FERDINAND POISE
(1828-1892)
Notice biographique par M. Paul Clauzel
extrait des Mémoires de l’académie, 1893.

Cette notice biographique, abrégée pour la lecture en séance publique, a été complétée pour l’impression.
I
 
POISE (Jean-Alexandre-Ferdinand) est né à Nîmes, le 3 juin 1828. D'après des renseignements puisés aux sources les plus sûres, c'est dans la rue Saint-Antoine (n° 2 actuel) qu'il a vu le jour. Il avait huit ans environ quand ses parents allèrent habiter, dans la rue de la Couronne, la maison où s'est installé postérieurement et prospère, depuis longtemps, aujourd'hui, l'établissement connu sous le nom de Café Peloux.
Un frère aîné, Jean-Louis-Camille, né le 31 août 1824, une sœur plus jeune, Marie-Victoire-Henriette, née le 19 février 1832, complètent la famille de Ferdinand.
Jean POISE père, qui avait, au moment de la naissance de son second enfant, trente-deux ans, était un des notaires les plus occupés de la ville. Il comptait se débarrasser sur son fils aîné, quand le permettrait l'âge de cet héritier, d'une charge qu'une longue pratique et la fatigue de nombre d'années assidues et laborieuses rendraient un jour, fastidieuse et lourde. Il projetait de faire du cadet un avocat. Cette indication heurte la légende, qui, négligeant l'existence de Camille, destinait forcément Ferdinand, fils unique, à succéder comme notaire à son père. Mais la vérité, au risque d'être méconnue et repoussée, doit être nettement mise au jour et affirmée sans détour et sans crainte. Poise père espérait tenter l'un et l'autre de ses deux garçons par la facilité de cette transmission d'office et de clientèle entre père et fils, par la perspective d'un avenir tranquille et assuré, par l'appât d'une aisance, plus ou moins large et dorée, mais certaine. Il rêvait d'associer d'abord ses deux fils à ses travaux, et ensuite de se continuer, pour ainsi dire, en eux, par leur concours parallèle, quoique distinct, auprès des habitués de son étude. Mais, si l'ainé répondit aux désirs du père et entra dans ses vues, le cadet s'y montra entièrement et obstinément réfractaire.
Ferdinand n'était pas plus bavard qu'écrivassier. Il dédaigna peut-être ces séductions ; en tout cas, poussé par un instinct particulier et impérieux, par une ambition (ce mot n'est-il pas trop fort, appliqué à un homme qui fut toujours craintif avec excès, à un artiste toujours modeste outre mesure ?) par un désir précoce et irrésistible, il dévia du chemin tracé ; il s'engagea dans une autre voie sur laquelle il espérait rencontrer.., la gloire ?... la fortune P... (visées bien hautes et bien prétentieuses sans doute pour cette âme délicate, pour cette nature timide) trouver du moins la satisfaction de ses aspirations les plus intimes, les plus profondes, et qu'un avenir prochain montrera si légitimes en les justifiant bientôt si pleinement.
Dans sa plus tendre enfance, Ferdinand avait senti et manifesté des dispositions exceptionnelles pour la musique. Dès son jeune âge, il fut initié aux principes de cet art, qui a fait le charme de sa vie, la consolation de ses souffrances, l'adoucissement de ses douleurs et l'illustration de son nom.
Son premier professeur, Jean-Baptiste Bonnicard, né à Marseille, était un petit homme, très spirituel, très méridional, et qui, s'étant sauvé de chez ses parents, sans argent, sans instruction, était parvenu à se faire un excellent musicien et presque un homme du monde. Timbalier au théâtre n'y avait qu'un théâtre à cette époque, Bonnicard pouvait jouer de tous les instruments et les enseigner tous. Il savait rendre ses leçons si intéressantes qu'avec lui les choses les plus arides devenaient agréables. Ayant pour élèves les trois enfants Poise, il fut bientôt le commensal de la maison. Ferdinand fit en si peu de temps de si grands progrès qu'à douze ans il exécutait les morceaux les plus difficiles de Thalberg, de Liszt, de Prudent, etc. Déjà il composait avec facilité et ses compositions révélaient un réel talent. Pris de scrupule en face de ce petit prodige, le pauvre Bonnicard déclara, un beau jour, qu'il n'avait plus rien à lui apprendre. C'est Ferdinand Rousselot qui le remplaça ; mais il était si peu exact que l'enfant revint vite à son vieux maitre avec qui, du moins, il s'instruisait en lisant beaucoup de musique.
Dès lors, le fils du notaire rêvait de fuir les grimoires paternels et de se faire artiste. Artiste ! ce mot sonnait mal aux oreilles du notaire. Le notaire résistait; la famille du notaire s'opposait énergiquement à une vocation, peu sérieuse peut-être, qui, dans tous les cas, rapporte souvent plus de déboires et d'avanies que de profits et de considération, qui mène rarement aux honneurs, plus rarement encore à la fortune. En gens pratiques et avisés, les parents du jeune musicien espéraient, par des atermoiements imposés à ses velléités les chasser ou les vaincre, par des délais user sa patience. Ils attendaient du temps, de l'insouciance de la jeunesse, de la lassitude d'une lutte continue et persévérante, l'abandon de ses projets frivoles, son retour à des idées plus sages, sa conversion à des visées plus humaines, plus bourgeoises, plus utiles.
Rien ne fut négligé pour le mettre à même d'acquérir une solide instruction et pour distraire son esprit de la musique en l'appliquant à des études plus positives, plus propres à le préparer à la carrière dans laquelle on voulait le lancer, plus contraires aux rêveries, plus ennemies des inspirations du compositeur. Envoyé, jeune encore, à Paris, au lycée Louis-le-Grand, il s'y fit remarquer par sa bonté, sa droiture, sa docilité, son assiduité au travail, l'ensemble de ses heureuses facultés, les succès qui couronnèrent ses dons naturels et ses efforts réguliers et constants. Il s'y créa de nombreuses et solides amitiés.
Mais ces succès ne le grisaient pas ; cette application à des études qui n'étaient pas de son choix ne l'absorbait pas entièrement ; cette franche et charmante camaraderie ne parvenait pas à satisfaire son cœur déjà épris, à en chasser l'amour qui s'en était depuis longtemps emparé et tendait de plus en plus à l'envahir. La muse le guettait et lui souriait. Il tournait vers elle des regards complaisants et tendres.
Un accident vint inopinément alors porter le dernier coup à la résistance de la famille, la désarmer et assurer le triomphe de l'obstination de Ferdinand. Le déplaisir de
voir ses aspirations et ses vœux contrariés, s'exaspérant jusqu'au désespoir, finit par user toutes ses forces vives dans une lutte continuelle et inégale et par le précipiter dans une grave maladie. Pendant de longues semaines, une fièvre cérébrale intense le tint aux portes du tombeau. Il fallut bien se rendre : on ne put sauver la vie du jeune homme qu'en lui promettant de céder à ses désirs.
Le voici guéri et enfin au terme de l'épreuve : il a conquis son diplôme de bachelier ; c'était la condition de son affranchissement. Son instruction acquise, en cultivant et meublant son esprit, n'a pas tué l'inspiration ; elle a rendu son cerveau plus apte à de nouvelles études. La littérature, loin de lui nuire, sera utile au musicien, facilitera ses conceptions et son labeur, complètera l'artiste. Son frère ciné restera dans la famille : il partage déjà les travaux du père dans son étude ; il lui succèdera un jour. Cette perspective adoucit un peu pour les siens l'amertume d'un sacrifice désormais inévitable et décide définitivement de leur soumission à la vocation persévérante de Ferdinand. La Muse lui tend les bras ; il s'y jette et s'abandonne.
 
II
 
En 1850, ses vœux sont comblés. Il entre au Conservatoire de Paris. Il suit la classe de Zimmermann, un maître, et un maitre qui s'y connaissait, puisqu'il a choisi, pour lui donner sa fille, M. Charles Gounod Poise révèle tout de suite et développe rapidement ses dons naturels et ses rares aptitudes. Il fallait bien qu'elles fussent exceptionnelles, pour que ses facultés musicales ne se fussent pas engourdies ou trop lourdement assoupies dans une complète inactivité entre les quatre murs d'un collège. Ses rapides progrès récompensent sa facilité et son application.
La virtuosité pure ne devait pas satisfaire entièrement cette nature si riche. Son intelligence demandait un autre champ pour s'épanouir, un autre horizon pour se développer. Zimmermann, le voyant toujours plongé dans la partie classique de la musique, fugue, contre-point et autres choses abstraites ou techniques, lui conseilla de suivre un cours de composition pour se former et se moderniser. Ferdinand concourt et se fait recevoir. Il a pour professeur Adolphe Adam, qui le prend bientôt en affection et dont il devient vite l'élève préféré ; plus tard, d'aucuns ont dit, pour le louer, mais sans le flatter, à mon avis (j'en donnerai mes raisons), le continuateur. En tout cas, il avait voué à son maitre une si vive affection et une si profonde reconnaissance que souvent il portait des fleurs sur sa tombe. Le lendemain de ses premières représentations, il n'y manquait jamais.
De prime abord, en 1852, il enlève, à l'Institut, le second grand prix de composition musicale. Il avait à peine vingt-quatre ans.
Au lieu de courir après le premier, courir tout juste pendant l'année d'études réglementaire (car son succès au concours suivant était certain), il se contenta de cette récompense, sur l'avis de son maitre, qui avait découvert et sondé la fertilité et la richesse de son fonds et qui jugeait son instruction complète. Peut-être aussi un peu de gêne, la nécessité de gagner sa vie pour briser les dernières entraves de la famille à une vocation si nettement et si heureusement dessinée, pour vaincre la suprême tentative du père à l'effet de ramener la brebis au bercail en lui ménageant parcimonieusement au loin la pâture, pour s'émanciper définitivement, se débarrasser de toute importune tutelle, se soustraire à tout fâcheux contrôle, tout cela décida le lauréat précoce à quitter le Conservatoire avant le jour du triomphe définitif, triomphe, hélas ! plus stérile d'ordinaire pour la bourse que fructueux pour la renommée.
Si quelque observateur croyait voir dans cette résolution et la signalait comme l'indice d'un avortement, il serait rapidement détrompé et contredit par les succès du lendemain auprès du public, succès qui garantissent bien ceux qui attendaient Poise aux concours et les surpassent de beaucoup.
 
III
 
Adam porte à son jeune élève et lui offre le livret de Bonsoir voisin, charmant petit acte à deux personnages, avec promesse de la représentation sur un vrai théâtre, dès qu'il serait prêt. Poise, hier encore sur les bancs de sa classe, déjà sûr, aujourd'hui d'un auditoire que d'ordinaire des maîtres souhaitent et cherchent si longtemps en vain se précipite sur le manuscrit ; mais bientôt il s'arrête étonné, découragé par le texte. On y parle de planter des clous, de faire l'omelette. Sa nature fine, son tempérament délicat se froissent au contact de ce qui lui apparaît trivial. Il se méfie ; il recule ; il craint que ce livret ne lui soit venu que méprisé et repoussé par tous. Son professeur le détrompe, le console, enhardit ce timide. Ses amis, ses intimes, son entourage le plus familier, l'encouragent, l'excitent : « Va, travaille. Ce sera bon, si tu y mets ton cœur et ton esprit. Tu vaincras ; et, pour fêter ta victoire, nous ferons une grosse omelette, bien large, bien épaisse, bien savoureuse, qui consolera ton estomac de ses jeûnes et de ses abstinences. À l'œuvre donc ! Et grâce au succès, qui n'est pas douteux, si tu le veux, tu pourras arracher tous ces petits clous que tu ne cesses de planter. Plantes-en un, cette fois, d'un autre genre et d'une autre façon : qu'il soit solide et qu'il soit d'argent ! » On sait ce que, en certains langages, signifie cette expression : planter un clou. Que l'Académie me pardonne. Je cite et ne peux rapporter fidèle, changer ni altérer le texte. Unique est le traducteur qui a su et osé remplacer l'exclamation d'un héros par une périphrase imagée, brève et ronflante, et du rugissement d'un lion acculé faire un mot historique.
Ferdinand se met résolument à l'œuvre et l'achève promptement. La réussite dépasse les espérances les plus confiantes, les rêves les plus enthousiastes. Il a planté son clou, clou d'argent pour lui, clou d'or pour les théâtres qui montent sa pièce.
Le 18 septembre 1853, elle affrontait pour la première fois le public, au Théâtre lyrique du boulevard du Temple, et lui révélait un jeune compositeur, qui devait illustrer la scène française, l'un des derniers représentants, le dernier peut-être de ce genre éminemment national, l'opéra-comique. D'un sujet qui paraissait banal, commun, ce débutant avait fait une chose exquise, fine, délicate, comme était le fond de sa nature, de bon ton et de bonne compagnie, comme il était lui-même une véritable perle enchâssée dans une monture simple et de bon goût.
« L'andantino avec sourdine de l'ouverture est d'un gracieux effet et empreint d'un vague qui n'est pas sans charme. La romance de la nourrice, très finement accompagnée, est d'une facture originale et d'une mélodie très agréable. Les mêmes qualités se retrouvent dans les couplets du voisin et dans deux duos d'un charmant effet. En somme, cet opéra distingué par la fraicheur d'inspiration, la vivacité de l'allure et une orchestration soignée et d'une juste sobriété, est un excellent essai dans le genre bouffe. »
(Michel Nicolas : Histoire des artistes,… et musiciens-compositeurs nés dans le département du Gard, 1859.)
 
Au commencement de la même année, à peine quelques mois auparavant (le 4 février 1853), le monde musical, surpris et charmé, avait été séduit et conquis par un petit tableau rustique, plein de grâce, de fraîcheur et d'émotion, qui a, dès son apparition, pris rang au nombre des chefs-d’œuvre, Les noces de Jeannette, de Victor Massé. On retrouvait, chez Poise, de pareilles qualités, des tendances semblables, même honnêteté, même distinction. Il est digne de remarque que ces deux hommes, dont la carrière s'écoule à peu près dans la même période de temps, aient eu une telle ressemblance de talent, de souffrances physiques, de sérénité et de stoïcisme dans la douleur.
Bonsoir, voisin, ce ravissant petit ouvrage obtint un si vif succès qu'il devint bien vite populaire. Le théâtre de l'Opéra-comique, son vrai cadre, se hâta de le réclamer. Il sera jaloux de le conserver et le gardera toujours dans son répertoire. À vingt-cinq ans, à l'âge où les autres sont encore sur les bancs de l'école, Poise débutait par un coup de maitre, devant un auditoire, dans la grande ville, la Ville lumière, celle qui fait et défait les réputations.
Toutes les scènes de la France et de l'étranger se sont emparées à l'envi de cotte mignonne partition, restée partout et presque sans interruption à l'affiche, reprise tout dernièrement encore à Bruxelles comme à Paris, pour le même plaisir des spectateurs, aussi jeune et pimpante qu'à son apparition, après quarante ans de vie, à travers les innovations et la tourmente musicales de cette fin de siècle.
Les librettistes, les directeurs de théâtres devaient, non seulement ne pas laisser languir et chômer, faute de manuscrits et de débouchés, un musicien qui avait d'emblée conquis une notoriété semblable et une telle estime, un compositeur qui conduisait si vite et si sûrement ses collaborateurs au succès et au profit ; ils devaient encore s'offrir à lui avec l'envie et le légitime espoir de participer à sa chance, de bénéficier de son talent.
L'année 1854 vit s'assombrir cet horizon lumineux. Une violente épidémie de choléra sévit, pendant l’été, sur la ville de Nîmes. Le mal foudroyant et impitoyable décima les habitants de la maison qui porte le n° 8 de la Grand'Rue, où la famille Poise était alors installée. Le fils aîné, notaire à cette époque, sa jeune fillette et d'autres encore furent en quelques heures emportés par le fléau, durant le mois d'août, qui fut le plus meurtrier. Les prévisions pour l'avenir rêvé et longuement préparé furent bouleversées par ce coup terrible. Ferdinand, ferme dans ses résolutions, ne voulut pas renoncer à sa carrière artistique et venir prendre au foyer paternel la place que la mort de son frère avait faite vide. Il fallut se résigner à laisser l'étude changer de nom. Elle passa aux mains de M. Rebuffat, qui l'a gardée longtemps et dont un fils la fait actuellement prospérer, toujours dans la même maison.
Le Théâtre-Lyrique et l'Opéra-comique se disputèrent bientôt une nouvelle œuvre de notre jeune compatriote, laquelle n'eut pas une moindre réussite que son aînée. Dix-huit mois environ après la première représentation de Bonsoir, voisin, le 7 mars 1855, Les Charmeurs (un acte) triomphaient à leur tour pour la première fois sur la scène qui avait eu les prémices de notre ami et consacraient sa réputation, en montrant que son précoce succès n’était pas un succès de hasard et que sa plume avait trouvé à exploiter dans son esprit et dans son âme non point un mince et maigre filon, mais une veine large, profonde, pleine et abondante. L'Opéra-comique se hâte de faire valoir ses titres aux bonnes grâces de notre heureux auteur et obtient la faveur d'exploiter cette nouvelle mine. Les couplets de Robin et l'air de Julien : Ah ! Seigneur, qu'est-ce que j'ai, ont une originalité qui plaît. La romance de Georgette, le duo de Julien et du Maréchal, ainsi que le trio entre Georgette, Michel et Robin, sont d'un excellent effet. Le morceau capital est une chanson en duo, sorte de bourrée que les personnages achèvent en dansant. Cette chanson a fourni le motif principal de l'ouverture. Elle a une grande vérité de couleur et de caractère.
Les Bouffes-Parisiens s'adressèrent aussi à cette muse alerte et spirituelle, tendrement enjouée et galamment joyeuse. Accueillis à souhait, ils recevaient du compositeur en vogue, dont la verve était intarissable, la bonne humeur constante, la complaisance et le désintéressement assurément exagérés, Le thé de Polichinelle. Servi, le mars 1856, sur cette scène, qui est le refuge constant et assuré de la gaîté française, cet acte captivait les plus distraits, secouait les plus assoupis, déridait les plus moroses, désarmait les plus sévères et s'achevait dans un franc et sonore éclat de rire, provoqué et forcé par cette œuvre pimpante et fringante, pleine d'un entrain irrésistible, débordante de verve cornique, toute pétillante de l'esprit le plus fin et du meilleur aloi.
Rapidement éclose et établie, la réputation de Poise s'étend et se consolide. Le voilà, à vingt-huit ans, depuis longtemps connu, estimé, populaire, tandis que les autres, à cet âge, cherchent encore l'occasion de s'essayer, le moyen de se produire, mendiant une audition, s'épuisant en sollicitations inutiles, en vain et désespérants efforts pour franchir le seuil d'un cabinet directorial, obtenir de celui qui y trône en maitre majestueux et souverain un regard bienveillant pour une page depuis de longs mois amoureusement couvée et l'aumône de la plus petite place sur l'affiche la plus modeste du spectacle le moins couru. Poise, lui a déjà fourni sa première étape, vous savez avec quelle allure et quelle vaillance : trois actes, trois ouvrages, trois succès en trois ans, de 1853 à 1856.
Ces victoires si complètes et si décisives ne lui procurent cependant qu'une joie imparfaite. À cette heure, il a des aspirations plus hautes ; il est désireux de s'attaquer à de plus grandes choses, de se mesurer à des tâches plus sérieuses et plus lourdes ; il souhaite de se mettre aux prises avec des conceptions plus larges et plus nobles. Il se recueille et reprend haleine avant d'entamer une nouvelle étape qu'il a conscience de pouvoir effectuer d'une marche plus brillante encore.
 
IV
 
Désormais installé à l'Opéra-comique dont le genre s'identifie avec la nature de son talent, il fournira successivement à ce théâtre, dans l'espace d'une dizaine d'années, à des intervalles inégaux, quatre partitions importantes : Don Pèdre (deux actes et trois tableaux), le 30 septembre 1857 ; Le jardinier galant (deux actes), le 4 mars 1861 ; Les Absents (un acte), le 26 octobre 1864, (cette pièce, dont le poème est d'Alphonse Daudet, nous montre l'heureuse association dans le travail de nos deux compatriotes) ; enfin, le 28 novembre 1868, trois actes sur un livret de Labiche et Delacour, Le Corricolo
Pendant cette période, l'astre de Poise, s'il n'a pas pâli, n'a acquis ni intensité ni éclat. La veine du compositeur s'épuiserait-elle ? La continuité et la vigueur de son effort seraient-elles au-dessus de sa résistance et de son énergie ?
 
On retrouve bien, dans ces pièces, le même tour de main, la même facilité et la même abondance, le même respect du sujet, la même entente de la scène, le même soin et la même science ; mais on n'y voit pas cette envergure, on n'y rencontre pas cette puissance, on n'y est pas emporté par ce souffle qu'on s'attend à y trouver et qu'on y cherche en vain, toutes choses qui animent, distinguent, désignent et marquent les œuvres maîtresses.
Si Les Absents, plus courts et moins importants, qui rentrent, par leur genre et leur facture, dans la première manière de notre auteur, en ont retrouvé le charme et la réussite, Le Corricolo particulièrement, malgré l'influence de collaborateurs tels que Labiche et Delacour, semble montrer que les ouvrages de longue haleine, les opéras en trois actes, ne conviennent pas à Poise. On pourrait bien le défendre en accusant la coupe du livret de l'insuccès de l'opéra. Il est juste de rappeler et de constater que le premier acte est bourré de musique ; que la musique est bonne et agréable ; que le peu de place qui lui est accordée dans le deuxième et dans le troisième acte laisse languir l'intérêt, tomber et s'égarer l'attention. On pourrait ainsi soutenir et conclure de là que l'insuccès ne doit pas être mis au passif du compositeur. Soyons véridiques : enregistrons le jugement du public ; avouons la défaite et attendons une revanche désirable et possible.
Est-ce découragement ou retour sur lui-même ? Notre auteur abandonne l'Opéra-comique, comme si la salle était trop vaste pour lui. Il abandonne môme la scène, presque si complètement que l'on se demande si le compositeur a senti ses forces s'épuiser, la source de ses inspirations se tarir, et s'il considère sa tâche comme remplie.
Jusqu'au 19 février 1870, il garde le silence et paraît vouloir se laisser oublier. Mais, ce jour-là, il fait une rentrée qui ramène sur lui l'attention. Il apparaît de nous, eau sur une scène de moindre importance, et, avec un acte, Les deux billets, qui rappelle la première manifestation de son talent, il retrouve, à l'Athénée, un accueil aussi enthousiaste que celui de ses débuts.
Est-il là tout entier ? A t-il donné toute sa mesure ? Ne grandira-t-il plus ? Ne se transformera-t-il pas ? Un nouveau temps de repos utile, une nouvelle période de recueillement salutaire et fructueux, vont permettre à Poise de repartir plus frais et plus dispos que jamais, d'étaler toute la richesse de sa nature, toutes les ressources de son intelligence, toutes les grâces de son âme, et de se montrer dans sa plus séduisante incarnation.
 
V
 
Entre temps et comme pour se délasser, il met au jour des œuvres d'une importance relative, des chœurs de circonstances, des opérettes, des mélodies, toutes choses qui portent l'empreinte d'une touche légère, la marque que nous connaissons.
Toujours Nîmois, de cœur aussi bien que de naissance, c'est Poise qui écrivit, pour notre concours régional de 1863, la cantate Nemausa, exécutée pendant ces fêtes si belles et si grandioses, dont l'éclat fut tel, dans notre antique cité, qu'aucune manifestation semblable ne l'a encore, chez nous, depuis près d'un tiers de siècle, dépassé.
NEMAUSA, Cantate 

"Némausa, cantate, couronnée par l'Académie du Gard, mise en musique par Poise, de Nîmes. Elle fut exécutée par les Orphéons (5.000 exécutants), dans l'amphithéâtre romain au grand festival du lundi 25 mai 1863, et chantée le soir, au théâtre, où elle obtint un grand succès."

 
Antique Némausa, lève ta tête altière,
Tes murs virent passer la pourpre des Césars :
L'avenir, à tes vœux, ouvre une autre carrière,
C'est l'ère de la paix, sois reine par les arts !

CHOEURS
 
Du travail, étonnants prodiges !
La science prend son essor,
Les arts étalent leurs prestiges,
L'industrie accroit son trésor.
La vapeur, comblant la distance,
Sème la pensée en tout lieu,
Et la fraternité commence
Entre tous les enfants de Dieu.
 
Le travail étend ses conquêtes,
Il rêve de tout asservir,
A l'éclat pompeux de ses fêtes
Il voit les peuples accourir.
Des rivaux, quelle ardeur s'empare ?
Olympie a rouvert ses jeux,
Prends ta lyre d'or, Ô Pindare ,
Chante les athlètes heureux.
 
Charmez nos yeux, brillants spectacles,
Remplissez d'ivresse nos cœurs.
L'union a fait ces miracles,
Gloire aux pacifiques vainqueurs !
Chantons, d'une voix solennelle,
Dieu qui bénit l'humanité,
Le ciel, du beau, source éternelle,
L'art, le travail, la liberté I

-oOo-

C'est lui qui, vivant uniquement pour la musique, qui seule le préoccupe, aussi étranger, dans son absolue candeur, aux passions politiques qu'ignorant des intrigues de cour, aussi inhabile aux compétitions ardentes que dédaigneux des manœuvres jalouses, c'est lui que la faveur impériale va chercher, dans la modestie et la retraite de son cabinet de travail, pour lui confier le soin et l'honneur tant enviés d'écrire la cantate officielle du 15 août 1866 pour l'Opéra-comique.

Lorsque, malgré les évolutions politiques, nous verrons des régimes divers distinguer Poise, dont seuls la probité et le talent ont forcé l'attention et dont la notoriété n'est due qu'à un labeur incessant et consciencieux, nous serons bien sûr que sa nature ne s'est pas modifiée, que l'ambition lui est demeurée, comme elle lui demeurera toujours et quand même, étrangère. N'ayant de culte que pour Part, d'amour que pour sa patrie, de passion que pour l'honnêteté, il pense que l'art est de tous les régimes, que la droiture est nécessaire dans tous les temps. Ne soyons donc pas surpris s'il célèbre successivement le 15 août 1866, avec sa cantate officielle, l'exposition universelle de 1889, comme membre du jury des auditions musicales, s'il organise ensuite des représentations de ses ouvrages à l'Élysée, qui tient en grande estime l'homme et l'artiste. Le citoyen est absorbé par le musicien.
 
(Mme Carnot fait souvent jouer Poise à l’Élysée. À une représentation de gala, donnée, en 1889, en l’honneur du Schah de Perse, elle avait désiré et obtenu L’Amour Médecin, opéra de ce compositeur)

Quand elle voudra honorer son talent, l'Académie des Beaux-arts rendra hommage à sa droiture et fera, pour ainsi dire, violence à sa modestie en distinguant Poise au-delà de la foule des solliciteurs et en lui décernant, en 1872, le prix fondé par le baron Trémont.
Quand il sera élu membre du concours Cressent, ce n'est pas seulement sa compétence, c'est encore sa loyauté et son incorruptibilité qui le désigneront au choix de tous.
Lorsqu'enfin, le let janvier 1882, la croix de la Légion d'honneur lui sera spontanément offerte et viendra consacrer les succès que nous avons déjà notés et salués et ceux plus considérables que nous avons pu pressentir et à la veille desquels nous arrivons, c'est uniquement le travailleur intelligent, persévérant et probe que l'on voudra récompenser.
Durant cette période de paresse ou de fatigue apparente, qui était, en réalité, une féconde période d'incubation, Poise cherchait à se distraire et s'entretenait la main en écrivant de petites pièces, point destinées au théâtre, qui furent publiées dans Le Magasin des Demoiselles. Comme sa délicatesse allait bien au public spécial, aux interprètes exceptionnels à qui cet auteur renommé consentait à donner de son savoir, de son goût et de son temps ! 1866 vit donc naitre une opérette sage, Jean Noël, qui fut fort appréciée et qui est un mignon chef-d'œuvre. Plus tard, il céda encore aux prières de ce petit monde ainsi alléché et le charma tour à tour par La Cigale et la Fourmi (1872) et par La Dame de compagnie (1873).
Un seul éclair coupa cette longue éclipse, un seul chant traversa ce long silence, une seule incursion sur le domaine du grand public interrompit ce trop long assoupissement. Le 29 octobre 1873, l'Opéra-comique était en fête. Son enfant gâté y était revenu. Les Trois Souhaits (un acte), en faisant regretter son trop profond recueillement, prouvaient à Poise, par la faveur avec laquelle ils furent accueillis, combien, dans ce milieu autant que dans les autres, il était apprécié, aimé et désiré.
Mais ce n'était là que le renouvellement de ses anciens succès avec son premier faire, le retour aux dimensions modestes de ses œuvres de jeunesse. Restera-t-il le maéstrine, comme on l'a appelé, dont nous avons mesuré la hauteur ? N'agrandira-t-il pas sa manière ? Ne saura-t-il ou ne pourra-t-il élargir son cadre, et, en le remplissant d'une main ferme et vigoureuse, avec une inspiration puissante et soutenue devenir enfin maestro ? Patience Tenez : voici le vrai Poise ; le voici dans toute la maturité de son talent, dans sa véritable voie ; voici son incarnation définitive, du moins la dernière que nous puissions contempler (car, s'il en est une autre, comme on le prétend, elle ne nous est point encore apparue) ; dans tous les cas, une incarnation merveilleuse de grâce et de perfection. Sa réputation, rapidement établie, solidement assise, ne va cesser de grandir.
 
VI
 
Il commence à mettre en musique une adaptation du vieux répertoire dont Charles Monselet, avec un tact et une habileté remarquables, lui fournit les poèmes. Le succès de La surprise de l'amour est pour lui, comme pour Marivaux, avec le génie duquel le sien a bien des affinités, une révélation et lui indique le genre dans lequel il donnera, de 1877 à 1884, ses meilleurs ouvrages, ceux qui fixent sa personnalité et le classent définitivement parmi les plus estimés de nos compositeurs. C'est le 31 octobre 1877 que, sur la scène de l'Opéra Cornique, La surprise de l'amour (deux actes) subjugua le public choisi des premières représentations. On a dit justement que cet ouvrage, « d'une forme très châtiée, d'une inspiration charmante, empreint d'un sentiment exquis et d'une grâce pénétrante, était un pur chef-d’œuvre. Il obtint un succès très vif et très mérité. »
Un critique aussi influent que judicieux en parlait, un jour, dans son feuilleton, d'une façon exquise, bien conforme au sujet et bien digne de l'auteur. Paul de Saint-Victor (c'est lui qui conte) arrive, un soir, à l'Opéra-comique. Il trouve que la salle fleure bon ; il se plaît à aspirer plusieurs fois largement, et, s'adressant à l'ouvreuse : « Quel suave parfum règne ici, aujourd'hui ! lui dit-il.» Et l'ouvreuse de répondre : « On jouait, hier, La surprise de l'amour. » Ce mot charmant est l'appréciation la plus exacte, l'éloge le mieux approprié et le plus mérité de cette œuvre hors de pair.
Un admirateur de Poise, un poète qui fut un de ses meilleurs amis, son collaborateur plus utile, plus effectif peut-être que ne le portent les éditions de ses ouvrages, laisse couler de sa plume et de son cœur, au sortir du théâtre, quelques strophes qui disent la légitime et profonde émotion du public et caractérisent la nature et le faire du compositeur.
Écoutez :
 
Est-ce une églogue ? Je ne sai !
Est-ce un poème ? Je l'ignore !
Mais notre oreille écoute encore
Alors que le chant a cessé.
 
C'est doux À la fois et superbe !
C'est une plainte, un cri vainqueur,
De l'insecte blotti dans l'herbe,
De l'amour blotti dans le cœur.
 
C'est ce qui plaît, captive, enivre,
L'ardent, l'inapaisé désir,
Pour Colombine qui veut vivre,
Pour Arlequin qui veut mourir,
 
C'est la joie et c'est la tristesse,
Tendre, adorable imbroglio,
Qui rend rêveuse la Comtesse
Du doux rêve de Lélio !
 
D'aucuns demanderont peut-être
De quelle école tu tiras
Ta science, et quel fut ton maître ;
Mais, je le sais, tu souriras.
 
Ton école, ce fut la plaine,
Où croît la vigne, le figuier,
Formant une corbeille pleine,
Jadis, aux hâtes de Sagnier
 
Sagnier, où ton heureuse enfance
Allait, à travers les sillons,
Lorsque le soir faisait silence,
Écouter chanter les grillons ;
 
Où tu notais dans ta mémoire
Le bruit musical que faisait
Le ruisselet, ruban de moire,
Que la lune blanche irisait ;
 
Et tous ces bruits de la campagne,
Chœur vague, immense, indéfini,
Que la voix du pâtre accompagne,
En regagnant son toit béni
 
Tu le gravais dans ta jeune âme,
Ce chœur superbe, triomphant !...
Voilà pourquoi Paris acclame
Les chants notés par un enfant !
 
C'est ainsi qu'un de nos compatriotes, Alexandre Ducros, chantait la gloire d'un Nîmois. Que tout cela est vrai ! Que tout cela est vu et senti ! Vous me saurez gré de vous avoir dit quelques-uns de ces vers que vous avez tant de plaisir à entendre de celui que vous aimez tant à applaudir ; et il me pardonnera de l'avoir glissé à son insu dans une lecture de ce jour, quelque obstination qu'il ait mise à se taire et à s'effacer, aujourd'hui, et de l'avoir par occasion, comme sous le voile de l'anonyme, introduit dans notre programme, tandis qu'il en est d'ordinaire une partie obligée.
Et Alphonse Daudet, cet autre compatriote illustre, l'ami de Poise, son collaborateur des Absents, voici comme, dans l'intimité, il épanche son cœur, manifeste sa joie et traduit son admiration :
« J'ai vu hier seulement La Surprise... Quel bijou ! Quelle merveille ! C'est gai et cela donne envie de pleurer. Jamais, non, jamais, je n'ai rien entendu de toi qui m'ait causé ce ravissement complet... Je t'aurais rencontré hier au soir, je t'aurais sauté au cou... Adieu, vieille barbe ; que Apollon te bénisse pour le plaisir si pur que tu m'as donné ! »
C'est un véritable livre d'or que l'on ferait avec les comptes rendus de La Surprise de l'Amour, qui fut, selon le mot d'un courriériste autorisé, une véritable surprise pour le public. La critique fut unanime à louer l'œuvre, toute la critique, jusques aux confrères, et Pugno, et Joncières, et Reyer, et autres  (un comble ! disait un journaliste). Ce recueil serait fort intéressant à parcourir. Je n'y veux prendre que le récit d'un incident curieux et typique.
« Le plus surpris de tous, c'est encore M. Danbé. Ordinairement, dans les théâtres, quand un morceau a produit de l'effet aux répétitions, le directeur, de concert avec son chef d'orchestre et son chef de claque, décide à l'avance qu'on essaiera de le bisser. Toutes les mesures sont prises : les artistes sont prévenus et les musiciens ont sur leur partie d'orchestre un point de repère qui leur permet de trouver tout de suite à mesure qu'ils doivent attaquer en cas de bis. À l'Opéra-comique, rien de pareil n'avait été prévu. Or, la fin d'un quartette produit un effet énorme. La salle entière redemande cette fin. M. Daubé cherche en vain à retrouver dans la partition le commencement de cette fin. Il tourne les pages fiévreusement,  en tourne beaucoup plus qu'il ne faut et ne trouve rien. Alors, les artistes, voyant qu'il ne s'en tirera pas, continuent le dialogue. ― Non, crie le public, bis! bis !
― M. Danbé tourne toujours et ses musiciens tournent avec lui. Enfin, au bout de plusieurs minutes de recherche, on parvient à reprendre le quartette. Le même incident s'est produit pour la chanson de Galli-Marié, au second acte.
On a beaucoup ri. » (LE FIGARO ; 2 novembre 1877)
 
Pour apprécier l'œuvre et l'artiste, voulez-vous autre chose que des comptes rendus, mieux que les appréciations de la critique ? Lisez cette lettre elle vous fera pénétrer dans le for intérieur de l'homme et du musicien ; elle vous dévoilera la candide bonté de son âme, l'élégante simplicité de son esprit, la naïve modestie de son ambition.
« Chère sœur, je ne sais plus où j'en suis, si je t'ai écrit et où tu es. Je demande des nouvelles ; il me semble que depuis longtemps je n'ai rien reçu. Peut-être es-tu encore à Miséreux. Je ne sais. Et j'avais tant et tant de choses dans la tète tous ces temps-ci ! Quelle fatigue et quel travail ! Enfin, j'avance sans difficulté aucune pour la mise en scène et j'espère avoir un bon résultat.
Les costumes et le décor de La Surprise sont prêts ; la mise en scène des deux actes réglée et je crois bien arriver à la fin du mois, si toutefois avec ces élections il n'arrive pas quelque surprise désagréable. Espérons que tout se passera bien...
J'ai vendu ma partition d'avance à un des meilleurs éditeurs de Paris. Elle est presque gravée et paraîtra le jour de la première représentation. C'est très avantageux pour moi cela, et je commence à avoir de la réputation. C'est long. Maintenant que je suis à moitié fichu, on va vouloir de moi. C'était bien temps, ma foi ! Carvalho et ses artistes sont très contents et l'on ne m'a pas changé une note de ma musique, de sorte que, pour la première fois de ma vie, j'arriverai devant le public comme j'avais pensé. Si je ne réussis pas, tant pis ; mais au moins, j'ai fait ce que je voulais.
Je vous embrasse.          Fer… . » (diminutif de Ferdinand Poise)
 
Voilà bien l'artiste honnête et scrupuleux, qui a son idéal, qui cherche à le réaliser pour le produire, pour le servir tel qu'il l'a rêvé, sans concession, sans compromission, sans alliage. Ce talent et cette vertu, nous l'avons dit, obtinrent de la faveur publique la récompense qu'ils méritaient.
Poise ne devait plus s'arrêter dans la voie glorieuse. Il y marche d'un pas sûr et régulier depuis la récente et si heureuse évolution de son esprit. Plus d'hésitations ! Plus de tâtonnements !
Il prend le temps de faire (il faisait trop soigneusement pour faire facilement et vite de la musique qui parait facile, à un examen superficiel, et que l'on découvre, à l'étudier de près, ne l'être que pour l'oreille de l'auditeur) ; et il ajoute une victoire à celle de 1877, une perle à l'écrin dans lequel brille La surprise de l'Amour. L'Amour médecin (trois actes) est accueilli, le 20 décembre 1880, avec la même reconnaissance et la même faveur par le public de l'Opéra-comique. S'attaquer à Molière, c'était de l'imprudence peut-être, de la hardiesse en tout cas. Ce modeste, ce timide ne fut point puni de sa témérité, mais, au contraire, récompensé de son ardeur et de son courage.
Un autre, avant Poise, s'est mesuré, lui aussi, avec ce géant. M. Gounod nous a donné Le Médecin malgré lui, on sait avec quelle fidélité, quelle finesse, quelle science, quelle force comique. Dieu me garde de tenter, entre les deux partitions une comparaison, entre les deux musiciens un parallèle'. Les admirateurs du grand maitre contemporain, dont je ne suis certes pas le moins fervent, seraient capables de taxer cet essai, cette velléité même, d'irrévérence et de folie. Il me suffira, pour mettre Poise au rang qu'il a le droit d'occuper, de noter combien sa musique s'adapte à la pièce de Molière, comment elle fait corps avec elle, sans lacune ni disparate. Si je signale tout particulièrement le quatuor des médecins comme un modèle unique et incomparable (pour ne prendre qu'un exemple, faute de temps, au lieu de m'abandonner à une analyse complète qui serait si intéressante et si instructive), je vous indique avec la plus exacte mesure, sans exagération ni flatterie, la valeur de cet ouvrage, le niveau auquel il s'est élevé et se tient dans l'estime du public, des connaisseurs et des savants.
Je n'ajoute qu'un témoignage, qui résume toutes les appréciations, chasse tous les doutes et défie toutes les critiques. C'est de M. Gounod, ce joli mot, à la première représentation de l'Amour médecin. Carvalho félicitait le compositeur, qui se dérobait comme toujours.
« N'est-ce pas, dit-il, que Poise a de la réputation ? ― Oui, répondit l'auteur de Faust, mais beaucoup moins encore que de talent. »
C'est M. Gounod qui avait pris l'initiative de la candidature de Poise à l'Institut.
Enfin M. Gounod lui-même est de ceux qui pensent que
« le talent de Poise mérite bien l'hommage qu'on veut lui rendre dans la ville où il est né ; et, de tous ses confrères de l'Institut qui se sont joints pour honorer la mémoire de ce musicien », il n'est ni le moins empressé, ni le moins dévoué (1). Souvenons-nous que c'est à l'auteur de l'Amour médecin que vont l'estime et le respect de l'auteur du Médecin malgré lui ; et nous apprécierons exactement la valeur de ce témoignage.
Sans doute c'est autant pour stimuler une muse, toujours craintive malgré ses victoires, que pour satisfaire l'opinion publique et ratifier ses suffrages en consacrant la renommée de Poise que la décoration, dont j'ai parlé d'avance, lui fut accordée et vint le surprendre, à l'occasion du 1er janvier 1882. La distinction dont M. Poise est l'objet, disait alors La Musique populaire, nous touche tout particulièrement. Musicien charmant, artiste plein de délicatesse et de goût, homme d'une modestie exemplaire et malheureusement trop rare, M. Poise était tout naturellement désigné pour elle. Aussi est-ce avec une joie sincère que nous enregistrons cet hommage officiellement rendu au talent fin, primesautier, charmant du compositeur à qui l'on doit tant d'ouvrages aimables. »
 
(1) M. Gounod est mort dans l’intervalle de la lecture et de l’impression originale de cette biographie, le 18 octobre 1793.
 
Dans le courant de la même année 1882, au commencement du mois de mai, l'Académie des beaux-arts, section de musique, témoigne de nouveau de son estime pour Poise, sur qui ses triomphes fixent l'attention, en lui décernant le prix Monbinne. Ce prix, d'une valeur de trois mille francs, fut partagé entre le compositeur de l'Amour médecin et Henri Maréchal pour son opéra-comique La taverne des Trabans.
« Élève de l'aimable auteur du Chalet, de Giralda et du Postillon de Longjumeau (écrivait à ce propos un critique musical des plus autorisés), de cet Adolphe Adam qu'il est plus facile de railler que de remplacer, M. Poise est sur la brèche depuis tantôt trente années  Ses débuts, qui eurent de l'éclat, se firent par deux petits actes charmants : Bonsoir, voisin, et Les Charmeurs, qui furent représentés coup sur coup à l'ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, où ils obtinrent un grandissime succès... Dans ces dernières années, M. Poise, qui est un lettré et qui sait ce que l'on peut tirer de notre ancien théâtre, eut l'idée de mettre en musique plusieurs pièces de l'ancien répertoire. Il s'attaqua d'abord aux Surprises de l'amour, de Marivaux, dont il fit un vrai petit chef-d’œuvre, et, se faisant le collaborateur de Molière, s'en prit à l'Amour médecin, avec lequel il ne fut pas moins heureux. Il écrivit pour ces deux ouvrages une musique fine, délicate, pleine de grâce et d'une inspiration élégante, avec une pointe discrète d'archaïsme et un esprit d'à-propos tout à fait charmant.
Notre compatriote répondit à ces distinctions par un nouvel exploit, qui, une fois de plus, prouva combien il en était digne. Joli Gilles (deux actes, Opéra-Comique) parut, le 10 octobre 1884, produisit le même enchantement que ses devanciers et obtint la même faveur en enlevant tous les suffrages. Depuis tantôt dix ans, cette faveur ne s'est pas démentie un seul jour. L'attrait de cette partition est tel que les théâtres, ceux de l'étranger comme ceux de la France, comptent sur lui et usent de cette séduction pour retenir ou ramener le public.
Les parents de Poise se plaisent à se souvenir et à raconter que, lorsqu'il travaillait à Joli Gilles, il était avec eux, habitant une vieille maison du Comtat entourée d'un jardin au milieu duquel un gros figuier faisait le bonheur de l'artiste. Un jour que, poursuivant son rêve, il laissait errer ses doigts sur le piano, sa nièce, étonnée et charmée, lui dit :
« C'est bien joli ce que tu joues là, mon oncle ! ― N'est-ce pas ? répondit-il naïvement ; c'est l'ouverture de Joli Gilles : je l'ai trouvée sous le figuier en écoutant chanter les mouches. »
Ce court dialogue, cette exclamation caractérise l'œuvre plus justement que toutes les longues phrases, que les épithètes les mi eux choisies, les mieux appropriées ; elle en résume d'un mot la nature et la complexion. L'impression qui s'en dégage, celle que provoque la partition sont ainsi traduites dans un compte rendu de l'époque.
« Tout serait à citer ; mais, pour ne pas refaire ici la table thématique, je me borne à mentionner l'ouverture ― délicieuse ; la chanson de Gilles en ut majeur ; ― celle de Violette, et surtout, oh oui ! surtout l'entr'acte, mezzo instrumental, un vrai joyau tombé de l'écrin de Boccherini, j'allais dire de Mozart. L'assistance toute entière l'a redemandé. Parbleu! on l'aurait fait recommencer une troisième fois, comme dans les théâtres d'opérettes certains couplets qui ne méritent pas cet honneur. Il y a là un susurrement de cordes si mystérieux et si coquet ! Les gros cuivres ont dû en jaunir davantage, comme des jaloux, pour n'avoir pas été dignes d'être de la partie. Ils auraient tout gâté, en effet, avec leurs voix assourdissantes. »
(M. de Thémines. ― La Patrie ; 14 octobre 1884)
 
Boccherini ! Mozart !! Quel rapprochement, Messieurs! La modestie de Poise a dû en être singulièrement effarouchée ; mais son âme d'élite a certainement tressailli d’aise à la juste constatation de cette noble origine, à la véridique indication de cette filiation artistique.
 
VII
 
Voilà Poise ; voilà ce compositeur fin et délicat, élégant et distingué, charmant et spirituel (j'ai recueilli toutes ces flatteuses épithètes chez ses biographes), dont les œuvres soignées, exquises et d'un goût parfait portent la marque d'une personnalité artistique et d'un tempérament musical. Voilà le Poise définitif, du moins celui que nous connaissons.
Peut-être en a-t-il existé un autre encore, celui que j'appellerai de la quatrième période, celui de Carmosine (3 actes, livret de Jules Adenis et André Monselet, d'après A. de Musset) et de La Coupe enchantée (2 actes, d'après La Fontaine). Mais La Coupe enchantée a été consumée dans le terrible incendie de l'Opéra-Comique, où elle allait être mise en répétition, quand le feu a dévoré (25 mai 1887) le dernier rêve de notre pauvre compatriote, réduit par la maladie à l'impossibilité de reconstituer son œuvre ; il en a emporté le secret dans la tombe Carmésine reste. Reçu, depuis plusieurs années, à l'Opéra-Comique, cet ouvrage, dont les études étaient commencées, les décors et les costumes prêts, a été retardé, jusqu'à la catastrophe, par des circonstances qui ont empêché la réalisation de l'un des derniers souhaits de notre auteur. Nous avons le désir ardent et le ferme espoir d'entendre cette partition et d'y retrouver, pour notre plaisir et pour sa gloire, le Poise des meilleurs jours.
Ces déceptions ont assombri les dernières années de notre illustre ami et précipité sa fin.
 
VIII
 
« Poise procédait, a-t-on dit, de son maitre, Adam, dont il avait l'esprit et le charme... Cependant il avait une note originale et pittoresque, un tour de main lui... Il était, de plus, un érudit. »
(Le Gaulois. – 14 mai 1892)
 
Que Adam ait exercé une grande influence sur lui, c'est incontestable ; mais, si Adam lui avait appris à écrire, il n'avait ni créé, ni façonné son tempérament, sa nature spontanée et personnelle, celle qui se révéla dès qu'elle put s'échapper des langes de l'école. Tandis que son maitre avait, semble-t-il, plus de souci de faire vite et beaucoup, la nécessité peut-être le poussant, que de faire bien, Poise travaillait avec opiniâtreté, jusqu'à l'approche la plus voisine de son idéal toujours élevé et pur. Très délicat, il rejetait sans faiblesse et sans compromission tout ce qui n'allait pas à sa finesse, à sa distinction, à son élégance. Quelque fertile que fût Adam, il ne parvenait pas toujours à tenir pied à la besogne. Il lui est arrivé d'avoir recours, pressé par un délai fatal, au dévouement précieux et certain de son élève favori. Une oreille attentive et exercée retrouve, par exemple, dans Si j'étais roi, la trace de la collaboration discrète de cet esprit sémillant et original. C'est que, pour les caractériser d'un mot, si vous le permettez, à mon sens, la muse d'Adam s'incarne dans Chapelou, celle de Poise dans Lélio.
Ainsi le dit, au lendemain de la mort de Poise, en confirmant mon appréciation, un critique fin et éclairé, qui signe spirituellement O'Ditry.
 
« Je sais qu'il laisse derrière lui une œuvre considérable : treize opéras-comiques, au total trente-deux actes, pleins d'airs charmants, d'avenantes romances, de piquantes bouffonneries et d'ensembles délicieux , chantés par l'exquise tribu d'Isabelle, de Léandre, de Colombine et d'Arlequin. » (LA LIBRE PAROLE. - Samedi 14 mai 1892)
 
Un autre critique, dont la compétence est universellement reconnue et admise, la franchise proclamée par tous, redoutée, surtout, par les médiocres et les impuissants, a écrit :
 
« Poise, avec un goût parfait, avait compris la musique qui convenait aux comédies anciennes, sans affecter des formes rétrospectives. Il restait simple, mélodieux, élégant ; mais le soin avec lequel il unissait la mélodie aux paroles l'éloignait d'Adolphe Adam pour le rapprocher des maîtres de l'opéra-comique ancien. » (J. Weber. – Le temps, 23 mai 1892)
 
Il est aussi impossible que peu convenable de numéroter par ordre de mérite les compositeurs, non plus que les écrivains. Cela importe peu, du reste, en général, pour les estimer les uns et les autres à leur juste valeur. Je ne l'essaierai clone pas et je n'aurai garde de rechercher et de dire si Auber valait mieux que Adam, Adam que Poise, ou, inversement, Adam et Poise que les autres ; mais j'affirmerai, sans crainte de démenti ni de contradiction, que Auber et Adam se servaient de tiroirs. Ils recueillaient et serraient en magasin, dans leurs cartons, le premier surtout, les inspirations à mesure qu'elles venaient. Puis, quand ils avaient à écrire un opéra, ils ouvraient le tiroir, puisaient dans les cartons gonflés, choisissaient, suivant les circonstances et les besoins de l'heure, une mélodie triste ou gaie, un air vif ou lent, langoureux ou enflammé, un motif de tendresse ou de bravoure ; ils le mettaient sur les paroles. La pièce était ainsi vite faite. Je dis seulement : vite. Poise, au contraire, unissait la mélodie aux paroles. Je ne conclus pas ; je vous laisse le soin de le faire en répondant simplement à cette question : « Des deux systèmes, lequel est le meilleur ? »
 
Il avait si grande envie, si grand soin de les unir, qu'afin d'y parvenir mieux, souvent il faisait lui-même les vers pour sa musique. L'érudit, le lettré se joignant en lui au musicien, il concevait à la fois le chant et les paroles. Ses librettistes n'avaient qu'à mettre au point.
Après cette constatation, je ne contredis que le dernier mot de l'article que je viens de citer « Poise se rapprochait des maîtres de l'opéra-comique ancien. » Ancien ! mais n'est-ce pas, à l'opposé, la tendance, la forme nouvelle, que cette liaison intime des paroles et de la musique, cette adaptation parfaite de l'une aux autres, de façon que cette mélodie, cette déclamation, comme on dit aujourd'hui, ne puisse faire corps qu'avec ce texte et ne se comprenne qu'avec lui N'est-ce point là ce qu'on a baptisé du nom de Wagnérisme ? Et, si Poise, par la douceur de sa nature, la simplicité de son âme, la placidité de ses sentiments, la gaité de son esprit, enclin à la comédie, est réfractaire au drame tragique, qui nait de la violence des passions, de la fougue des désirs, du bruit et de l'horreur des sujets, il n'en est pas moins, dans le genre élégant et tempéré de ses pièces, très moderne de critique n'a-t-il pas dit, du reste : « sans affecter des formes rétrospectives » par sa conception, très moderne par sa facture, par les recherches et les trouvailles de son harmonie, par la richesse et la science de son orchestration, qui remplit le cadre et ne perce jamais la toile  ni le tympan.
Le quatuor, la trame nécessaire, la base fondamentale de la musique d'orchestre, le quatuor surtout le préoccupait. Quand il l'avait conçu, fait et refait, définitivement arrêté et soigneusement écrit, la combinaison des autres instruments lui coûtait peu. Ceci n'était pour lui que la draperie, l'ornement, la dentelle, que sa main experte et légère, inspirée et guidée par son esprit fin, délicat et distingué, jetait avec une coquetterie discrète, une grâce élégante, sur le sujet, justement proportionné, exactement dessiné, fortement charpenté, solidement bâti. Les instruments de bois à vent, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, lui plaisaient pour leur timbre doux et tempéré. Il en usait avec une exquise tendresse et une habileté parfaite. Mais le cor, aux sonorités voilées et caressantes, était peut-être son instrument de prédilection, celui dont il se servait avec le plus d'à-propos, qu'il faisait parler avec le plus de bonheur.
 
« Son orchestre est un salon du meilleur ton et du meilleur monde, où ne sont admis que les instruments qui savent causer. La famille des cuivres en est la valetaille ; si l'un d'eux entrebâille la porte, c'est pour apporter un message il son maitre et se hâter de regagner l'antichambre. » (BÉNÉDICT. - Le Figaro ; novembre 1877).
 
Formule pittoresque qui dit bien la vérité et fait bien comprendre ce qu’elle veut dire !
 
Quelques brèves citations, entre tant d'autres, conformes à mon sentiment, justifieront l'opinion que je viens d'émettre et que je soutiens ; elles aideront à fixer notre auteur à sa véritable place.
« Nous avons entendu reprocher à M. Poise d'être allé jusqu'à la préciosité dans ses petites combinaisons vocales et instrumentales ; mais si l'on n'était pas précieux et même quelque peu maniéré lorsqu'on traite un sujet du genre Pompadour, on ne serait pas naturel. Le mot pastiche a été aussi prononcé. Autre méprise, autre injustice. La musique de Joli Gilles n'est point calquée sur celle des opéras-comiques français du dix-huitième siècle ; l'auteur ne s'est pas montré rebelle à la modernité, car il a souvent entremêlé librement le chant et le récit au lieu de tailler ses morceaux sur les anciens patrons du couplet, de la romance, de l'air et des morceaux (l'ensemble. Il a usé fréquemment de la forme dite mélodramatique, en plaçant sous le dialogue parlé un travail instrumental, ainsi que l'a fait M. Massenet dans Manon. C'est le quatuor qui joue le principal rôle dans l'orchestration de Joli Gilles ; les instruments à vent en bois y sont employés avec sagacité pour jeter de la variété dans les doux effets de sonorité qui dominent d'un bout à l'autre de la partition ; parmi les instruments de cuivre, les cors seuls y ont eu leurs entrées ; les autres, les plus bruyants, ont été priés de rester chez eux, le compositeur n'ayant pas besoin de leur aide pour remplir la tâche qu'il s'était donnée. »
(L'INDÉPENDANCE BELGE. - 10 février 1885)
 
« Ce qu'il y a de neuf ou de renouveau (ce qui est tout un) dans la manière adoptée par M. Ferdinand Poise pour écrire sa partition de La surprise de l'amour, c'est ce qu'il faut appeler, faute d'un mot plus précis, la couleur musicale de l'époque. Il semble que le compositeur ait fait infuser, dans une aiguière d'or, amoureusement ciselée par lui, les maîtres du siècle dernier, pour en tirer l'arôme dont il parfume les voix de la scène et de l'orchestre. On respire tout ensemble le parfum de Pergolèse, de Haydn, de Mozart, de Grétry. Tout les rappelle et rien ne leur appartient en somme.
Sur des sujets nouveaux faisons des vers antiques,
a dit André Chénier. Le musicien a fait son profit de ce conseil du poète, comprenant bien que sans cet archaïsme de la forme enfermant l'idée vivante, il lui eût été impossible de faire respirer dans l'atmosphère de l'art moderne Lélio, Arlequin et Colombine. » (Bénédict; loco. cit.)
 
M. Victorin Joncières, qui s'y connaît, puisqu'il est passé maitre, un moderne dans toute la force du terme (lisez sa critique, écoutez et étudiez sa musique, la partition de Dimitri, par exemple), écrivait après La surprise de l'amour :
« Le principal mérite de M. Poise est d'avoir composé une partition parfaitement accommodée au genre qu'il traitait. C'est bien la musique de la pièce, gracieuse, légère, ciselée avec goût, disant juste ce qu'elle veut dire, sans développements hors de saison.
M. Poise se garde de pasticher les anciens maîtres de l'opéra-cornique ; mais il a hérité d'eux l'art si rare aujourd'hui d'être clair et concis, sans tomber dans la vulgarité. Ses moindres chansons ont une élégance native qui sent la poudre à la maréchale et l'iris.
M. Poise enveloppe les personnages de la Comtesse, de Lélio, de Colombine et d'Arlequin d'un parfum doux et discret, qui est bien l'atmosphère musicale qui convient à ce petit monde charmant, vêtu de galants habits aux nuances tendres et effacées, parlant d'amour sous les verts bosquets de Watteau. »
(La Liberté; 5 novembre 1877)
 
Un autre, qui, sans être compositeur, faisait autorité, Auguste Vitu, formulait ainsi son opinion sur L'amour médecin (puisons un peu partout, dans l'œuvre considérable de notre compatriote, pour en faire mieux apprécier l'ensemble) :
« Je le loue d'avoir évité le pastiche qui, appliqué aux formules de Lulli, ne tarderait pas à devenir assommant ; l'imagination musicale de M. Ferdinand Poise garde toute sa liberté ; mais son goût lui conseille de ne pas écrire pour une pièce de Molière une instrumentation bruyante qui blesserait les délicats comme un anachronisme…
Est-ce à dire que M. Ferdinand Poise se borne au quatuor ou aux parties de flûtes, hautbois et bassons qui composaient tout l'orchestre de Lulli ? Non ; mais il n'emploie les instruments plus modernes qu'avec un discernement parfait ; il n'exige d'eux qu'une nuance dans le coloris général ; et les cuivres, par exemple, n'interviennent jamais que dans l'harmonie sans prendre la parole pour eux-mêmes. »
(Le Figaro ; 21 décembre 1880)
 
Pour préciser davantage, si c'est possible, pour donner du moins une expression plus vive à cette pensée de modernité unie à la couleur musicale, permettez-moi de transcrire ces quelques lignes :
« L'auteur des Absents, plus au courant que personne des progrès de l'orchestration moderne, est loin de s'en tenir aux seuls procédés employés par les musiciens d'autrefois. Mais, tout en donnant à la partie symphonique un développement d'une riche et attrayante variété, le compositeur n'oublie pas que, pour peindre les amours discrets du beau Clitandre et de la belle Lucile, il n'est pas besoin de déchaîner les vents et les tempêtes au travers des instruments de Sax… La partition de L'Amour médecin, en dépit de ses apparences traitreuses de mélodie pure, représente un travail harmonique plus considérable que tous les opéras des deux derniers siècles réunis ensemble, en y ajoutant les trois quarts de ceux (l'Auber et en retranchant ceux de Ghick. J'ajouterai que le charme indicible répandu dans l'œuvre de M. Poise est précisément le résultat de cette connexité parfaite, de cette union intime entre les voix et l'orchestre.
( HENRI DE VALGORGE. - Le Triboulet ; 23 décembre 1880)
 
Est-ce assez net ?
Enfin, dans le FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS du 26 décembre 1880 (REVUE MUSICALE), on lit, à propos de L'Amour médecin :
 
« Il (Poise) a le grand mérite de savoir se tenir à la hauteur de son sujet ; il a le mérite plus grand encore d'être sincère, car en art c'est un mérite bien grand et bien rare que la sincérité. Le bruit qui se fait autour de lui ne l'émeut guère....... Sa mélodie est gracieuse, souvent distinguée ; son harmonie est simple, claire, correcte toujours : cela lui suffit... Il faut convenir que bien des compositeurs qui se piquent d'être dans le mouvement n'eussent pas trouvé, en traitant le sujet dont s'est inspiré M. Poise, la note juste, la note qui lui convenait. Cette note, M. Poise l'a trouvée, et malgré ses affinités avec tel ou tel maître, il a su se faire une personnalité que plus d'un confrère pourrait peut-être lui envier. Et je vous assure que, parmi les spectateurs qui assistaient à la première représentation de l'opéra de Poise, ceux qui avaient entendu, la veille, au Conservatoire la symphonie de Brahms, au Concert populaire le fragment de la Valkyrie, de Richard Wagner, n'étaient pas les moins zélés à applaudir les jolis refrains, l'instrumentation délicate et les accords parfaits de L'Amour médecin. »
 
Qui parle ainsi ? M. Ernest Reyer, le compositeur de Sigurd et de Salammbô, un mo­derne, s'il en fut (n'est-ce pas ?). Sous cette plume, un tel éloge, avec cette précision raisonnée, est hors de prix.
 
Si vous avez quelque méfiance contre mon sentiment, soupçonné d'une trop complaisante sympathie et d'une amitié trop indulgente, vous vous rendrez bien à ces avis aussi compétents que désintéressés et impartiaux : ils comprennent, dans leur unanimité, les critiques les plus influents et les plus sévères avec leurs confrères (un comble !) les moins suspects d'ignorance et de tendresse, ......jusqu'au terrible Berlioz lui-même, ce géant cependant si jaloux, dont le suffrage favorable et flatteur se joint à tous ceux que j'ai cités ou que leur grand nombre m'a fait omettre.
Il est donc bien établi que Poise est un maître, dans la plus large acception du mot, un maître vraiment moderne, c'est-à-dire au courant de toutes les modernes inventions et découvertes récentes, qu'il sait merveilleusement mettre à profit, un maître dont on a pu justement écrire (ce mot résume tout) que ses partitions « contribueront à nos jouissances artistiques et devront sertir de modèle aux jeunes compositeurs de théâtre ». Assurément ce n'est point là un mince éloge.
Par conséquent, la mémoire de Poise vivra. Quels que soient les caprices de la mode et l'engouement passager du publie pour telle ou telle forme, la musique de notre éminent compatriote restera toujours comme un mets délicat dont la saveur délectera les palais non entièrement blasés et brûlés, comme un modèle pour l'éducation des générations à venir. Les plus ambitieux n'oseraient aspirer à une plus belle gloire.
 
IX
 
Tel nous est apparu le compositeur, tel était l'homme. Mais comment vous le montrer dans sa vie privée, dans son intérieur ? Par quels traits vous le dépeindre ? Si l'on cherche, si l'on sollicite des renseignements pour le tirer de son obscure intimité, dessiner sa physionomie et la produire au grand jour, on ne trouve rien, on n'obtient rien, à côté des pages si pleines et si serrées de son existence publique, les pages du livre de sa vie intime sont vides et blanches. L'unité dans la douceur, l'uniformité dans la modestie qui allait jusqu'à la timidité et à la crainte, une bonté inépuisable ; l'homme est là tout entier.
Aussi, qui pourrait dire quelles nombreuses et solides amitiés, dans le calme de sa retraite et l'austérité de son labeur quotidien, lui avaient conquises et conservées l'agrément et la sûreté de son commerce, l'attrait et le charme de ses relations ?
Cependant la silhouette n'était pas gaie et l'aspect point avenant. Cette indication générale se retrouve partout où l'on parle de lui et cette remarque est invariablement faite par chacun de ceux qui l'ont connu. Mais ce n'était qu'une apparence, une première impression ; et ce contraste entre la surface et le fond du personnage, entre la physionomie et le caractère, entre l'abord et l'intimité vaut d'être noté comme une particularité rare et distinctive.
« Ferdinand Poise, dit l'un, est long, sec, décharné, funèbre. Poise, qui a écrit de si vives et de si vaillantes partitions, est, m'assure-t-on, un des hommes les plus tristes de Paris. A voir le théâtre cher au compositeur de La surprise de l'amour et de Joli Gilles, on pourrait supposer, écrit l'autre, que Poise est un joyeux compère, musqué, pommadé, pétillant. Dans quelle erreur serait-on ! Je ne connais pas d'homme de plus triste mine que notre musicien : maigre, jaune, timide, minable, ne riant jamais, Poise est l'antipode de son talent gracieux, tendre et joyeux. Quelque temps après sa mort, je recevais une lettre où je lisais : Je suis heureuse d'apprendre que mon cher maitre Poise n'est pas oublié de ses concitoyens. C'était un si grand talent et un si parfait honnête homme, si modeste, si doux, si bon ! Que de charme et d'esprit dans sa musique ! Quand mon père nous mit, ma sœur et moi, dans une pension, au Marais, pour achever notre éducation musicale, Poise fut choisi et nous fut donné comme maitre pour l'étude de l'harmonie. Je le vois toujours dans un trop large paletot, les bras ballants. À l'heure de son arrivée, les élèves se cachaient pour le voir passer et sortaient soudain après lui, le suivant curieusement du regard, quand il montait l'escalier. Elles auraient toutes voulu prendre de ses leçons. »
Voilà un dernier témoignage d'une sincérité certaine, incontestable, puisqu'il est d'une absolue spontanéité et d'une discrétion amicalement confidentielle. Vous vous inclineriez d'autant plus vite devant son autorité irréfragable, si je vous disais de qui il émane. La personne qui a écrit ces lignes, nous l'avons connue et respectée dans une haute situation officielle. Son père, je l'ai désigné quelque part, sans le nommer, en indiquant qu'il avait porté le premier sceptre du monde musical, le bâton de premier chef d'orchestre au Conservatoire et à l'Opéra. Le choix fait par lui dit assez l'estime en laquelle il faut tenir celui qui en fut l'objet.
Ressemblance du portrait, valeur de l'artiste, honnêteté, bonté, modestie, charme sympathique de l'homme, tout cela se trouve dans ces indications brèves et rapides ; tout cela est mis hors de doute, à l'actif de Poise, par ces nettes et franches déclarations.
 
X
 
C'est surtout à cette bonté, à ce dévouement, à cette ingénue simplicité que furent gagnées et s'attachèrent ces amitiés vives, sincères et inaltérables qui ont adouci l'amertume des dernières années du pauvre maestro.
« Il est mort en ne laissant que des regrets. »
Depuis de longs mois, il était torturé par un mal implacable, que les soins d'une compagne courageuse et dévouée pouvaient à peine parfois endormir, sans jamais le vaincre ni même l'enrayer. Comme Victor Massé, dont j'ai déjà prononcé le nom à côté du sien, et qui a été miné aussi par des souffrances impitoyables jusqu'à l'effondrement final, Poise n'opposait d'autres armes à la douleur que la philosophie, la résignation et le travail. L'un et l'autre, ils n'ont cessé d'écrire au milieu de leurs tortures, sur leur lit de douleur. Et quand on entend ces mélodies suaves, coulant à flots limpides de leurs cerveaux pleins de santé, de leurs âmes sereines, quoiqu’enfermées dans des prisons charnelles ainsi délabrées et dévastées, on est pris de respect et d'admiration pour ces hommes de race supérieure au vulgaire, pour ces stoïciens d'un autre âge. On reste confondu devant ce phénomène étrange, au souvenir de ce Poise notamment, dont l'âme douce et bonne, presque faible en apparence, trouve, pendant de si longues années, tant d'énergie et de vigueur en face d'une douleur aussi continue, d'une souffrance aussi vive et aussi profonde.
Jusqu'à son dernier souffle, il a été maitre de lui ; il a produit jusqu'à son dernier jour. Si son piano restait muet, ses mains inertes ou crispées ne pouvant plus en tirer un son, son esprit enfantait encore. Quand sa plume tombait de ses doigts engourdis, il dictait des vers : l'érudit survivait ; le brillant élève de Louis-le-Grand reparaissait sur le lit d'agonie. C'était la veille de sa mort qu'il soupirait
 
O mon piano, mon vieil ami !
Te voilà pour toujours, pour toujours endormi.
 
Je ne te dirai plus ces douces chansonnettes,
Les airs de Saboly, les Noëls d'autrefois ;
Je ne te dirai plus ces vieilles ariettes
Que je trouvais, le soir, sans chercher sous mes doigts...
 
mon piano, mon vieil ami !
Te voilà pour toujours, pour toujours endormi.
 
Comme nous nous aimions
Je te disais, sans trêve,
Mes projets d'avenir, ma joie et mon chagrin ;
Et tu fixais le chant des oiseaux de mon rêve,
La phrase fugitive en son rythme divin…
 
mon piano, mon vieil ami !
Te voila pour toujours, pour toujours endormi.
 
(Dernière pensée de Ferdinand Poise, le 12 mai 1892, la veille de sa mort.)
 
Vers charmants et touchants ! Ils peignent fidèlement cette âme douce, pleine de philosophie et de résignation.
Peut-être cependant Poise se faisait-il encore illusion ; sans doute il ne croc ait pas dire si vrai. Il caressait l'espoir de se retirer dans son pays et de retrouver, sous le ciel qui l'a vu naître, un soulagement à ses maux ; car c'est le propre de l'humanité souffrante d'espérer contre toute espérance. Il était hanté de cette pensée obsédante de reconstituer sa partition ensevelie dans les décombres de l'Opéra-Comique. II avait fait ce rêve, une fois revenu ici, installé au milieu des fleurs, dans un plein air pur et vivifiant, de mettre dans la confidence de son âme un de ses dévoués amis, que nous tenons tous pour un musicien instruit et expérimenté (M. Amédée Mager) ; de redonner, avec cette collaboration intelligente et généreuse, une forme à ses conceptions évanouies.
Le ciel ne l'a pas permis. Le vendredi matin, 13 mai 1892, son domestique le trouva inanimé dans son lit. La vie avait sans bruit abandonné ce cadavre. Dieu avait épargné à Poise les affres de l'agonie, les angoisses des derniers adieux, comme pour récompenser son âme honnête et vaillante de son courage soutenu dans l'épreuve et de sa résignation prolongée dans la douleur. La mort, après ce lent martyre de la fin de sa vie, a été pour lui, a-t-on pu dire, une véritable délivrance.
Ses obsèques, célébrées à Paris en l'église de La Trinité, le lundi 16 mai, à midi, furent dignes de l'homme et du musicien. Pendant la messe, les prières et les chants alternaient avec l'orgue. Les confrères du maitre, pour manifester leurs sympathiques regrets de cette perte douloureuse, avaient tenu à faire leur partie dans cette triste cérémonie. Les chanteurs qui lui devaient leurs succès répandaient leurs Larmes et leurs voix autour du cercueil dans lequel s'ensevelissaient les restes de celui qui fut le dernier rejeton peut-être de cette féconde et brillante lignée de compositeurs en qui s'incarnèrent l'esprit gaulois et la gaité française.
Au cimetière, M. Jules Barbier, président de la Société des auteurs, loua éloquemment, comme il convenait, l'ami disparu, le musicien dont « l'art français avait le droit de s'enorgueillir. » Dans ce beau et vibrant discours, qu'il faut lire tout entier, il est parlé en termes saisissants de l'amitié touchante de Poise et de Delibes ; il est fait allusion à un trait de bonne camaraderie et de discret dévouement qui vaut d'être relevé à la louange du premier sans que cela puisse nuire à la réputation du second. Delibes, encore tout jeune (il n'avait pas alors vingt ans), se trouvait fort empêtré dans une partition. Il conte ses embarras à son aîné, qu'il a suivi de loin dans la classe d'Adam, et sollicite ses conseils. La bienveillance de son ancien ne lui fit pas défaut. La participation de Poise aux Deux vieilles gardes (Bouffes-Parisiens ; 8 août 1856) est si importante qu'il partage (son obligé lui fait cette juste violence) les droits avec celui qui seul en a la responsabilité officielle auprès du public et en recueille tout l'honneur. Depuis, Delibes a marché, il a couru, il a réussi autrement que le savant et modeste guide de ses premiers pas, que son ancien collaborateur, trop humble et trop timide.
« Il va plus loin que moi ! murmurait Poise en souriant. Et Delibes, emporté par sa course, se retournait pour lui crier, de sa voix chaude et passionnée : Merci ! Merci !... » 
Si Poise est mort avant d'avoir obtenu tous les honneurs qu'il méritait, il a vécu, sans parvenir à la fortune, dans une très modeste médiocrité, lui dont les œuvres ont enrichi les théâtres et les éditeurs. Il a donné des leçons et couru le cachet, tant que sa santé le lui a permis. Donner des leçons ! ce qui, pour l'artiste, est traîner le boulet. Courir le cachet! ce qui, pour le compositeur, est tuer l'inspiration.
Cependant, moins honnête, moins consciencieux, moins épris de son art et moins soucieux de sa dignité, il eût pu vivre largement heureux et mourir très riche.
 
« Au lendemain de La surprise de l'amour, il reçut des propositions superbes. M. Koning notamment parla de lui faire un pont d'or pour lui faire écrire une partition pour la Renaissance. M. Poise refusa... Si M. Poise s'était décidé à faire de l'opérette, on lui jouait une partition par an et il est certain qu'il se plaçait immédiatement au premier rang des compositeurs d'opérettes. C'était la fortune et un peu de gloire, la popularité de sa musique que les délicats sont seuls à connaître aujourd'hui. Mais M. Poise ne veut pas. C'est un modeste et un timide, pour lequel l'Opéra-Comique a gardé tout son prestige d'autrefois et qui ne veut pas déserter la maison de Boieldieu pour la maison d'Offenbach. » (Le Figaro ; 21 décembre 1880)
« Avec cela qu'il serait à sa place dans vos bouis-bouis, le charmant auteur de Bonsoir, voisin, des Charmeurs, des Absents, de L'Amour médecin… Contentez-vous de vos favoris, Hervé, Planquette et de tous leurs succédanés ; ceux-là font de l'argent, ils savent au besoin retrousser leurs manches, pincer un rigodon, exécuter une culbute et faire un pied de nez ; mais notre doux Poise, que diable irait-il chercher dans Notre Olympe cascadeur ?.. Ce n'est pas lorsqu'on a collaboré avec Molière, Marivaux, Monselet et Alphonse Daudet qu'on peut se résoudre à faire des gammes sur les calembours et les coq-à-l'âne de Chivot. Duru et autres Van Loo. Leterrier. »
(Bengall - Le Tintamarre ; 22 décembre 1880)
 
Poise n'avait pas eu besoin d'aller jusqu’à ces débauches d'esprit pour faire de la musique à succès et à fortune ; mais la fortune était pour les autres, et non pour lui. Bonsoir, voisin, par exemple, qui est une mine d'or pour les directeurs et les éditeurs, qui a été revendu, parait-il, il y a quelques années. quatre-vingt mille francs (80.000 fr , vous entendez bien ?), lui a été payé deux cents francs (200 fr. !!!), à son apparition  deux cents francs d'argent.  et quelques billets d'entrée.
Aussi, quand ce désintéressé, quand ce déshérité vient à mourir, l’État accorde à sa veuve une pension de douze cents francs par an, pour ne point laisser dans la misère la compagne survivante de celui qui n'a travaillé que pour l’honneur de son nom, pour la gloire de l'art  et la bourse des autres.
Notre héros s'est éteint sans postérité, comme si le ciel trouvait inutile de continuer, de prolonger sa race, quand Ferdinand avait écrit le nom de Poise en caractères ineffaçables dans la mémoire des hommes.
Il ne reverra donc pas sa terre natale ; du moins, il ne rentrera pas dans son pays sous sa guenille mortelle, lui qui disait :
« Je voudrais bien retourner mourir dans mon pays, comme l'oiseau qui retourne à son nid ». Mais son âme immortelle y reviendra planer au-dessus du marbre dans lequel le ciseau d'un habile statuaire (M. Paul Bacquet) fait revivre sa sympathique figure. Je sais que des esprits graves et froids s'excitent et s'échauffent contre la statuomanie qui sévit en ce temps. Excusez-moi encore, mes chers confrères, pour l'emploi de ce néologisme dont je ne suis pas coupable comme auteur. Notre grande sœur elle-même a, ce semble, perdu toute envie et tout droit de blâmer ces audaces, depuis qu'un souffle de révolution agite sa tête auguste et qu'elle accueille dans son sein de ces hardis novateurs qui projettent et qui tentent de réformer notre vieille orthographe. Je sais encore que nul n'est prophète en son pays, à Nîmes pas plus qu'ailleurs. On vient, en effet, un Nîmois vient de construire sur notre Esplanade un kiosque à musique. Cet élégant édicule octogone a, sur chacune de ses faces, un cartouche dans lequel est écrit, en lettres d'or, le nom d'un musicien. Nîmes s'enorgueillit d'avoir donné le jour à deux compositeurs éminents ; leur mort récente ramène sur eux l'attention. On les a cependant oubliés parmi ceux dont le kiosque rappelle le souvenir. Eux nîmois, eux Français, ils voient leur place prise par d'autres qui ne sont pas Nimois, pas même Français. Meyerbeer, Rossini, Weber, Halévy, Gounod, Hérold, Auber, Bizet, ces maitres méritaient bien tous sans doute l'hommage qui leur est rendu et la gloire de briller sur ces cartouches. Mais Poise ? Mais Duprato? tous les deux nés à Nîmes, ne devraient-ils pas y être gravés les premiers, comme pour faire à ces illustres étrangers les honneurs de leur ville natale? Et, s'il était difficile de choisir, d'éliminer, mieux eût valu agrandir les cartouches et doubler les inscriptions que d'omettre, à Nîmes, des Nîmois.
 
(Le 13 août 1893, sur proposition de l’auteur de ce texte, Paul Clauzel, le Conseil municipal de Nîmes, donnera le nom de Ferdinand Poise à l’ancienne rue du Collège)
 
Je sais, enfin, que notre Caisse municipale est aussi bien gardée, qu'il s'agisse de la vider ou de la remplir, même par de généreuses largesses. Demandez à notre vénéré doyen quelle obstination, quelle vigoureuse énergie il a dû déployer pour y faire glisser un don magnifique
(M. Jules .Salles construit à ses frais, pour en faire don a la ville de Nîmes, une galerie des Beaux-Arts.).
Les grands hommes sont-ils donc tellement nombreux, aujourd'hui, qu'il soit nécessaire, afin d'en arrêter le flot envahisseur, de les toiser si exactement pour savoir s'ils ont taille suffisante ? Lorsque celui qu'il est question d'honorer est désigné et sacré par des Maîtres tels que les Gounod, les Ambroise Thomas, les Massenet, les Reyer et autres pareils, ne craignons pas que notre admiration s'égare à leur suite et que notre enthousiasme, à l'exemple du leur, ait tort de s'exciter. Notre ingratitude et notre indifférence mériteraient, au contraire, d'être flétries par les épithètes les plus désobligeantes et les plus dures. À la mort de Ferdinand Poise, pour mesurer et faire sentir la profondeur du vide laissé par cette perte, pour en fixer et en montrer l'importance, on a dit :
« Ce n'est pas seulement un homme, c'est un genre qui s'en va, genre charmant, fin, très gaulois... Avant de descendre dans la tombe, où il le précéda de si peu, Charles Monselet, le collaborateur de notre musicien, torturé comme lui par la souffrance, comme lui cloué par la douleur, épanchant son âme dans la sienne pour essayer de trouver dans ces confidences un adoucissement à ses maux et une consolation à ses chagrins , lui écrivait (10 août 1886) :
Mon cher Poise,
Merci de votre bon souvenir... Comment je me porte ? Hélas ! Pas bien du tout. Rien d'aigu, mais je traîne, je traîne.... Une de mes distractions exquises est de me faire jouer au piano, par ma fille, l'entracte de Joli Gilles - Je manque de plus en plus de la force locomotrice, comme de toutes les autres forces d'ailleurs. Pourtant... je sens dans mon cerveau des idées et des sensations que j'aimerais à en faire sortir… Je puis encore tourner un triolet et ma plume est à votre disposition. À revoir. Luttons chacun de notre côté. Il nous restera le sentiment d'avoir été des Français dans le sens le meilleur du mot.... Revenez-nous bien vigoureux, et croyez-moi votre affectionné complice. »
 
La postérité a déjà pleinement ratifié ces prétentions et ce jugement. Ce n'est pas seulement un homme, c'est un genre qui s'en est allé avec Poise ; c'est un Français dans le sens le meilleur du mot qui a disparu avec lui. C'est
l'homme, c'est le genre, c'est le Français qu'il s'agit et que l'on se propose de glorifier : la louange et l'hommage sont légitimement dus et amplement justifiés.
Un poète-académicien, à propos de Théophile Gautier, à qui l'on songe, d'après lui, trop tardivement et trop mollement, écrivait, l'autre jour, avec beaucoup de sens et d'esprit (les poètes, ceux de l'Académie surtout. ont souvent l’un et l'autre) :
 
« Le marbre d'un poète, se détachant, dans un jardin public, sur un massif de lilas, cela ne fait de mal à personne. (François Coppée. – Le Journal ; 4 mai 1893). Je répèterai : Le marbre d'un musicien, se détachant, dans un jardin public, sur un massif de roses, cela ne fait de mal à personne...  » pas même à ce pauvre et excellent Poise, en dépit des craintes que sa santé et sa modestie lui avaient inspirées, et qu'il manifeste spirituellement dans cette boutade. En 1880, dit-on, il passa, en famille, quelques jours à Nîmes. Il aimait beaucoup à rêver dans les jardins de la Fontaine. Un matin, il s'y promenait, tenant par la main son petit neveu, un charmant enfant de cinq ans environ, qui adorait son oncle. Devant la statue de Reboul, le petit garçon est saisi d'admiration, et, tout à coup, par une association naturelle d'idées, dans sa naïve tendresse, dans son jeune et vif enthousiasme pour son grand-oncle dont il entend constamment célébrer les succès, il s'écrie : « Mon oncle Fer.... (on l'appelait ainsi qu'il signait, par abréviation de Ferdinand), quand tu seras mort, on te mettra comme çà ! » Il avait plu, la veille ; le rocher était bien humide. Le pauvre oncle répondit avec un triste sourire : « Ah ! mon cher petit Denis. çà ne vaudrait rien pour mes rhumatismes. » Rassurez-vous ; que l'ombre du cher et grand disparu se rassure. Faisons violence, s'il le faut, à sa timidité, et calmons ses craintes. Rendons-lui l'honneur qui lui est dû et mettons-le au soleil, pour ne pas réveiller ses douleurs.
J'ajoute que je préfère, et beaucoup sans doute préfèreront avec moi, rencontrer dans le marbre la figure sympathique d'un éminent compatriote que le masque plus ou moins imaginaire, si belle soit la statue d'un Empereur Romain quelconque. Que le modèle ait la dignité, que le sujet ait la valeur que le monument ait la convenance : c'est là, selon moi, tout ce que l'on peut exiger. À ces conditions, les admirateurs de Poise n'ont pas à redouter de nos édiles un trop long timeo Danaos.
Coppée terminait l'article auquel je viens de faire un emprunt par ces mots : « Jeunes gens voulez-vous un conseil ? Ne soyez pas modestes; on vous prendrait au mot. » Ne
semble-t-il pas que le poète ait songé à Poise en parlant ainsi ? Ne faisons pas à notre compatriote un crime de cette vertu ; ne lui faisons pas un reproche de cette qualité, dangereuse, parait-il, dont il ne peut plus se corriger. Si sa modestie l'a retenu dans l'antichambre de l'Institut, durant sa vie, on s'étonne, immédiatement après sa mort, que son talent ne lui en ait pas plus tôt ouvert les portes toutes grandes. Et lui qui faillit être, qui allait, certainement bientôt, être de l'Institut, lui, nîmois, n'était à aucun titre, de l'Académie de Nîmes.
« S'il n'a pas obtenu, pendant sa vie tout ce qu'il méritait, soyons plus justes pour lui après sa mort. » C'est ce que m'écrivait naguère un de nos compatriotes dont s'honorent et l'Académie française et le Collège de France (Gaston Boissier). Je ne saurais mieux dire ni mieux finir.
Tel était Poise ; tel était, sans conteste, le sujet indiqué d'un mémoire pour notre concours. À défaut de cette étude, vous ne pouvions laisser passer cet anniversaire sans le saluer, dans cette enceinte où notre cher disparu se trouve comme chez lui.
J'espère que ces quelques lignes provoqueront les compétiteurs que je souhaite pour un de nos concours prochains, dont les thèmes admettent cette matière; heureux de songer que cette notice rapide pourra servir d'indication, de sommaire, de stimulant à un travail digne de celui qui en sera l'objet. Pour moi, quoiqu'il advienne, mes chers confrères, si, malgré mes meilleures intentions et mon plus ferme vouloir, mes mains inhabiles n'ont pas su tresser pour Ferdinand Pose, si trop faibles elles n'ont pu élever jusqu'à lui la grande et belle couronne due à son caractère, à son talent et à sa renommée, j'aurai du moins l'honneur d'avoir, devant vous et en votre nom, timidement jeté une modeste fleur sur son tombeau.

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 CATALOGUE DES ŒUVRES DE

FERDINAND POISE

Note de l'édition originale : Nous ne garantissons pas que ce catalogue soit exempt d'erreurs. Nous affirmons que nous avons fait de notre mieux pour le dresser aussi exact et aussi complet que possible.

Œuvres théâtrales.

BONSOIR, VOISIN. - 1 acte ; paroles de Brunswick et de Beauplan ; Girod, éditeur (18 septembre 1853. - Théâtre-Lyrique ; Opéra-Comique)
LES CHARMEURS. - 1  acte ; paroles de de Leuven ; Girod, éditeur (7 mars 1855. - Théâtre-Lyrique ; Opéra-Comique)
LE THÉ: DE POLICHINELLE. - 1 acte ; paroles de Plouvier ; non édité (4 mars 185G. - Bouffes-Parisiens)
DON PÈDRE. - 2 actes et 3 tableaux ; paroles de Cormon  et Grangé ; Colombier, éditeur (30 septembre 1857. - Opéra-Comique)
LE JARDINIER GALANT. - 2 actes ; paroles de de Leuven et Siraudin ; Saint-Hilaire, éditeur, faubourg Poissonnière, 11 (4 mars 1861. — Opéra-Comique)
LES ABSENTS. - 1 acte; paroles d'Alphonse Daudet ; Benoît, éditeur, faubourg Saint-Martin, 13 (26 octobre 1864. - Opéra-Cornique)
LE CORRICOLO. - 3 actes ; paroles de Labiche et Delacour, d'après Alexandre Dumas ; non édité (28 novembre 1868. — Opéra-Comique)
LES DEUX BILLETS. - 1 acte ; d'après Florian ; Heugel, éditeur (19 février 1870. - Athénée)
LES TROIS SOUHAITS. - 1 acte ; paroles de Jules Adenis. d'après le conte de Perrault ; O'Kelly, éditeur, faubourg Poissonnière, 11 (29 octobre 1873. - Opéra-Comique)
LA SURPRISE DE L'AMOUR. - 2 actes ; paroles de Monselet, d'après Marivaux ; Durand et Schœnewerck, éditeurs (31 octobre 1877. - Opéra-Comique)
L'AMOUR MÉDECIN. - 3 actes ; paroles de Charles Monselet, d'après Molière ; Durand et Schœnewerck, éditeurs (20 décembre 1880. - Opéra-Cornique)
JOLI GILLES. - 2 actes ; paroles de Charles Monselet, d'après d'Allainval et La Fontaine ; Gérard, éditeur (10 octobre 1884. - Opéra-Comique)
LA COUPE ENCHANTÉE. - Opéra-comique en 2 actes. d'après La Fontaine. (Brûlé dans l'incendie de l'Opéra-Comique, 25 mai 1887)
CARMOSINE. — Opéra-Comique en 3 actes ; paroles de Jules Adenis et André Monselet, d'après A. de Musset ; Heugel, éditeur (non représenté)
 
Œuvres diverses.
 
JEAN NOEL. - Opéra-comique en I acte ; paroles d'Ernest Dubreuil ; Le magasin des Demoiselles (janvier 1866)
LA CIGALE ET LA. FOURMI. - Opéra-Comique en 1 acte ; paroles d'Arthur de Beaumont ; Le magasin des Demoiselles (janvier 1872)
LA DAME DE COMPAGNIE. - Opéra-cornique en 1 acte ; paroles d'Arthur de Beaumont ; Le magasin des Demoiselles (janvier 1874)
LA REINE D'UNE HEURE. - 1880.
L'EMIR DE BENGADOR. - Poésie de Méry ; Benaci, éditeur (1854).
EN CAMARGUE. - Poésie d'Alphonse Daudet ; livraison de l'Artiste (mars 1882).
RENOUVEAU. - Rondel de Charles d'Orléans ; album du Gaulois (1885).
NEMAUSA. - Cantate à 4 voix d'hommes sans accompagnement ; paroles de Montvaillant ; Gambogi frères, éditeurs (1863).
LES MOISSONNEURS. - Cantate (Opéra-Comique. 13 août 1866).
LA NUIT SAINTE. - Noël à trois voix; poésie d'A. Martin ; O'Kelly, éditeur,
LA VIERGE A LA CRÈCHE. - Noël ; poésie d'Alphonse Daudet ; O'Kelly, éditeur.
EN ÉCOUTANT UNE FAUVETTE. - Mélodie ; poésie d'Alexandre Ducros ; O'Kelly. éditeur.
LETTRE A JEANNE. - Mélodie ; poésie d'André Monselet ; Durand et Schœnewerck, éditeurs.
TURLUTAINE. - Chalson ; poésie d'André 14lonselet ; Durand et Schœnewerck. éditeurs.
ROSETTE. - XVI° siècle ; poésie de Desportes ; Durand  et Schœnewerck, éditeurs.
LA MENTEUSE. - Poésie de Mürger ; Heugel, éditeur.
JOHN ANDERSON. - Poésie d'Auguste Barbier ; Heugel, éditeur.
LA PETITE CHATTE. - Chanson provençale de Mathieu ; O'Kelly, éditeur.
CRI DE GUERRE. - Chœur à quatre voix d'hommes, sans accompagnement.
LA SAINT-VALENTIN. - Chœur à quatre voix d'hommes, sans accompagnement.
NOTRE PÈRE.
LE RHIN.
LE CLOUTIER.
LA CHANSON DU BERGER.
LA MARSEILLAISE (arrangement).
LE CHANT DU CROISÉ.
LA VIEILLE VIGNE.

Poise a arrangé et orchestré la partition du SORCIER, de Philidor, pour la reprise qu'en fit le petit théâtre des Fantaisies-Parisiennes.
Enfin, il a écrit, ainsi que MM. Bazille, Clapisson, Gautier, Gevaert, Mangeant et Jonas, un morceau pour La poularde de Caux, opérette en 1 acte (Palais-Royal).
 

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