Notre-Dame-d'Ay
Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842. 
 
 
Quand on arrive à Notre-Dame-d'Ay (1) par Quintenas, à un détour de la route, on aperçoit à quelque distance, sur la gauche, l'église moderne, avec son clocher crénelé, suspendu sur le roc au-dessus du torrent d'Ay, et, derrière l'église, les masses irrégulières et à demi ruinées de la vieille forteresse féodale. Dans le fond du tableau, sur le sommet d'une montagne qui domine tout le vallon, les restes du donjon de Séray, construit, dit-on, sur l'emplacement d'un temple de Cérès, se détachent au loin sur l'azur du ciel.
 
A mesure qu'on approche du château d'Ay, on juge mieux de la profondeur du précipice qui le sépare du torrent. Des terrasses d'une grande hauteur, comme autant de gradins taillés pour des géants, descendent de la première plate-forme jusqu'aux eaux de la rivière, et abritent, à la chaude exposition du soleil du midi, les productions végétales les plus variées.
 
Les savants ne sont pas d'accord sur l'étymologie de Notre-Dame-d'Ay; les uns veulent que le mot Ay vienne d'Ayg, et que le château d'Ay ait été fondé par Aëgus, fils d'Absucille, roi des Allobroges; d'autres prétendent que ce château a pris son nom d'Ayg ou Aigue, qui veut dire eau dans la vieille langue romane. Le peuple, dont la science traditionnelle vaut bien, en pareille matière, celle des érudits, a aussi son étymologie de Notre-Dame-d'Ay, et je déclare qu'elle me parait plus intéressante et plus vraie. Souvent la légende sert à éclaircir des origines historiques qui se perdent dans l'obscurité des âges. Or, voici la légende populaire relative à Notre-Dame-d'Ay:
 
Une bergère gardait son troupeau au travers des rochers escarpés qui dominent la rivière. En courant après un de ses agneaux, elle perd l'équilibre et se sent entraînée par le vertige au fond du précipice. Aye ! au secours (2) s'écrie t’elle, Vierge Marie ! Il lui semble alors qu'une main invisible la retient et la rassure; la naïve bergère reconnaît que cette main est celle de la sainte Vierge, et elle élève de ses propres mains un autel formé de quelques pierres, au lieu même où elle a été sauvée. L'autel rustique est bientôt connu et vénéré de tous les environs sous le nom d'autel de Notre dame d'ay, ou du Secours.
 
(1) Notre-Dame-d'Ay est à deux lieues de Paysan , sud d'Annonay ; Quintenas se trouve sur la route et partage à peu près la distance.
(2) Aye voulait et veut encore dire secours dans la langue d'oc; ce fait et quelques-uns de ceux qui Suivent sont empruntés à une notice inédite sur Notre-Dame-d'Ay, due à la plume brillante de M. Nampon , prêtre missionnaire de cette maison de retraite.
 
De même que le christianisme a précédé la féodalité, il est probable que cette fondation pieuse a précédé la construction du château fort, (1) qui fut placé tout auprès. Et qui sait si des seigneurs mécréants ne profitaient pas des avantages de leur position pour rançonner les pauvres pèlerins qui venaient, dans leurs misères, invoquer Notre Dame d'Ay ! Ce ne serait pas l'unique exemple d'un impôt perçu sur la prière et la douleur.
 
Cependant la chapelle d'Ay s'honorait d'un éminent patronage; elle dépendait du monastère de Saint Claude, (2) en Franche-Comté, et ce monastère, ainsi que toutes les églises ou chapelles qui lui appartenaient, était placé sous la protection spéciale de l'empereur.
 
La terre d'Ay appartenait, en 1406, à Aymard de Roussillon, qui en faisait hommage au dauphin de Viennois, suzerain d'Annonay. Inféodée plus tard à divers seigneurs, et entre autres aux Bressieu, elle devient, en 1598, la propriété des Tournon. Les Tournon s'affectionnent à ce manoir, l'agrandissent, le fortifient et lui donnent une importance qu'il n'avait pas avant eux.
 
La terre d'Ay reste dans la branche aînée de cette famille jusqu'à la mort de Just-Louis de Tournon, tué en 1641 au siège de Philisbourg. Elle est adjugée alors, par arrêt du parlement, à Marguerite de Montmorency, duchesse de Ventadour; aujourd'hui elle appartient à Mme la comtesse de la Rochette.
 
Mme de la Rochette a fait construire une église sur l'emplacement même de la chapelle d'Ay qui était presque entièrement ruinée ; elle acheva cette construction en 1854. A l'église est adossé un clocher en forme de tour, dont la hauteur est de quatre-vingts pieds au-dessus du sol et de deux cent dix au-dessus de la rivière; l'église elle-même est longue de soixante-quinze pieds, large de vingt-cinq, haute de trente; elle est surmontée d'une voûte à pleins cintres, établie dans des proportions parfaites. On y reconnaît tous les caractères d'un style profondément religieux; il est évident que le plan de l'architecte de Notre Dame d'Ay n'a pas été corrigé par le conseil des bâtiments civils.
 
La statue de la Vierge, objet particulier de la vénération des fidèles, est noire comme la fameuse vierge du Puy, et comme toutes celles que les croisés rapportèrent d'Egypte et de Syrie; il est facile de s'apercevoir qu'elle a été restaurée à plusieurs reprises. Elle est placée dans une petite chapelle à gauche du chœur. On lui a attribué, d'âge en âge, de nombreux miracles, et on y est venu en pèlerinage des pays voisins; les dimanches du mois de mai, et surtout le jour de l'Assomption et celui de Notre-dame de septembre, y rassemblaient et y rassemblent encore une foule immense. Lors de ces dernières fêtes, il y a eu jusqu'à douze paroisses des environs, qui sont venues, avec leurs bannières et leurs confréries, s'agenouiller devant la vierge noire, et promener leurs pompes rustiques sur les bords du précipice, témoin du vœu de la bergère d'Ay. Pendant la révolution, ces pieuses solennités avaient fini par faire place à des divertissements profanes; mais, depuis que l'église d'Ay a été rebâtie et que des missionnaires ont été chargés de la desservir, l'antique vierge noire a vu refleurir son culte dans sa pureté et sa splendeur primitives. Plusieurs pèlerins qui vont à la Louvesc prier sur la tombe de saint François Régis, passent par Notre Dame d'Ay, qui semble être pour eux le premier degré de l'échelle mystique.
 
(1) Fortalitium. La première mention que nous ayons pu trouver de ce château est dans un acte de donation du comte de Forêt à l'abbaye de Saint-André de Vienne. Parmi les signataires de l'acte se trouve un Arbestius de Castro-Ay. Cet acte est du douzième siècle.
(2) Voir l'acte déjà cité dans la notice précédente sur Quintenas. Il en résulte qu'en 1184, Frédéric Barberousse était devenu, par son mariage avec Béatrix, suzerain immédiat de la Franche-Comté et du monastère de Saint-Claude, auquel il conféra divers privilèges.
 
La fondatrice de la nouvelle église d'Ay s'est efforcée en même temps de tirer parti des bâtiments du vieux château pour en faire une espèce de couvent ou de maison de retraite pour des prêtres missionnaires. C'est dans cette solitude, destinée à devenir la succursale d'une maison semblable établie depuis longtemps à la Louvesc, que se formeront d'austères et sublimes vocations d'apôtres, non seulement pour la France, mais pour les contrées les plus lointaines et les plus barbares. Peut-être, au moyen âge, est il sorti de cette forteresse plus d'un chevalier bardé de fer, qui est allé avec son épée conquérir des fiefs et des serfs en Occident et en Orient. Voici maintenant des conquérants d'une autre sorte, qui, par la charité et non par la force, par la parole et non par le glaive, vont travailler à courber des hommes et des peuples sous un joug de paix et d'amour. Ils ne répandront pas le sang des infidèles dans les combats, mais ils verseront le leur dans le martyre. Ce jeune lévite qui s'agenouille devant la vierge noire fait petit être vœu en ce moment d'aller annoncer l'Évangile dans les climats brûlants d'où l'on a rapporté cette statue miraculeuse! Il va se relever, revêtu de l'esprit de force et doué de la langue de feu. Nouveau François-Xavier, il s'élancera sur les traces de l'apôtre des Indes, pour y recueillir ces palmes si belles, qui ne fleurissent que pour les héros du christianisme.
 
Telles étaient mes réflexions au sortir de l'église d'Ay, en parcourant, au moment du départ, les arceaux à demi ruinés du vieux manoir : Je me plaisais à voir lever le soleil dans un lointain vaporeux, derrière les glaciers des Alpes, tandis que le son argentin de la cloche matinale appelait les fidèles aux messes des missionnaires. Pendant mon séjour dans cette agreste solitude, je m'y suis enivré de cette fraîcheur et de cette paix qui semblent plus particulièrement descendre sur certains endroits de la terre. Et, quand j'ai dit un trop prompt adieu à la vierge de la bergère d'Ay ; quand j'ai quitté cette forteresse devenue si hospitalière, depuis qu'une aimable piété l'habite, je me suis reproché d'y avoir passé comme un enfant du siècle, tout préoccupé d'art et de poésie : comme si dans notre siècle, où il faut toujours se hâter, on ne devait jamais se donner le repos qui vient de Dieu, et comme si cette course insensée ne devait s'arrêter qu'au sein de la tombe !
 
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