Notre-Dame de Rochefort
par le P. Lèon Chapot, 1898.

Origine du pieux sanctuaire, l'an 798.

L'origine de notre pieux sanctuaire se rattache au souvenir des grandes victoires remportées par Charles Martel sur les invasions musulmanes dans le sud-est de la France. Après avoir été vaincues et refoulées Poitiers, en 732, par l'illustre héros chrétien, les armées de l'Islam s'efforcèrent, on le sait, de pénétrer dans notre patrie par la vallée du Rhône. Déjà en l'année 737, elles s'étaient avancées assez haut sur les rives de notre grand fleuve. A cette nouvelle, Charles Martel, la tête de ses valeureux Francs, accourt leur rencontre. Il les surprend près de Lyon, les oblige se replier précipitamment jusqu'auprès de la ville d'Avignon, où elles essaient vainement de se fortifier. Après quelques jours d'un siège opiniâtre, Charles Martel s'empare de cette ville, et fait passer au fil de l'épée tous les Sarrasins qui s'y trouvaient renfermés. Puis, par un de ces coups soudains qui lui étaient ordinaires et qui lui ont valu le surnom de Martel, il se met à la poursuite des débris de l'armée musulmane qui s'était hâtée de repasser le fleuve et fuyait à travers les collines boisées de la Septimanie. Il les atteint dans la plaine et sur les coteaux de Rochefort et de Saze, leur inflige des pertes cruelles et continues les poursuivre avec la rapidité de la foudre (ce sont les expressions mêmes de nos meilleurs historiens) au-delà du Gardon, de Nîmes et jusqu'au-delà de Narbonne.

Les Sarrasins ne se relevèrent jamais de cette défaite. Ils essayèrent bien de débarquer sur les côtes de la Méditerranée, et de faire encore quelques incursions dans la Septimanie, mais ils ne purent y pénétrer bien avant. Dans tous les cas, les plaines de Rochefort, d'Orange et la vallée du Rhône ne les revirent jamais plus, quoi qu’en aient dit certains écrivains qui ont fondé leur récit sur des documents auxquels les historiens les plus autorisés n'ont jamais reconnu une sérieuse valeur historique.

La délivrance de la Provence et de la Septimanie par Charles Martel remonte l'année 737. Soixante ans plus tard, Charlemagne, petit-fils du premier vainqueur de l'Islamisme, fit élever plusieurs chapelles, dans le midi de la France, en souvenir de cette heureuse délivrance, et une, entre autres, sur une petite colline située tout près du village de Rochefort, qui fut dédiée l'auguste Mère de Dieu.

Telle fut l'origine de notre pieux sanctuaire. Une ancienne tradition rapporte que saint Guillaume d'Aquitaine, ami et parent, dit-on, du grand empereur d'Occident, fut chargé d'ériger lui-même ce monument de piété et de reconnaissance. Cette tradition nous apprend que cette érection eut lieu en 798.

Nous savons aussi qu'un prieuré bénédictin fut annexé à la pieuse chapelle dès sa fondation, et que ce prieuré dépendit, depuis son origine, de l'abbaye de Saint-André qui avait été fondée, avant même le VIIIe siècle, sur une colline abrupte qui domine aujourd'hui la petite ville de Villeneuve-les-Avignon.

La chapelle de Notre-Dame de Rochefort bâtie par Charlemagne était un petit monument d'architecture romano-carlovingienne. Sa voûte en berceau s'appuyait de chaque côtésur deux arceaux et trois contreforts en pierre de taille. La nef se terminait par une abside demi-circulaire. Derrière le maître-autel, là même où s'élève aujourd'hui le dôme de Notre-Dame, une grande statue en bois représentant la Vierge avec l'Enfant-Jésus entre ses bras reposait sur une colonne de pierre. À gauche du chœur, du côtédu nord, on y voyait un oratoire construit en l'honneur de sainte Victoire. L'ensemble du monument n'avait que cinquante-quatre palmes de longueur et vingt-sept de largeur, c'est-à-dire douze mètres sur six. Ce pieux édifice a subsisté, sous cette forme primitive, jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Il fut alors agrandi, ainsi que nous le dirons plus loin, selon les dimensions et proportions harmonieuses que nous lui voyons aujourd'hui.

Premières épreuves. - Invasion des Hongrois.

Malgré les invasions des Normands qui désolèrent la France au IXe siècle, le sanctuaire de Notre-Dame de Rochefort demeura, par une protection spéciale du Ciel, l'abri de leurs atteintes. Mais il n'échappa aux violences des Normands que pour tomber, vers l'an 925, entre les mains des Hongrois, peuple violent, cruel et farouche, pires que les Normands. Partis des bords du Danube, ces barbares s'étaient précipités sur les plus belles contrées méridionales de l'Europe, et se signalaient partout par les plus affreux ravages.

Ils étaient, dit-on, d'une extrême habileté à tirer de l'arc se nourrissaient de chair humaine et aimaient surtout à dévorer le cœur de leurs victimes. Ils arrivèrent dans le midi de la France vers le commencement du Xe siècle. La Provence et le Languedoc furent pendant quelques années le théâtre de leurs horribles exploits. Tout le territoire de Nîmes et d'Avignon fut réduit par eux la plus extrême misère, et vers l'an 925 l'abbaye de Saint-André et le prieuré de Notre-Dame de Rochefort tombèrent en leur pouvoir. Après y avoir commis toutes sortes d'atrocités, ils laissèrent ces lieux vénérables dans le plus pitoyable état.

Les religieux de Notre-Dame de Rochefort avaient pris la fuite leur approche; mais avant de partir, ils avaient eu soin de cacher la statue de la Très Sainte Vierge dans une profonde anfractuosité du rocher, afin de la soustraire leurs profanations. Nous verrons par quelle circonstance vraiment miraculeuse elle fut retrouvée près d'un siècle plus tard.

Les comtes de Toulouse parvinrent, après de grands efforts, chasser les Hongrois de leurs états qui s'étendaient alors jusqu'à la rive droite du Rhône, mais leurs plus belles provinces furent ruinées pour longtemps.

Période de relèvement et de restauration.

Après l'expulsion des farouches Hongrois, tout était refaire dans le prieuré bénédictin de Notre-Dame de Rochefort, aussi bien que dans l'abbaye de Saint-André elle-même.

Sans se décourager par les difficultés de la tâche, on se mit l'œuvre. Dès l'année 976, nous voyons un évêque d'Avignon, dont l'histoire a conservé le souvenir, Warnérius, s'appliquer de toutes ses forces faire refleurir la discipline monastique dans l'abbaye de Saint-André. Lui-même en fit réparer l'église et le monastère de ses propres deniers, et il la fit rentrer peu peu en possession de ses anciens prieurés. Celui de Notre-Dame de Rochefort fut de ce nombre. Des religieux bénédictins vinrent de nouveau l'habiter et y reprendre le chant des psaumes et de l'office divin interrompu depuis plus de cinquante ans.

Les papes Grégoire V en 999, Victor II, Jean XX, Urbain II ratifièrent et sanctionnèrent toutes ces possessions qui furent encore confirmées plus tard par des bulles émanées de Gélase II en 1119, d'Innocent II en 1143, d'Eugène III en 1147, d'Alexandre IlI en 1178, d'Honorius III en 1219, de Grégoire IX en 1227, enfin d'Alexandre IV en 1256.

Par ces mêmes bulles, ces Papes accordaient l'abbaye de Saint-André et ses dépendances divers privilèges, celui, entre autres, de pouvoir célébrer les offices divins en temps d'interdit général sur tout le royaume, et celui du droit d'inhumation ou de sépulture. Le prieuré de Notre-Dame de Rochefort usa largement de ce dernier privilège, en faveur d'un grand nombre de fidèles qui tenaient se faire ensevelir, dès cette époque, sur la sainte montagne où l'on a trouvé encore de nos jours les traces de leurs tombeaux.

Les comtes de Toulouse, possesseurs de ces contrées, concédèrent de leurs côtés aux religieux de Saint-André et de Rochefort de vastes propriétés dont la possession leur tut reconnue, en 1088, par Raymond III, le héros de la première Croisade, et par plusieurs de ses successeurs. En outre de ces nombreuses terres, ces princes chrétiens reconnurent aux Bénédictins de Saint-André le droit de pêcher perpétuité, avec quatre barques, dans toute l'étendue de l'étang de Privaderiis, dont les eaux couvraient alors la vaste plaine située entre Pujaut, Saze, Rochefort et les Angles, et d'y faire la levée de tous les filets une fois par semaine. Les religieux de Notre-Dame eurent leur part spéciale dans cette concession, car une partie de l'étang qui s'étendait du côtéde Rochefort leur fut attribuée.

On aime se représenter ces pieux cénobites se livrant aux travaux de la pêche sur ces vastes étangs aujourd'hui desséchés, après avoir satisfait aux devoirs de leur charge dans le sanctuaire béni dont ils étaient les gardiens.

Invention miraculeuse de l'ancienne statue
en bois de la Très Sainte Vierge.

Une circonstance vraiment extraordinaire et considérée à juste titre comme miraculeuse vint, vers le milieu du XIIe siècle, les aider puissamment exciter la piété des fidèles envers l'auguste Mère de Dieu.

Nous avons vu que l'ancienne statue en bois que l'on vénérait dans le sanctuaire de Notre-Dame de Rochefort depuis Charlemagne avait été cachée dans une anfractuosité de la montagne, au moment de l'invasion des Hongrois. Cette statue n'avait point été retrouvée, les religieux qui l'avaient ainsi soustraite la profanation des barbares étant morts, sans doute, sans avoir révélé leur secret.

Or voilà qu'un jour un pâtre paissait son troupeau dans une vallée voisine, lorsqu'un violent orage vient éclater. La foudre, après avoir sillonné la nue, frappe les flancs escarpés et rocailleux de la colline. Des rochers volent en éclats, d'autres sont projetés en arrière dans les profondeurs de la vallée. Une cavité profonde est mise à découvert, et dans cette cavité le pâtre aperçoit tout coup resplendir une statue de la Sainte Vierge. Il court aussitôt annoncer cette nouvelle aux habitants du voisinage. On vient, on examine. Plus de doute, on est bien en présence de l'ancienne statue de Notre-Dame de Rochefort, qui est ramenée dans son sanctuaire, au milieu des transports de l'allégresse publique.

Cet événement attira un nombreux concours de fidèles sur la sainte montagne. Plus que jamais on aimait en gravir les austères sentiers. Chacun apportait aux pieds de la Bonne Mère le secret de ses plaintes et de ses chagrins. C'était alors, comme aujourd'hui, tant une épouse en larmes venant lui confier le soin de son époux, tant un orphelin venant appuyer son cou meurtri sur son sein maternel. Riches et pauvres, grands et petits venaient ici avec confiance implorer le secours de Celle que l'on n'invoque jamais en vain.

Nouvelles épreuves. - Les Albigeois.

Hélas! la paix ne régna pas longtemps autour du pieux sanctuaire. Vers l'année 1208, les Albigeois étendirent leurs déprédations et leurs violences jusque sur les bords du Rhône. Ils s'emparèrent de l'abbaye du mont Saint-André et s'y établirent. Dieu sait quel excès et quelles profanations ils se livrèrent dans ces lieux depuis si longtemps déjà sanctifiés par la prière et la pénitence. Aucun des domaines de l'ancienne abbaye ne fut épargné. Ils saccagèrent le prieuré de Notre-Dame de Rochefort et la petite chapelle de Montézargues (1) qui n'en est éloigné que de deux kilomètres. Les religieux qui la desservaient, n'ayant point voulu livrer leurs vases sacrés aux sectaires, furent massacrés et leurs restes jetés dans le puits du monastère.

(1) Les ruines de cette chapelle se voient encore aujourd'hui, non loin de la route qui conduit de Rochefort Tavel.

Depuis longtemps le comte de Toulouse, Raymond VI, indigne descendant des héros ses aïeux, se montrait, hélas ! le complice déclaré de ces abominables profanateurs. Il s'était rendu coupable du meurtre du bienheureux Pierre de Castelnau, et il avait encouru plusieurs reprises les anathèmes de l'Église ; mais rien n'arrêtait sa fureur. Il ne manquait aucune occasion de persécuter les abbayes et monastères qui se trouvaient dans ses États. C'est ainsi que l'abbaye de Saint-André et le prieuré de Notre-Dame se virent frustrés par lui de la possession de plusieurs terres et du droit de pêcher dans l'étang de Rochefort.

Malgré toutes les protestations et les appels adressés aux souverains Pontifes qui intervinrent plusieurs reprises pour protéger les droits de l'abbaye et de ses dépendances, justices ne fut rendue aux opprimés qu'en l'année 1229, sous le glorieux règne de Saint-Louis.

A cette époque, Raymond VII, successeur de Raymond VI, comte de Toulouse, céda en effet, la couronne de France tous ses domaines situés sur la rive droite du Rhône, et le saint roi se hâta de rétablir les religieux si injustement dépouillés dans tous leurs anciens droits et privilèges.

Sous le gouvernement de ce monarque béni du Ciel, la dévotion Notre-Dame reprit un nouvel essor. Les deux grandes Croisades qui signalèrent son règne amenèrent sur la sainte montagne un grand nombre de pèlerins qui venaient implorer le secours de Marie en faveur des armées chrétiennes. On se souvenait toujours des grandes défaites essuyées par l'Islamisme dans les plaines et sur les coteaux de Rochefort, grâce toute-puissante intervention de l'auguste Mère de Dieu.

Saint Gérard de Lunel, seigneur de Rochefort.

Vers la fin du siècle glorieux de saint Louis, on distinguait souvent, parmi les pieux pèlerins de Notre-Dame, un jeune seigneur l'air doux, bienveillant et modeste : c'était Gérard, fils de Gérard Amicy, seigneur de Castelnaud, issu de la maison de Sabran et de Thérèse Gaucelin, fille de Raymond Gaucelin, baron de Lunel. Depuis peu de temps investi de la baronnie de Lunel, ce jeune seigneur avait échangé ce domaine contre celui de Rochefort, à la requête du roi Philippe le Bel. D'une piété angélique, le jeune Gérard embauma notre pieux sanctuaire du parfum de ses admirables vertus. Étranger aux vains plaisirs du monde, ses délices étaient la sainte montagne et la pieuse chapelle de Notre-Dame, où il aimait passer de longues heures dans la prière et une muette et sublime contemplation. Ce jeune seigneur a été élevé sur les autels après sa mort, et les fidèles l'honorent, depuis déjà de longs siècles, sous le nom de saint Gérard (1). Son séjour Rochefort est une des plus pures gloire de notre sanctuaire.

(1) Le culte de saint Gérard a été officiellement reconnu et autorisé par plusieurs décrets des Souverains Pontifes Benoît XIV et Pie VI.

Les Papes Avignon.
Honneurs rendus notre pieux sanctuaire cette époque.

D'autres honneurs cependant allaient être décernés à la maison de l'auguste Reine du Ciel. On sait qu'au commencement du XIVe siècle, la Papauté vint s'abriter à Avignon. On raconte que Jean XXII et le bienheureux Urbain V aimaient venir prier dans notre pieuse chapelle avant leur élévation au trône pontifical. Ce qu'il y a de certain, c'est que Robert II, roi de Naples, de Sicile et du Comtat-Venaissin, l'avait prise sous sa protection et l'avait en particulière dévotion. Ce que nous savons encore d'une manière certaine, c'est que plusieurs cardinaux de la cour pontificale furent tour à tour prieurs commendataires de Notre-Dame. Le premier fut le cardinal de Préneste, Jean de Cros, évêque de Limoges, excellent jurisconsulte et grand pénitencier du Sacré Collège ; le second fut le cardinal d'Amiens, ou Jean de la Grange, qui fut ministre d'État sous Charles V, roi de France, et élevé au cardinalat en 1375; le troisième, enfin, fut le cardinal Pierre de Thiery, qui joua un rôle important au concile de Pise, où il prit une part active l'érection d'Alexandre V.

Ainsi s'achève l'histoire de notre béni sanctuaire pendant les siècles du moyen âge. Il comptait déjà la fin du XVe siècle, sept cents ans d'existence, signalés tour à tour par diverses périodes de gloires et d'épreuves, sans avoir jamais cessé d'être un centre de dévotion et de piété un foyer de grâces et de lumières pour nos contrées méridionales.

Nous allons continuer suivre son histoire travers les temps modernes. C'est ici surtout que nous allons voir, après une assez longue période de ruine complète, la dévotion Notre-Dame de Rochefort resplendir dans tout son éclat.

Le protestantisme.
Ruine complète de la chapelle
et du monastère de Notre-Dame de Rochefort.

Vers le milieu du XVe siècle, la peste noire fit d'affreux ravages en Europe. Le terrible fléau s'abattit, avec une particulière violence, sur les provinces méridionales de la France. Avignon fut littéralement décimé et l'abbaye de Saint-André naguère si florissante, finit par ne compter que seize religieux. Notre-Dame subit le contre-coup de ce désastre, et ce fut là, pour notre cher sanctuaire, le commencement d'une ère de décadence que le protestantisme ne tarda pas venir consommer.

Le vandalisme des protestants, pire sous certains rapports que celui des musulmans eux-mêmes, compléta son oeuvre sur la sainte montagne vers l'année 1567, et n'y laissa absolument que des ruines. Rien ne fut épargné, à l'exception cependant de l'antique statue en bois de la Sainte Vierge. Vases sacres, ornements d'autel et des prêtres, ex-voto, tableaux et registres, tout fut livré au pillage. Les protestants ne laissèrent subsister, de l'ancienne église, que les murs, et Dieu sait dans quel état de délabrement.

Cependant, même après qu'il eut subi de si cruels ravages, le sanctuaire de Notre-Dame ne fut pas complètement abandonné par les fidèles. Quelques-uns y venaient encore faire leurs dévotions au pied de l'image qu'on y vénérait depuis des siècles, mais maintenant odieusement profanée par la fureur de l'impiété. Par un étrange oubli ou par nous ne savons quelle raison demeurée cachée, les habitants de la région ne lui donnèrent bientôt plus que le nom de Notre-Dame la Brune. Mais cette statue elle-même, qui avait survécu tant de dévastations, ne tarda pas être détruite par l'ignorance et la stupidité d'un ermite appelé Grégoire, qui, étant venu s'établir au milieu des ruines du sanctuaire, dans les dernières années du XVIe siècle, ne trouva rien de mieux faire que de la brûler, « soit pour établir son logement en ce lieu, disent les vieilles archives de Notre-Dame, soit pour s'y mettre plus au large, ou que le culte de ce lieu choquât peut-être sa simplicité. »

Après un tel exploit, Grégoire quitta bientôt la sainte montagne et n'y fut pas remplacé. Ce fut alors l'ère vraiment lamentable de l'abomination de la désolation dans l'antique sanctuaire de Marie. D'anciens monuments manuscrits de l'époque nous le représentent « sans autels, ni images, les murailles ouvertes de toutes parts, recouvertes d'herbes et de ronces, le toit tout ruiné et défait, sans portes, ni serrures, ni fenêtres, ni aucun pavé. Il servait de retraite au bétail et aux bergers du pays et des environs, qui y déposaient même le fumier de leurs troupeaux. »

Il faudrait emprunter les accents de Jérémie pour parler d'une telle dévastation. Et voilà l'œuvre du protestantisme, d'une prétendue réforme de l'Église qui osait se donner comme l'expression parfaite du pur christianisme.

Mais consolons-nous, l'épreuve ne sera pas longue et de meilleurs temps vont venir.

Commencement de restauration. - Jacques Sicard et le Frère Louis.

Nous voici arrivés au XVIIe siècle, qui va être l'époque la plus féconde et la plus glorieuse de l'histoire de Notre-Dame.

On remarquait alors parmi les habitants de Rochefort un personnage appelé Jacques Sicard, notaire royal et lieutenant du viguier du comte de Saze. C'était un homme d'une piété exemplaire. Il avait fait le vœu d'aller en pèlerinage Notre-Dame de Lorette, mais il avait été empêché, nous ne savons par quel obstacle, de réaliser son pieux dessein. Il demanda et obtint, à l'occasion du jubilé de réaliser son vœu en une autre œuvre pie, à la condition qu'il y consacrerait une somme d'argent égale celle qu'il eût dépensée pour son pèlerinage à Lorette.

Deux ans s'étaient écoulés, et Jacques Sicard n'avait point encore accompli sa sainte promesse. Un jour; c'était en 1631, tandis qu'il délibérait en lui-même, tout en se promenant dans la campagne, ses regards se portèrent sur le sommet de la sainte colline de Rochefort. Il aperçut les ruines désolées de l'antique chapelle. Il se souvint de tout ce qu'il avait entendu raconter dans son enfance au sujet des gloires maintenant éclipsées de cet antique sanctuaire de Marie, et la pensée lui vint aussitôt d'en entreprendre la restauration.

Cette résolution étant prise, Sicard se mit l'œuvre. Il commença par faire boucher les trous des murailles de la chapelle, et en fit fermer l'entrée par une porte, afin d'empêcher les troupeaux d'y pénétrer.

Mais il fallait Sicard un auxiliaire intelligent, ardent, dévoué. Ce secours ne tarda pas lui arriver. La Très Sainte Vierge elle-même avait fixé son choix pour cela sur un jeune homme qui lui avait été consacré par ses pieux parents dès son entrée dans la vie. Il s'appelait Jean-Baptiste Louis et était originaire d'Avignon. C'était une de ces natures d'élite, cherchant péniblement leur voie en ce monde, étrangères aux choses d'ici-bas et faisant le bien sans s'en douter. Dès l'âge de quinze ans, il avait eu le bonheur de faire le pèlerinage de Notre-Dame de Lorette. Là, dans la sainte maison de Nazareth, il s'était senti enflammé d'une irrésistible ardeur pour sa propre perfection, et avait cru entendre, l'appel divin pour la vie religieuse. Il entra d'abord, titre de simple serviteur, dans un monastère de Chartreux au diocèse de Modène. Un peu plus tard, l'âge de dix-neuf ans, il prit l'habit de novice dans l'ordre de Saint-Dominique. Mais une maladie très grave l'ayant réduit à la dernière extrémité, il fit vœu, s'il recouvrait la santé, de mener désormais la vie érémitique, et d'élever, dans son ermitage, un autel l'auguste Mère de Dieu, sous le pieux vocable de Notre-Dame de grâce.

Rendu à la santé le bon Frère Louis était revenu chez ses parents Avignon et ne songeait qu'exécuter son vœu. Un .jour, par un concours de circonstances toutes providentielles, il fut amené à Rochefort. Il vit notre sainte montagne et en gravit les sentiers désolés, abrupts et solitaires. Arrivé au sommet, une illumination soudaine lui révéla sa vocation. « C'est ici, se dit-il lui-même, que je dresserai ma tente ; c'est ici que je servirai Marie et que je réaliserai mon vœu. »

Ce qui fut dit, fut fait. D'accord avec Jacques Sicard, il se mit aussitôt l'œuvre. Les travaux du bon Frère Louis s'avancèrent si rapidement que cinq six mois peine après qu'il les eut commencés, le 24 mars 1634, la toiture de l'antique édifice était refaite, l'autel relevé, les murs réparés, et le pieux monument, béni de nouveau, en vertu d'une délégation spéciale de Marius Philonardi, archevêque et vice-légat d'Avignon, était rendu au culte de la Très Sainte Vierge. Le lendemain, on y célébrait le saint sacrifice de la messe, qui n'y avait pas été célébré depuis plus de soixante ans.

On y vit ce jour-là 25 mars 1634, un très grand concours de fidèles de toute la région, et c'est de ce jour aussi, jamais mémorable dans les annales de notre sanctuaire, que l'on commença à donner, conformément au vœu du Frère Louis, le beau nom de Notre-Dame de Grâce l'antique église de la montagne de Rochefort.

Récompenses et faveurs précieuses accordées
à Jacques Sicard et au Frère Louis.

Du haut du ciel, l'auguste Mère de Dieu souriait aux efforts de ses deux pieux serviteurs. Elle voulut manifester sa reconnaissance envers chacun d'eux par une faveur éclatante. Le premier, Jacques Sicard, avait une petite fille âgée de six mois, affligée depuis sa naissance d'un mal affreux. C'étaient des convulsions incessantes qui agitaient le corps de la pauvre enfant. Elle avait été apport à la première messe célébrée dans notre sanctuaire, le 25 mars 1634, lorsque tout coup, au moment de l'élévation, elle fut radicalement guérie. Toute trace de mal avait disparu.

D'autres miracles furent accomplis, en faveur de bien des personnes pieuses, la suite de celui-là ; un entre autres, qui est demeuré célèbre, en faveur d'un habitant de Domazan, appelé Pierre Guigue. Cet homme était aveugle ; il fut amené à Notre-Dame, et y recouvra instantanément la vue, le 9 avril 1634.

Quant au bon Frère Louis, la Très Sainte Vierge voulut lui témoigner sa reconnaissance par une faveur plus touchante encore. La voix publique s'éleva de toutes parts demandant qu'on lui décernât les honneurs du sacerdoce. Il avait fait déjà quelques études préparatoires; il les continua dans sa chère solitude, et le 28 août 1636, il fut ordonné prêtre. Il ne célébra toutefois le saint sacrifice de la messe que le 21 septembre suivant. Il y eut, cette occasion, une grande fête, et on y vit un très grand concours de pèlerins. Chacun félicitait à l'envi le Frère Louis qu'on n'appelait plus maintenant que le Père Louis. On se réjouissait en pensant qu'il allait devenir le gardien officiel du sanctuaire et qu'il pourrait y administrer les sacrements.

Déjà, par ses soins, une confrérie de Notre-Dame avait été fondée et avait reçu l'érection canonique du pape Urbain VIII, le 15 juillet 1636. Cette pieuse confrérie, déjà fort nombreuse, voulut témoigner sa reconnaissance au Père Louis, en faisant agrandir à ses frais sa petite habitation, l'humble et modeste ermitage que le pieux ermite s'était bâti lui-même de ses propres mains, l'endroit où l'on voit aujourd'hui la chapelle de Saint-Joseph.

Ce zélé restaurateur de notre sanctuaire n'y demeura que quatre ans environ. Il eut la gloire d'être le précurseur des Bénédictins de Saint-Maur et se retira à leur arrivée. Il fit profession, dit-on, dans l'ordre de Saint-François, et les Bénédictins de Rochefort s'engagèrent à lui faire tous les ans une pension de seize écus. Après avoir terminé sa tâche, le bon Père Louis ne tarda pas à mourir de la mort des justes, dans les bras de Celle qu'il avait fidèlement servie. Son nom et son souvenir méritent de ne jamais être oubliés par les pieux serviteurs de Notre-Dame.

Nouvelle statue miraculeuse. - Période de gloire.

Quand le culte de Marie fut rétabli au mois de mars 1636, une chose essentielle manquait encore. C'était une statue de la Sainte Vierge. On sait que l'ancienne qui avait été en vénération pendant huit cents ans sur notre montagne, avait été brûlée par l'ermite Grégoire. Il fallait dès lors la remplacer. Un pieux habitant de Rochefort appelé Jean Palejay se chargea de ce soin pieux. Le 15 août de cette même année, on vit se dérouler sur les flancs de la colline une longue procession. C'étaient les habitants de Rochefort qui venaient, au chant des pieux cantiques, substituer celle qui avait disparu la nouvelle statue en bois, donnée par Jean Palejay. C'est cette même statue que nous vénérons encore aujourd'hui. Si elle n'a point l'antiquité de celle qui avait traversé le moyen âge, elle la représente nos yeux, et elle a bien sa gloire aussi. Elle a vu s'accomplir a ses pieds bien des miracles et des merveilles; elle a traversé des temps mauvais et difficiles, des périodes de gloire et de douleur. Elle doit être bien chère à tous les vrais serviteurs de Marie.

L'affluence des pèlerins fut si grande après l'érection de cette statue, et les nombreux miracles qui s'accomplirent, cette époque, furent si éclatants, qu'en l'année 1635 on compta, durant trois jours seulement, du 23 au 25 août, plus de quarante mille pèlerins sur notre sainte montagne. Ce chiffre consigné dans nos archives peut donner une idée de la dévotion des populations du midi de la France envers Notre-Dame de Rochefort, dans la première moitié du XVIIe siècle.

Cette recrudescence de confiance et de dévotion envers Notre-Dame obligea bientôt I'autorité ecclésiastique à pourvoir le pieux sanctuaire d'un personnel suffisant de prêtres zélés pour l'administration des sacrements. Les chanoines réguliers d'Avignon, les religieux minimes de cette ville, ceux de la Doctrine chrétienne fondés récemment par César de Bus, se présentèrent pour remplir ces fonctions et devenir les gardiens de la chapelle.

Les Bénédictins de Saint-Maur.

Mais tout le monde comprit bientôt que le prieuré de Notre-Dame de Rochefort, ayant appartenu aux Bénédictins de Saint-André pendant des siècles, leur revenait de droit. D'ailleurs, la réforme bénédictine, dite de Saint-Maur, qui renouvelait en ce moment l'esprit de ferveur dans un grand nombre d'anciens monastères du royaume, venait d'être inaugurée dans l'abbaye de Saint-André. L'esprit dominant de cette nouvelle réforme était un esprit de recueillement, de prière, d'étude, de retraite et de vie humble et cachée. Aussi les nouveaux Bénédictins réformés hésitèrent-ils quelque temps rentrer en possession de leur antique héritage. Ils craignaient que le ministère qu'ils auraient y remplir auprès des pèlerins ne portât préjudice l'esprit religieux dont ils faisaient profession. Mais ils finirent par surmonter toutes ces craintes, et le 1er octobre 1637, ils reprirent possession de l'antique prieuré de Notre-Dame.

Ce fut un important évènement dans l'histoire de notre sanctuaire. Avec les Bénédictins de Saint-Maur, tout va y prendre un aspect nouveau. Ils s'installèrent tout d'abord dans la petite maison du Frère Louis.

Dès les premiers mois de l'année 1638, les nouveaux gardiens du sanctuaire entreprirent d'importants travaux d'agrandissement. La chapelle de Sainte-Victoire fut prolongée d'une travée et voûté en arêtes. Deux ans après, on construisit, du côté opposé sur l'emplacement de l'ermitage du Frère Louis, la chapelle actuelle de Saint-Joseph. En même temps on commença à faire bâtir, au nord et à l'ouest du pieux sanctuaire, quelques petits bâtiments pour l'habitation des religieux.

La sollicitude des Bénédictins se porta aussi, dès le début, sur la montagne elle-même. Ils firent élever sept petits édicules, à partir de sa base jusqu'au sommet, en l'honneur des sept joies de la Très Sainte Vierge et de saint Joseph. Ils tracèrent de nouveaux chemins, comblèrent des ravins, et s'efforcèrent pendant longtemps, mais en vain, de pourvoir le pieux sanctuaire d'une eau assez abondante pour suffire tous les besoins. Ce ne fut qu'après un siècle d'efforts, de prières, de tentatives diverses qu'on se résolut faire creuser dans le roc les belles citernes qui existent encore aujourd'hui et suffisent largement toutes les nécessités.

Nombreux et éclatants miracles.

La Très Sainte Vierge se plaisait à répondre aux efforts des Bénédictins en multipliant les miracles.

Dans un ouvrage publié à Toulouse en 1671, un des plus célèbres Bénédictins de Saint-Maur, Dom J. Mège, celui-là même qui prit une part si importante aux fameuses controverses monastiques entre Mabillon et l'abbé de Rancé, énumère plus de cent cinquante miracles accomplis en une période de trente années seulement dans notre pieux sanctuaire, et parmi ces miracles il en est qui sont tout fait de premier ordre, tel que la résurrection de deux morts. Aussi la renommée de Notre-Dame de Rochefort s'étendait-elle, cette époque, dans tout le royaume. On y venait de tous les points de la France.

Piété de la reine Anne d'Autriche et de Louis XIV
envers N.-D. de Rochefort.

Déjà, en l'année 1635, l'illustre reine de France,, Anne d'Autriche, mère de notre grand roi Louis XIV, s'était instamment recommandée, au moment de ses couches, Notre-Dame de Rochefort; depuis lors, elle ne cessa de lui témoigner sa dévotion.

En 1639, elle fit don à Notre-Dame, par l'intermédiaire de M. Albert-Paul de Forbin, chevalier de Malte et commandeur de la commanderie de Marseille, d'une magnifique lampe en argent d'une valeur de trois cent quarante livres. Elle aida de plus, par ses pieuses largesses, les Bénédictins de Saint-Maur dans toutes leurs entreprises. À sa demande, l'abbaye royale de Saint-Corneille de Compiègne céda au sanctuaire de Rochefort une partie considérable d'un voile de la Très Sainte Vierge, dont cette illustre abbaye était dépositaire depuis ,sa fondation, sous Charles le Chauve. Enfin, elle ordonna qu'après sa mort un certain nombre de messes seraient célébrées à perpétuité, pour le repos de son âme, dans notre sanctuaire. Louis XIV exécuta religieusement les volontés de sa pieuse mère, et fit une généreuse fondation de six messes que les Bénédictins s'engagèrent à célébrer chaque année.

De toutes ces libéralités royales, il ne reste aujourd'hui qu'une plaque commémorative fixée aux murs de notre chapelle. Tout le reste a disparu à tout jamais dans la tourmente révolutionnaire de la fin du dernier siècle.

Témoignages de piété et de dévotion
des Souverains Pontifes envers Notre-Dame de Rochefort.

Les Souverains Pontifes témoignèrent, eux aussi, en bien des circonstances, de leur piété et dévotion envers N.-D. de Grâce. Urbain VIII, Innocent X, Alexandre VIII, Innocent XII, Clément XI et Pie VI l'enrichirent tour á tour de nouveaux et précieux privilèges.

Aussi vit-on accourir sur notre sainte montagne un grand nombre de pèlerins, à la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe. Riches et pauvres, grands et petits venaient ici implorer les grâces et la protection de Marie. Il n'est peut-être pas une illustre famille du Comtat-Venaissin, de la Provence et de la partie orientale du Languedoc dont le nom ne se retrouve dans les anciennes archives de notre sanctuaire.

Puissions-nous voir revivre ces temps où toutes les classes de la société française se trouvaient mêlées et confondues au pied de l'autel de Marie !

Nombreux miracles.
Sage administration des Bénédictins de Saint-Maur.

Il y eut à Notre-Dame de nombreux miracles à l'époque dont nous parlons. Un certain nombre d'entre eux ont été consignés dans nos archives et conservés à la postérité. On trouve la relation authentique de plusieurs dans l'excellent livre qui a été écrit sur notre pieux sanctuaire par le R. P. Joubert, mariste. (*)

(*) "Notre-Dame de Rochefort. Histoire de sa chapelle, de son pèlerinage et de son couvent" - 382 pages. Début d'écriture par le père Arsène Chare de 1857, jusqu'à son décès le 26 novembre 1858 et achevé par le R. P. Joubert - Imprimé à Avignon, chez Amédée Chaillot en 1861.

C'est à cette époque glorieuse que remonte la construction de la chapelle et du monastère, tels que nous les avons aujourd'hui. Le magnifique corridor voûté en pierre de taille qui donne accès aux cellules des Pères fut commencé le 5 mai 1691, mais le monastère ne fut habité qu'en janvier 1696. (*)

(*) La salle des échos - Une des cellules est réputée par sa curiosité acoustique. Une voie chuchotée dans l'un des 4 angles, est entendue distinctement, comme provenant du plafond pour celui qui se trouve placé dans l'angle opposé. Alors qu'une personne placée au centre de la pièce n'entend absolument rien. L'expérience est plus saisissante lorsque les 2 personnes situées aux angles sont face au mur.

Le 11 novembre de la même année, on entreprit les travaux d'embellissement et d'agrandissement de la chapelle. On édifia d'abord derrière l'autel principal le petit chœur demi-circulaire d'un caractère si harmonieux et si recueilli, et on l'orna de boiseries et de stalles qui servent encore. On fit ensuite le prolongement des trois nefs de l'église selon les dimensions actuelles. Le riche dôme doré, en maçonnerie, soutenu par de belles colonnes de marbre, qui recouvre la statue miraculeuse de la Très Sainte Vierge, fut élevé en 1698, á l'occasion, sans doute, du neuvième centenaire de la fondation de la chapelle. Le clocher actuel ne fut achevé qu'en 1709.

Le XVIIIe siècle s'écoula presque en entier sans apporter de nouveaux embellissements à notre sanctuaire; mais chaque année ne manquait pas d'y amener un nombreux concours de pieux pèlerins, toujours avides de témoigner leur dévotion, leur reconnaissance, leur confiance absolue à Notre-Dame de Rochefort. Toutefois, peu d'années avant la Révolution française, les Bénédictins reprirent en main la truelle et le marteau. Ils dotèrent notre chapelle des trois beaux autels en marbre, que l'on y voit aujourd'hui.

Le maître-autel surtout est un vrai chef-d'œuvre de goût, d'harmonie et de délicatesse. Tout y est pur, élégant, gracieux. Les belles figures d'anges en particulier qui surmontent la porte du tabernacle ont maintes fois excité l'admiration des connaisseurs et des artistes. Après ces derniers travaux de restauration intérieure, les zélés religieux de Notre-Dame entreprirent la construction de la belle façade qui orne notre chapelle du côté du midi. Hélas ! avant même que les derniers coups de ciseau eussent été donnés à cette œuvre importante, on entendait retentir de toutes parts dans notre patrie les premiers glas douloureux qui annonçaient la fin de notre vieille société française. L'heure de la Révolution avait sonné.

La période révolutionnaire.

Les Bénédictins de Notre-Dame étaient très charitables. Tel est le témoignage rendu, pendant les premières années de ce siècle, par tous les vieillards de la région qui pouvaient avoir quelque réminiscence du temps passé.

« Tous les jours, ils donnaient aux pauvres; ils ne leur refusaient jamais, nous dit le consciencieux ,historien de Notre-Dame de Rochefort, et chaque semaine une distribution générale de secours avait lieu au couvent pour tous les indigents de la contrée. »

Aussi l'émotion fut-elle grande dans le pays quand on vit les progrès de la Révolution, et combien l'existence du monastère de Notre-Dame était menacée.
Après la fameuse séance de l'Assemblée nationale, dans la célèbre nuit du 4 août 1789, les Bénédictins de Rochefort se hâtèrent d'envoyer spontanément à la monnaie une grande partie de l'argenterie et objets en or de la chapelle, pour subvenir aux exigences du Trésor public. Mais, malgré cela, l'heure de la spoliation proprement dite ne devait pas tarder à sonner. Le 10 février 1790, un décret de l'Assemblée nationale dépouillait tous les monastères du royaume de leurs biens-fonds au profit de l'État. Puis vint le décret d'expulsion porté contre la personne elle-même des religieux. Ce décret reçut son exécution à Notre-Dame à la fin de mars 1791, malgré toutes les supplications, les pétitions, requêtes de toutes sortes de la part des populations voisines.

Alors commença sur la sainte montagne l'ère néfaste des prêtres assermentés. On y vit d'abord paraître, en cette qualité, un certain abbé Soubeyran ci-devant chanoine de Roquemaure ; puis, hélas ! Dom Cartier, lui-même, le dernier prieur des Bénédictins de Notre-Dame, qui eut la faiblesse de prêter serment à la Constitution, pour pouvoir revenir, sans doute, à Notre-Dame. Mais cette concession criminelle ne lui porta pas bonheur. Il ne reparut dans ces lieux bénis que pour y être dévoré par les remords de sa conscience, et il n'y demeura pas longtemps. La Très Sainte Vierge lui obtint cependant la grâce de réparer son crime par la pénitence, et il mourut quelques années plus tard pieusement. Son successeur assermenté à Notre-Dame acheva de dévaster et de profaner notre béni sanctuaire. De tout ce qui constituait l'ancien mobilier du monastère, de l'antique et riche trésor de la chapelle, il ne resta rien, à l'exception d'un ancien tableau de Nicolas Mignard (1) et de quelques anciens ex-voto appendus aux murs.

Cependant, la statue vénérable et miraculeuse de la Très Sainte Vierge était encore debout sous son dôme doré. Elle était là, immobile et silencieuse, témoin de toutes ces horreurs et de toutes ces déprédations. Quelquefois encore de pieux fidèles se frayaient un chemin jusqu'auprès d'elle. Là, ils répandaient aux pieds de Marie leurs larmes et leurs prières; mais l'heure de la délivrance ne devait pas sonner encore.

(1) Ce tableau qui représente saint Joseph ayant à ses côtés saint Benoît et sainte Scholastique, est aujourd'hui au fond de la chapelle.

Le suprême attentat.
La statue miraculeuse de Notre-Dame décapitée.

Les échafauds étaient dressés sur tous les points du royaume de France qu'on avait appelé jadis le royaume de Marie. Après la tête du roi-martyr, une quantité de têtes innocentes tombaient de toutes parts sous le couperet de la guillotine. Notre-Dame de Rochefort voulut que sa statue miraculeuse fût associée à ces hécatombes expiatrices. Un jour, trois des plus fougueux patriotes de la contrée (ainsi qu'on appelait les révolutionnaires en ce temps-là), pénétrèrent dans le sanctuaire de Notre-Dame, résolus d'en finir une bonne foi avec le culte que les fidèles ne cessaient d'y rendre à la Très Sainte Vierge, malgré les lois et prescriptions républicaines de l'époque. Munis d'une longue corde dont l'extrémité était en forme de nœud coulant qu'ils jettent autour de la statue vénérable, ils s'efforcent de la renverser; mais, chose étonnante, la tête seule de la statue cède à leurs efforts et roule sur l'autel et sur le pavé. Ils s'en emparent aussitôt, et, en vomissant les plus affreux blasphèmes, ils s'en font un jouet, s'amusant à la faire rouler dans l'église, puis au-dehors à travers les pierres et les rochers, sur les flancs de la montagne. Cette tête vénérable fut, au bout de quelque temps, après la chute de Robespierre, arrachée par un fervent catholique de Rochefort à celui qui en était le détenteur, et le premier dimanche de mars de l'année 1795, elle fut remise en sa place et rattachée à la statue, par les soins de personnes pieuses parmi lesquelles nous aimons à citer Mme de Forbin et Mlles Vissac, de Villeneuve-les-Avignon.

Châtiment des coupables.

Le Jour même de la réintégration de la tête de la statue miraculeuse, deux des forcenés qui l'avaient si sacrilègement profanée furent frappés par la colère du Ciel. Ils étaient assis au soleil au pied d'un grand mur qui avait appartenu à l'ancien château de Rochefort. Ce mur paraissait encore très solide. De là, nos sacrilèges profanateurs se plaisaient à insulter les personnes, qui passaient devant eux, se dirigeant vers la sainte montagne. C'était vers les neuf heures du matin. Le vent du nord, qui soufflait à peine depuis le matin, se déchaîne tout à coup avec la plus extrême violence ; le mur est renversé, et les deux malheureux sont ensevelis sous ses ruines. Une voix unanime s'éleva de toute la contrée et des pays environnants pour dire : « Le doigt de Dieu est là ! »

Du reste, ce ne fut pas le seul châtiment infligé aux ennemis et aux profanateurs de Notre-Dame pendant la période révolutionnaire. C'est une tradition certaine et authentique dans le pays que tous périrent misérablement. Dieu est saintement Jaloux de l'honneur de Celle qu'il a daigné choisir pour mère. Malheur à qui porte la main contre elle !

Premières restaurations du sanctuaire après la Révolution.

La chapelle et le monastère de Notre-Dame furent vendus plusieurs fois pendant la période révolutionnaire. En dernier lieu, ils furent cédés par l'État à l'hôpital d'Uzès, en compensation de quelques dommages causés à cet établissement.

Le conseil d'administration de cet hôpital, bien que composé en majeure partie de protestants, se montra assez bienveillant vis-à-vis des prêtres dévoués qui consacrèrent leurs efforts à la restauration du culte et du sanctuaire de Notre-Dame. Il avait d'ailleurs tout intérêt à en agir ainsi. Parmi ces prêtres vénérables, il faut citer le R. P. Sicard, jésuite, expulsé de son couvent par la Révolution, homme de grand courage, d'ardeur et de zèle; après lui, l'abbé Laurent, qui fut à deux reprises curé de Rochefort ; le R. P. Cyrille, du tiers-ordre de la Trappe. Tous ces hommes se sont signalés par leur zèle, leur abnégation, leur dévouement, et ont droit à la reconnaissance des serviteurs de Notre-Dame. Avec eux nous devons mentionner ici d'autres noms qui devraient être inscrits en lettres d'or dans les archives de notre sanctuaire : ce sont ceux des supérieurs et professeurs du petit séminaire de Beaucaire; MM. les abbés Guinoir, Privat, Gebelin, Astier, Granger, Contestin, qui tous y ont exercé le saint ministère pendant le temps des pèlerinages.

Danger imminent. - Le sanctuaire racheté et sauvé.

On apprit tout à coup, en l'année 1836, que le conseil d'administration de l'hôpital d'Uzès allait se défaire de la propriété de notre sanctuaire, au profit d'une société financière anonyme, désignée dans la France entière sous le nom de Bande noire. C'en était fait de la maison de Marie. On disait déjà que le marché était conclu et que tout était terminé, lorsqu'un prêtre vénérable du diocèse de Nîmes, M. le chanoine Privat, parvint, par sa présence d'esprit, son courage, son énergie, à prévenir un si grand malheur, en déterminant le conseil d'administration de l'hôpital d'Uzès à céder sa propriété de Rochefort à Mgr l'Évêque de Nîmes, se portant acquéreur au nom de son grand séminaire diocésain. La chose fut ainsi faite, et à partir de ce moment, ce furent MM. les directeurs du grand séminaire de Nîmes qui furent chargés de desservir le sanctuaire pendant le temps des vacances. Ils s'acquittèrent de ces fonctions avec le zèle le plus pieux jusqu'en l'année 1846 (1).

(1) Un d'entre eux, M. l'abbé Griolet, a composé un opuscule intitulé: Le pieux Pèlerin, plein d'onction et de piété.

Arrivée des RR. Pères Maristes.

Mgr Cart, évêque de Nîmes, de douce et sainte mémoire, se préoccupait depuis longtemps de confier la garde de son cher sanctuaire de Notre-Dame à une congrégation religieuse qui y reprendrait les saintes et glorieuses traditions des anciens Bénédictins de Saint-Maur.

Il crut avoir trouvé ce qu'il cherchait en la personne des prêtres de la Société de Marie.

Cette pieuse société venait d'être fondée à Lyon par un prêtre vénérable, et dès son apparition elle avait mérité d'attirer sur elle les regards bienveillants des Souverains Pontifes qui lui avaient confié les grandes missions d'Océanie. Plusieurs de ses premiers membres étaient d'ailleurs marqués d'un tel signe d'élection divine, qu'il eût été impossible de ne point reconnaître en elle le caractère d'une œuvre voulue de Dieu et chère au cœur de Marie. Qu'il suffise d'évoquer ici le souvenir du B. P. Chanel, cet agneau sans tache offert en sacrifice, dès la première heure, sur les rivages encore inexplorés des îles océaniennes; de Mgr Douarre, le vaillant apôtre et premier colonisateur de la Nouvelle-Calédonie ; Mgr Bataillon, ce héros de l'apostolat chrétien dans l'Océanie centrale. Combien d'autres encore mériteraient d'être nommés, tous morts à la peine et au champ d'honneur.

Mgr Cart ne crut pouvoir mieux faire que de s'adresser aux frères de ces hommes apostoliques, honorés par l'Église du beau nom de Maristes, pour leur confier l'œuvre importante de Notre-Dame de Rochefort. L'appel du pieux prélat fut entendu. Le 15 août 1846, le R. P. Séon, le .R. P. Favre prirent possession de notre beau sanctuaire diocésain, au milieu d'un immense concours de pèlerins.

Depuis ce jour, les RR PP. Maristes n'ont cessé d'en être les gardiens dévoués et fidèles et les restaurateurs zélés. Sous leur administration, une vaste maison a été construite pour recevoir les pèlerins, et la direction de cette importante hôtellerie a été confiée à des religieuses qui ont déjà donné de grandes preuves de dévouement à l'œuvre de Notre-Dame; les murs de clôture ont été relevés, d'autres ont été construits à neuf; une belle route praticable pour les voitures a été tracée sur les flancs de la montagne. Mais l'œuvre principale des RR. PP. Maristes a été la construction du magnifique Calvaire et Chemin de la Croix dont ils ont su faire un vrai monument de piété et de bon goût.

Sans doute, tout n'est pas fini, et il reste encore bien des choses á faire. Mais tout cela s'accomplira peu à peu et en son temps, grâce à la protection de Marie qui se plaît à manifester sa gloire et son amour en ces lieux, grâce aussi au pieux concours, à la générosité des pèlerins, et surtout à la bienveillante protection des évêques de Nîmes, fidèles aux exemples de leurs prédécesseurs, qui tous, depuis le commencement de ce siècle, ont aimé notre béni sanctuaire de Notre-Dame de Rochefort d'un amour de prédilection.

Piété filiale des populations régionales envers Notre-Dame.

Cet amour de prédilection envers le sanctuaire béni de la Bonne Mère, dont nos pieux pasteurs ont été animés, n'a jamais cessé de remplir le cœur de nos populations catholiques. Chaque année, près de cinquante mille pèlerins viennent le visiter, amenés ici par la reconnaissance, la confiance et l'amour. Il n'est pas rare d'en voir qui gravissent nu-pieds les sentiers rocailleux de la montagne, d'autres même à genoux. Un ancien vicaire général du diocèse de Nîmes aimait à raconter que, tout jeune encore, sa pieuse mère l'avait amené à Notre-Dame de Rochefort, et qu'en arrivant au bas de la montagne, elle lui avait dit :
- Mon fils, il faut quitter maintenant ta chaussure pour gravir nu-pieds, comme il convient, la sainte montagne de Marie.

Un jour, il y a de cela peu d'années, une pauvre femme arrive dans la chapelle, tenant ses souliers à la main et ayant les pieds tout ensanglantés. On l'interroge, on lui demande pourquoi elle s'est mise en cet état.
- Ah ! dit-elle, il faut bien prouver à la Bonne Mère que je l'aime et obtenir d'elle les grâces dont j'ai besoin.

On a vu des hommes, des femmes, des jeunes filles de toutes conditions baiser avec transport la table de communion, les autels, et jusqu'au seuil lui-même de la pieuse chapelle. C'est qu'ici, tout le monde le sait, se sont accomplis, même de nos jours, de grands miracles, de grandes grâces ont été obtenues. Qui donc n'a prié, qui donc n'a pleuré dans notre beau sanctuaire ? Qui donc ne s'est senti fortifié, soutenu, consolé auprès de l'autel de la Bonne Mère ? Pour ne citer ici qu'un exemple de ces faveurs précieuses, que de prêtres, de religieux, de religieuses se sont déclarés redevables de leur vocation à Notre-Dame de Rochefort ! C'est le témoignage personnel que rendait, il y a peu de temps, aux fidèles gardiens de la sainte montagne, un de nos meilleurs et déjà de nos plus anciens évêques de France, originaire de nos contrées. Et ce même témoignage, combien de fois ne l'avons-nous pas recueilli nous-même de la bouche de prêtres vénérables et de fervents religieux !

Comment s'étonner, après tant de bienfaits, que la dévotion à Notre-Dame de Rochefort soit demeurée jusqu'à nos jours si répandue, si populaire et si chère à tous les vrais catholiques !


-oOo-


Cette notice historique de Notre-Dame-de-Grâce, écrite par le P. Léon Chapot, éditée par Paillart d'Abbeville, fut tirée à dix mille exemplaires à l'occasion des fêtes du XIe centenaire de Notre-Dame de Rochefort en 1898 et coûta 700 francs.
Elle fut rééditée en 1907, par A. Taffin - Lefort à Lille. En annexe du livre "Le Batelier de Notre-Dame de Rochefort. - Récit du Temps des Croisades", du même auteur.

> Version PDF, imprimable du livre du P. Léon Chapot

Notre-Dame de Rochefort par le chanoine Petitalot
> Version commentée du livre sur ND de Petitalot