La Tourette

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

 

A trois quarts de lieue au sud de Vernoux, en prenant, sur la droite de la route du Pape, un sentier à travers les bois, on arrive à la vue d'un vieux castel qui se composait de deux donjons ou grandes tours, bâties sur deux rochers isolés l'un de l'autre par la nature, mais réunis sans doute autrefois par des remparts et des galeries. Le donjon le plus élevé, qui était aussi le plus considérable, a encore presque tous ses murs debout; il est flanqué de tourelles et de bastions à cul de lampe, et hérissé de consoles, de machicoulis, que devaient jadis surmonter des créneaux. De hautes fenêtres cintrées s'étagent sur la façade avec assez de régularité. Deux pans de murs ruinés, dont l'un soutient encore une tourelle (1) au haut de sa pointe aiguë, dominent la porte d'entrée du préau. La tour inférieure, à moitié rasée, s'avance à l'extrémité d'une espèce de promontoire escarpé, au pied duquel coulent, à une immense profondeur, les deux branches de la Dimière. Ce torrent bat de ses flots écumants les deux côtés et la pointe du triangle formé par la montagne de granit où fut assis, carrément et fièrement, le donjon de la Tourette.

 

D'immenses conduits souterrains qui y amenaient les eaux et dont on voit des vestiges, des terrasses assez vastes, des restes de longues et belles allées, tout annonçait la puissance et le luxe du temps dans ce séjour féodal.

 

Aujourd'hui, à la place de ces créneaux d'où le châtelain allait examiner les signaux des forts du voisinage, croissent les graminées et les arbustes dont le vent balance dans les airs les tiges fleuries. Là sont les nids de l'orfraie et du vautour qui planent en rond au-dessus du précipice. Quelquefois, parmi les débris gisants sur le sol, un serpent se glisse, siffle et disparaît; on pourrait voir en lui un vivant symbole - la haine et l'envie jettent aussi leur bave impure sur notre glorieux passé, tout en s'abritant sous ses ruines.

 

La terre de la Tourette et celle de Chalencon formaient les deux moitiés d'une baronnie de cour qui donnaient le droit à leurs titulaires d'assister, à tour de rôle, aux états du Languedoc Cependant, ce droit ne doit remonter qu'à l'époque à laquelle cette baronnie (2) fut détachée du Dauphiné pour être réunie à la sénéchaussée de Nîmes et au Vivarais.

 

La baronnie de Chalencon et la Tourette fit d'abord partie de la principauté de Valentinois: or, le dernier des comtes de Valentinois déshérita la branche cadette de sa maison et fit héritier (3) de ses états Charles, fils de France et dauphin de Viennois. Ce dernier, pour se mettre à l'abri de toute réclamation de la part des Saint Vallier, transigea avec eux, obtint qu'ils fissent une renonciation expresse à toutes leurs prétentions sur le Valentinois, et leur donna en dédommagement la baronnie de Chalencon, les seigneuries de Durfort, de Saint Fortunat (4) et leurs dépendances, sur lesquelles il se réserva l'hommage et la souveraineté.

 

(1) De là sans doute le nom de Tourette.

(2) Sous Louis XIII.

(3) En 1419.

(4) Chambre des comptes de Grenoble, caisse du Valentinois. Tertius liber copiar. Valentin et Dieux, foi. 215.

 

La baronnie de Chalencon se trouvait alors, à titre de gage, entre les mains du due de Savoie. Le Dauphin, pour tenir lieu au sire de Saint Vallier de la possession de cette terre, lui céda cinq mille florins d'or à prendre sur plusieurs terres du comté de Valentinois, entre autres sur Privas et Tournon.

 

Le dauphin Louis, depuis roi de France sous le nom de Louis XI, reprit la baronnie de Chalencon au due de Savoie (1) et la remit aux Saint Vallier, sous la réserve de l'hommage et de la souveraineté qui lui appartenaient.

 

Le dauphin Louis créa la sénéchaussée de Valentinois pour tout le comté, par lettres patentes à la date de 1447. La cour de la sénéchaussée fut divisée en trois sièges : l'un fut établi à Crest, l'autre à Montélimar, et le troisième à Chalencon du Vivarais, avec les juridictions sur les terres nouvellement remises au Dauphin par le due de Savoie. L'appel de ces trois sièges fut attribué au conseil delphinal, qui fut érigé en parlement peu de temps après.

 

La baronnie de Chalencon la Tourette arriva par succession à la dernière descendante des Poitiers Saint Vallier, la fameuse Diane de Valentinois. En 1555, noble Claude du Cheylard, seigneur de Roche Bonne, rendit hommage de la coseigneurie du Cheylard à Diane de Poitiers, baronne de Chalencon. Nous ne saurions exprimer combien ce séjour sauvage de la Tourette nous parut s'animer par le souvenir de cette brillante protectrice des arts et des lettres sous François ler et ses deux successeurs.

 

Nous avions vu, quelques temps auparavant, l'emplacement de son château d'Etoile en Dauphiné, dont il reste à peine quelques vestiges, malgré le soin que son propriétaire actuel (2) met à les conserver. Elle préférait, dit-on, cette magnifique résidence à tous les manoirs qu'elle possédait en Vivarais. Cependant, les machicoulis de la Tourette sont encore debout, et les murs du palais d'Etoile sont rasés presqu'au niveau du sol.

 

Peu de temps après la mort de Diane de Poitiers, qui ne laissa pas d'héritiers directs, sa baronnie du Vivarais passa dans la maison des Ginestons, à laquelle s'unit, vers le commencement du règne de Louis XIII, la famille de Rivoire de la Tourette. Les la Tourette, placés au centre de la révolte des religionnaires, évitèrent de prendre, comme les Lestranges, trop chaudement parti contre eux; mais ils furent toujours fidèles à la cause royaliste et catholique. Leur modération leur valut la conservation d'une influence que beaucoup d'autres seigneurs avaient perdue à cette époque : ils en usèrent dans l'intérêt de la paix et du bon ordre.

 

Ainsi, en 1685, des symptômes d'agitation se manifestèrent dans le Vivarais, les Cévennes et le Dauphiné. Des émissaires venus de Nîmes et de Lyon y apportèrent

 

(1) Chambre des comptes de Grenoble, caisse du Valentinois. Nonus liber copiar., Vienn. et terroe Turris.

(2) M. Parisot de la Boisse.

 

Il y a une route directe qui conduit en trois heures de Chalencon au Cheylard. Nous ne l'avons pas suivie; nous sommes revenus à Vernoux, et nous avons pris, le lendemain, la voiture publique. Le grand chemin fait un assez long circuit par Cluac et par les Nonnières, et laisse sur la gauche Saint Jean de Chambre, patrie de M. Boissy d'Anglas; il contourne toujours des mamelons élevés, puis descend dans des gorges profondes. Les montagnes y affectent les mêmes formes que dans le reste du haut Vivarais, et la monotonie, si difficile à éviter quand on cherche à décrire même des objets variés, serait ici un défaut inévitable du sujet. Il faut dire cependant que la nature y offre une végétation plus verdoyante et des aspects plus riants que sur la route de Saint Péray à la Justice. Je recommande aux amateurs de frais et gracieux paysages le moulin dit Noyer, à une lieue de Vernoux.

 

Le Cheylard est sur les bords de l'Eyrieu, qui est encaissé dans cet endroit entre de hautes collines; il est, par conséquent, situé au fond d'une gorge assez étroite.

 

On y retrouve la vigne, les noyers et les mûriers, signe d'un climat tempéré.

 

Le Cheylard a une grande place où il se tient des marchés et des foires considérables (1). A la différence de Chalencon et de Vernoux, la population protestante ne s'élève pas au cinquième de la population totale, qui est de deux mille trois cents âmes; cependant un temple y a été établi, il y a environ onze ans. Le Cheylard est chef lieu de canton.

 

Le Cheylard est une place très ancienne; il est cité comme ayant déjà de l'importance dans de vieux actes du onzième siècle. Les Anglais, qui sillonnaient le centre de la France de leurs bandes dévastatrices, s'avancèrent jusqu'au Cheylard dans le treizième et le quatorzième siècle, s'emparèrent du château, et y tinrent garnison pendant quelque temps. Ils faisaient de là des excursions jusqu'aux bords du Rhône.

 

En 1429, nous trouvons dans une vieille charte que Brion était seigneur du Cheylard et de Sarraz.

 

En 1555, noble Claude du Cheylard, seigneur de Rochebonne, rend hommage de la coseigneurie du Cheylard à Diane de Poitiers, baronne de Chalencon.

 

(1) Il y a onze foires

 

Le Cheylard se jeta de bonne heure dans le parti des religionnaires. En 1567, les troupes du roi en firent le siége : Mais n'ayant pu, dit d'Aubigné, y mener le canon pour la difficulté des passages, et ayant vu l'opiniâtre défense des habitants, qui mettaient le feu dans leurs propres maisons et en défendaient les masures jusques aux coups d'épée; sur la nouvelle aussi d'un amas qui se faisait du côté de Privas, pour le secours, le siège fut levé (1).

 

Il paraît que les habitants du Cheylard persistèrent avec opiniâtreté dans leur attachement au protestantisme.

 

Obligés de se retirer momentanément du château, par suite d'un de ces édits de pacification où les chefs protestants sacrifiaient quelquefois leurs coreligionnaires dans leurs arrangements avec la cour, ils s'étaient réservé les moyens d'en recouvrer facilement la possession. Ils y avaient construit un souterrain secret, dont l'entrée était soigneusement masquée dans l'intérieur du fort, et qui avait son issue dans une des caves de la ville; cinq ou six habitants du Cheylard, seulement, en avaient connaissance. Une garnison de cent vingt hommes occupait le château.

 

Persécutés sans cesse dans leur culte par ces importuns voisins, ils résolurent de s'en défaire en conséquence, pendant une nuit obscure du mois de novembre 1572, le propriétaire de la cave où donnait le souterrain, aidé de quatre ou cinq conjurés qui connaissaient son secret, se met à la tête d'un grand nombre de protestants de la ville, et fait tout à coup irruption dans le château: il surprend la garnison, tue cinquante hommes, à peine armés, qui avaient essayé de se défendre, et en emprisonne quelques autres, qui se rendent à composition. M. de la Motte, capitaine commandant de la ville et du château, se trouvait absent; mais sa femme, s'étant retranchée dans une tour avec quelques soldats qu'elle avait éveillés au premier bruit et ralliés autour d'elle, se défend avec vigueur, et repousse la première attaque des assaillants: enfin, plutôt que de laisser forcer son asile, elle annonce qu'elle se fera sauter avec les siens. Etonnés de cette héroïque résistance, les protestants lui accordent une capitulation honorable et la laissent se retirer avec sa petite troupe.

 

En 1621, les troupes royales occupaient encore le château du Cheylard, et les protestants essayèrent de nouveau de s'en emparer par surprise pendant la nuit. On trouve les détails de cette tentative, qui leur devint si funeste, dans une petite brochure imprimée à Lyon, en 1621, par François Yvrard, et intitulée ainsi: La trahison découverte et foi faussée de ceux de la religion prétendue réformée de la ville dit Cheylard, en pays de Vivarais, contre le roi et R le duc de Ventadour, leur seigneur naturel, ensemble le sacrilège inhumain par eux commis en l'église, et volerie des catholiques dudit lieu.

 

(1) D'Aubigné, première partie, chap. 12, liv. IV.

 

On rapporte dans cet écrit une espèce de procès verbal adressé par le capitaine commandant du château du Cheylard, à Mgr Anne de Lévy, due de Ventadour et baron du Chevillard ; il en résulte que, vers minuit, le 6 juillet 1621, un certain nombre de prétendus réformés, habitants de la ville du Cheylard, y introduisirent les ennemis du roi, perturbateurs du repos public, puis ils s'efforcèrent, pendant deux jours et deux nuits de suite, de prendre et de forcer le château. Ils en firent le siège dans toutes « les règles, en y employant des machines et artifices de guerre, tels que pétards, échelles et mantelets, et ils auraient fini par s'en emparer et exempter leurs pernicieux desseins, sans l'assistance que Dieu a faite au sieur Dubourg, capitaine châtelain dudit lieu, assisté de cinquante bons hommes de garnison.

 

Quelques uns des assaillants furent tués, entre autres le beau père du ministre protestant du Cheylard. Ces fanatiques, furieux d'avoir trouvé une résistance inattendue dans la petite garnison du château, reportèrent leur rage sur l'église : ils brisèrent les autels, brûlèrent les images, et livrèrent au pillage et à la profanation tous les objets consacrés au culte. Ce n'est pas tout: ils saccagèrent encore les maisons dit petit nombre de catholiques qui se trouvaient dans la ville.

 

M. de Ventadour, qui avait juridiction sur le Cheylard, en si double qualité de seigneur de ce lieu et de gouverneur du roi pour le Vivarais, s'empressa de donner communication du rapport de son châtelain an bailliage de Villeneuve, puis il rendit une ordonnance ainsi conçue :

 

Nous, dite de Ventadour, vu réquisitions faites par le procureur du roi du baillia de Villeneuve et du syndic du Vivarais, avons ordonné et ordonnons que les murailles, portes et tours de la ville du Cheylard seront rasées et démolies, sans que ores, ni à l'avenir, elles puissent être réédifiées, à moins de 100 mille livres d'amende. Ordonnons à nos officiers d'informer, et commettons le sieur Dubourg, châtelain, pour procéder promptement et diligemment à l'exécution de la présente ordonnance, en se faisant assister de bon nombre de gens de guerre, maçons et pionniers, attendu que lesdits rebelles sont encore au nombre de plus de deux cents dans le château du sieur de la Chièze, qui n'est qu'à une portée de mousquet de celui du Cheylard, et lequel appartient à un de nos vassaux, gentilhomme catholique, qui néanmoins l'a remis au pouvoir des rebelles; contre lequel il sera aussi informé.

En foi de quoi avons signé, etc.

Bourg Saint Andéol, 15 juillet 1621.

 

A la nouvelle de cette fulminante ordonnance, les auteurs du coup de main du 6 juillet, placés sous la redoutable accusation de félonie (1) et de lèse majesté, prirent la fuite et se sauvèrent dans les montagnes. Quelques uns furent saisis, condamnés et exécutés ; au bout d'un certain temps , les autres obtinrent des lettres d'abolition ; il n'en revint qu'un petit nombre au Cheylard. Quant au sieur de la Chièze, qui s'était fait leur complice, nous n'avons pu savoir quelle fut sa destinée.

 

Nous avons vu que, dans le dix septième siècle, la seigneurie du Cheylard appartenait aux Ventadour; à la fin du dix huitième, elle était devenue la propriété du comte de Saint Polgne.

 

Le Cheylard avait autrefois beaucoup de tanneries et de mégisseries; presque tout son commerce en ce genre a été absorbé par Annonay. Des fabriques de soie se sont établies au Cheylard, mais elles n'ont remplacé que d'une manière bien incomplète les mégisseries qui y étaient autrefois si florissantes.

 

(1) La félonie signifiait ici la foi faussée envers le seigneur; le crime de lèse majesté était commis contre la personne du roi.

 

ROCHEBONNE - SAINT MARTIN DE VALAMAS.

 

Nous sommes allés à pied, du Cheylard à Saint Martin de Valamas (1). Le chemin est heureusement accidenté; à mesure qu'on s'avance, les collines s'élèvent et deviennent des montagnes à l'aspect sévère et grandiose. A une demi lieue du Cheylard, on commence à apercevoir, sui, la droite de la route, des ruines d'une physionomie étrange et sauvage. Ces ruines se confondent d'abord avec les rocs auxquels elles s'adossent et qu'elles surmontent; puis, elles s'en dégagent peu à peu et surgissent à l'œil étonné, entre deux torrents qui descendent en cascades de la montagne supérieure.

 

La tour la plus élevée est bâtie sur un rocher qui semble être lui même une tour gigantesque et qui est complètement inaccessible ; l'ancien donjon s'élevait sous l'abri même de ce rocher, et n'en était séparé que par une ruelle étroite. Une espèce de pont communiquait de ses créneaux à la base inférieure de la tour perchée dans les airs. L'entrée du donjon était pratiquée le long d'un banc de rocher; le précipice était dessous et dessus, niais sans doute une balustrade élégante en masquait l'horreur du côté où il y aurait eu du danger.

 

On nous montra les restes de la chapelle et deux bénitiers dont l'un a été transporté, depuis, à Saint Martin de Valamas. Des débris d'escalier, des cheminées richement sculptées et suspendues à diverses hauteurs, annoncent que cet édifice avait trois étages tous habités. Le caractère de l'architecture ne paraît pas remonter au delà du seizième siècle. Ce donjon appartenait, au temps des guerres de religion, à M. de Rochebonne, sénéchal, gouverneur du Puy. C'était un rude catholique et ce fût un farouche ligueur ; la physio­nomie que lui donne l'histoire n'est pas moins sauvage que l'aspect de son manoir.

 

Voici un des traits de ce sévère justicier: douze jeunes marchands de la ville de Crest (Dauphiné), accusés de venir au Puy en qualité d'espions du camp des religionnaires, furent condamnés par le sire de Rochebonne; d'après ses ordres, ils furent pendus et étranglés, la nuit, à la lueur des torches, sur la place de Martouret, devant mi peuple immense (2): cette sanglait le exécution eut lieu en 1 569.

 

Il paraît que le même sire de Rochebonne commandait les catholiques lors du siège de Saint Agrève, dont nous parlerons bientôt. Il s'était préparé à la prise de cette ville en s'emparant de quelques places voisines, telles que Fay, Bonnefoi, etc.

 

Nous trouvons encore sur le château de Rochebonne les deux lignes suivantes d'une lettre de, Mole de Sévigné : Mole de Rochebonne doit bien s'ennuyer dans sa terre du Vivarais. On comprend, en effet, que cette demeure aérienne devait offrir peu de ressources de société.

 

D'après l'état actuel des ruines, il semblerait que ce donjon ne devait as être en état d'avoir de si nobles hôtes sous Louis XIV. Cependant, le propriétaire actuel de Rochebonne (3) nous a assuré qu'on aurait pu, à peu de frais, le rendre habitable, il y a quarante ou cinquante ans; mais, à cette époque, la foudre y tomba et le ravagea tellement, qu'elle lit en un moment le travail destructif de deux siècles.

 

Saint Martin de Valamas se présente assis sur une colline, au confluent de deux torrents, l'Eyrieu et la Dorne, et au dessus de jolis vergers qu'ombragent des mûriers et des noyers centenaires. En montant vers cette bourgade, on laisse sur la droite une jolie maison, celle de M. Abrial, juge de paix. Saint Martin de Yalamas possède un couvent des sœurs de Saint Joseph (4), ces institutrices des campagnes qui font tant, de bien à la jeunesse pauvre des chaumières. Par une singularité assez remarquable, il n'y a pas ou presque pas de protestants à Saint Martin de Valamas (5). On compte environ deux mille âmes de population à Saint Martin de Valamas (6), qui est devenu chef lieu de canton. Ses foires sont ait nombre de douze.

 

(1) Il y a une lieue et demie de distance.

(2) Guerres civiles et religieuses dans le Velay, pendant le seizième siècle, par Francisque Mandet.

(3) M. Soulié Lafayolle, ancien notaire.

(4) Ce couvent est une maison professe de cet ordre si utile.

(5) Il n'y en a en ce moment que trois, qui sont tous étrangers et nouvellement établis.

(6) La seigneurie de Saint Martin de Yalamas appartenait autrefois à M. de la Varenne.

 

SAINT AGREVE.

 

C'est avec regret que nous quittâmes la jolie bourgade de Saint Martin de Valamas pour poursuivre nos pérégrinations aventureuses. Une montée longue et rapide nous conduisit en une heure et demie sur les plateaux élevés de Saint Agrève, qui commencent à la Grange du Seigneur (1) et à Beauvert. Un peu plus loin, nous laissâmes sur notre droite les ruines pittoresques du château de Truchet, la nature du pays se transformait complètement. Ce n'étaient plus ces gorges étroites et enfoncées, où l'on achète une belle végétation parla privation des vues vastes et grandioses; ici l'horizon se perdait dans une immensité sans bornes. De noires forêts de pins, parsemées de prairies et de champs de seigle, couvraient les molles ondulations du terrain. Cette nature sauvage, ces aspects lointains des Alpes du Dauphiné, de la Suisse et de la Savoie, me rappelaient les cimes du Jura, entre Pontarlier et Neuchâtel. Du côté de l'ouest, on apercevait les pies les plus élevés des montagnes - du Ve ay et de l'Auvergne; des troupeaux de brebis qui rentraient au bercail achevaient de me transporter, par la pensée, dans les montagnes pastorales qui servent de remparts à la Suisse, du côté de la Franche Comté.

 

Après trois heures d'une marche incessante, nous vîmes surgir, comme un écueil au sein d'une vaste mer, la butte peu élevée sur laquelle est bâtie l'antique ville de Saint Agrève.

 

Là, comme dans bien d'autres lieux, on distingue facilement la ville neuve de la ville ancienne. La ville neuve s'est bâtie depuis que la fin des guerres civiles et l'apaisement de la fermentation des esprits en Vivarais ont fait renaître partout l'ordre et la tranquillité. Les besoins du commerce ont fait placer d'abord les auberges sur la route du Puy; plus tard, des propriétaires y ont construit des maisons confortables et même élégantes (2). La commodité de l'accès a été préférée à l'avantage d'une position élevée, quand la sécurité a été la même partout.

 

Saint Agrève, chef lieu de canton, est l'entrepôt des vins, huiles, savons, châtaignes et autres objets importés des cantons voisins ou des départements méridionaux; son exportation consiste en grains, légumes, beurre, fromage et bestiaux. Sa population, qui est de deux mille deux cents âmes, est composée à peu près en égal nombre de protestants et de catholiques.

 

(1) Il y avait là, autrefois , un petit manoir appartenant aux Vogüé.

(2) Entre autres celle de M. Mauze , l'un des propriétaires les plus riches du haut Vivarais. Cette portion (le Saint Agrève s'appelle le bourg de Lestra.

 

Saint grève est à vingt trois kilomètres nord est du mont Mézenc et à soixante quinze kilomètres de Privas.

 

Saint Agrève est une des villes les plus anciennes du Vivarais, ainsi que le prouve la légende que nous allons rapporter sur l'origine du nom qu'elle porte aujourd'hui.

 

Sous le pontificat du pape saint Martin, qui régna depuis l'an 6147 jusqu'en l'an 655, Agrippanus ou Agrève, quinzième évêque du Puy, fut martyrisé en Vivarais.

 

Agrippanus, d'une bonne famille d'Espagne, avait, dès sa jeunesse, manifesté les plus tendres sentiments de piété. Pressé par ses parents de se marier, il s'était échappé du sein de sa famille et était allé secrètement à Rome.

 

Quoiqu'il y vécût dans la plus humble retraite, la bonne odeur de ses vertus le trahit, sa haute science fut bientôt renommée, le pape le prit en affection, et l'appela à l'évêché du Puy en Velay, où il eut à combattre trois mortels ennemis, l'idolâtrie (1), non encore éteinte dans ces montagnes, l'hérésie d'Arius et celle d'Helvidius.

 

Agrippanus s'imposa une rigoureuse abstinence de viande et de vin pour être toujours prêt à cette guerre spirituelle, et sans cesse il rassemblait ses ouailles, afin de les prémunir contre l'hérésie et le paganisme par sa vive et éloquente parole. Plusieurs fois ses adversaires religieux, irrités par l'ardeur de son zèle, lui tendirent des embûches pour lui ôter la vie. Enfin, un jour qu'il revenait de Rome, où il était allé faire un voyage, comme il passait avec son serviteur Ursicinus dans un lieu appelé Chinac, à vingt milles du Puy, il tomba au milieu d'une assemblée de gens qui se livraient à l'adoration des idoles.

 

Il voulut leur adresser d'énergiques remontrances sur l'abomination et la folie de leur culte; ces païens, animés par la dame du lieu, qui était à leur tête, se jetèrent alors sur le saint évêque et le mirent à mort ainsi que son serviteur.

 

On construisit, quelque temps après, une église dédiée à saint Agrège ou Agrippanus, au lieu même où avait eu lieu sa mort. Les descendants, des idolâtres de Chinac expièrent le crime de leurs aïeux en rendant un culte au saint martyr; de plus, ils se mirent plus particulièrement sous son invocation en donnant le nom de Saint Agrève à la ville qu'ils habitaient.

 

(1) La légende de Saint Agrève est confirmée sur ce point par les travaux de M. Beugnot, sur le paganisme des Gaules, qui, suivant cet auteur, durait encore au septième siècle.

 

Saint Agrève joua, dans les guerres de religion, un rôle important: elle se défendit deux fois à outrance contre les catholiques. Le capitaine Chambaud s'en était emparé par surprise pour les protestants, au moyen des intelligences qu'il avait pratiquées dans l'intérieur de la ville; de là, il se répandait dans les campagnes d'alentour, pillait les églises et rançonnait les catholiques, puis il revenait mettre son butin en sûreté, à l'abri des remparts de Saint Agrève. Les fortifications qu'il y avait faites, son intrépidité et son habileté bien connues, le grand nombre de religionnaires qu'il avait ralliés sous son drapeau, répandaient au loin la consternation et l'effroi.

 

On jugea que, pour réduire un tel ennemi dans une pareille forteresse, il fallait employer des moyens extraordinaires. Aussi, le gouverneur du Puy, en outre de ses propres troupes, demanda des renforts dans le Gévaudan et le Velay, et jusqu'à Lyon, d'où on lui envoya une formidable artillerie. Bientôt de nombreuses bouches à feu vomirent, sur la petite bicoque de Saint Agrève, la mort et la destruction sur plusieurs points; ses murailles furent réduites en poudre, et l'armée catholique monta sur les brèches encore fumantes. Elle fut vivement repoussée par les assiégés: l'assaut, trois fois renouvelé, eut trois fois le même sort.

 

Mais la disette de vivres et de munitions réduisit les vaillants défenseurs de Saint Agrève à la dernière extrémité; ils savaient qu'ils avaient tout à craindre de la fureur fanatique des assiégeants, et que, s'ils obtenaient une capitulation, on ne se ferait peut-être pas scrupule de la violer. En conséquence, ils prennent la généreuse résolution de se faire jour à travers le, camp ennemi. Ils font leurs préparatifs en silence pendant la nuit, et, avant l'aube du jour, ils sortent à l'improviste par une brèche, renversent tout ce qu'ils trouvent sur leur passage, et repoussent le choc de la cavalerie dont une partie avait eu le temps de se mettre en bataille pour les attaquer.

 

Puis, avant que le reste de l'armée soit en état de les poursuivre, ils gagnent, avec quelques drapeaux enlevés à l'ennemi, le bourg de Saint Martin de Yalamas. Là, dit un contemporain (1), ayant fait quelques haltes pour se reconnaître et attendre les plus pesants, ils mettent sur cul les plus hâtifs des poursuivants; puis, en tournant la tête à toute occasion, arrivent au Cheylard.

 

La colère des assiégeants se passa sur quelques vieillards et blessés, et sur le brûlement et rasement de la ville et château, qui demeurèrent en cet état jusqu'aux troubles de 1585, etc.

Le second siège de Saint Agrève, que d'Aubigné paraît placer à la date de 1585, eut réellement lieu en 1580. Comme nous n'avons pas la prétention de refaire ce qui déjà a été bien fait, nous emprunterons le récit de cet événement à la plume élégante de M. Francisque Mandet (2).

 

« Le nouveau capitaine protestant (3) sut adroitement profiter de l'absence du gouverneur du Velay (4); il assit son quartier général à Saint Agrève . dans le cœur des montagnes, s'empara des châteaux de Rochebonne, Clavières, Truchet, la illustre, la Bâtie, et s'en forma une ligne de défense qui lui servait de point d'appui et Issurait sa retraite.

 

(1) D'Aubigné, première partie, liv. IV, chap. 12, ad finem.

(2) Auteur d'un ouvrage déjà cité et intitulé : Guerres civiles dans le Velay; voir les pages 160 et suivantes.

(3) Ce nouveau capitaine protestant était le capitaine Chambaud qui succédait à NI. de Bargeac, ainsi que l'atteste d'Aubigné, d'accord, en cela, avec le manuscrit d'Arnaud , cité par M. Mandet.

(4) Antoine de Latour, seigneur de Saint Vidal et Saint Chaumont, lieutenant du roi en Forêt, et le baron de Saint Herens , lieutenant du roi en Auvergne, se soutenaient mutuellement et inspiraient une grande terreur aux religionnaires.

 

Saint Vidal ne fut pas plus tôt de retour , qu'il jura de se venger, du moins sur ceux ci, de tous les mécomptes que les autres venaient de lui faire subir. Il se ligua avec le gouverneur du Vivarais, comme lui intéressé dans l'affaire, et chacun, de son côté, fit ses dispositions. Conformément aux ordres du roi , on venait de publier, dans tout le Velay, une ordonnance par laquelle les citoyens avaient immédiatement à se rendre, armés, au chef lieu, et à fournir, proportionnellement à leurs facultés, les provisions de bouche nécessaires. Quant aux munitions de guerre, il arriva d'Auvergne huit pièces d'artillerie, près de quatre vingt barils de poudre ou de plomb, et trois à quatre cents pionniers, enseignes au vent. Cette Contribution était urgente; aussi, dit le chroniqueur, les pauvres paysans étaient contraints, pour, de leur part, satisfaire au paiement, d'emprunter argent à gros intérêts, ce qui causa grandes complaintes et regrets.

 

Aussitôt que les gouverneurs furent prêts, celui du Vivarais vint au Puy rejoindre Saint Vidal; de là les troupes, six 'cents chevaux et soixante enseignes de gens de pied environ, se mirent en marche pour Saint Agrève.

 

C'était le 12 septembre 1580; le lieutenant de Mgr de Nemours, l'évêque, le vicomte de Polignac, Latour Maubourg, les seigneurs d'Adiac, de Chaste, et les meilleurs gentilshommes de la province, voulurent prendre part à cette expédition. -Le 16, la place fut investie ; le 22, le siège commença; le 25, les catholiques repoussèrent avec, valeur plus de douze cents arquebusiers huguenots qui accouraient au secours de Saint Agrève; le 24, les assiégeants firent une brèche importante. Dans cette fatale journée, le succès fut acheté bien cher, ils perdirent leurs plus braves soldats, et Saint Vidal, qui marchait toujours à la tête de ses colonnes, eut un oeil crevé d'un coup d'arquebuse.

 

Le 25, enfin, les religionnaires, repoussés de poste en poste et obligés de se retrancher dans le château, comprirent qu'une plus longue résistance allait leur devenir funeste; aussi, attendirent ils la nuit pour jeter des brandons sur les chaumières et se sauver ensuite.

 

Alors, les deux gouverneurs entrèrent triomphants dans la ville. Saint Vidal, encore tout couvert du sang de sa cruelle blessure, envoya faire proclamer par les bourgades environnantes que les villageois eussent à venir au plus tôt avec leurs pioches, leurs faulx, leurs maillets, pour tomber et araser les murailles de Saint Agrève.

 

Après la victoire et le pillage, les troupes catholiques, voire même grand nombre de huguenots en fuite, se débandèrent pour se répandre dans le pays. Les maisons, les fermes isolées, amies ou ennemies, furent tout à coup surprises et saccagées. Les chaumières n'étaient pas épargnées davantage, et le bétail des pauvres gens leur servait de rançon: chose lamentable! dit Burel. De telle sorte que du matin au soir les portes du Puy restaient ouvertes pour donner asile aux malheureux qui se sauvaient épouvantés (1).

 

Le 14 octobre 1842, je relisais avec plaisir cette page brillante et animée d'un auteur à qui il n'a manqué, pour se faire une célébrité digne de son talent, que de vivre à Paris et d'écrire une histoire générale au lieu d'une histoire particulière ; je charmais ainsi les ennuis d'une longue soirée d'automne dans une triste et sombre auberge. Muni de quelques lettres de recommandation pour Saint Agrève, j'avais trouvé absentes toutes les personnes auxquelles elles étaient adressées. Comme les touristes n'ont pas encore fouillé ce sol, tout riche de souvenirs qu'il puisse être, il y manque nécessairement un de ces cicérone officiels, qui sont souvent le fléau, mais aussi quelquefois la salutaire ressource des voyageurs solitaires et pressés par le temps.

 

Le lendemain matin, je m'aperçus, avec une douloureuse surprise, qu'au soleil brillant de la veille avait succédé un brouillard froid et épais; ainsi, plus d'espoir de jouir de cette vue magnifique que l'on m'avait promise du haut de la butte de Saint Agrève. J'attendis vainement une heure ou deux, et je finis par m'acheminer vers la ville haute, pour voir les tram,,, des boulets du siège et les restes du château.

 

On m'introduisit dans un jardin ceint de murs à demi achevés. Des allées de lilas, des parterres émaillés de dahlias et de pivoines, étaient la riante avenue qui conduisait à des ruines et à des tombes. Des pans de murs inégaux et croulants, un champ fraîchement remué et couvert d'ossements humains blanchis par le temps, occupaient l'extrémité supérieure de la colline. Parmi ces débris, j'aperçus deux puits qui, quoique construits à une grande hauteur, avaient de l'eau en abondance. Des restes de voûte, que l'on me fit remarquer, appartenaient à la chapelle, où l'on avait découvert quelques cadavres très bien conservés ; les autres, au nombre de près de deux ou trois cents, avaient été trouvés et entassés dans le sol: il est probable que ce sont les corps des guerriers qui défendirent si vaillamment, au seizième siècle, le château de Saint Agrève. On a déterré aussi, près de là, une multitude de boulets, dont quelques uns étaient du calibre de 48. Une maison de la haute ville porte encore des traces de ces boulets.

 

Bientôt une jeune et fraîche végétation viendra cacher ces vestiges de dévastation et de carnage dont les remparts du vieux château conservent encore l'empreinte. Les ossements disparaîtront sous les fleurs; des arbustes odorants entoureront ces murailles décrépites. La nature, livrée à elle seule, les aurait tapissées de lierres et de plantes sauvages; elle se serait pittoresquement harmonisée avec ce groupe de forts et de bastions en ruine. Nul artiste n'en sait plus qu'elle en ce genre; on reconnaît bien dans le clos du château de Saint Agrève la main d'un homme de goût, mais c'est encore la main d'un homme.

 

(1) Ce second siège de Saint Agrève est raconté, avec des couleurs non moins dramatiques, dans l'Annuaire de l'Ardèche, de 1839, pag. 365, mais nous avons préféré le récit de M. Mandet, parce qu'il nous a paru plus exact.

 

Du reste, nos réflexions critiques se ressentaient du malaise que nous faisait éprouver le brouillard humide et glacial. Nous ne pouvions pas y voir à vingt pas de distance, et on nous disait que nous étions dans le site du Vivarais le plus renommé par son point de vue.

 

Une providence bienfaisante vint au secours de notre chagrin et de notre isolement. A ces heures si longues et si découragées du voyageur déçu dans ses espérances, elle fit succéder des heures plus douces, et nous offrit des compensations tout à fait imprévues. Vers midi, le brouillard s'éleva, et nous nous empressâmes de retourner sur la butte que nous avions quittée. Le ciel était encore terne et nua­geux, mais les objets peu éloignés se distinguaient nettement.

 

Sur notre droite, le manoir de Clavières se montrait à demi, derrière des bosquets semés gracieusement sur les prairies, comme ceux du pare anglais. Dans la même direction, notre attention fut fixée par un grand bâtiment qui paraissait être à une lieue ou deux de distance; on me dit que c'était la commanderie de Devesset, appartenant autrefois à l'ordre de Malte. Du côté du sud ouest, sur la route du Puy, la tour de Montréal (1) surgissait avec sa masse sombre sur un fond plus sombre encore.

 

Les cimes abruptes et volcaniques du Mézenc et du Gerbier de Jonc, d'où s'échappe la Loire, apparaissaient par intervalles entre les nuages noirs que les rafales de la bise poussaient incessamment sur elles. Les feuilles jaunissantes des hêtres tombaient par millions sous l'influence de ce précoce vent d'hiver, et les forêts de pins de la plaine de Saint Agrève semblaient exhaler de sourds et gémissants murmures.

 

C'était comme un signal qui nous avertissait, nous, voyageurs et oiseaux de passage, de quitter les lieux élevés pour aller chercher un climat plus doux qui fût encore éclairé par les rayons vivifiants du soleil. En quelques minutes nous fûmes prêts à partir, et nous répétions joyeusement ces paroles si vraies de J.-J. Rousseau: « Heureux celui qui n'a pas besoin de mettre les jambes d'un autre au bout des siennes pour faire sa volonté. »

 

(1) Appartenant aux Faï. On a vu le rôle que M. de Montréal a joué dans les guerres de religion; il fut, avec M. de Lestranges, l'un des plus chauds défenseurs de la cause catholique.

 

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