SALAVAS ET LA GORCE Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.
Tour de Salavas
Salavas est au midi de Vallon, la Gorce est au nord, mais nous rattachons aux deux châteaux de ce nom quelques détails sur la famille Merle de la Gorce : nous avons donc cru devoir les réunir dans le même chapitre.
Dans l'ouvrage du marquis d'Aubaïs, contenant les jugements sur la noblesse des gentilshommes de Languedoc, on lit que Mathieu Merle, né à Uzès, qui avait obtenu une commission du roi de Navarre le 25e juin 1580 pour commander dans Mende, acheta de Jean, baron d'Apchier, les château et seigneurie de la Gorce. II était fils d'Antoine de Merle et de Marguerite de Virgilli ; il avait épousé Françoise d'Auzolle, dont il eut Marie de Merle, qui se maria avec Louis de Barjac, seigneur de Vals, et Hérail de Merle, baron de la Gorce et de Salavas. Celui-ci avait épousé, en 1609, Anne de Balazuc, fille de Guillaume de Balazuc, seigneur de Montréal, Chazan, Joanas et Sanilhac, et de Françoise Duroure.
De cette alliance vint François de Merle, qui épousa Lucrèce Pape, fille de Guy Pape, seigneur de Saint-Auban ... Ils eurent Henri de Merle, qui fut tué au combat de Vagnas le 10 février 1703, etc... etc… etc…
Ainsi, d'après le marquis d'Aubaïs, qui passe pour avoir puisé à des sources authentiques, le père de Mathieu Merle était déjà noble. Au contraire, suivant des pamphlets contemporains, et suivant une tradition perpétuée dans le pays jusqu'à nos jours, Mathieu Merle, fils d'un paysan ou d'un marchand, aurait été l'ouvrier de sa propre fortune.
Calviniste fanatique et intrépide, il serait devenu chef de partisans puissant et cruel. De même que d'autres capitaines de son temps, il aurait été peu scrupuleux sur le choix de ses moyens de succès (1). On prétend, enfin, que c'est avec le fruit du butin conquis par son épée, qu'il acheta la terre de la Gorce. II obtint du gouvernement, qui avait besoin de le ménager, l'érection de son fief de la Gorce en baronnie, avec le droit d'envoyer un délégué pour le représenter aux états (2) du Vivarais; mais il n'eut pas l'entrée aux états du Languedoc.
(1) Voir un vieil ouvrage du temps, intitulé: Des mémoires et exploits de guerre du capitaine Mathieu de Merle, écrits par le capitaine Goudin, religionnaire. C'est dans cet ouvrage, dont la véracité nous parait fort douteuse, que dom Vic et dom Vaissette ont puisé les détails que l'on trouve aux pages 379 et 381 du tome V de l'Histoire du Languedoc. La preuve que le capitaine Mathieu de Merle jouissait dans son parti d'une grande considération, c'est qu'il fut commissaire du roi de Navarre, précisément après avoir repris Mende, dont on l'accuse d'avoir dévasté et pillé la cathédrale. (2) Voir notre préface historique. II n'avait pas le droit de présider les états à son tour. Son délégué prenait rang après celui du baron de Pradelles, qui n'était pas non plus baron de tour.
Nous sommes portés à croire que les accusations dont on charge la mémoire de Mathieu Merle sont empreintes d'esprit de parti, et, par conséquent, suspectes d'exagération ou même de fausseté, voici pourquoi :
Le redoutable huguenot, devenu protecteur des religionnaires du bas Vivarais, eut un fils, Hérail de Merle, qui épousa la fille du comte de Montréal. Le comte de Montréal était un ardent catholique; il était de la famille de Balazuc, la plus antique et la plus illustre de la province. Dans un temps où l'on comptait pour quelque chose le nombre des quartiers et l'ancienneté de la race, cette alliance avec un baron de création nouvelle ne peut s'expliquer que comme une alliance politique ; elle avait pour but de rattacher au parti catholique une famille puissante, que le protestantisme regardait dans la contrée comme son plus ferme soutien. Une promesse d'abjuration de la part du jeune Hérail fut sans doute la condition de ce mariage, et, en effet, cette abjuration eut lieu bientôt après; Hérail se fit catholique.
Les calvinistes de Vallon et des environs poussèrent des cris de rage à cette nouvelle; ils jurèrent une haine à mort à leur baron, qu'ils traitaient d'apostat: ils firent circuler contre sa famille mille bruits diffamatoires. Mais ce ne fut pas tout.
Quand M. de la Gorce fut allé au siège de Montauban, ils en profitèrent pour surprendre (1), à l'aide de la trahison, le château de Salavas, où il avait laissé sa femme et ses enfants (2) ; la garnison, composée de quatre-vingts soldats, fut égorgée ou mise en fuite. Mme de la Gorce n'échappa que par hasard au fer d'un assassin; elle vit rouler à ses pieds les corps de ses plus vaillants défenseurs. Enfin, elle fut obligée de se rendre à discrétion, avec sa nourrice et ses enfants, à une bande indisciplinée, commandée par un serrurier de Vallon, appelé Chalanqui.
On peut penser quel fut le sort de la fille du célèbre comte de Montréal, entre les mains de ces hommes grossiers et fanatiques: on la spolia brutalement de tout ce qu'elle possédait de précieux, et on lui ôta jusqu'à ses bagues. Les vassaux de M. de la Gorce se plaisaient à se venger, par toutes sortes de mauvais traitements, de cette noble dame, dont ils disaient que la damnable influence avait entraîné leur seigneur au giron du papisme.
La tour de Salavas (3), qui commandait l'un des principaux passages de l'Ardèche, était vaillamment défendue par la garnison qui y était renfermée. Chalanqui s'avisa d'un cruel expédient pour l'amener à capituler: il traîna Mme de la Gorce sous les murs de la tour, le pistolet sous la gorge, et menaça de la tuer ainsi que ses enfants, si elle n'engageait pas les soldats de la garnison à se rendre. Ses larmes et ses cris vainquirent la résistance de ces braves, qui se défendaient en désespérés depuis trois semaines; elle sauva ainsi leur vie et la sienne. Sa délivrance fut une des conditions de la capitulation. Un gentilhomme protestant du Dauphiné, M. de Blacons, qui était venu pour achever de réduire la tour de Salavas, acquitta la parole donnée, et tira Mme de la Gorce de l'étroite captivité où elle gémissait depuis près d'un mois, sans cesse en butte aux imprécations, aux menaces et aux propos insultants de ses propres vassaux.
Peu de temps après, le baron de la Gorce, qui s'était conduit en bon soldat au siège de Montauban, revint en Vivarais. II s'occupait de reconquérir sa baronnie, l'épée à la main; mais, s'étant emporté presque seul à la poursuite d'une troupe de ses vassaux révoltés, il fut jeté à bas de son cheval et blessé à mort. Quoiqu'il ne pût se lever qu'à genoux, dit le Soldat du Vivarais, quand ses ennemis se jetèrent sur lui, il en tua un d'un coup d'épée, et en blessa deux ou trois. Il donna tant de preuves de ce grand courage, qu'il rendit plutôt sa vie par plus de cinquante blessures, que l'épée, qu'on ne put jamais lui arracher des mains (4) qu'au dernier soupir. Il existe encore au Bourg-Saint-Andéol des rejetons de la famille de cet intrépide guerrier.
(1) On peut en voir les détails dans les Commentaires du Soldat du Vivarais, (2) Voir le chapitre précédent. (3) Giraud-Soulavie donne dans son ouvrage le plan de la tour de Salavas, qui était autrefois dans une lie formée par l'Ardèche. (4) Commentaires du Soldat du Vivarais, page 76.
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