Paul Soleillet

(1842-1886).

par Denis de Rivoyre - Les français à Obock - 1895

 

En rentrant à Obock, Soleillet rédigea un rapport pour mettre en vue les observations qu'il avait recueillies sur son voyage au Choa, afin d'attirer l'attention du gouvernement sur la concession française. Il signala aux autorités quel secours précieux la France pourrait trouver en celui qui serait un jour Négus, si elle voulait étendre le champ de son activité sur le littoral; elle trouverait en lui un allié, déjà bien disposé envers elle et promettant de devenir, un jour, le souverain le plus puissant que l'Abyssinie ait jamais connu. Mais le gouvernement et le public français ne se soucièrent pas davantage du rapport de Soleillet qu'ils ne s'étaient déjà souciés d'un article écrit par Simonin, paru le 4 avril 1882 dans La France.

 

La Grande-Bretagne, cependant, ne manqua pas de voir l'intérêt de cet article et Lord Lyons, ambassadeur anglais à Paris, le crut suffisamment important pour en envoyer une copie au Foreign Office. « Ce qui rend notre occupation définitive à Obock nécessaire et vitale », écrivait Simonin, « c'est l'établissement que les Anglais ont fondé, il y a déjà longtemps, à Aden et l'établissement plus récent des Italiens à Assab dont ils prirent possession en 1879. » Il y a sur divers points de la côte africaine d'importants marchés, entre autres ceux de Tadjourah, de Zeylah et de Berberah, où des foires annuelles ont lieu qui attirent les marchands de l'Abyssinie, du Choa, du Soudan et du centre de l'Afrique. Des négociants arrivent même du Zanzibar et de toutes les parties de l'Arabie. Dans ces marchés on vend du café, des gommes, de l'ivoire, des épices, des parfums et de la poudre d'or. Il serait donc fort important pour notre - commerce si nous pouvions nous établir solidement dans ces régions et si nous ne nous permettions pas d'être devancés par l'Italie comme nous nous sommes laissé devancer par l'Angleterre. Les bateaux de la Compagnie Rubattino font relâche à Assab en route pour Bombay et il est bien connu que cette compagnie est subventionnée par l'État. Notre compagnie à nous, les Messageries Maritimes, est également subventionnée pour son voyage aux Indes, pour la Chine et maintenant pour l' Australie. Les navires ne pourraient-ils pas faire escale à Obock à l'aller ou au retour ? Ou ne pourrait-il pas y avoir un petit bateau qui ferait la navette entre Obock et Aden où les navires sont en tout cas obligés de relâcher.

 

Ajoutons que plusieurs maisons de commerce de Marseille ont, de temps en temps, fait des affaires avec les pays à l'intérieur du continent.

 

Il n'est pas suffisant, cependant, pour développer notre commerce à l'extérieur, d'accorder des primes aux compagnies de navigation. Il est nécessaire d'établir des stations de charbon sur ces plages lointaines, et sous ce rapport nous nous sommes laissé dépasser par l’Angleterre, par la Hollande et même par l'Italie et l'Allemagne.

 

Je prétends que le Ministre de la Marine et des Colonies devrait être plus au courant de ces questions. Ce n'est qu'en nous développant le plus possible dans toutes les directions que nous pouvons rester forts à l'intérieur du pays et que nos intérêts matériels, notre industrie et notre marine marchande peuvent être entièrement sauvegardés.

 

Cet article fit peu de bruit en France. En effet pendant les années qui suivent, l'Angleterre prit plus au sérieux que la France elle-même les activités des nationaux français sur la côte de la Mer Rouge. Le ministre anglais à Aden voyait la France rivalisant avec l'Italie pour prendre fermement pied sur le littoral. Selon Lord Lyons, depuis la venue des Italiens à Assab, la France s'efforçait d'acquérir une concession permanente et précieuse sur la Mer Rouge. Cependant quelques années devaient encore s'écouler avant que le gouvernement français se rendît compte de la valeur de ce que ses nationaux avaient déjà acquis. Lord Lyons estimait qu'il serait fort dangereux pour la Grande-Bretagne s'il était jamais permis à la France d'occuper définitivement Obock de façon militaire ou même commerciale.

 

Il fut encore plus inquiet des agissements de la France, quand les agents secrets de son pays découvrirent que Soleillet avait acquis d'autres concessions; il fut plus convaincu que jamais que la France opérait sournoisement, au moyen de ses commerçants, pour l'agrandissement de la République, les rémunérant des fonds secrets de l'État.

 

Après que la Turquie eut cédé la côte occidentale de la Mer Rouge à l'Égypte, celle-ci nomma les sultans indigènes de la région comme gouverneurs, mais on n'avait jamais clairement défini quels étaient les pouvoirs de ces sultans, ou s'ils en possédaient même. La Grande-Bretagne qui, par la convention anglo-égyptienne de 1877, avait, provisoirement, reconnu cette occupation, ne voulut point admettre qu'ils eussent le droit de ne céder aucune partie du territoire à des étrangers. L'lndia Office déclara qu'il considérait comme fort dangereuses les revendications de Soleillet aux terres qu'il prétendait lui avoir été cédées, même si l'étendue en était restreinte. Il signala à l'attention du Foreign Office le fait que l'Italie s'était, au début, installée modestement et commercialement à Assab. Il réclama que le gouvernement anglais insistât auprès du Khédive pour l'obliger à faire valoir ses droits souverains sur la région. L'Égypte, cependant, était prête à évacuer toute la malheureuse côte si l'Angleterre voulait le lui permettre. Lord Granville, ministre des affaires étrangères, était de l'opinion que l'intérêt des Indes nécessitait qu'il ne fût jamais permis à une puissance étrangère d'acquérir des concessions sur cette partie de la côte qui, en 1875, avait été annexée aux domaines du Khédive, et il demanda que le nécessaire fût fait pour empêcher cet accident.

 

En 1882 il n'était plus possible de contester les droits de la France à la concession d'Obock; tout ce que l'on pouvait espérer, c'était de l'empêcher d'empiéter plus loin sur la côte. Si l'Italie était obligée de rester enfermée à Assab, et la France à Obock, aucun mal sérieux ne s'ensuivrait pour la Grande,-Bretagne, car ces deux endroits offraient peu d'avantages naturels. Assab était entouré de marécages pestilentiels près de la côte, et vers l'intérieur le pays était montagneux, peu fertile, et occupé par des tribus maraudeuses. Le ministre anglais à Aden prétendait que l'Angleterre n'aurait rien à craindre de l'Italie pendant bien longtemps encore, et qu'elle pouvait écarter de son esprit le problème d' Assab. La France, non plus, n'offrait aucun danger tant qu'elle se bornait à rester à Obock. L'endroit était dépourvu d'eau douce et le port était quasi inutile puisque son bassin était toujours à sec à marée basse, et que même à marée haute seuls les petits vaisseaux pouvaient y entrer. Le danger ne surgirait que si elle essayait d'élargir le champ de son activité et poussait une pointe vers Ghubbet Khareb, non loin d'Obock. Ghubbet Khareb jouissait d'un bassin magnifique de 95 kilomètres carrés, et toute la flotte britannique aurait pu s'y abriter, si profonde en était l'eau. Nulle flotte du monde, affirmait le ministre anglais à Aden, ne pourrait mettre en péril des navires, des dépôts de provisions ou de charbon une fois ceux-ci mis en sûreté dans la baie. Les agents secrets de la Grande-Bretagne commençaient à soupçonner que Ghubbet Khareb pouvait bien être le but de Soleillet et qu'il s'y dirigeait à pas lents et sûrs. Ce qui est clair c'est que Soleillet s'était rendu compte, lors de ses voyages au Choa, qu'il y avait d'autres points de la côte mieux adaptés qu'Obock à servir de base aux opérations commerciales de son pays.

Il se mit donc à acquérir autant de concessions que possible. L'Angleterre, à son tour, après avoir vérifié le nombre de concessions qu'il prétendait avoir acquis, se mit à soutenir les droits légitimes de l'Égypte pour empêcher l'occupation de devenir permanente. Elle n'avait aucune intention de laisser dépouiller la nation la plus faible au profit des forts; telle était du moins la politique qu'elle professait ouvertement. Les agents secrets de la Grande-Bretagne découvrirent, en effet, que Soleillet prétendait avoir acheté la concession de Tajourah au sultan Hamed bin Mohamed ; ce dernier, cependant, quand l'Angleterre protesta auprès de lui, déclara que ce n'était point lui qui avait vendu le territoire mais le sultan de Lohaitu.

 

Tous les sultans s'étaient entendus ensemble pour embrouiller la situation autant que possible avec la ferme intention de secouer, une fois pour toutes, le joug de l'Égypte. Les agents britanniques ensuite recherchèrent Soleillet pour lui demander d'éclaircir l'affaire; ils découvrirent qu'il était monté de nouveau à Ankober, mais son associé, Léon Chefneux leur apprit que Soleillet avait acquis de plusieurs sultans l'autorisation d'occuper quelques points de la côte pour un but entièrement commercial, afin de débarquer les marchandises et de construire des baraques pour les contenir. En apprenant cela le ministre anglais à Aden conseilla au gouvernement d'expédier une centaine de dollars au sultan pour lui faire porter un démenti formel au bruit qui courait qu'il aurait cédé la concession au commerçant français. Le prochain objectif de Soleillet était Sagullo, dans la baie même de Ghubbet Khareb, le bassin qui pouvait contenir toute la flotte anglaise. Ce fut ensuite le tour d'Ambadu, trop près de Zeylah et de la route conduisant au Harrar pour la sécurité de l'Angleterre. En octobre 1882 Soleillet arriva à Sagullo et hissa le drapeau français.

 

NDLR : En octobre 1885, Arthur Rimbaud quitte Bardey et se lance dans un trafic d'armes où il espère revendre cinq fois plus cher des fusils obsolètes à Ménélik, roi du Choa, mais l'entreprise n'est pas de tout repos. Il met prés d'un an pour réunir sa cargaison et préparer le départ à cause de divers problèmes et de la mort de ses associés, Pierre Labattut et Paul Soleillet.

EN SAVOIR PLUS

> Soleillet par V. Ricquet

Les Voyages et découvertes de Paul Soleillet 

Racontés par lui même, 1881 -  Textes de Jules Gros

> Sa biographie

> Premier voyage

> Deuxième voyage

> Troisième voyage

> Quatrième voyage

 

 > Contact Webmaster