Privas

 

IV

Conjuration du duc de Montmorency

dans ses rapports avec le Vivarais.

Rôle qu'y joue M. de Lestrange.

 

 

Gaston d'Orléans, frère du roi Louis XIII, ne cessait d'intriguer et de conspirer dans l'ombre. Assuré d'une impunité qu'il achetait au prix des têtes de ses partisans, il se jetait dans des tentatives insensées où le danger n'était pas pour lui. En 1652, il parvint à entraîner dans une conjuration follement conçue et inhabilement concertée un homme qui avait jusque là porté un noble nom, le due de Montmorency, gouverneur du Languedoc. Henri de Montmorency avait cette bravoure chevaleresque, ces qualités brillantes qui captivent les grands, et cette affabilité, cette générosité qui séduisent le peuple. Depuis les campagnes qu'il avait faites en Vivarais, il avait entretenu avec ce pays de fréquentes relations. Il (1) allait souvent passer des semaines entières au château de Vogüé ou dans celui de Boulogne, chez M. de Lestrange, là, les seigneurs du pays venaient lui faire leur cour, et, comme tous ceux qui avaient pu l'approcher et le connaître, ils ne pouvaient s'empêcher d'obéir au charme irrésistible de ses manières.

 

Lorsqu'il se fut résolu d'embrasser le parti du duc d'Orléans, ou plutôt, comme il le disait, de combattre pour le roi contre le cardinal de Richelieu, il se rendit en Vivarais et, sous le prétexte d'une partie de chasse, il rassembla dans la forêt du Bousquet, entre Vogüé et Aubenas, tous les seigneurs et gentilshommes qu'il croyait lui être le plus dévoués. Là, il leur exposa, avec l'éloquence naturelle qui le caractérisait, le projet qu'il avait conçu de chasser un ministre indigne de la confiance du roi, violateur des privilèges des provinces (2), persécuteur de la noblesse et tyran de la nation tout entière. « En est il un seul parmi vous, s'écria t'il, qui refuserait de s'associer à cette généreuse entreprise? » Puis, il tira de sa cassette une espèce de manifeste qu'il leur montra, signé déjà par quelques évêques et par quelques seigneurs du Languedoc; il leur proposa de mettre leurs noms à la suite de ceux de ces courageux défenseurs des libertés et des privilèges de tous les Français.

 

Alors le vieux comte de Vogüé, qui venait de recevoir le maréchal dans son château, et qui était son aîné non moins que son hôte, se lève gravement et demande à parler; chacun écoute le vénérable vieillard dans le silence du respect et de l'inquiétude :

 

 « En toute autre occasion (3), Monseigneur, dit il au due de Montmorency, je sacrifierais avec empressement pour vous mes biens et ma vie; Mais vous me demandez de vous suivre dans une entreprise que je crois opposée à mon devoir comme à vos propres intérêts, monsieur le Maréchal : Permettez-moi donc de vous refuser dans ce but le secours de mon bras. Plaise à Dieu que vous ne compromettiez pas, par votre témérité, votre honneur, votre existence, la fortune de votre famille! »

 

Montmorency allait répondre, quand le vicomte de Lestrange se leva impétueusement:

 

« Arrière, s'écria t'il, les vains scrupules et les timides hésitations. N'attendons pas dans nos demeures les sbires et les bourreaux. Richelieu veut nous ôter les privilèges achetés de notre sang et de celui de nos pères, nous mettre à la taille (4), nous faire condamner, comme le peuple, par des juges de second ordre, nous traiter enfin comme des serfs et des vilains. Et si nous résistons, nous devenons suspects de lèse-majesté ! Il faut, répète t'il souvent, que ces têtes altières se courbent ou qu'elles tombent. Mort non-Dieu (5) elles ne se courberont pas ; elles se relèveront plus fières que jamais quand nous aurons vengé nos droits avec l'épée et fait rentrer cet insolent abbé dans la poussière, d'où il est sorti ! »

 

Presque tous les assistants applaudirent à ces paroles et jurèrent de suivre leur bien aimé gouverneur partout où il voudrait les conduire. Le comte de Vogüé, triste et morne, s'approcha du maréchal, lui fit ses adieux en lui serrant la main silencieusement, et voulut en vain lui cacher une larme qui tomba sur sa moustache blanche. Puis il se retira, accompagné de deux ou trois gentilshommes. Les autres signèrent le manifeste du duc de Montmorency, qui partit le soir même pour Montpellier.

 

(1) Ces détails sont tirés de mémoires inédits de Cerite François, comte de Vogüé.

(2) Richelieu venait de demander aux états du Languedoc l'abandon de leur vieille juridiction financière.

(3) ces paroles sont extraites du mémoire déjà cité.

(4) Ces griefs furent reproduits en 1641 par le comte de Soissons.

(5) Pierre Marcha, Commentaires du soldat du Vivarais.

 

Depuis la prise de Privas, Lestrange était devenu le seigneur le plus puissant du Vivarais; les plus grandes maisons du pays recherchaient l'appui de son crédit et de son autorité. Son père et lui avaient été les chefs les plus ardents et les plus opiniâtres du parti qui avait triomphé. On s'était accoutumé à suivre leur impulsion, à leur obéir, comme aux représentants de la cause même de Dieu. Il semblait qu'un signal parti des tours de Boulogne devait réunir sous leur bannière tout ce qui portait un sabre, tout ce qui avait un cœur de soldat.

 

Exalté par, sa haute position, d'un caractère bouillant et présomptueux, Lestrange croyait que rien ne pouvait lui résister. Séduit par les illusions du duc de Montmorency, il s'imaginait que, sur les divers points de la France, des seigneurs puissants s'étaient coalisés contre le cardinal, et qu'ils étaient disposés à jouer comme lui à quitte ou double avec l'ennemi commun de leur caste. Mais l'aristocratie française, abaissée par Louis XI, décimée par les guerres nationales, ruinée par les discordes civiles, ne ressemblait plus à celle qui avait donné le sceptre à Hugues Capet, et, plus tard, chassé les Anglais du pays, elle n'était plus assez forte pour imposer à Louis XIII une grande charte, comme autrefois les barons anglais au roi Jean, du reste, si cela avait pu se faire, on ne peut méconnaître qu'une révolution aristocratique, où les intérêts populaires eussent été convenablement ménagés, aurait retardé indéfiniment la révolution démocratique qui éclata cent soixante ans après.

 

Quoi qu'il en soit, Lestrange tint loyalement la parole donnée à Montmorency: Il remua presque tout le Vivarais et parvint à réunir une petite armée, où figuraient de vieux vétérans de la guerre civile, s'empara de plusieurs places fortes au nom du duc d'Orléans, occupa Tournon les Privas, et reçut de nombreuses adhésions de plusieurs barons et seigneurs du voisinage.

 

Ainsi, ce nom, qui avait été si longtemps la terreur de révoltés, se trouvait placé à la tête d'une révolte contre le pouvoir légitime.

 

En apprenant cette nouvelle, le maréchal de la Force, qui se trouvait au Pont-Saint-Esprit, à la tête de l'armée royale, s'empresse d'envoyer un de ses officiers avec quelques troupes dans le haut Vivarais, pour étouffer à sa naissance une si menaçante insurrection. Il fait appeler sous ses drapeaux les bannis dispersés dans les forêts et sur les montagnes, il ne pouvait être bien difficile d'échauffer leurs vieux ressentiments contre leur ancien seigneur. L'enthousiasme de la vengeance et de la haine devient la garantie de leur fidélité envers Louis XIII : on les arme, on les enrégimente, on les fait marcher contre Lestrange, qui s'était enfermé dans les remparts de Tournon les Privas. Le 19 août 1652, l'assaut est livré. Lestrange se défend

vassaux s'emparent de sa personne: ils l'auraient sur-le-champ massacré, mis en pièces, si le commandant des troupes royales n'avait pas eu mission de le réserver pour le supplice; mais ils obtiennent du moins de lui faire expier, à force d'outrages, une partie de leurs maux et de leurs humiliations passées. Ils l'entraînent, garrotté comme un malfaiteur, sur les décombres amoncelés de Privas, là, ils lui repro­chent d'avoir été cause de leur longue misère, de la ruine de leur ville, du carnage de leurs proches; ils lui prodiguent les plus sanglantes injures, les plus grossières dérisions; enfin, ils le dépouillent de ses vêtements et lui donnent le fouet sui- la place publique. Quelle ignominieuse torture pour le fier et intraitable baron ! Combien ce supplice devait lui être plus dur que l'échafaud !

 

Peu de temps après (1), Lestrange est décapité sur la place du Pont-Saint-Esprit, et Montmorency périt de la même manière à Toulouse.

 

Singulières vicissitudes de la fortune ! Pendant que ces généraux catholiques, anciens vainqueurs des huguenots insurgés du Midi, mouraient condamnés au supplice par la justice du roi, le due de Rohan remplissait, au service de Louis XIII (2), les plus hauts emplois diplomatiques et militaires, et Saint André Montbrun, échappé des prisons de Crest, puis rentré en grâces auprès de la cour, obtenait des grades élevés dans l'armée, contribuait à la prise de Casal dans le Milanais, et enfin se faisait nommer, avec l'agrément de Louis XIV, généralissime des troupes de la république de Venise.

 

Quant à un autre personnage que nous avons vu figurer dans cette histoire, Mme de Chambaud, baronne de Lestrange, les traditions locales rapportent qu'elle ressentit si vivement le contre-coup des outrages, du supplice et peut être des remords de son époux, qu'elle alla bientôt le rejoindre dans la tombe.

 

Les habitants de Privas, en récompense de leur victoire sur le baron de Lestrange, furent réintégrés dans leurs terrains et leurs propriétés, ainsi que dans leurs anciens privilèges municipaux; une transaction faite avec leur nouveau seigneur n'évalua qu'à 60.000 fr. le prix de ce château, dont la destruction avait attiré sur eux tant de désastres. Peu à peu les maisons de la ville se relevèrent de leurs ruines: l'industrie et le commerce prirent racine dans ce sol sillonné par tant d'orages; la culture du mûrier vint parer et enrichir les coteaux des vallons voisins; les Campagnes des Bouttières, autrefois sauvages et désertes, se couvrirent successivement de fabriques riches et animées; enfin, comme pour achever la réparation des excessives rigueurs d'un autre temps, Privas, la ville jadis proscrite, est devenue de nos jours la florissante capitale du département de l'Ardèche, qui correspond à l'ancien Vivarais.

 

(1) Lestrange, après avoir passé quinze jours au fond d'un cachot, dans les prisons du Saint Esprit, fat jugé et condamné à mort par une commission militaire on chambre ardente que présidait M. de Machaut, intendant de justice. Il périt le 6 septembre 1632.

Le mémoire signé au Bousquet fut saisi dans la cassette du duc de Montmorency: les signatures qui y furent trouvées servirent de pièces de conviction contre plusieurs gentilshommes, et donnèrent lieu à la ruine de quelques grandes maisons.

(2) En 1632, m. le due de Rohan fut nommé ambassadeur de France en Suisse et chez les Grisons; Plus tard, il servit contre les impériaux, sous le duc de Saxe Weymar, et fut blessé à mort à la bataille de Rhinfeld. Il fut enterré à Saint Pierre  de Genève, où on lui éleva un beau tombeau de marbre.

 

Bays-sur-Bays désignait le château qui dominait la ville et qui portait le même nom. Bays (1) était au nombre des places riveraines du Rhône que revendiquait le Dauphiné, et dont la possession fut l'objet de procès nombreux entre cette province et celle du Languedoc (2). Les réclamations des états de Languedoc, à cet égard, finirent par leur faire obtenir gain de cause.

 

Bays fut occupé par l'amiral de Coligny, en 1570, et les religionnaires y mirent garnison ainsi qu'au Pouzin et à la Voulte, pour s'assurer le passage du Rhône. En 1575, vers la fin du mois d'avril, le due d'Uzès fit à Bays les honneurs d'un siège dans toutes les règles. Pierregourde, informé que les catholiques allaient investir cette place, y avait jeté cent cinquante hommes.

 

(1) Bays est à une demi-lieue du Pouzin, en descendant le Rhône.

(2) Sur les rives du Rhône, Crussol, Charmes, la Bâtie, Saint Marcel de Crussol, Solignac, Soyons, le Pouzin , Bays, Rochemaure, le Theil, et, dans les vallées latérales, Chalençon, Durfort et Saint Fortunat, faisaient partie, au quatorzième siècle, des comtés de Valentinois et de Poitiers. Quand le comte Louis Il de Valentinois mourut, il institua le dauphin Charles son héritier, par son testament fait à Bays le 14 juin 1410. Au mois d'août 1636, Louis XIII déclara soumettre à la sénéchaussée de Beaucaire tout le Vivarais. Son édit commence ainsi : «Attendu que plusieurs terres ont été ci devant dans la dépendance des dauphins et des comtes de Valentinois, et qu'encore aujourd'hui quelques-uns unes des places qui sont au long du Rhône, du côté du Vivarais, relèvent de la justice ordinaire du sénéchal du Valentinois, etc. »

Mémoire de Chaix de Loche pour le conseil d'état, dans l'intérêt de la province du Dauphiné (16601680). Voir aussi l'Histoire du Languedoc, tom. V, pag. 72.

 

L'artillerie du duc ne tarda pas à faire une brèche aux murs de la ville; alors la garnison se retira dans le château: elle y fut aussitôt attaquée. Les arquebusades du fort firent perdre beaucoup de monde aux catholiques, qui étaient encore assaillis par les protestants, du côté de la campagne. Dans une sortie qui eut lieu le 25 mai, un mois après le commencement du siège, la garnison des forts s'empara de l'artillerie du duc d'Uzès. Celui-ci ne vint à bout de la reprendre qu'après des combats meurtriers. Il renonça enfin à réduire ces forts et il leva le siège; Mais avant de se retirer, il fit démolir les maisons des deux tiers de la ville, et il fortifia l'autre tiers, afin d'y loger quelques compagnies de gens de pied pour protéger le passage du Rhône.

 

Lors de la paix de Nérac, en 1571, Bays fut l'une des deux ou trois villes accordées aux protestants comme places de sûreté. Dans les dernières guerres de religion, le maréchal de Lesdiguières, pour le roi; le due de Rohan, au nom du parti dont il s'était fait le chef, prirent et reprirent tour à tour Bays sur Bays.

 

Bays fut à cette époque le théâtre d'une scène de travestissement impie, qui rappelle celle dont Paris fut témoin en 1851, après le pillage de l'archevêché. « Un vice-légat d'Avignon ayant été envoyé par notre saint père le pape nonce en Pologne, des huguenots de Bays, informés qu'il passait en Dauphiné, traversèrent le Rhône et pillèrent ses hardes et bagages. En retournant à leurs logis, ces canailles (sic) s'habillèrent des habillements pontificaux et sacerdotaux volés au vice-légat et aux ecclésiastiques de sa suite, et, ainsi vêtus, avec des propos insolents, des chants et des cris horribles, ils firent leur entrée à Bays (1). »

 

Il y a encore aujourd'hui un grand nombre de protestants à Bays et au Pouzin.

 

 

(1) Manuscrit du chanoine de Banne, cité par M. de la Boëssière dans les Commentaires du Soldat du Vivarais.

 

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