Comment marchent
nos Tramways Électriques à Nîmes

par Gérard Lavergne, membre résidant de l'Académie.

Extrait des Mémoires de l'Académie de Nîmes, 1900. Pages XXXIX à XLVII


Il n'y a pas, j'imagine, dans notre ville, il ne saurait, en tout cas, y avoir dans cet auditoire, si justement épris de progrès, si légitimement curieux des nouveautés intéressantes, une seule personne qui ne se soit posé la question. Le plus simplement possible, en tout cas fort brièvement, je vais essayer d'y répondre. Heureux m'estimerai-je, si je parviens à le faire clairement : ce sera ma seule excuse d'avoir abordé un sujet aussi technique, dans une réunion aussi littéraire, où l'art, semble-t-il, devrait régner en maitre.

Pour faire avec fruit, á l'usine électrique et le long des voies qui sillonnent notre ville, la promenade au cours de laquelle nous déterminerons le rôle des divers organes que nous aurons l'occasion d'y vair, il me parait utile de définir en quelques mots le principe du système.

Une machine à vapeur fait tourner une dynamo : vous avez tous vu quelque machine de ce genre, destinée à fournir industriellement le courant électrique, aujourd'hui utilisé de tant de manières. Le jeu fort simple en est fondé sur ce fait que, si dans le voisinage d'un électro-aimant, appelé inducteur, tourne une bobine, appelée induit, autour de laquelle sont enroulées, tout en restant convenablement isolées les unes des autres, les spires d'un fil de cuivre, ce fil devient le siège d'un courant électrique. Le courant est amené par le fil de ligne et la longue perche, que porte chaque voiture, aux moteurs électriques montés sur les essieux, fait tourner ces moteurs, qui entraînent â leur tour les essieux et les roues calées sur ces essieux.

Ayant assuré la propulsion de la voiture, le courant, par les roues métalliques, les rails et un câble qui relie ces derniers à la dynamo de l'usine, retourne au pôle négatif de cette dynamo, après avoir parcouru son cycle bienfaisant.

Et vous aurez compris tout le jeu de l'ensemble, quand vous saurez en quoi consiste ce moteur électrique, qui discrètement se cache sous la caisse de la voiture et si moelleusement en assure la propulsion.

Or, ce moteur, vous le connaissez déjà : il n'est autre qu'une dynamo inversée. Plus sûre que la machine du Marseillais, qui à volonté transforme un lapin en chapeau ou d'un chapeau refait un lapin, la dynamo est bien authentiquement une machine à, deux fins également précieuses. Fournissez-lui la force nécessaire à la rotation de son induit, elle vous donne de l'électricité. Inversement, faites passer dans son induit un courant électrique, cet induit se met à tourner rendant sous forme de travail disponible, l'énergie que vous lui avez fournie sous forme d'électricité. Nos tramways utilisent ces deux qualités éminentes de la machine électrique : génératrice de courant à l'usine, elle devient productrice de travail sous la voiture.

Et, sans être mécaniciens, vous comprendrez vite les avantages que le moteur électrique présente pour la traction. Comme il est fort souple, il se prête très bien à la propulsion de véhicules de marche intermittente. Comme il tourne de façon continue, sans va-et-vient de bielles alternatives, il donne un mouvement fort doux pour les voyageurs et les voies. Comme son élasticité est extrême, il peut proportionner ses efforts au travail qu'on lui demande, gravir des rampes très dures, remorquer des voitures supplémentaires : il permet ainsi de multiplier, certains jours de fête ou même à certaines heures de la journée, les places offertes aux voyageurs, et de faire face à des à-coups de faible durée, pour lesquels il serait ruineux d'entretenir toute l'année une cavalerie de réserve.

Maintenant que nous voilà documentés sur la matière, nous pouvons sans fausse honte nous présenter à l'usine de la rue des Marronniers. Nous y serons reçus de façon charmante par M. André, l'ingénieur qui l'a si bien installée, et qui nous donnera, avec autant de courtoisie que de compétence, tous les renseignements qui pourront nous intéresser.

Voici la chaufferie. Elle comprend trois chaudières, dont une seule est ordinairement en feu: les dimanches et lundis, on en allume deux, qui suffisent amplement aux nécessités du trafic.
Une grande porte donne accés dans la salle des machines, luxueusement installée. Trois machines, chacune d'environ 200 chevaux, y contiennent à l'aise. C'est un jour ordinaire : une seule tourne; son volant effectue majestueusement 100 tours à, la minute.

Chaque machine à vapeur actionne, par courroie, une dynamo à laquelle elle imprime 400 tours par minute. C'est l'une des génératrices chargées de produire le courant continu, qui, sorti de la dynamo par son pôle positif, est conduit au tableau de distribution.

On trouve un tableau de ce genre dans toutes les installations électriques, et les ingénieurs s'évertuent à lui donner une disposition flatteuse pour l'œil. Cette coquetterie s'explique : synthèse vivante de l'installation, le tableau est formé par le groupement des appareils, qui permettent à chaque instant de mesurer le courant, de l'envoyer dans tout le réseau, de le couper automatiquement, quand la sûreté d'un organe de l'ensemble l'exige.

Sur ce tableau, un voltmètre nous montre que la tension du courant est de 500 à 550 volts ; un ampèremètre nous indique que son intensité, variable de 0 à 250 ampères avec le travail qui lui est demandé, est en moyenne de 180 ampères. Nous y trouvons aussi un disjoncteur automatique, dont nous verrons l'utilité, quand nous parlerons des ruptures du fil de ligne; des parafoudres destinés à établir, dans le cas des décharges atmosphériques sur la ligne, une dérivation temporaire vers la terre ; le commutateur, par lequel s'établit normalement la communication de la dynamo génératrice avec la ligne.

Si le fluide était porté sur tout le réseau par le fil que vous voyez courir au-dessus des voies, ce fil, à cause de son faible diamètre, offrirait au passage de l'électricité, que vous pouvez comparer à celui d'un liquide dans un tuyau, une résistance. Aussi l'habitude est-elle de relier la dynamo de l'usine aux divers tronçons du réseau, à l'aide de gros câbles de fils de cuivre ou feeders. Comme à Nîmes ces feeders sont souterrains, ils ont été recouverts de multiples enveloppes de papier isolant, de jute, de plomb, de feuillards d'acier, destinées à en protéger l'âme contre tout contact avec le sol.

Un feeder chemine ainsi, à 60 centimètres au-dessous de la voie, de l'usine à la place des Carmes. Il émerge verticalement au-dessus du sol, en suivant les axes de colonnes creuses, sur trois points : au bout de l'avenue Feuchères (côté Esplanade), pour donner le courant à la ligne des boulevards; à la place de la Couronne, pour alimenter celle du chemin de Montpellier au Mas Mathieu ; à la place des Carmes, pour fournir l'énergie nécessaire à la ligne de la Fontaine au Châlet des Trois-Ponts. En ces points, vous pourrez remarquer l'existence des boites chargées justement de relier le feeder au fil de ligne ; vous y verrez aussi, comme en quelques autres endroits, au Théâtre, à l'entrée de la Cité-Foulc, des interrupteurs destinés à isoler du circuit général une section momentanément immobilisée par un accident survenu à son fil. La ligne Gare-Fontaine est directement alimentée par un feeder aérien, qui prend fin dès sa sortie de l'usine.

En quittant le feeder, le courant prend donc le fil de ligne, supporté au-dessus de l'axe de chaque voie par les fils transversaux qui maintiennent les colonnes. Ces fils transversaux soutiennent le fil de ligne au moyen de petits appareils (en matière non conductrice, pour empêcher le fluide de se perdre dans le réseau de sustentation), et de façon telle que le passage reste libre, au-dessous d'eux, pour le roulement d'un galet.

De distance en distance, aux points on le fil de ligne passe au-dessous des fils téléphoniques, télégraphiques ou d'éclairage, vous apercevez, recouvrant le fil, une baguette de bois, destinée à empêcher le contact entre le fil de tramway et ces conducteurs étrangers, au cas où ceux-ci tomberaient sur lui : pour que le contact ne se fasse pas en dessous, par un enroulement intempestif du conducteur autour du fil, des fils de garde courent le long de ce dernier. On n'a donc pas à craindre que les 500 volts du tramway fassent irruption dans les autres lignes que parcourent des courants de tension beaucoup moindre et y produisent des accidents.

Sur le fil de ligne roule un galet ou trolley; par ce trolley, par un conducteur métallique, qui suit la perche surmontant la voiture, enfin, par un circuit disposé sur cette dernière, le courant arrive aux moteurs électriques. Avant d'y parvenir, il traverse une prise d'éclairage (qui peut, le soir venu, alimenter les cinq lampes électriques disposées sur chaque tramway), des interrupteurs, des parafoudres, enfin, les combinateurs chargés de la distribuer aux moteurs électriques pour leur faire produire la mise en marche, les diverses vitesses, l'arrêt.

Le courant arrive ainsi dans chaque induit et le fait tourner; si cet induit faisait corps avec l'essieu, celui-ci prendrait une vitesse exagérée. On réduit cette vitesse à un taux convenable, en disposant sur l'arbre de l'induit une petite roue dentée, engrenant avec une autre de diamètre plus grand montée sur l'essieu : il faut, à la petite roue, plusieurs tours pour imprimer une rotation complète à la grande.

Chaque essieu, et dès lors les roues qui sont calées sur lui, sont ainsi actionnés par un moteur : chaque moteur a une force de 35 chevaux-vapeur ; à eux deux, ils pourraient exercer sur la voiture un effort comparable à celui de 70 chevaux ordinaires. Évidemment, cette puissance n'est jamais utilisée : la Compagnie a donné la préférence à des moteurs aussi forts, parce qu'ils ne content pas beaucoup plus cher que d'autres plus faibles et que leur fatigue et leur entretien sont beaucoup moindres.

Les roues entrainées par les essieux font avancer le truck, qu'elles supportent par huit ressorts à boudin ; ce truck soutient lui-même la caisse par huit autres ressorts à boudin et par quatre ressorts à lames. Ce luxe de ressorts explique la douceur de la suspension et le confort de la voiture.

Il ne nous reste qu'à y prendre place et à voir comment la conduit le wattmann. Ce vocable, à l'âcre parfum tudesque, tire son origine du mot watt, qui désigne l'unité de puissance électrique, et du mot allemand mann, homme.

Donc le wattmann, l'homme qui commande à la puissance électrique, est à son poste, sur l'avant de la voiture, la main droite à la manivelle du frein, la gauche à la manette du combinateur. Il veut partir : pour desserrer le frein, il pousse du pied la dent de loup, engagée dans une petite roue dentée située à la base de la tige du frein ; aussitôt des ressorts éloignent des roues les quatre sabots.

La manette du combinateur est sur sa position 1, pour laquelle le courant s'arrête à cet appareil : il suffit d'amener la manette sur sa position 2 pour donner au fluide passage jusqu'aux moteurs, qui se mettent à tourner entrainant la voiture. Celle-ci démarre. Pour augmenter sa vitesse, il n'y a qu'à amener successivement la manette sur les divisions 3, 4, 5 : on supprime ainsi progressivement des résistances jusque-là placées sur le passage du courant, et qui atténuaient sa force. Quand ta manette est sur la division 5, toute résistance est supprimée : en palier, la voiture prendrait la vitesse de 25 kilomètres à l'heure..., si elle pouvait filer longtemps sans arrêt.

Nota GM : Ces explications techniques sur le variateur de vitesse des moteurs électriques ne sont valables que pour le courant électrique continu (avec polarité, plus ou moins) utilisé dans ce réseau. Dans nos maisons nous avons du courant alternatif qui inverse sa polarité 50 fois à la seconde, la vitesse des moteurs électriques, conçus pour fonctionner sur ce dernier type de courant, est générée par la fréquence du courant alternatif. Pour faire varier la vitesse de ces moteurs, ce ne sont pas des résistances, mais d'autres technologies qui sont employées.

Mais ce ne sont pas les arrêts qui manquent : chaque fois qu'il s'en présente un, le wattmann doit ramener la manette à la position 1 pour couper le courant et serrer le frein mécanique pour arrêter l'élan de la voiture. Entre temps, il frappe du talon sur le levier de la cloche placée au-dessous du plancher. Près de ce levier, vous remarquerez une petite plaque, que peut actionner avec le pied le wattmann, quand il veut faire tomber sur les rails, devant les roues, un peu du sable contenu dans des boites dissimulées sous les banquettes de la voiture ; c'est, vous le devinez, pour augmenter l'adhérence, quand les rails sont humides.

Nous voici au point terminus de la ligne : le wattmann stoppe, dispose la perche pour la course du retour, et, à l'aide d'une clef, agit sur le combinateur d'arrière, qui va devenir combinateur d'avant, pour que cet appareil inverse l'entrée du courant dans les moteurs et que la marche soit assurée en sens contraire.

Notre promenade est finie sans encombre.

Elle aurait pu être interrompue, notamment par la rupture d'un fil de ligne ; le courant se serait arrêté, et, avec lui, toutes les voitures alimentées par le fil. Pour hâter, dans un cas semblable, la reprise de la circulation, le mieux serait de courir au téléphone le plus voisin pour avertir l'usine de ce qui se passe : elle enverrait aussitôt un employé ouvrir les interrupteurs, pour limiter le chômage à la section intéressée, et dépêcherait sur le lieu de l'accident la grande voiture de secours : l'équipe aurait tôt fait de raccorder les deux brins coupés.

En attendant qu'elle arrive, un promeneur devrait bien, non pas avec sa main, mais du bout de sa canne, amener l'une des extrémités du fil rompu au contact de l'un des rails : il produirait de la sorte un court circuit, qui ferait jouer, sur le tableau de distribution de l'usine, le disjoncteur automatique; celui-ci couperait le courant, qui cesserait d'arriver aux fils rompus ; leur contact ne pourrait plus devenir la cause du moindre ennui.

Je dis ennui, et non danger : un courant de 500 volts, tel que celui de nos tramways, ne saurait effectivement être bien nocif. Il ne l'est absolument pas pour qui touche le fil, sans avoir de communication avec le sol. C'est pour cela que vous voyez les ouvriers montés sur la voiture de secours tripoter sans crainte le fil : tant que le plancher de la voiture est sec ils éprouvent un picotement ; dès que celui-ci devient désagréable, ils cessent le travail.

Vous, piétons, isolés par vos semelles de cuir, par le pavé de la rue, pourriez probablement toucher le fil sans inconvénient sérieux. Abstenez-vous pourtant de le faire, surtout si vos pieds sont appuyés sur les rails. Abstenez-vous : vous tenteriez le court circuit ; et il ne faut jamais tenter personne.

Ce court circuit, suivant le trajet de votre nerf pneumogastrique, pourrait produire l'arrêt de la respiration... si le courant était beaucoup plus fort que celui de nos tramways. Comme pourtant vous êtes, en qualité de citoyens du XX° siècle, appelés à coudoyer des conducteurs, sièges de courants à haute tension, il vaut autant que vous ayez été prévenus.

Du même coup, vous avez compris qu'un électrisé devait être traité comme un asphyxié, par la méthode de la traction rythmée de la langue et de la respiration artificielle. Elle est assez facile à, appliquer : cependant, pour la bien mettre en œuvre, une certaine pratique n'est pas inutile. Pour un peu, je vous en conseillerais l'apprentissage en pleine santé. Essayez-en les jours de spleen : c'est très drôle... tout au moins pour ceux qui ne simulent pas le patient.

J'ai fini. Je veux pourtant vous mettre en garde contre la frayeur que certainement vous causerait la vue d'un accident possible. Si devant vous un fil venait à tomber sur un cheval, celui-ci pourrait tomber à vos pieds foudroyé. Pourquoi ? Parce que les fers de ses sabots lui assurent avec le sol une communication de choix, et aussi parce que son organisme est beaucoup plus impressionnable que le nôtre au fluide électrique. Que voulez-vous ? Le cheval ne peut avoir la diphtérie ; il est fort sensible à l'électricité : c'est une compensation.

Je ne crois pas, en tout cas, qu'il faille voir dans sa mort facile l'effet d'un parti-pris contre un mode de locomotion, qui, en somme, lui retire un de ses meilleurs gagne-pain. Un calcul aussi machiavélique pourrait tout au plus entrer dans l'âme d'un cocher de fiacre. Même s'il en était jamais un de foudroyé, j'y verrais plutôt les conséquences de l'alcool qu'il a dû absorber. L'usage de l'alcool rend, vous savez, les nerfs plus facilement excitables.

L'électrocution par l'alcool ! Je signale, - pour ce qu'il vaut, - l'argument aux membres de la Ligue antialcoolique, qui se trouvent dans l'assistance.

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