoraire, était nommé par le prieur de Notre dame de
tain.
(3) Le
dôme du chœur de l'église possédait des fresques sorties du pinceau de Paul Sévin, peintre du roi Louis XIV; le badigeon les a fait
disparaître.
Il y
a encore un tableau de ce peintre dans le chœur de l'église de Saint julien.
Ce tableau représente un Christ dont la figure nous semble plus énergique que
noble. A sa droite est la nouvelle loi, à sa gauche l'ancienne. Sur sa tète
on aperçoit, dans un nuage, la tète du Père éternel, et la colombe symbolique
qui complète la Trinité. Sévin mourut au commencement
du dix-huitième siècle, dans un état voisin de l'indigence, quoiqu'il y eût
dans son mobilier des traces d'un luxe presque royal.
Dans
le but de perfectionner l'éducation de la jeunesse française, ce noble prince
de l'Église établit un collège à Auch dont il était archevêque, et il donna
l'idée à son frère, le baron Just, d'en fonder un
autre dans sa ville natale (1). Il concourut à cette fondation, en 1556, avec
ce seigneur et avec ses neveux Jacques de Tournon, évêque de Valence, et
Charles de Tournon, évêque de 'Viviers (2).
Dès
la fin de l'année 1542, une ordonnance royale de François ler approuvait et
confirmait la création du collège de Tournon. Des prêtres séculiers furent
attachés à cet établissement, et l'un d'eux, nommé Pélisson,
en fut le principal ou directeur. Quoique les bâtiments qui composèrent
depuis le collège ne fussent pas même commencés, cet établissement prit, en
moins de trois années, une rapide et immense extension ; alors, le cardinal
pressa l'exécution du plan de l'édifice qu'il s'était promis de faire élever.
Quand cet édifice fut achevé, le nombre des étudiants devint plus grand
encore. Peu de temps après, le pape Jules III, par une bulle, et Henri II,
par des lettres patentes, érigèrent le collège en université pour l'enseignement
des langues grecque, latine, hébraïque, chaldaïque (3), et pour celui de la
grammaire générale, de la philosophie, de la théologie et des mathématiques.
Cette université, qui jouit dès lors des droits et prérogatives attribués aux
autres universités de France, compta près de douze cents élèves (4).
Mais
un venin secret vint s'insinuer dans cet établissement, en apparence si
prospère, et le frapper au cœur; ce venin était celui de la prétendue
réforme. Certes, il eût été cruel pour l'illustre François de Tournon (5),
dont la vie entière était consacrée à la défense de la vieille religion de
ses pères, de voir cette université, qu'il avait confiée à des prêtres
catholiques, devenir entre leurs mains une oeuvre de propagation des
doctrines luthériennes et calvinistes. Dès que le cardinal sut de quel péril
son institution nouvelle était menacée, il se rendit à Tournon en toute hâte
: la ville et l'université furent loin de l'accueillir comme un bienfaiteur
et comme un père. Sa fermeté ne fléchit pas devant cette attitude hostile. il
reprocha sévèrement au prêtre Pélisson et aux
autres professeurs l'espèce de trahison morale qu'ils avaient commise à son
égard, mais ces reproches n'eurent aucune efficacité et ne firent que lui
attirer de nouvelles peines. Des placards injurieux pour sa personne furent
affichés sur les avenues et sur la porte même du château où il demeurait;
alors il songea sérieusement, ou à détruire l'établissement qu'il venait de
créer, ou à faire table rase des maîtres et des élèves. Il s'arrêta à ce
dernier parti; ensuite, pour être sûr que des doctrines de la plus stricte
orthodoxie fussent toujours enseignées dans l'enceinte qu'il avait élevée, il
y appela des disciples de saint Ignace de Loyola. À Rome, il avait connu
autrefois ce grand saint au concile de Trente ; il avait pu apprécier Lainèz, qui était encore à cette époque général des
jésuites. Il obtint, pour diriger son collège, des hommes d'un rare mérite;
on lui envoya d'abord, pour recteur ou principal, Eleuthère
Soutan, théologien fort distingué, puis Edmond Auger, prédicateur si éloquent, que les calvinistes
disaient de lui: « Il faut rayer cent des nôtres toutes les fois qu'il monte
en chaire. »
(1)
Notice sur le collège de Tournon, par M. Nenier,
professeur (Valence, Marc Aurèle frères, 1841).
(2)
Histoire du Languedoc, par dom Vic et dom Vaisselle, tom. 5, pag. 160.
(3)
Dans une petite brochure intitulée : La triomphante entrée de très illustre
dame Magdeleine de la Rochefoucault d'épouse de
messire Just Loys de Tournon (Lyon, 1584), j'ai
trouvé des vers en langue orientale que les professeurs du collège avaient
faits en l'honneur de la noble dame. Ces compliments, inintelligibles pour
elle, durent peu la flatter; elle fut, sans doute, beaucoup plus sensible au
magnifique feu d'artifice que les habitants de Tain tirèrent le soir en l'île
qui était sur le Rhône, et où ils simulèrent le siège d'un fort attaqué par
eau et par terre.
(4)
Suivant une lettre de Vincent Laure au supérieur des jésuites, à la date du
fer octobre 1560, Tournon comptait 800 feux et près de 1,200 élèves. On a
prétendu que le nombre des élèves n'a pas pu être aussi considérable: il faut
remarquer que Tournon était u ne université où on venait passer ses grades ;
la population des étudiants y était donc essentiellement flottante. 800 feux
supposent de 3,200 à 4,000 âmes ; et il serait, sinon impossible, au moins
bien difficile qu'autour de ces foyers, fort pauvres et fort étroits pour la
plupart, 1,200 étudiants, qui s'y seraient agglomérés à la fois d'une manière
stable, eussent pu s'y loger et s'y nourrir.
(5)
C'est peut-être le cardinal de Tournon qui a empêché François Ier de se
laisser séduire par le luthérianisme, en l'empêchant de recevoir Mélanchton à la cour.
Le 5
mai 1561, les jésuites furent mis en possession de leur nouvelle maison, la
première qu'ils aient possédée en France. Mais, au printemps de l'année
suivante. la mort frappa leur illustre protecteur. Avant la fin de l'année
1562, les protestants s'emparaient du Vivarais et du Dauphiné, et le père
Edmond Auger était traîné dans les prisons de
Valence par les Séïdes du baron des Adrets. Échappé
au supplice comme par miracle, l'intrépide recteur revient dans son collège,
où il recommence ses entraînantes prédications. Les réformés du Dauphiné et
du Vivarais, furieux de voir encore éclater contre leurs doctrines une voix
qui valait des armées, font dire au comte Just de
Tournon qu'ils mettront à feu et à sang sa ville et son château, s'il ne leur
livre tous les jésuites du collège. Le comte Just
fait part à tous ces religieux du danger qui les menace. D'abord ils se
refusent à abandonner leurs chaires et leurs élèves: « Plutôt le martyre que la fuite, »
s'écrient-ils à l'envi ! Cependant M. de Tournon leur fait comprendre qu'ils
ne seraient pas les seules victimes de leur téméraire obstination, et, à
force d'instances, il les décide à se retirer dans les montagnes de
l'Auvergne.
Bientôt
après, une bande de prétendus réformés vint s'emparer de Tournon, saccager
les couvents, piller les églises et occuper le collège. Mais ce succès fut de
courte durée; le comte Just fit venir des troupes
catholiques de Lyon, devant lesquelles les calvinistes prirent la fuite. Les
jésuites reprirent alors possession de leur collège. Cet établissement, malgré
les troubles qui continuèrent à désoler le Vivarais, S'éleva en peu de temps
à une incroyable prospérité. Avant la fin du seizième siècle, il compta
jusqu'à deux mille élèves (1)
Henri
IV, sur la demande de l'université de Paris, décréta l'expulsion des
jésuites; mais le parlement de Toulouse les protégea avec énergie, ainsi que
les états du Languedoc, et l'arrêt du conseil du roi ne reçut pas d'exécution
dans cette province. Les pères du collège de Tournon restèrent à leur poste,
et le roi lui-même révoqua, à leur égard, sa rigoureuse sentence; seulement
ils furent mis dans la dépendance de l'université de Valence, à laquelle on
les affilia.
Un
incendie dévora tous les bâtiments du collège, en 16119; il réduisit en
cendres la riche bibliothèque (2) que lui avait léguée le cardinal de
Tournon, et qui avait encore fait de précieuses acquisitions depuis sa mort.
Outre les revenus provenant des élèves, le collège avait de belles terres et
des rentes considérables, et, grâce à ses ressources pécuniaires, l'habile
administration des jésuites répara en peu de temps tout ce qui était
réparable dans ce désastre.
Un
édit royal du mois d'août 1166 supprima l'ordre des jésuites dans tout le
royaume de France. Il leur fallut donc quitter Tournon, et ce magnifique
établissement qui leur devait tout l'éclat dont il brillait depuis plus de
deux siècles.
Après
eux, le collège fut pour quelque temps confié à des prêtres séculiers, en
1776, on y plaça des oratoriens, et on en fit une division de l'école
militaire.
Les
jésuites avaient créé la nouvelle église qui avait été consacrée en 1721. les
oratoriens refondirent les bâtiments et leur donnèrent la forme qu'ils ont
aujourd'hui.
(1)
On a contesté t'exactitude de ce chiffre par les raisons ci-dessus exposées
il est pourtant attesté par le père Charles Fleury, dans sa Biographie du
cardinal de Tournon, liv. VIII.
(2)
Il y avait entre autres plusieurs manuscrits très rares en langues
orientales.
quand
ces ordres religieux furent supprimés (1), les pères de l'oratoire gardèrent
encore la direction de l'établissement, non comme corps, mais comme
individus.
Ce
n'est qu'en 1819 que le père Verdet renonça à la direction de
l'établissement, et se désista, entre les mains du gouvernement, de la
jouissance des bâtiments qui lui avaient été concédés par un décret du 29
ventôse an 15. On en fit alors un collège universitaire de troisième classe.
Il semblait, par son importance matérielle et Sa vieille réputation, mériter
un rang plus élevé dans la hiérarchie nouvelle où on l'avait fait entrer. On
assure aujourd'hui que le gouvernement se propose de réparer cette injustice,
et d'en faire un collège de deuxième classe.
L'église
est d'une architecture noble et simple qui rappelle celle qui fût usitée en
France dans toutes les églises de jésuites.
Le
frontispice de l'ancien portail du collège était masqué par d'ignobles
planelles: il a été récemment découvert par les soins de l'un des derniers
proviseurs, M. l'abbé Brunon. A la droite et à la gauche de ce frontispice
étaient la statue de la Justice et celle de la Piété, emblèmes des vertus
sous les auspices desquelles le cardinal de Tournon avait fondé cet édifice.
Les ornements du milieu et l'inscription non
quae super terram,
qui sont bien conservés, étaient les armes et la devise dit cardinal.
Derrière
les bâtiments du collège il y a un grand pare planté de très beaux arbres et
un immense jardin potager.
Cette
institution, qui a repris quelque accroissement depuis plusieurs aimées,
promet de s'améliorer de plus en plus (2) sous le triple rapport de
l'éducation religieuse, de la force des études et des soins matériels donnés
aux élèves.
L'établissement
qui, aujourd'hui encore, contribue le plus à la gloire et à la richesse de
Tournon, doit son origine première à l'illustre famille qui tira Son nom de
cette ville.
(1)
La plus grande partie des propriétés territoriales qui appartenaient au
collège de Tournon fut vendue nationalement, par suite du décret du 8 mars
1793.
(2)
on a le projet de faire agrandir les bâtiments, suivant l'ancien plan (les
oratoriens, pour suffire ainsi aux nouveaux besoins de rétablissement. il y a
maintenant plus de 180 élèves dans ce collège.
Les
Tournon, qui donnèrent ainsi, à diverses époques, tant de preuves de leur
éclatante générosité écrite encore sur les pierres de plusieurs monuments, ne
se distinguèrent pas moins par leur habile et équitable administration de la
justice, tant qu'ils furent sénéchaux ou baillis du Vivarais; ils obtinrent
aussi dans les armes une juste renommée, et le courage fut héréditaire chez
eux comme la piété. Dans le temps des guerres de religion, ils eurent
toujours leur épée au service de la foi catholique; une sainte contagion
d'héroïsme semblait gagner jusqu'aux femmes mêmes qui portaient ce beau nom.
Deux fois le château de Tournon fut attaqué par les religionnaires, deux fois
Claude de Turenne, comtesse de Tournon, le défendit vaillamment en 1567 et en
1570 : elle ne se contenta pas de leur faire lever honteusement le siège, « elle fit encore jeter dans le Rhône tout ce qu'elle
put prendre de ces rebelles, juste châtiment de leur révolte, »
dit Lenglet du Fresnoy
(1). Elle rétablit ensuite les églises et les lieux saints détruits par les
calvinistes.
Cette
rude guerrière, qui, en quittant les faiblesses de son sexe, semblait aussi
en avoir dépouillé l'humanité, n'était pas bien tendre dans ses manières pour
les personnes de sa propre famille. Elle avait été dame d'honneur de la reine
de Navarre, qui parle d'elle et d'Hélène de Tournon, sa fille, dans ses
spirituels mémoires. Voici comment s'exprime, à ce sujet, le royal écrivain
« Comme Mme de Tournon était femme un peu terrible et rude, sans
avoir égard que sa fille Hélène était grande et méritait un plus doux
traitement, elle la gourmande et crie sans cesse, ne lui laissant presque
jamais l'œil sec, bien qu'elle ne fît nulle action qui ne fût très louable,
mais c'était la sévérité naturelle de la mère, etc. »
La
reine de Navarre raconte ensuite, avec des couleurs brillantes et
romanesques, comment le jeune abbé de Var ambon, non encore engagé dans les
ordres, devient amoureux d'Hélène de Tournon. Hélène répond avec ardeur à cet
amour; elle espère qu'un prompt mariage avec ce jeune seigneur la soustraira
aux tracasseries tyranniques qui font sans cesse couler ses larmes. Séparée
quelque temps du jeune Varambom, elle le retrouve à
Namur, en Belgique. Là, par je ne sais quel travers de fatuité, Varambom, qui apparemment voulait mettre Hélène à
l'épreuve, ne répond aux manèges de son innocente coquetterie que par une
froideur calculée, puis, il s'éloigne pour quelques jours. Le mécompte d'une
passion ardente et indignement repoussée fait monter au cœur d'Hélène un
affreux désespoir. Elle tombe malade et meurt au bout de huit jours. Varambom, qui avait appris sa maladie, revient en toute
hâte chercher son pardon; il ne doutait pas que l'amour d'Hélène ne le fît
absoudre de son crime - Forza d'amore
non riguarda al delitio,
dit la reine de Navarre. Il arrivait avec l'espoir de consoler et de guérir
celle qu'il n'avait jamais cessé d'aimer. En arrivant à Namur il rencontre
son cercueil: au nom d'Hélène de Tournon il tombe évanoui, et on l'emporte
comme mort au logis de son père.
Deux
ans après, le marquis de Varambom quittait
décidément la robe longue, et il épousait une autre femme …
Pour
en revenir au château de Tournon, d'où cet épisode nous a éloignés, nous
devons rappeler d'autres souvenirs qui s'y rattachent.
(1)
Histoire justifiée contre les romans, pag. 295. Lenglet du Fresnoy avait puisé
ce fait dans un poème en Vers latins de Jean Vuillemin,
intitulé : Historia belli quod cùm hoereticis rebellibus gessit, anno 1567, Claudia de Turenne, auctore Joanne Villemino. In
quarto; Parisii, 4569. cette pièce a été traduite
en vers français par Belleforest.
Le
dauphin François, fils de François ler, vint loger dans ce château: après
avoir fait une partie de paume dans la cour, il tomba malade par suite d'une
imprudence (1), et il mourut le 10 août 1556. On montre encore la chambre
qu'il occupait. Son corps fut déposé dans l'église de Saint julien, et n'en
fut tiré qu'au mois de janvier 1545.
Quand
Just-Louis de Tournon, qui avait noblement gagné,
sur-le-champ de bataille, les épaulettes de lieutenant général, fut tué au
siège de Philisbourg (2), le château et la terre de
Tournon passèrent, par héritage, aux Ventadour, puis aux Montmorency, et
enfin aux Rohan-Soubise, maintenant il appartient à
la ville de Tournon, qui a placé, sur la gauche, le tribunal ; dans le
centre, la mairie, et dans le haut donjon, la prison publique. Ce changement
de destination de l'ancien siège de l'autorité féodale semble contenir, en
résumé, toute l'histoire des transformations administratives et politiques de
la France.
Le
pont en fil de fer qui joint Tournon à Tain, est une création de l'industrie
moderne, contraste vivant avec le vieux castel, monument du moyen âge. Ce
pont (3) est le premier de ce genre qui ait été fait en France.
Tout
près de l'extrémité du pont s'élevait la seconde tour du château, dont le
faîte était à demi ruiné. Rien n'eût été plus facile que de la réparer et de
la consolider ; on a mieux aimé mutiler un des membres essentiels de la
forteresse féodale, et le vendre, pour quelques centaines de francs, à un
entrepreneur. Cet incroyable marché a été, consommé, il y a cinq ou six ans,
par l'administration municipale de Tournon. Aujourd'hui, une mesquine
construction moderne s'élève à la place de la tour antique, et forme une
affreuse dissonance avec le vieil édifice auquel elle est adossée.
Longtemps
auparavant, on avait miné le rocher de granit où sont suspendues les hautes
terrasses du donjon, pour frayer le passage à l'établissement du quai. Les
bâtiments de dépendance du château, Placés sur les bancs inférieurs du
rocher, étaient unis, par une arcade en maçonnerie, à des moulins fortifiés
et à une tourelle jetée comme un phare au milieu des flots: cette arcade est
tombée de vétusté, et sur la base de la tourelle du moulin, isolée maintenant
de la terre, on a planté, il y a plus de vingt ans, une belle croix de
mission, en fer. Lors de l'inondation de 1840, le Rhône, qui rompait ses
digues et roulait dans son lit immense les dépouilles des forêts, les débris
de villages entiers et jusqu'à des cadavres humains, brisa en vain sa fureur
contre les restes encore debout du moulin de Tournon ; il ne fit que les
couvrir de ses flots qui montèrent lentement jusqu'au pied de la croix, comme
si Dieu leur avait dit: Vous n'irez pas plus loin. Cette croix immobile, qui
semblait portée mystérieusement sur les eaux, rayonnait au loin, vrai symbole
d'espérance et de salut, au milieu d'un tableau de mort et de désolation !
NOTA.
Tournon est le siège d'un tribunal de première instance et d'une sous
préfecture. Sa population est d'environ 4,000 âmes ; on y fait un commerce
considérable de vins fins des bords du Rhône, et il y a des entrepôts de bois
de construction. A une demi-lieue de Tournon, se
trouvent des eaux minérales, sur le penchant d'une colline qui domine la
route royale latérale au Rhône.
(1)
Suivant quelques auteurs, il avait très chaud, il but de l'eau du puits, qui
était glacée, et prit une fluxion de poitrine qui l'emporta en peu de jours.
Suivant quelques autres, il aurait été empoisonné par les ennemis de la
France. S'il faut en croire le père Charles Fleury, biographe du cardinal de
Tournon, on trouva de l'arsenic dans la cassette de Montécucully,
écuyer du jeune prince. Cet auteur parait, en cette circonstance, s'être fait
l'écho d'un bruit populaire qui n'avait rien de fondé.
(2) Le
5 septembre 1644, Just-Louis de Tournon s'était
particulièrement distingué à la bataille de Sedan, à la prise de Tamaris en
Catalogne, à la bataille de l'Erida et au combat de
Fribourg.
(3)
Les ponts en fil de fer étaient déjà connus en Amérique. Au commencement de
l'année 1821, M. Plagnol, ingénieur des ponts et
chaussées, eut l'idée d'en construire un semblable à Tournon: M. Séguin, à
qui ce plan fut communiqué, hésita longtemps à l'accueillir; enfin, il finit
par se rendre aux instances de M. Plagnol, après
avoir lu un article du Moniteur du 8 décembre 1821, sur les ponts américains.
ils se concertèrent alors tous les deux pour présenter un mémoire au préfet
de l'Ardèche, qui y apposa son visa à la date du 6 avril 1822, et, l'année
suivante, M. Séguin entreprit de faire le pont, seul et à ses frais, après
avoir désintéressé l'auteur du plan primitif, qui n'avait pas voulu rester
son associé. Le pont de Tournon fut béni par l'évêque de Valence le 25 août
1825, et livré au public, le 29 du même mois, jour de la foire.
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