II

Mariage de Mme de la Tour-Chambaud

 avec

le vicomte de Cheylane-Lestrange,

malgré l'opposition des habitants de Privas

 et des religionnaires du Vivarais.

 

Il y aurait, dans cette anecdote historique, la matière d'un roman en deux ou en quatre volumes; on pourrait aussi en faire un drame shakespearien, pour peu qu'on voulût en rembrunir les couleurs. Quant à nous, qui ne pouvons pas donner ses coudées franches à la folle du logis, nous en sommes réduit à analyser les chroniques du temps avec une concision qui court le danger de dégénérer en sécheresse. Nous fournissons le bloc informe ou à peine dégrossi. Un artiste plus heureux ou plus habile le façonnera à son aise, sans être gêné dans ses allures, ni circonscrit dans d'importunes limites.

 

Le château de Privas appartenait, à la fin du seizième siècle, à la femme de Chambaud. Cette famille avait soutenu avec courage la cause des religionnaires dans les années orageuses qui suivirent la Saint Barthélemy, et leur dernière héritière l'apporta en dot, en 1601, à M. de la Tour-Gouvernet, gentilhomme dauphinois de la même secte qu'elle.

 

M. de la Tour-Chambaud, qui avait ajouté le nom de sa femme au sien, fut appelé par le roi au gouvernement du Vivarais, il montra beaucoup d'impartialité dans son administration, entre les divers partis qui agitaient cette province, et s'était concilié la faveur universelle. Le service du roi l'appela en Piémont, où il servit en qualité de maréchal de camp; Sous le règne de Henri IV, il y mourut, victime de l'intempérie du climat des Alpes (1).

 

Cette mort, qui devait être si fatale à Privas, fut d'abord vivement pleurée par Mme de Chambaud-la- Tour, elle reporta alors toutes ses affections sur sa fille, unique fruit qui lui restât de sa trop courte union, Puis, pressée de lui donner un protecteur, elle la maria, de l'avis des consuls et des ministres de Privas, à Joachim de Beaumont, baron de Brison, l'un des chefs protestants les plus vaillants et les plus fougueux de ce temps là.

 

Il y a des époques de la vie sur lesquelles toutes les fatalités semblent se réunir. Peu de mois après que la jeune damoiselle de Chambaud eut épousé M. de Brison, elle mourut presque subitement, laissant sa malheureuse mère atterrée de ce nouveau deuil, et comme isolée sur la terre entre deux tombeaux.

 

Les membres d'une noble famille d'une terre voisine, la famille de Lestrange, barons de Boulogne, parurent prendre un vif intérêt au sort cruel de Mme Paule de Chambaud, ce fut d'abord la vieille Mme de Lestrange qui reçut dans son sein les pleurs de la triste veuve; peu à peu tous les habitants du château de Boulogne furent admis dans l'intimité de sa douleur, et vinrent lui faire de fréquentes visites.

 

Or, il faut dire ici que le baron de Lestrange, l'un des plus illustres et des plus puissants seigneurs du Vivarais, s'était placé, dans les premières guerres de religion, à la tête du parti catholique de cette province, par son bouillant courage et son inflexibilité.

 

On remarqua bientôt que, parmi les habitants de Boulogne (2), ce n'était plus Mme de Lestrange ni le vieux baron qui prenaient le plus souvent le chemin du castel de Mme de la Tour, mais bien le jeune vicomte de Cheylane, leur fils. Là dessus, la malignité publique, qui devine souvent si juste alors même qu'on croit qu'elle calomnie, n'épargna ni les commentaires, ni les conjectures. Bientôt le bruit courut que le vicomte de Cheylane-Lestrange aspirait à la main de la belle veuve, et que, de son côté, Mme Paule de Chambaud-la-Tour ne repoussait pas trop durement les hommages de ce seigneur.

 

Alors l'alarme fut grande dans Privas et dans la contrée des Bouttières. Cette population, presque toute protestante, s'émut à la seule idée qu'elle pourrait devenir vassale d'un Lestrange, dont le nom se rattachait aux plus énergiques réactions des catholiques. Le jeune vicomte joignait sans doute, à l'enthousiasme religieux de sa famille, l'impétuosité de son caractère et l'emportement de son âge, que deviendraient donc, sous sa suzeraineté, les nombreux villages des Bouttières, et la ville de Privas elle-même, considérée jusqu'alors comme une des places de sûreté des calvinistes ?

 

(1) D'Aubigné, tom. Ili, liv. 5, chap. 9.

(2) Le château de Saint Etienne de Boulogne est près de Vesseaux, sur la route de Privas à Aubenas; nous en parlerons dans un des articles suivants.

 

Ces inquiétudes, manifestées avec chaleur et souvent avec insolence, effrayèrent la dame de Chambaud. Elle craignit quelque violence de la part des habitants des Bouttières, et, pour se retirer de leurs oppressions, dit un chroniqueur du temps, elle songea tout de bon à ce qu'autrement elle n'aurait jamais pensé, c'est à dire à prêter l'oreille aux propositions que le jeune vicomte de Lestrange était sur le point de lui faire.

 

D'un autre côté, M. de Brison, chef des protestants, se déclara le rival du vicomte de Cheylane. Quoique veuf de la fille de Paule de Chambaud, il ne craignit pas de demander ouvertement la main de sa belle-mère, au mépris de toutes les lois civiles et humaines. Les ministres de la prétendue réforme, qui trouvaient l'intérêt de leur parti dans cette union, ne manquèrent pas d'arguments pour en démontrer la légitimité. Ils se joignirent aux consuls de Privas pour engager leur suzeraine à y consentir, et à leur donner ainsi pour seigneur un de leurs plus illustres coreligionnaires. Mais Brison n'inspirait qu'horreur et dégoût à Mme de Chambaud. Il lui semblait qu'il fallait passer à travers le cercueil de sa fille pour s'unir à cet homme, elle repoussa donc avec une profonde répugnance l'idée de cette espèce d'inceste, qui outrageait chez elle les sentiments les plus sacrés de la nature.

 

Il y eut alors beaucoup de démarches, de manœuvres et d'agitation en Vivarais, tant dans un parti que dans un autre. M. de Montréal (1), l'un des seigneurs les plus influents de cette contrée, invita le jeune vicomte de Cheylane à se trouver chez lui avec les principaux chefs des catholiques. Là, il l'encouragea à poursuivre avec ardeur les démarches qu'il avait commencées pour obtenir la main de Mme de la Tour-Chambaud. Et comme il s'agissait, disait-il, de l'intérêt de la vraie religion dans le pays, et qu'il fallait lutter contre l'opinion et les répugnances des populations des Bouttières, il se faisait fort d'assurer à cette entreprise l'appui de M. le due de Montmorency, gouverneur du Languedoc. Là dessus le vieux baron de Lestrange s'écria: « Mort non Dieu ! Il ne me chaud ni de leur bruit ni d'eux-mêmes ; Et si le vicomte y est porté, nous y mourrons ou nous en viendrons à bout. Je sais bien que nous aurons sur les bras toute la ribaudaille des huguenots; mais nous les avons déjà vus autrefois, nous ne craindrons pas de les revoir encore (2). »

 

Pendant ce temps, des scènes non moins vives se passaient chez les réformés.

 

(1) M. de Montréal était un Balazuc.

(2) Il semble qu'un catholicisme ardent, quoique manifesté de manières diverses, ait été héréditaire dans cette famille. L'un des derniers descendants de ce fier et impétueux baron, le fameux abbé de Lestrange, a été l'austère réformateur de l'ordre des trappistes.

 

Leurs ministres, voyant que toutes leurs instances n'auraient aucun succès auprès de Mme Paule de Chambaud, convoquèrent une assemblée consistoriale à Privas, là, le plus notable d'entre eux prend la parole, et s'élève avec amertume contre le projet de mariage de M. de Cheylane-Lestrange avec la veuve de leur seigneur : Ce serait, dit-il, la ruine de Privas et de nos églises de cette contrée. Autant vaudrait la domination papale que la domination des Lestrange. Cette maison, que-nous avons eue toujours pour ennemie, n'a t'elle pas pour partisans ou pour séïdes tous les papistes du Vivarais ? 

Si elle réussit à établir sur nous sa puissance, nos pasteurs seront chassés du pays, l'idolâtrie de la messe sera établie dans nos temples, et tous les réformés auront à choisir entre l'apostasie et la persécution. M. de Montréal et M. de Lestrange se proposent déjà le partage de Privas et des Bouttières, comme ils ont partagé jadis le haut et le bas Vivarais. Ne demeurons pas stupides spectateurs de leurs ambitieux complots, demandons à M. de Brison son assistance, son affection pour notre foi et son dépit des refus qu'il a essuyés nous sont garants de son zèle. On fait de grands préparatifs au château de Privas pour recevoir M. de Cheylane en qualité de fiancé, préparons-nous à lui en empêcher l'entrée ou à lui en fermer les issues, d'une maison qui a protégé cette ville et notre parti, ne laissons pas faire une citadelle pour nous détruire.

 

A la suite de ce discours, les réformés jurent de s'opposer, par tous les moyens, au mariage de la veuve de M. de la Tour-Gouvernet avec un seigneur catholique. « Que si la force ne peut l'empêcher, dit le Soldat du Vivarais (1), les suites et charivaris en seront si grands et si sanglants, que toute la France en retentira. »

M. de Brison se rend avec empressement aux vœux de ses coreligionnaires; il convoque de nombreux renforts dans les Bouttières, ainsi qu'à Vals, Aubenas et Mayres, et fait faire des fossés et des barrières pour défendre la ville et bloquer le château. Plus de neuf cents hommes sont sous les armes, sans compter les gens de Privas.

 

Une femme multiplie ses ressources à mesure qu'on multiplie les obstacles autour de la passion qui domine son cœur. Mme Paule de Chambaud, indignée de ce que ses vassaux prétendent la traiter, non plus comme une suzeraine, mais comme une esclave, se promet bien de ne pas céder à la contrainte qu'ils veulent exercer sur elle; elle oppose la ruse à la force. Tandis que des centaines de huguenots veil­lent armés devant le pont-levis de son château pour en défendre l'entrée, elle fait pratiquer une petite porte secrète sur les derrières de ses remparts, du côté de la campagne; elle introduit par-là le sire de Lestrange. Le lendemain, le mariage devait se célébrer dans la chapelle du château; mais, le soir même, quelque indiscret dénonce aux Privadois cette entrée furtive: pendant la nuit, les réformés cernent le château de toutes parts.

 

(1) L'auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais est Pierre Marcha, protestant converti de Privas, qui fut envoyé dans l'armée catholique, commandée par le due de Montmorency. Ces Commentaires ont été publiés et édités par M. de la Boissière, ancien membre du parlement de Grenoble, mort conseiller à la cour royale de Nîmes.

 

« Les amis du vicomte, qui étaient venus l'accompagner à noces, dit un contemporain, se trouvent bien alors à une autre fête (1). » Cependant ils font leurs préparatifs pour se battre, aussi gaiement qu'ils auraient fait leur toilette de bal, et ils envoient force arquebusades aux gens de Privas, en réponse à leurs travaux de siège contre le château. Averti du danger où se trouvait son fils, le vieux baron de Lestrange arrive, avec quelques seigneurs de ses amis et deux mille hommes, à Saint-Priest, pour attaquer Privas et dégager les assiégés. Une terrible prise d'armes semblait imminente; Déjà quelques coups de feu s'échangeaient de part et d'autre.

 

A ce moment, M. de Blacons, beau-frère de feu M. de la Tour-Gouvernet, arrive du Dauphiné en toute hâte pour interposer sa médiation entre les combattants. Par la menace et la prière, il obtient des chefs protestants de Privas la cessation des hostilités et la libre sortie du vicomte de Cheylane ; il se rend ensuite au château, et, à force d'instances, il fait consentir la belle veuve et son fiancé à suspendre les préparatifs de leur mariage, qui ne pouvait s'inaugurer que par le sang et les larmes; Il leur fait entrevoir qu'en gagnant du temps, l'agitation des esprits pourra se calmer, et qu'ils trouveront plus tard moins d'inconvénients et d'obstacles à satisfaire aux engagements de leurs cœurs.

 

Alors (2), le vicomte de Cheylane se décide à sortir du château de Privas, pour se rendre à Boulogne, chez son père.

Deux jours après, M. de Brison licencie sa petite armée, et le corps de troupes venu d'Aubenas et de Vals est ramené par Châteauvieux.

 

Ces troupes commettent quelques désordres en passant sur la terre de Boulogne: le vieux baron de Lestrange, ne pouvant supporter qu'on insultât impunément ses vassaux, monte à cheval avec neuf ou dix cavaliers suivis de quelques fantassins, rencontre bientôt les cent cinquante hommes de Château vieux, et,  voyant que ces insolents étaient plus chargés de chaudrons et de poules de ses vassaux que de civilités pour lui en faire réparation, il tombe sur eux comme un rude jouteur qu'il était, en tue trente-cinq ou quarante avec leur chef, et met les autres en déroute.

 

Cette sanglante rencontre ne fait qu'échauffer, contre la famille de Lestrange, les esprits des réformés du Vivarais, et, en particulier, de ceux de Privas. Voilà comme ils nous traitent aujourd'hui, disait-on ; que feraient-ils donc s ils réussissaient dans leurs projets de mariage, et qu'ils eussent à leur disposition, parla possession de notre château, les clés de Privas et des Bouttières ? 

 

(1) Soldat du Vivarais.

(2) Le 2 janvier 1620.

 

Aussi, les Privadois continuaient d'intercepter toutes les issues du château, pour en interdire désormais l'entrée au vicomte de Cheylane, et ils tenaient leur suzeraine dans une étroite captivité. Pendant ce temps, Brison se gaudissait et se raillait de son rival. Il disait que, pour soi même, il pouvait bien avoir partie perdue, mais que, du moins, il avait contraint le vicomte à lâcher prise. Celui ci sentait son honneur autant que son amour aiguillonnés par de tels propos. Cependant, contenu par la vieille expérience de son père, le jeune homme restait immobile au château de Boulogne, mordant son frein en silence. 

 

Il lui était prescrit d'épier une occasion favorable pour délivrer la dame de Chambaud, solitaire et emprisonnée dans son donjon; cette occasion ne se fit pas attendre longtemps. Un jour, que les huguenots, lassés, n'étaient pas sur leurs gardes, il se jette dans le château de Privas, mieux accompagné que la précédente fois, il profite de la première stupeur des Privadois pour achever la conclusion de son mariage, pendant que les siens veillaient aux portes et aux bastions du château. La belle Paule de Chambaud voyait un libérateur dans son nouvel époux; elle se jetait entre ses bras avec abandon et confiance, il était son seul refuge contre un rival odieux et contre les persécutions de ses vassaux. Quant au vicomte, fier des sentiments qu'il inspirait et du noble rôle qu'il s'était donné, il sentait doubler sa valeur et son enthousiasme.

 

Brison, accouru en toute hâte à la nouvelle de ce qui se passait dans le château, jura que le jeune Lestrange n'en sortirait pas comme il y était entré. Tout Privas se met sous les armes, pendant que lui-même occupe, avec quinze cents hommes de guerre, le fort de Toulon, situé au-dessus du château. Brison fait commencer des gabionnades et des tranchées contre les remparts, et ordonne même de faire jouer la sape contre les murs de la cour, mais ceux du dedans reçoivent les réformés en gens de cœur : plusieurs fois ils les forcent d'abandonner leur ouvrage de siège.

 

Le vieux baron de Lestrange, qui avait prévu un pareil trouble fête pour les noces de son fils, avait averti d'avance tous les seigneurs catholiques de ses amis, d'amener à son secours toutes les forces qu'ils pourraient réunir. Trois mille hommes furent bientôt rassemblés sous les ordres de M. de Montréal; de son côté, Brison avait fait demander des renforts aux chefs de son parti en Languedoc, et huit cents hommes venaient de lui arriver des Cévennes au pied du Coiron, sous la conduite de M. de Jarjaye, gentilhomme dauphinois. M. de Montréal, avec une partie de ses forces, alla à la rencontre de cette petite armée: il lui ferma les défilés qui conduisent à Privas, et l'attaqua si rudement, qu'elle se replia sur Villeneuve de Berg, ville dévouée alors aux huguenots; puis elle reprit le lendemain le 

chemin des Cévennes.

 

Le duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, arriva à Villeneuve avec une noblesse nombreuse, quelques heures après la retraite de M. de Jarjaye. Pour se dédommager d'avoir manqué cette occasion de victoire, il alla sur-le-champ à Privas, où les assiégés du château réclamaient à grands cris du secours. Depuis dix jours, on leur avait coupé l'eau, de manière que, pendant ce temps, « dames et hommes d'armes ne burent ni ne cuisirent viande qu'avec du vin pur. » A l'arrivée de Montmorency suivi d'une armée de six mille hommes, Privas ouvrit ses portes et se soumit, les habitants demandèrent pardon de leur révolte, les soldats huguenots furent licenciés. Les nouvelles fortifications rasées. La messe, qui n'avait pas été célébrée dans la ville depuis quarante ans, y fut rétablie. Brison et Tavernol furent exclus du traité et de l'amnistie; il paraît qu'ils se réfugièrent dans les bois avec quelques bandes composées de ce qu'il y avait de plus fanatique dans leur parti.

 

Le château de Privas fut ravitaillé et ses murs réparés. Avant de partir, M. de Montmorency donna des ordres à ses officiers pour qu'ils protégeassent avec appareil la sortie de Mme de Chambaud, elle fut escortée par des troupes nombreuses jusqu'au château de Boulogne, ainsi que par M. de Lestrange dont elle prit enfin le nom en toute liberté et à la face du ciel.

 

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