Roche Péréandre Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.
Sur la rive droite de la Canse, à trois quarts de lieue d'Annonay, dans un endroit où ce torrent est profondément encaissé, on voit s'élever, au-dessus de la surface de ses eaux, un rocher d'une configuration bizarre, dont la partie inférieure semble représenter les traits d'un homme ou plutôt le masque d'un colosse: on dirait un de ces débris du temple des géants qui jonchent le sol de la vieille Agrigente.
Ce rocher, isolé de toutes parts, se termine par une pointe élancée et pyramidale ; il a cent vingt pieds de hauteur : la circonférence de sa base est de deux cent quarante pieds.
Nous allâmes visiter cette curiosité naturelle avec un littérateur d'Annonay et avec le guide dont nous avons déjà parlé, Mantelin-de-Pied-de-Boeuf. Chemin faisant, nous devisions avec le littérateur de l'étymologie de ce nom Péréandre, qui nous paraissait avoir une physionomie toute hellénique.
Selon le savant Annonéen, le pays des Volces arécomices (1) et des Helviens avait été donné aux Massiliens ou Marseillais, par Pompée. Marseille était une colonie phocéenne; rien d'étonnant que quelques noms grecs se fussent conservés dans le pays. Mais le mot Péréandre signifierait-il, comme on l'a prétendu dans une volumineuse dissertation, pierre de l'homme, petra andros. Il n'y aurait pas d'apparence qu'on eût accolé ainsi une racine latine à une racine grecque. Sans doute Péréandre vient de au-dessus de l'homme, ce qui exprime, en effet, la reproduction plus grande que nature du type humain.
Pendant que nous nous tourmentions ainsi à chercher l'origine scientifique du mot Péréandre, notre guide souriait d'un air narquois.
Eh bien ! Lui dit notre compagnon Annonéen , est ce que tu aurais aussi ton idée là-dessus, toi? Porqué ! monsieur, reprit Mantelin en prenant son chapeau et en le faisant rouler entre ses doigts, chacun peut bien avoir son idée, et puis on peut bien rapporter ce que les anciens ont entendu dire à leurs pères sur ce rocher.
Ah ! c'est quelque tradition du moyen âge, voyons, conte nous cela. Un conte, non certes pas, monsieur, c'est bien une histoire; le fait est arrivé à un nommé André, d'Annonay. Or, cette pierre s'est appelée depuis Pierre-d'André ou Péréandre. Ça n'est pas grec, sauf votre respect, mais français ou un peu patois.
Je crois que le gaillard veut se railler de notre érudition, reprit le littérateur, et peut-être, après tout, son étymologie vaut-elle bien la nôtre !
Quoi qu'il en soit, dis-nous quel rapport il y a entre ton André et le rocher qui est devant nous. Si vous voulez avoir un peu de patience, vous allez l'apprendre, messieurs, mais l'histoire est un peu longue.
Mantelin-de-Pied-de-Boeuf nous fit, en effet, un récit très prolixe de la singulière aventure de cet André, intrépide pêcheur, qui, après avoir plongé dans le profond bassin creusé par les eaux de la Canse aux pieds de la roche Péréandre, se trouva tout à coup dans une caverne obscure (2) dont il ne savait plus comment sortir.
Suivant la tradition rapportée par notre guide, le pauvre André serait resté là plusieurs jours en faisant de vains efforts pour trouver une issue; puis, un soir que le soleil couchant projetait ses rayons dans le fond du bassin, le malheureux, réunissant tout ce qui lui restait de forces, se serait élancé dans les eaux, du côté d'où paraissait venir la lumière, et il en serait ressorti près du rivage de la Canse. Là, après s'être traîné sur le gazon, épuisé, n'en pouvant plus, il s'y serait évanoui; ensuite, vers le matin, il aurait repris la route d'Annonay, où demeuraient ses parents.
(1) Les Volces arécomices étaient limitrophes des Helviens, du côté du midi : du côté du nord, le long des rives de l'Eyrieu, c'étaient, comme nous l'avons vu, les Ségalauniens ; et la portion la plus septentrionale du Vivarais, c'est à dire la contrée où est Annonay, était occupée par les Allobroges. L'induction de notre savant était donc un peu forcée, sous le point de vue géographique. (2) Cette caverne aurait, sous la surface des eaux, une communication avec le bassin en question, et se trouverait placée sous la roche Péréandre. « André, nous disait notre guide, en frappant du pied pour revenir sur l'eau, rencontra une pierre dont le contre-coup le renvoya dans la caverne. » Un poète aurait expliqué cette aventure par les séductions d'une naïade ou d'une nymphe qui aurait attiré le pêcheur dans sa grotte de cristal; la tradition d'Annonay lui a, au contraire, laissé tout son prosaïsme.
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