FREDERIC MISTRAL

 

MEMOIRES ET RECITS


 

CHAPITRE VII

 

COMMENT JE PASSAI BACHELIER

 

Le voyage de Nîmes. - Le Petit Saint Jean. - Les jardiniers - Le Remontrant. - L'explication du baccalauréat.

 

- Eh bien, me dit mon père, cette fois, as-tu achevé ?

 

- J'ai achevé, répondis-je ; seulement... il faudra que j'aille à Nîmes pour passer bachelier, un pas assez difficile qui ne me laisse pas sans quelque appréhension.

 

- Marche, marche : nous autres, quand nous étions soldats, au siège de Figuières, nous en avons passé, mon fils, de plus mauvais.

Je me préparai donc pour le voyage de Nîmes, ou, en ce temps, se faisaient les bacheliers. Ma mère me plia deux chemises repassées, avec mon habit des dimanches dans un mouchoir à carreaux, piqué de quatre épingles, bien proprement. Mon père me donna, dans un petit sachet de toile, cent cinquante francs d'écus, en me disant :

 

- Au moins prends garde de ne pas les perdre, ni de ne pas les gaspiller.

Et je partis du Mas- pour la ville de Nîmes, mon petit paquet sous le bras, le chapeau sur l'oreille, un bâton de vigne à la main.

Quand j'arrivai à Nîmes je rencontrai un gros d’écoliers des environs qui venaient comme moi passer leur baccalauréat. Ils étaient, pour la plupart, accompagnés de leurs parents, beaux messieurs et belles dames, avec les poches pleines de recommandations : l'un avait une lettre pour M. le recteur, un autre pour l'inspecteur, un, autre pour le préfet, celui-là pour le grand vicaire, et tous se rengorgeaient et faisaient sonner le talon, avec un petit air de dire : « Nous sommes sûrs de notre affaire. »

Moi, petit campagnard, je n'étais pas plus gros qu'un pois, car je ne connaissais absolument personne ; et tout mon recours, pauvret, était de dire à part quelque prière à saint Baudile, qui est le patron de Nîmes (j'avais, étant enfant, porté son cordon votif), pour qu'il mit dans le cœur des examinateurs un peu de bonté pour moi.

On nous enferma à l'Hôtel de Ville, dans une grande salle nue, et là un vieux professeur nous dicta, d'un ton nasillard, une version latine, après quoi, humant une prise, il nous dit :

 

- Messieurs, vous avez une heure pour traduire en français la dictée que je vous ai faite... Maintenant, débrouillez-vous.

 

Et, dare-dare pleins d'ardeur, nous nous mîmes à l'oeuvre; à coups de dictionnaire, le grimoire latin fut épluché ; puis, à l'heure sonnante, notre vieux priseur de tabac ramassa les versions de tous et nous ouvrit la porte en disant :

 

- A demain !

Ce fut la première épreuve.

Messieurs les écoliers s'éparpillèrent par la ville et je me trouvai seul, avec mon petit paquet et mon bâton de vigne en main, sur le pavé de Nîmes, à bayer autour des Arènes et de la Maison-Carrée.

 

- Il faut pourtant, me dis-je, penser à se loger, et je me mis en quête d'une auberge pas trop chère, mais néanmoins sortable ; et, comme j'avais le temps, je fis dix fois peut-être, en guignant les enseignes, le tour de la ville de Nîmes. Mais les hôtels, avec leurs larbins en habit noir, qui, de cinquante pas, avaient l'air de me toiser, et les salamalecs et façons du grand monde, tout cela me tenait en crainte.

Comme je passais au faubourg, j'aperçus une enseigne avec cette inscription :

« Au Petit Saint-Jean. »

Ce Petit Saint-Jean me remplit d'aise. Il me sembla soudain être en pays de connaissance. Saint Jean est, en effet, un saint qui paraît de chez nous. Saint Jean amène la moisson, nous avons les feux de Saint-Jean, il y a l'herbe de Saint-Jean, les pommes de Saint-Jean... Et j'entrai au Petit Saint-Jean... J'avais deviné juste.

Dans la cour de l'auberge, il y avait des charrettes bâchées, des camions dételés et des groupes de Provençales qui babillaient et riaient. Je me glissai dans la salle et m'assis à table.

 

- La salle était déjà pleine, et la grande table aussi, rien que de jardiniers : maraîchers de Saint-Rémy, de Château-Renard, de Barbentane, qui se connaissaient tors, car ils venaient au marché une fois par semaine. Et de quoi parlait-on? Rien que du jardinage.

 

- O Bénezet, combien as-tu vendu tes aubergines ?

 

- Mon cher, je n'ai pas réussi : il y en avait abondance ; j'ai dû les laisser à vil prix.

 

- Et la graine de porreau, qu'en dit-on ?

 

- Elle se vendra, paraît-il ; il court des bruits de guerre et l'on m'a assuré qu'on en faisait de la poudre,

 

- Et les haricots « quarantains » ?

 

- Ils ont claqué.

 

- Et les oignons?

 

- Enlevés sur place.

 

- Et les courges ?

 

- Il faudra les donner aux cochons.

 

- Et les melons, les carottes, les céleris, les pommes de terre ?

Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur le jardinage.

Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.

Lorsqu'ils eurent tout dit, mon vis-à-vis me fait :

 

- Et vous, jeune homme, s'il n'y a pas indiscrétion, êtes-vous dans le jardinage? Vous n'en avez pas l'air.

 

- Moi, non... je suis venu à Nîmes, répondis-je timidement, pour passer bachelier.

 

- Bachelier ! Batelier ! fit toute la tablée. Comment a-t-il dit ça?

 

- Eh! oui, hasarda l'un d'eux, je crois .qu'il a dit « batelier » : il doit être venu, oui, c'est cela, pour passer le bac !... Pourtant il .d'y a pas de Rhône à Nîmes l

 

- Allons donc, tu .as mal compris, 'fit un autre, ne vois-tu pas que c'est un conscrit, qui vient passer à la « batterie »?

Je me mis à rire, et, prenant la parole, j'expliquai de mon mieux ce que c'était qu'un bachelier.

 

- Quand nous sortons des écoles, leur dis-je, que nos maîtres nous ont appris... tout : Ie français., le latin, le grec, l'histoire, la rhétorique, les mathématiques, la physique, la chimie, l'astronomie, la philosophie, que sais-je ? tout ce que vous pouvez vous imaginer, alors on nous envoie à Nîmes, où des messieurs très .savants nous font subir un examen...

 

- Oui ! comme quand nous allions, nous autres, au catéchisme, et qu'on nous demandait : Ètes-vous chrétien ?

 

- C'est cela .Ces savants nous questionnent sur toutes sortes de. mystères qu'il y :a dans les livres ; et, si nous répondons bien, ils nous nomment bacheliers, grâce à quoi nous pouvons être notaires, médecins, avocats, contrôleurs, juges, sous-préfets, tout ce que vous voudrez.

 

- Et si vous répondez mal ?

 

- Ils nous renvoient au « banc des ânes », On a fait aujourd'hui, parmi nous, le premier triage ; mais, c'est demain matin que nous passerons à l'étamine.

 

- Oh ! coquin de bon sort ! cria toute la tablée, nous voudrions bien y être, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au trou... Et que va-t-on vous demander par exemple, voyons ?

 

- Eh bien, on nous demandera, je suppose, les dates de toutes les batailles qui se sont livrées dans le monde depuis que les hommes se battent : les .batailles des Juifs, les batailles des Grecs, les batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands, des Espagnols, des Français, des Anglais, des Polonais et des Hongrois... Non seulement les batailles, mais encore les noms des généraux qui commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs ministres, de tous leurs enfants et même de leurs bâtards !

 

- Oh ! tonnerre de nom de nom ! mais quel intérêt y a-t-il à vous faire rappeler tout ce qui s'est passé du temps et depuis le temps que saint Joseph était garçon? Il ne semble pas possible que des hommes pareils s'occupent de telles vétilles ! On voit bien là qu'ils n'ont pas autre chose à faire. S'il leur fallait, comme nous, aller tous les matins retourner la terre à la bêche, je ne crois pas qu'ils s'amusassent à parler des Sarrasins ou des bâtards du roi Hérode... Mais allons, continuez...

 

- Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de toutes les nations, de toutes les contrées, de toutes les montagnes et de toutes les rivières... et, à propos des rivières, il faut dire d'où elles sortent et où elles vont se jeter.

 

- Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier de Château-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc vous demander d'où sourd la Fontaine de Vaucluse? En voilà une d'eau ! On conte qu'elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me suis laissé dire qu'un berger, dans le gouffre d'où elle sort de terre, laissa tomber son bâton et qu'on le retrouva à sept bonnes lieues de là, dans une source de Saint-Rémy... Est-ce vrai ou non ?

- Tout ça peut être... Ensuite, il nous faut savoir les noms de toutes les mers qu'il y a sous la « chape du soleil ».

- Pardon, si je vous interromps ! dit encore le Remontrant. Savez-vous comment il se fait que la mer soit salée?

 

- Parce qu'elle contient du sulfate de potasse, du sulfate de magnésie, du chlorure...

 

- Oh ! que non ! un poissonnier - tenez, qui était du Martigue, m'assura que ça, venait des bâtiments chargés de sel qui y ont fait naufrage depuis tant et tant d'années !

 

- Si ça vous plaît, à moi aussi... On nous demande comment se forme la rosée, la pluie, la gelée blanche, l'orage, le tonnerre...,

 

- Pardon, si je vous interromps ! reprit le Remontrant ; pour la pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont la chercher à la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai qu'elle est ronde comme un panier ?

 

- Cela dépend, lui répliquai-je. On nous demande aussi l'origine du vent, et ce qu'il fait de chemin à l'heure, à la minute, à la seconde...

 

- Que je vous interrompe ! fit encore le Remontrant, vous devez donc savoir, jeune homme, d'où sort le mistral ? J'ai toujours entendu dire qu'il sortait d'un rocher troué et que, si on bouchait le trou, il ne soufflerait jamais plus, le sacré mangeur de fange ! C'en serait une, celle-là, d'invention !

 

- Le gouvernement s'y oppose, dit un Barbentanais ; si n'était le mistral, la Provence serait le jardin, de la France ! Et qui nous tiendrait ? Nous serions trop riches.

Je repris :

 

- On nous interroge sur le règne animal, sur les oiseaux, sur les poissons, jusque sur les dragons.

 

- Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains levées, et la Tarasque ? n'en parlent-ils pas, les livres ? Certains prétendent que ce n'est qu'une fable ; pourtant j'ai vu sa tanière, moi, à Tarascon, derrière le Château, le long du Rhône. On sait d'ailleurs parfaitement qu'elle est enterrée sous la Croix-Couverte.

Et je repris pour en finir :

 

- On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et la distance des étoiles, combien de milliers de lieues séparent la terre du soleil.

 

- Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves, qui est-ce qui va là-haut pour mesurer les lieues ? Vous ne voyez donc pas que les savants se moquent de nous : qu'ils voudraient nous faire accroire que les pigeonneaux tètent ? Une jolie science que de vouloir compter les lieues du soleil à la lune : qu'est-ce que cela peut bien nous faire ?... Ah ! si vous me parliez de connaître la lune pour semer le céleri, ou bien d'ôter les poux des fèves ou de guérir le mal des porcs, je vous dirais : voilà une science, mais tout ce que nous conte ce garçon, c'est des fariboles.

 

- Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce jeune dégourdi en a plus oublié peut-être que tout ce que tu peux savoir... C'est égal, mes amis, il faut une fameuse tête pour pouvoir y serrer tout ce qu'il nous a dit l

 

- Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez comme il est pâlot ! On voit bien que la lecture, allez, ça ne fait pas du bien. S'il avait passé son temps à la queue de la charrue, il aurait assurément plus de couleur que ça... Puis, a quoi sert d'en savoir tant ?

 

- Moi, fit alors le Rond, je n'ai été, en fait d'école, qu'à celle de M. Bêta ! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie que s'il m'avait fallu faire entrer dans le « coco » la cent millième part de ce qu'on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu, voyez-vous, prendre la mailloche et les coins et me taper sur la caboche. Inutile ! les coins se seraient épointés.

 

- Eh bien ! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous ce qu'il faut faire ? Quand nous allons à quelque fête, où l'on fait courir les taureaux, soit qu'il y ait de belles luttes, il nous arrive souvent de rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou la cocarde... Nous sommes à Nîmes : voilà un gars de Maillane qui, demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce soir, messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons au moins si notre Maillannais a passé bachelier.

 

- Ça va! dirent les autres, de toutes les façons la journée est perdue : allons, il faut voir la fin.

Le lendemain matin, le cœur passablement ému, je retournai à l'Hôtel de Ville avec tous les candidats qui devaient se présenter. Mais déjà pas mal d'entre eux n'étaient pas si fiers que la veille. Dans une grande salle, devant une grande table chargée d'écritoires, de papiers et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises, cinq professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus exprès de Montpellier, avec le chaperon bordé d'hermine sur l'épaule et la toque sur la -tête. , C'était la Faculté des Lettres, et voyez le hasard : un d'eux était M. Saint-René Taillandier, qui devait quelques ans après devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue provençale. Mais à cette époque, nous ne nous connaissions pas et l'illustre professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard qui bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons amis.

Je jouai de bonheur : je fus reçu, et je m'en allai par la ville, comme porté par les anges. Mais, comme il faisait chaud, je me rappelle que j'avais soif ; et, en passant devant les cafés, avec ma houssine en l'air, je pantelais de voir, blanchissante dans les verres, la bonne bière écumeuse. Mais j'étais si craintif et si novice dans la vie, que je n'avais jamais mis les pieds dans un café, et je n'osais pas y entrer !

Que faisais-je pour lors ? je parcourais les rues de Nîmes, flambant, resplendissant, si bien que tous me regardaient et que d'aucuns, même, disaient :

 

- Celui-là est bachelier !

Et quand je rencontrais une borne-fontaine, je m'abreuvais à son eau fraîche et le roi de Paris n'était pas mon cousin.

Mais le plus beau, ensuite, fut au Petit Saint-Jean. Nos braves jardiniers m'attendaient impatients, et me voyant venir, rayonnant à fondre les brumes, ils s'écrièrent :

Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et en veux-tu des embrassades et des poignées de main l On eût dit que la manne venait de leur tomber.

Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la parole. Ses yeux étaient humides et il dit :

 

- Maillannais, allez, nous sommes bien contents ! vous leur avez fait voir, à ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort pas que des fourmis, il en sort aussi des hommes.

Allons, petites, en avant et un tour de farandole.

Et nous nous prîmes par les mains et, dans la cour du Petit Saint-Jean, un bon moment nous farandolâmes.

Puis on s'en fut dîner, nous mangeâmes une brandade, on but et on chanta jusqu'à l'heure du départ.

Il y a de cela cinquante-huit ans passés. Toutes les fois que je vais à Nîmes et que je vois de loin l'enseigne du Petit Saint-Jean, ce moment de ma jeunesse reparaît à mes yeux dans toute sa clarté - et je pense avec plaisir à ces braves gens qui, pour la première fois, me firent connaître la bonhomie du peuple et la popularité.

 

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