Les misères de la communauté de Rochefort
au XVIIe siècle

Extrait de la Revues du Comité de l'Art Chrétien, 1904 - pages 573 à 584.
par le curé de Rochefort Louis Bascoul


Titre original : Les ennuis d'un Prieur et les misères d'une communauté au XVIIe siècle.

Nota éditeur : Ce document est la narration des événements ayant succédé à la longue histoire de l'assèchement de l'étang.
C'est le fruit de recherches effectuées aux archives municipales par l'abbé Louis Bascoul, curé de Rochefort de 1898 à 1909.
Historien régionaliste très actif, il collabora à diverses sociétés savantes et écrira dans leurs revues ; le Comité de l'Art Chrétien, la Revue du Midi et l'Académie de Nîmes. Cette dernière publiera sa nécrobiographie, rédigée par Eugène Margier, dans l'édition de 1922-1923.

-oOo-

Le prieur dont les ennuis ont attiré notre attention est le frère Scipion Reybaud. La communauté qui lui vaut des tracas, et qui subit sa part de misères est Rochefort. Ennuis et misères découlent principalement d'une longue série d'emprunts successifs faits par la paroisse aux Chartreux de VilIeneuve-les-Avignon. Mais le prieur entend souffrir le moins possible de l'état de détresse dans lequel se débat la communauté de Rochefort. Comme il réside dans le couvent de Saint-André, il s'estime peut-être hors de portée des récriminations, parfois un peu vives des paroissiens auxquels il prétend faire expier leur manque de fonds. N'obtenant point ce qu'il désire, frère Scipion "refuse de fournir un prédicateur et des ornements pendant le carême, ainsi que c'était la coutume de temps immémorial." Aussitôt, réplique des consuls qui, devant l'église et M. Sicard, bailli, exposent le fait. "On délibère que pendant les vendanges, il sera défendu à qui que ce soit, d'aider à charger les raisins aux fermiers de la dime à peine de cinq livres d'amende." On déposera simplement les raisins à terre après avoir crié trois fois. La communauté se déclare prête à supporter les frais du procès qui pourrait être intenté aux habitants.

Cependant, une prudente accalmie, de part et d'autre, succéda aux menaces de tempête, et l'affaire se termina par un arrangement à l'amiable. Mais les rapports entre le prieur et la communauté s'en ressentirent Iongtemps. À chaque instant surgissaient de nouveaux motifs de querelle. On touche, d'ailleurs, à une heure critique : l'église de Rochefort menace ruine. Les habitants s'en inquiètent à bon droit : ils tremblent pour les maisons voisines. Il n'est dans le village, qu'une voix pour dire : "Il y aurait du danger à laisser tomber l'église, mieux vaut la réparer." L'avis des maîtres maçons est demandé, l'urgence est évidente. L'assemblée propose alors d'emprunter la somme nécessaire pour les réparations qui s'imposent (Délibération du 8 octobre 1620). Il ne s'agit plus que d'aborder le prieur et de convenir avec lui de la part qu'il paiera. Le bon moine fait la sourde oreille. En vain les consuls, délèguent auprès de lui, s'efforcent de le convaincre. On est sourd ou on ne l'est pas, et, pour le moment, frère Scipion Reybaud est affligé d'une surdité désespérante. Les consuls se lassent de perdre leur temps et leur peine.

Une nouvelle délibération est prise sur le même objet (22 mars 1621). Comme la situation est aggravée par "la crainte que les soldats de l'artillerie qui doivent venir loger à Rochefort ne saisissent l'église et la tour et ne s'y fortifient que pour faire contribuer les habitants ; l'assemblée expose , plus énergiquement que jamais, que l'église tombe en ruines que le prieur doit contribuer pour un tiers aux réparations suivant la transaction passée avec lui et comme il convient de la réparer, il faut faire contribuer le prieur à l'amiable ou par procès et ensuite emprunter la somme de deux cents écus."

M. Scipion est aussi sourd en mars 1621 qu'en octobre 1620 ; consuls et communauté s'épuisent en efforts inutiles pour se faire entendre, et les voûtes branlantes de l'église continuent à menacer ruine. Par une fâcheuse coïncidence, les événements extérieurs vont obliger à changer la destination de la somme empruntée. C'est la contribution que l'on fait à la ville de Roquemaure pour le logement de la compagnie du baron de Cornillon ; ce sont quelques affaires très urgentes ; ce sont encore les contributions pour les gendarmes du sénéchal Pérault, pour les compagnies des sieurs de Laviscléde et du Bay, pour le régiment du marquis de Portes, pour la compagnie des chevaux légers du baron de Sabran, etc.(1), tant et si bien que la somme empruntée pour l'église fond complètement et "que les pauvres habitants ne peuvent plus y suffire."

(1) NDLR : Tous ces mouvements de troupes sont liés à la révolte des protestants dans la partie cévenole du département. Ils vont contribuer à accroitre la misère dans ces communautés rhodaniennes presque exclusivement catholiques.

En même temps, les Chartreux intentent un procès à la communauté pour le dommage causé par le passage des eaux de l'étang dans leurs terres : les créanciers menacent d'arrêter le bétail, d'enlever des prisonniers, et quelques-uns, très pressés, exécutent d'abord leurs menaces. Bref, "les habitants n'osent presque plus sortir pour gagner leur vie crainte d'être emprisonnés et leur bétail saisi."

Au milieu de cet encombrement de misères, reste-t-il quelque espoir, sans le secours du prieur, de préserver les murs de l'église d'une chute et d'un effondrement imminents ? Non, car l'édifice a cessé d'attendre les réparations projetées. Le 5 janvier 1626, on délibère de "dresser un rôle des habitants à l'effet de concourir au déblaiement de l'église tombée en ruines, ou bien d'en confier le travail à quelqu'un des habitants en lui payant ses peines." Et le prieur dormait sur les deux oreilles, sourd même à l'éboulement de son église. Près de lui, ses confrères, les Chartreux de Villeneuve, loin de dormir, déployaient une terrible vigilance à faire valoir leurs droits, en saisissant les bestiaux des habitants de Rochefort.

La peste qui ravagea la communauté en 1629 (1) rendit-elle l'ouïe au frère Scipion Reybaud ? 0n aurait presque lieu de le croire, puisqu’une entente put enfin se faire entre le prieur et les représentants de Rochefont ainsi qu'en témoigne la délibération du 20 octobre 1630. "Les consuls, lisons-nous, exposent que l'église du lieu est ruinée, que les habitants s'en plaignent, et qu'il convient de construire un choeur ; attendu que le prieur est de bonne volonté pour payer sa portion, on délibère d'emprunter la somme de 600 livres pour payer la portion qui revient à. la communauté."

(1) NDLR : Le dessèchement de l'étang achevé en 1612 devait en principe, prémunir la communauté de ce type d'épidémie, mais visiblement les causes étaient multiples ou ailleurs. Par exemple : la pollution des eaux potables et le manque d'hygiène dans l'habitat.

Après cela, par quelle fatalité faut-il que nous retrouvions en tête de la délibération du 24 juin 1631 : "Place Saint-Jean (actuellement place du Comte Raymond VI), devant la porte du lieu où se fait le service divin, à cause de la chute et ruine de l'église..?" On essaie de presser le mouvement: une obligation de 600 livres passée avec les Chartreux pour tes réparations est ratifiée, et l'on se dispose à mettre les travaux à l'enchère quand une nouvelle contrariété s'abat sur les habitants de Rochefort. Les consuls annoncent (Délibération du 6 octobre 1631) que "les Chartreux de Villeneuve ont obtenu un jugement contre la communauté et les contenanciers de l'étang, pour une somme de 900 livres, en dédommagement de la servitude établie sur leur terroir de Four par le passage des eaux de l'étang ; la susdite somme, avec frais compris, s'élève à 550 écus, et à ces causes on a fait saisir le bétail des habitants." Dans ces tristes circonstances, "on convient que les forains payeront mille livres et que la communauté empruntera 300 livres pour dégager le bétail."

Ainsi les dettes s'échelonnent et grimpent sur les dettes, les créances sur les créances et les emprunts sur les emprunts. Rochefort se trouve tellement obéré qu'il ne peut faire face aux exigences des créanciers. Quelques jours plus tard, les consuls ont la douleur de constater que le syndic des Chartreux, dom Courrier, a fait vendre le bétail saisi ; il a même fallu l'intervention des personnes influentes pour empêcher la vente des meubles du consul Trenquier. Pressée de toutes parts, la communauté est aux abois; elle espère transiger avec ses créanciers et crée des ressources par des ventes forcées. Mais en attendant, l'église reste dans le même état, malgré la mise aux enchères. "Le dernier susdisant a été Jean Durand, maître maçon à Villeneuve-les-Avignon, pour la somme de 995 livres." Un bail est passé avec lui, et les travaux sont toujours à la veille de commencer. Alors survient un autre embarras : Rostaing André ne veut plus louer sa maison pour dire la sainte messe. En réalité, le propriétaire du lieu du culte avait fait son petit calcul, et il avait trouvé à part soi que le moment était propice pour serrer l'anguille. Il comptait bien qu'on n'irait pas célébrer les offices dans la rue. La communauté se résigne à de nouveaux sacrifices et elle accorde que l'on paiera audit Rostaing la somme de huit escus par an, et le service pourra être continué dans sa maison. Ce contretemps ne suffit pas à hâter la restauration de l'église. Jean Durand est un bon ouvrier, tout le monde le reconnaît, mais il reste les bras croisés ; on voit bien que cet entrepreneur n'entreprendra rien. Le prieur, Scipion Reybaud, ne retire pas ses belles promesses, mais il ne fait rien et donne moins encore si c'est possible. On envient, une fois de plus, à proposer de s'entendre avec lui (Délibération du 2 février 1632). Il faut "savoir enfin s'il veut relever l'église au prix de 700 écus ou s'il veut la laisser faire aux habitants."

Jean Durand est déchargé du fardeau qu'il trouve trop lourd et il est procédé à de nouvelles enchères. Le dernier enchérisseur est Jean d'Entraigues. L'ouvrier est bon, mais pourquoi y a-t-il si loin de l'enchère à la signature du bail ? Le maître-maçon réfléchit, puis, à la veille de signer le contrat, il se retire. C'était à croire que Pénélope avait envoyé ses arrière-petits-fils aux enchères de Rochefort.

Fatigués de ces échecs répétés, les habitants, consultés "sont d'avis de donner la conduite du travail à Claude Maigret, maître-maçon du lieu, auquel on accorde 30 livres par mois à condition qu'il prendra avec lui des compagnons qui seront payés par les consuls." En suite de cette délibération et afin de pourvoir aux moyens d'assurer les sommes destinées à payer l'entrepreneur, les consuls décident "de mettre en vente les herbages de Rouvière Pelade, pour 4 ou 5 ans, et le prix en être employé à la réédification de l'église sans qu'il puisse être employé à autre chose"

Toutes ces précautions, toutes ces enchères, tous ces engagements, toutes ces déclarations aboutissent à une constatation décevante : "il est nécessaire de donner la construction de l'église à celui qui fera la condition meilleure." A cette date, 2 février 1633. on se retrouve au même point qu'en janvier 1626. C'est à peu près la marche des écrevisses. Heureux pays, si les consuls n'avaient beaucoup d'autres écheveaux, et de plus embrouillés à dévider.

Voici que l'évêque de Viviers, Louis de la Baume (1) , juge à propos de rappeler quelques affaires.personnelles, ce qu'il fait, d'ailleurs, en vue d'une conciliation désirable pour les deux parties. Dans une lettre adressée aux consuls de Rochefort, "il requiert la communauté de cesser les poursuites du procès intenté contre lui au Parlement de Toulouse, pour les sommes que la communauté avait emprunté pour feu son père, que l'on suppose avoir été employées à l'obtention des Bulles de son évêché, il lui promet en retour d'être son ami et protecteur tant pour lui faire recouvrer les sommes dues par ses frères, les comtes de Suze et de Rochefort, que dans l'affaire de la communauté avec les capitaines et soldats du sieur d'Empuis et pour affaires quelconques."

(1) NDLR : Monseigneur Louis-François de la Baume de Suze (1602-1690), évêque de Viviers de 1621 à 1690, fils de Rostaing de la Baume et de Catherine DE GROLÉE-MEUILLON, fille de Aymard François DE GROLÉE-MEUILLON et Marguerite de Gast.

Une telle offre de protection devait être bienvenue ! On eut garde de repousser la main que tendait le prélat ; il restait trop de difficultés à résoudre de tous côtés. La communauté se résolut donc à déléguer auprès de l'évêque le consul Pallejay et Michel Carrière "pour le prier de la décharger des obligations et emprunts contractés par feu Mgr le comte de Suze, au sujet de quoi on avait instance devant le sénéchal de Nîmes, supposant que l'argent provenant desdits emprunts avait été employé pour obtenir les Bulles du dit évêque." Mais Mgr de la Baume, conformément à sa lettre antérieure, "répondit que cela ne retombait que sur les biens de feu son père, mais que s'ils se désistaient volontairement des poursuites, il les aiderait à obtenir décharge, et il promit de les aider en d'autres circonstances comme bons amis." La communauté en vint à douter de ses droits, et, par une délibération du 17 avril 1633, elle déclara se désister. D'autre part, elle se retourna vers le prieur Scipion Reybaud. Il paraissait utile de lui rappeler ce qu'il oubliait trop, "qu'une ordonnance de l'archevêque d'Avignon, en date du 22 avril 1627, oblige le frère Scipion Reybaud, pitancier de l'abbaye de Saint-André, à payer un tiers de la construction de l'église de Rochefort tombée en ruine le 8 décembre 1625, et la pourvoir de beaucoup d'objets indispensables au culte divin." Malgré cette ordonnance, Mre Scipion attendait que l'église fût rebâtie sans son concours ; il lui était si doux de se tenir en repos dans un esprit de patiente économie. Il comptait sans les consuls de Rochefort qui, ne voyant venir ni le prieur ni son argent, perdirent patience, après dix mois d'attente. Thoulouse, premier consul, fait appeler devant les commissaires du roi, le trop nonchalant moine. Alors, frère Scipion Reybaud, se réveillant, comprend la portée de "l'ordonnance rendue par l'archevêque d'Avignon pour la restauration et ornement de l'église," et il se rend sur les lieux. Là, il offre de consentir à l'instant même qu'il soit ouvert des enchères pour la construction de l'église suivant les articles qu'il a signés par devant M. Duret, conseiller du roi, lieutenant général en la maitrise des ports de Villeneuve-les-Avignon ; toutefois, - ne fallait-il pas que le pitancier de Saint-André fit quelque réserve ? - le prieur se méfie et prétend que les officiers ordinaires du lieu sont suspects. Vise-t-il à faire traîner les formalités en longueur ? Espère-t-il contraindre la communauté, lasse de retards multipliés, à subir quelque transaction dans laquelle il saura bien alléger sa charge et surcharger la partie adverse ? Mais à l'école de Mre Scipion, les représentants de Rochefort ont appris à tout craindre et, séance tenante, "on délibère que les enchères auront lieu en présence de M. Duret, et qu'elles s'ouvrent au plus tôt." (5 février 1634)

Le mois de février ne s'écoule pas sans une nouvelle communication du premier consul : il a été convenu avec frère Scipion Reybaud que l'on doit donner à bâtir l'église de Rochefort à Claude Maigret, tailleur de pierres; celui-ci "construira une chapelle semblable à celle de Saint Alzaïs, à droite d'icelle du côté du marin avec les portes et fenêtres nécessaires, à raison de 8 livres la canne carrée de bâtiment tant plein que vide, en outre 36 livres pour la grande porte, 13 livres par canne carrée de voûte, la chapelle neuve comprise, 6 livres pour la démolition de la muraille du côté du couchant, et 10 livres pour la corniche. Antoine Trenquier, fils à Raymond, offre de donner 200 livres pour la construction de la nouvelle chapelle, à condition qu'il y aura place dedans pour sa sépulture." Reste la portion afférente à la communauté, les consuls n'ayant K rien en main, on invite les habitants â prêter leur argent, promettant la communauté, le leur rendre plus tard." Cette invitation n'amène pas l'abondance et l'on doit renouveler l'appel à la bonne volonté des paroissiens en même temps que l'on décide "d'imposer deux vestisons de bled par livre de présage pour avoir de l'argent pour faire travailler à l'église." (Délibération du 9 juillet 1634)

L'heure sonne de la mise en train des travaux, mais ce n'est point la fin des soucis. L'affaire de l'évêque de Viviers renaît. M. Salcon a obtenu "du Parlement de Toulouse un arrêt contre Mgr Louis de la Baume, pour le payement de plusieurs sommes, formant en totalité 18.200 livres, que la communauté avait emprunté pour le seigneur comte de Suze, et M. Salcon était caution, duquel cautionnement il voulait se décharger."

Les habitants de Rochefort sont intéressés à maintenir l'accord conclu avec le prélat. Il serait maladroit, dans la crise qu'ils traversent, de dédaigner les services d'un tel personnage. On établit donc définitivement la situation respective des deux parties, dans une délibération tenue devant la porte de la chapelle Sainte-Victoire, le 20 mai 1635. Citons les conclusions de l'accord fait "avec l'évêque de Viviers pour les sommes que la communauté avait empruntées pour le payement des Bulles de son évêché, desquelles sommes M. Joel Salcon est caution pour 6.000 livres empruntées à MM. Claude Louancit et Antoine Ferat, d'Avignon, 4.000 livres au sieur Antoine de Thierry, 300 livres a M. Rogier d'Anselme, 1.200 livres empruntées par M. Salcon et Pierre Duzot, viguier à Rachefort, à M. Léon Sautel, de Nimes, 4.000 livres à M. de Guillaumont en tout 12.200 livres, dont la communauté se trouve obligée, pour le seigneur évêque qui aurait promis de payer 14,500 livres, savoir 7.000, produit d'une vente à M. de Saint-Vincent, et les 7.500 livres restant, dans sept ans prochains, à savoir 1.000 livres par an, sauf ce qui peut encore revenir à la communauté en égard aux sommes plus fortes réclamées par cette dernière, on tient quitte ledit seigneur évêque pour 9.427 livres, 12 sols, pour ce qui le concerne."

Cet arrangement définitif arrive à point pour permettre aux consuls de Rochefort de recourir aux bons offices de l'évêque de Viviers au moment où de nouvelles épreuves surgissent du côté des Chartreux. Les assemblées de la communauté ont beau déclarer que l'impuissance où sont les habitants de supporter les charges qui les écrasent va les "obliger de déserter le pays, de laisser des terres incultes, ce que plusieurs ont déjà fait," les créanciers semblent avoir des crocs plus aigus. Les Chartreux profitant de ce que le roi a dispensé les ecclésiastiques créanciers d'une communauté de se payer en biens-fonds se hâtent de faire saisie, malgré des propositions d'accommodement, sur un grand nombre de bêtes de labour et cinq cents bêtes à laine. Le coup est dur, on proteste. Puis l'on se met à poursuivre la cassation de la saisie. Mais quand verra-t-on résoudre cette épineuse affaire ? Ah ! Si Jupiter n'était pas si loin, ni si haut ! Si, du moins, l'on pouvait aborder quelque demi-dieu. Celui-ci est tout trouvé pensent quelques-uns et l'on députe auprès de Mgr de Viviers les sieurs Guigue et Sicard pour le prier de s'interposer en faveur de la communauté, auprès des pères Chartreux afin de les exhorter à la patience et de cesser les poursuites et saisies (avril 1636). Sicard n'ayant point de monture se fait prêter celle de Salcon et les deux députés partent ensemble pour Viviers. "Arrivés au-dessus du pont Saint-Esprit, ils furent assaillis par des voleurs qui leur enlevèrent leur jument, leur argent et une partie de leurs vêtements, leur lièrent les mains derrière le dos et les attachèrent à un buisson." Résultat, on réclame à la communauté le payement de la jument de Salcon et le reste. Encore une aventure bien faite pour grever les malheureuses finances de Rochefort.

À cette heure presque désespérée, une éclaircie semble dégager l'horizon. Émus peut-être d'une situation qui met leurs avances en péril, les créanciers de la communauté deviennent moins intraitables : ils parlent de procéder à des arrangements, de faire quelques concessions. On peut prévoir un peu de calme pour l'avenir. Puisse le présage n'être pas trompeur !

Pendant ce temps, l'église se relève avec lenteur, mais avec suite. Claude Maigret travaille à la voûte. Il a, sous la main les pierres dont il a besoin, il ne lui manque que de l'argent. Il paraît que ceci n'est pas moins le nerf des maçons que celui de la guerre. Claude crie misère. On l'écoute et l'on reconnaît que, d'après les conventions, il lui revient 950 livres pour la réfection de la voute, dont un tiers à la charge du prieur et deux tiers à servir par la communauté , "desquels deux tiers il faut payer au 15 aoùt, présent mois (1638), 433 livres 6 sols 8 deniers et le restant après l'oeuvre parfaite et reçue, en déduction de quoi ils ont payé audit Maigret la somme de 280 livres, reste 153 livres pour la paye du mais d'août, ne sachant comment le satisfaire, n'ayant aucun denier, on a pensé que, comme le prieur donne 150 livres par an pour un secondaire, on pourrait le dispenser pour un an, et se contenter d'un curé, et le prier de donner 100 livres pour le bâtiment et 50 livres pour un prêtre qui dira une messe chaque dimanche et fête.

Enfin, l'année 1639 voit s'achever les travaux de réparation de l'église, mais elle ne voit pas cesser la détresse des habitants de Rochefort. "La communauté se trouve engagée dans une énormité de dettes (Délibération du 27 mars 1639), les intérêts sont tels que les revenus de la localité ne sauraient y suffire."

Alors, on tourne les yeux vers Notre-Dame-de-Grâce, non point pour la prier, mais pour en tirer quelque profit, et "l'on remontre qu'à cause de la dévotion qui existe à Notre-Dame-de-Grâce, terroir de Rochefort, il arrive un grand nombre de personnes, ce qui est cause qu'il s'y débite beaucoup de vin, et, ce qui est fort désagréable, est que les étrangers, ou les lieux voisins, apportent leur vin ou bien les hôtes le vont quérir chez eux ; les habitants ne peuvent débiter le leur, tandis qu'ils en récoltent assez bonne quantité, et le terroir, qui est propre pour la vigne, en produirait plus qu'on n'en saurait débiter annuellement. On délibère malgré les observations de M. Jaume, bailli, et Serre, notaire, qui font ressortir que la mesure est plus nuisible qu'utile attendu qu'il se récolte dans le lieu tout au plus quatre-vingts tonneaux de vin (un tonneau 342,77 litres, soit 1/2 muid), et qu'il s'en débite dans les logis plus de quatre cents tonneaux, que ce serait un tort porté aux hôtes de les empêcher d'acheter du vin dehors du lieu, et ceux qui viennent à la dévotion seraient exposés à ne pas trouver du vin pour boire qu'aucun habitant ne pourra acheter du vin dehors du lieu, ni aucun étranger ne pourra en apporter, tant qu'il s'en trouvera de bon et au cours, transport déduit, à peine de confiscation du vin, du fût et de dix livres d'amende."

Cette mesure énergique n'empêche pas les finances de la communauté de se trouver en proie à une crise de plus en plus violente, sous le choc de toutes sortes de calamités. La peste arrive semant la terreur et la ruine. En un mois, une quinzaine de maisons de la localité sont infectées. Le 3 juin 1640, les habitants de Rochefort s'assemblent en conseil général, en dehors du village, sur la roche du moulin à vent, à. cause de la maladie contagieuse. Ils décident de faire parfumer les maisons touchées par le mal. Mais "les malades et ceux qui sont soupçonnés de l'être, qui habitent le quartier infect viennent de leurs maisons infectées dans les autres quartiers, lesquels infecteront partout si on ne les empêche de venir ; ils fréquentent tout le terroir du lieu où bon leur semble contre tout ordre de justice et de police, quoiqu'il leur ait été défendu par les magistrats et consuls; pour empêcher de tels désordres qui pourraient causer la mort de plusieurs habitants, il serait fort à propos de mettre deux hommes pour garder les infects ou soupçonnés, à leurs dépens, et, auparavant de parfumer, (désinfecter) faire sortir tous les habitants qui sont dans le lieu, et le nettoyer, et en cas qu'ils ne voudraient sortir, ils seront tenus d'aller faire leur quarantaine lorsque les autres habitants reviendront dans leur cabane." Par le fait, les relations cessent avec les villages voisins et les habitants consomment toutes leurs récoltes sur place, pour leur nourriture, sans pouvoir vendre aucuns fruits. C'est la misère pour l'année suivante. Comment payer les charges et les intérêts des créanciers ?

Hélas! L'année nouvelle (1641) porte dans ses flancs la grêle et la tempête. La moitié des blés est abattue, les trois quarts des raisins et des olives sont emportés, les eaux ont noyé les blés semés au terroir de l'étang et comme les recettes du roi rentrent mal, le second consul est emprisonné à Uzès; pour comble de malheur le collecteur des deniers royaux est volé en chemin, et c'est encore la communauté qui doit supporter cette perte.

Tout cela forme comme une tragédie qui jette dans le désespoir les malheureux habitants de Rochefort ; ils se sentent tous menacés de prison et les consuls prévoient qu'ils y "mourraient tous misérablement sans espoir de pouvoir sortir par aucun moyen de payement."

Cette noire vision de l'avenir que le présent, trop sombre, paraissait rendre d'une réalisation imminente se dissipa peu à peu. Les doigts crochus des créanciers s'ouvrirent, l'argent devint moins rare, les habitants de Roclefort échappèrent à la prison, le prieur, l'église rebâtie, s'entendit mieux avec les paroissiens, les Chartreux eurent moins d'occasions d'exécuter des saisies sur les bestiaux, et l'histoire du village se remit à tourner dans le cercle invariable qui est celui de toutes les histoires.

Louis Bascoul,
curé de Rochefort 1898-1909


-oOo-


La plupart des sources données dans ce texte sont listées dans l'inventaire des Archives de la commune avant 1790, il est en ligne sur le site. Lien avec ce document ci-dessous :
> Inventaire et Descriptif des Archives Municipales avant 1790

> Contact Webmaster