Ruines de Crussol

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

Châteaubourg et Crussol.

 

1. - CHATEAUBOURG.

 

Glun, la Roche de Glun, Châteaubourg (Mémoires de Joinville, Guillaume de Puy-Laurens, chap. 48, Nangis ; La chronique de Saint Denis, Guillaume Guiart, etc. La Roche de Glun était le seul de ces trois forts qui se trouvât sur la rive gauche du Rhône Glun est entre Tournon et châteaubourg.), trois forteresses qui se correspondaient sur la rive droite et sur la rive gauche du Rhône; Trois repaires du même brigand féodal; trois nids du pirate, au onzième et au douzième siècle de notre ère. Le sire du château de la Roche Glun, qu'on appelait Rogier, avait, dit Joinville, grand bruit de mauvais renom de détrousser et piller tous les marchands et pèlerins qui là passaient, etc.

 

Saint Louis, qui allait combattre les infidèles et mécréants, crut faire une oeuvre non moins méritoire que la croisade elle-même, en mettant le sire de Glun à la raison. Le tyranneau s'avisa de résister aux injonctions et sommations royales. En sévère justicier qu'il était, Louis IX assiégea le château de Roche de Glun, le principal manoir de Rogier, par eau et par terre; il le prit, le rasa, et passa ses habitants au fil de l'épée.

 

On montre, en dessus de Tournon, un rocher de forme ovale et plate, qui élève au milieu du Rhône sa masse de granit. On prétend que saint Louis s'y arrêta pour déjeuner, et c'est pour cela, dit-on, qu'on l'appelle depuis ce temps la table du roi. On aime à retrouver ainsi le nom de ce grand prince dans nos traditions populaires.

 

Probablement l'héritage de Rogier, le détrousseur de passants, se divisa entre plusieurs mains, car l'histoire fait mention plus tard des sires de Châteaubourg, qui ne possèdent que la terre de Châteaubourg (Dans le temps des premières guerres de religion, Pierregourde s'était rendu maître de Châteaubourg. C'était un digne successeur de Rogier, s'il faut en croire les traditions locales), et qui, au lieu de tirer l'épée contre leur roi, l'emploient noblement à son service.

 

Cette famille s'est éteinte dans le dix-septième siècle.

 

Les propriétaires actuels de Châteaubourg ont restauré ce vieil édifice avec assez de goût, en lui conservant le caractère d'architecture qui lui convenait. Ce promontoire qui domine le Rhône, surmonté d'un donjon et d'une terrasse entourée d'un mur crénelé, semble s'avancer d'un air hostile contre la rive opposée, vers laquelle il rejette le courant du fleuve.

 

On a, du haut de cette terrasse, une vue délicieuse sur la fertile plaine du Valentinois que traverse l'Isère. Cette rivière se jette dans le Rhône à peu de distance au-dessous de Châteaubourg, et on aperçoit les arcades élégantes de son grand-pont de pierre à travers un voile de verdure, formé par les aulnes et les peupliers de ses rives. Les montagnes du Vercors et du Diois forment à ce paysage un arrière plan aux teintes les plus riches et aux formes les plus variées. C'est là un caractère commun à tous les sites de cette belle route en terrasse qui longe le Rhône du côté du Vivarais. Si nous en reproduisions sans cesse la description, notre prose finirait par lasser nos lecteurs, heureusement nous ne leur parlons pas seulement avec la plume, mais aussi avec le crayon, il appartient au peintre de pouvoir rendre les mille nuances de ce cadre toujours le même et toujours divers, tandis que le poète, même le mieux doué par la nature, n'évite pas toujours, quand il s'adonne exclusivement au genre descriptif, le triste défaut de la monotonie.

 

2. - Crussol.

 

En partant de Châteaubourg, nous continuâmes à longer les beaux rivages du Rhône. La route passait aux pieds des riches vignobles de Cornas et de Saint Péray.

 

-oOo-

 

Les vins de Saint Péray, que l'on fait mousser en les mettant en bouteille lors de l'équinoxe du printemps qui suit la récolte, deviennent naturellement très secs au bout de peu d'années, comme les vins blancs de l'Ermitage et ceux de Sauterne. Ils ont une grande supériorité comme vins secs, mais, dans le commerce, ils ne sont guère connus que comme vins mousseux.

Albert du Boys, 1842

-oOo-

 

A quelque distance de Saint Péray, on aperçoit l'ancien château de Beauregard, qui a servi de prison d'état et de maison de réclusion on le laisse sur la droite quant on monte à Crussol, De Saint Péray, nous aperçûmes toute une ville en ruines, avec ses fortifications, ses nombreuses maisons sans toit et sans porte, le tout surmonté d'un donjon qui semble ne faire qu'un avec la crête aiguë du rocher : C'était Crussol.

 

Crussol fut une création du moyen âge; les guerres de religion conservèrent à cette forteresse son ancienne importance. Le souffle féodal, quoique s'affaiblissant de plus en plus, continua de l'animer encore jusque dans le dix-huitième siècle, il s'éteignit complètement en 1789, et Crussol cessa d'exister. Ces grands monuments d'une société qui n'est plus n'ont survécu à sa destruction qu'à condition de s'infuser dans une nouvelle vie en rapport avec les besoins de la civilisation actuelle. Les uns ont servi de siège aux pouvoirs municipaux et judiciaires du régime nouveau, comme le château de Tournon; les autres, comme celui de la Voulte, sont devenus les humbles dépendances des vastes établissements de l'industrie moderne, cette orgueilleuse héritière du baronnage féodal.

 

Le cœur se serre en parcourant les ruines désertes de Crussol, que ses habitants ont successivement abandonné pour aller peupler dans le bas du vallon la ville de Saint-Péray, aujourd'hui si florissante. Le donjon, que l'on aperçoit de très loin, est connu sous le nom de Cornes de Crussol ; les deux pignons de son toit sont en­core debout, et semblent défier tous les orages. Les fenêtres de ce donjon, toutes démantelées, s'ouvrent sur le précipice du côté &Valence. Quand on s'accoude sur leurs appuis branlants pour sonder la profondeur du rocher sur lequel on est comme suspendu, on ne peut se défendre d'un sentiment de terreur, et les plus hardis n'échappent pas aux fascinations du vertige. Que si un de ces vents impétueux qui règnent souvent dans ces contrées vient à s'élever, on croit entendre gémir de mystérieux souterrains; on frémit et on tremble comme tous les murs dont on est entouré. Autrefois le rocher de Crussol formait un talus dont le Rhône baignait l'extrémité inférieure; aujourd'hui le Rhône s'est éloigné, et le rocher, miné jus­qu'aux pieds même du donjon, surplombe d'une manière étrange au-dessous du vieux géant, qui, privé de sa base séculaire, vacille comme un roseau au souffle de la tempête.

 

La pierre qu'on a exploitée en ce lieu, justement renommée pour sa dureté et son joli brillant, a servi à construire les colonnes du palais de justice de Lyon. C'est comme un symbole de la ruine de la justice des seigneurs, complétée par la justice royale, son antique ennemie. Ne semble t'il pas, en effet, que, pour construire le nouvel édifice social, on achève de déraciner, jusque dans ses fondements, le mo­nument antique de la féodalité, qui bientôt roulera dans l'abîme, et, brisé en mille éclats, deviendra un je ne sais quoi qui n'aura plus de nom ?

Bossuet.

 

Nous avons recueilli pieusement les traditions qui se rattachent à ces majestueux vestiges du moyen âge, nous avons évoqué les souvenirs de la famille illustre qui porte encore le nom de ce manoir, son premier berceau. Les Bastet, sires de Crussol, étaient de ces hommes de fer qui, à une époque de courage et d'énergie, s'élevèrent encore, par ces qualités mêmes, au-dessus de tant d'autres seigneurs, leurs émules et leurs égaux. Géraud Bastet, qui vivait en 1110, se plaça assez haut pour pouvoir faire contracter à son fils une magnifique alliance, il obtint pour lui la main de Béatrix de Poitiers.

 

Dans le quinzième siècle, nous trouvons des Crussol hauts dignitaires à la cour et dans l'église, l'un d'eux est comblé de faveurs par Louis XI, qui, après l'avoir nommé son chambellan, le fait successivement gouverneur du Dauphiné, sénéchal du Poitou, et surintendant de l'artillerie du royaume.

 

Mais c'est au seizième siècle que les Crussol prirent l'essor le plus élevé. Au premier bruit des guerres civiles, ils firent réparer leur vieille forteresse et leur inexpugnable donjon. L'aimé de la famille tint pour le parti catholique: il était gouverneur du Dauphiné et commandant des troupes catholiques du Languedoc et de la Provence. Les deux cadets se jetèrent dans le protestantisme, l'un d'eux, Jacques d'Acier Crussol, sire de Beaudiné, devint bientôt l'un des chefs les Mus célèbres et les plus redoutés de son parti.

 

C'est Jacques d'Acier Crussol qui fit arrêter des Adrets, quand ce grand et sanguinaire capitaine devint suspect à son propre parti.

 

Rien n'est curieux à lire comme la correspondance de Catherine de Médicis avec le baron de Crussol, elle ne ressemble guères a ce que serait celle ci un ministre de la guerre de nos jours ; il y règne un langage poli et doucereux, sous lequel se cache, sans s'abaisser, l'autorité du rang suprême.

 

Quand on pense que cette reine avait des correspondances semblables avec tous les gouverneurs des diverses provinces de France, on ne peut s'empêcher de concevoir une haute idée de l'infatigable activité de son esprit, ainsi que de sa souplesse et de son habileté.

 

Voici ce qu'elle écrit de Fontainebleau. le 22 février 1567. à Antoine de Crussol duc d'Uzès, au moment où elle apprend que les calvinistes du Languedoc préparent un nouveau et formidable soulèvement.

 

Mon cousin, nous eûmes hier des nouvelles du Languedoc, et un avis que vos deux frères Beaudiné et Galliot ont avec eux bonnes troupes, et tous les jours voient lever gens et argent, on ne sait à quelle occasion, et semblent qu'ils veulent remuer des premiers.

 

Ce que je m'assure que vous ne leur conseilleriez pas, si étiez par de là, mais au contraire les feriez marcher d'une autre façon. Et d'autant que je suis assurée qu'ils croiront du tout ce que vous leur manderez, je vous prie, mon cousin, de leur écrire une bonne lettre, et leur faire bien entendre que le roi, mon fils, n'est pas délibéré d'endurer leurs méfaits ; dont j'ai bien » voulu vous avertir, afin que vous y donniez ordre, priant Dieu, mon fils, qu'il vous » ait en sa sainte et bonne garde.

Post Scriptum. Je vous prie, mon cousin, de bien faire entendre à vos deux frères qu'ils se gouvernent d'autre façon, et de suivre votre chemin, et non pas de faire ce qu'on dit qu'ils font. Car ceux qui leur font faire n'auront pas moyen de les » conserver, comme vous aurez, s'ils croient votre conseil, que je sais ne sera jamais que pour le service du roi et repos du royaume, etc.

Signé : CATHERINE

 

L'influence du duc d'Uzès, sur laquelle Catherine parait compter pour retenir ses deux frères dans le devoir, ou fut impuissante, ou ne fut pas franchement exercée. Pendant cette année, d'Acier Crussol, baron de Beaudiné, leva en Vivarais un grand nombre de troupes pour le parti calviniste; un peu plus tard (En 1568, et la bataille de Moncontour eut lieu en 1569; voir la préface.), il fut rejoint par Mouvans, Montbrun et Saint Romain, et se trouva à la tête d'une armée de vingt-deux mille hommes. Les armoiries symboliques représentées sur sa cornette ou bannière étaient bizarres et remarquables; elles semblent réfléchir tout ce qu'il y avait de bouffonnerie sanguinaire et de fanatisme sauvage dans les passions populaires de cette époque.

 

Cette cornette était verte, et on y avait peint une hydre composée de plusieurs têtes de cardinaux et de moines, qu'Hercule abattait avec sa massue, avec cette inscription - qui casso crudeles ; ce qui était l'anagramme des noms et prénoms : Jacques de Crussol. Je suis persuadé que ces emblèmes grotesques étaient, de la part de ce général huguenot au fond fort peu intraitable, comme nous le verrons plus tard, un moyen de caresser les préjugés d'une population grossière et enivrée de haine contre le sacerdoce catholique.

 

Jacques d'Acier Crussol amena son armée au prince de Condé, et combattit à ses côtés à Moncontour. Mais là la fortune lui fut contraire: il fut fait prisonnier, et il fallut tout le crédit de son fi-ère pour le sauver des ressentiments de la cour.

 

Il éprouva bientôt les heureux effets de ce crédit dans une circonstance non moins importante; ce fut lors du massacre de la Saint Barthélemy. Jacques d'Acier Crussol, Gaillot, son autre frère, périt dans le massacre, désigné aux poignards des fanatiques catholiques comme un des chefs calvinistes les plus redoutables, parvint à s'échapper, quoiqu'il logeât tout près de l'hôtel de Coligny. Il paraît qu'il fut averti à temps, par son frère, du secret de la terrible nuit.

 

L'année qui suit la Saint Barthélemy, Catherine de Médicis apprend que la fermentation la plus vive existe dans le Languedoc et le Dauphiné, et elle exprime au duc d'Uzès la crainte que d'Acier Crussol ne se laisse entraîner aux suggestions perfides des ministres calvinistes. Je suis avertie, dit-elle, que ceux là ont jusqu'ici fait, ce qu'ils ont pu pour gagner le sieur d'Acier, votre frère, mais qu'ils en ont eu très mauvaise réponse.

 

Toutefois ils ne laissent de le solliciter et presser très» vivement. Et encore que je suis bien certaine qu'il ne fera rien au contraire de ce qu'il vous a juré, et du devoir d'un fidèle serviteur, étant gentilhomme d'honneur, et ayant sa parole aussi chère qu'il doit avoir. Toutefois, connaissant par expérience le pouvoir que les persuasions et artifices de ses ministres ont sur ceux qui ont fait profession de ladite nouvelle opinion, mêmement n'étant confortés, ni assistés de personne qui les détourne de penser aux ruses desdits ministres, comme je crois qu'est à présent votre dit frère étant seul en votre maison, je vous prie d'y pourvoir de bonne heure, selon que vous estimerez nécessaire, m'en remettant entièrement à vous, etc., etc.

 

D'Acier Crussol ne trompa pas les espérances que Catherine avait placées en lui et il persista à refuser son concours au parti religionnaire.

 

Peu de temps après que le due d'Uzès eut reçu la lettre que nous venons de citer, il mourut dans son château de Crussol sans postérité ; Jacques d'Acier, son fière, succéda à son nom, à ses terres et à son titre.

 

Pour récompenser l'attachement qu'il témoigna par la suite à la royauté et à la religion catholique, Henri III le créa Chevalier de l'ordre du Saint Esprit, lors de la première création en 1578.

 

Depuis ce temps, les Crussol abandonnèrent leur vieux donjon du Vivarais pour le château d'Uzès. Ils obtinrent dans l'armée de hauts emplois qu'ils remplirent dignement. L'un d'eux (Jean Charles de Crussol), comme premier pair de France, eut le singulier honneur de conduire à Saint Denis les funérailles de Louis XIV ; mais ce fait, ainsi que tous ceux d'un autre ordre qui illustrèrent cette famille sous la dynastie des Bourbons, appartient à l'histoire générale de la France, et non aux annales particulières du château de Crussol (1), non plus qu'à celles du Vivarais.

 

(1) De Crussol à soyons, il n'y a qu'une demi lieue. On peut y aller parla montagne, si on ne craint pas d'acheter par un peu de fatigue de magnifiques points de vue ; mais il est plus commode et même plus court de revenir prendre la grande route à Saint-Péray.

 

Vernoux.

ROUTE DE CRUSSOL ET DE SAINT PÉRAY AU CHEYLARD ET A SAINT MARTIN,

RETOUR PAR SAINT AGRÈVE ET DÉSAIGNES.

 

La route de Saint Péray à Vernoux tourne sur des mamelons pelés, sur des collines rocailleuses, dont la laideur n'a pas assez de grandiose pour s'élever jusqu'à l'horrible, çà et là, pourtant, l'œil trouve à se reposer sur des espèces d'oasis qui contrastent avec l'aridité générale du paysage. Ainsi, après avoir dépassé la colline de Leyris, on découvre sur la droite une espèce de parc anglais où les eaux et les bosquets sont distribués avec goût, et parent, de leur verdure, le fond d'une vallée, une jolie maison, un cottage élégant, se détache sur un rideau de forêts, c'est Crozat, terre de M. le baron du Bay, ancien député et membre du conseil général du département de l'Ardèche.

 

Un peu plus loin, on aperçoit, sur un mamelon isolé, la commune de Bofres, surmontée de son clocher et des ruines de son château féodal.

 

Puis, on arrive au hameau de la Justice. C'est près de là que le manoir de Chabret (1) cache son toit hospitalier au milieu d'une touffe de hêtres trois fois séculaires et d'une vaste forêt de pins, de chênes et de mélèzes.

 

Les grands bois annoncent le séjour et la surveillance des grands propriétaires, qui seront toujours, quoi qu'on en dise, à la tête des conservateurs du sol, comme des vrais principes d'ordre et de liberté.

 

Eux seuls peuvent nous empêcher de devenir complètement les tributaires de l'étranger pour les bois de construction, les grands bestiaux et les remontes de notre cavalerie. (2)

 

Les économistes qui ont poussé pendant si longtemps au morcellement de la terre en France, commencent à s'apercevoir de cette vérité.

 

Le hameau de la Justice s'appelle ainsi, parce qu'il était situé sur les limites des trois seigneuries, et que les baillis ou juges de ces seigneuries y avaient établi un prétoire, où ils venaient tour à tour rendre la justice aux villageois soumis à leurs juridictions respectives.

 

A une demi-heure plus loin, Vernoux se déploie au milieu d'un plateau bien cultivé, mais nu au point que pas une haie ni un arbuste ne vient en rompre l'uniformité; sur la droite, Saint-Félix-de-Châteauneuf élève sa vieille tout, et ses antiques masures entremêlées à la verdure des noyers, des mûriers et des châtaigniers.

 

S'il nous avait fallu choisir entre ces deux séjours, nous aurions préféré celui où nous aurions pu cacher notre vie, à l'abri des orages du monde comme de ceux de la nature.

 

(1) Appartenant à M. d'Indy, ancien sous-préfet.

(2) On peut ajouter que le morcellement des propriétés a amené les défrichements, et que les défrichements ont été cause de ces ravins qui sillonnent nos montagnes et qui conduisent dans les lits de nos torrents et de nos rivières ces déluges d'eau dont chaque année signale le retour.

 

Vernoux est un chef-lieu de canton; c'est une commune qui renferme plus de deux mille neuf cents âmes: elle est le centre du commerce des draps qu'on fabrique dans les villages voisins, l'entrepôt des marrons d'alentour, le marché d'où s'exportent quatre à cinq mille pores par an.

 

Vernoux a gagné tout ce qu'ont perdu Silhac et Chalençon, petites bourgades qui étaient plus importantes et plus populeuses il y a deux siècles, et qui le sont moins aujourd'hui que leur heureuse rivale.

 

On remarque aujourd'hui à Vernoux une église gothique d'un assez bon style et un collège communal très bien situé. La population de cette ville renferme à peu près autant de protestants que de catholiques.

 

On y retrouve encore vivante la mémoire des guerres de religion, surtout de celles qui ont suivi la révocation de l'édit de Nantes. De la place même de Vernoux on nous a montré, au-dessus de Saint-Félix-de-Châteauneuf, la montagne des Isserlets (1), où eut lieu, en 1709, un rassemblement de Camisards, commandé par Justet de Vals ainsi que par Abraham Mazel, Dupont et Billard.

 

Ces derniers avaient servi sous Cavalier, et Billard avait été son principal lieutenant. M. de Vocance, catholique ardent, et M. du Bay, qui, quoique protestant, avait courageusement défendu son ami, avaient été massacrés par Justet, près de Mezilhac.

 

Bientôt un grand nombre d'anciens Camisards s'étaient enrôlés sous les ordres de ce chef, qui s'était fait une réputation par sa force herculéenne et par son fanatisme intrépide; Billard leur apportait le prestige de son nom, associé à celui de Cavalier dans les victoires remportées aux pieds des Cévennes sur le maréchal de Villars, pendant les premières guerres des Camisards.

 

Un colonel suisse, appelé Courten, dont le régiment était en garnison à Vernoux, envoya vainement des détachements à leur poursuite; ces détachements furent battus près de Gilhac, et lui-même, à la tète de plusieurs compagnies de son régiment, essuya deux défaites successives à Saint Forturiat et à Saint Pierreville.

 

La terreur fut portée au comble parmi les catholiques, quand le bruit se répandit que Cavalier lui-même était revenu d'Angleterre et présidait à ces combats. Sur les instances réitérées de Courten, le due de Roquelaure, gouverneur du Languedoc et M. de Baville, intendant général, vinrent en personne à Vernoux. Quand ils eurent réuni une armée de cinq à six mille hommes, composée, soit de volontaires du pays, soit de troupes régulières venues du Dauphiné, ils se mirent en devoir d'attaquer le camp des Isserlets.

 

Les protestants, qui y étaient retranchés depuis quelque temps, s'y tenaient sur la défensive. Là leurs ministres élevaient la voix avec une liberté sauvage, et plus d'une fois, sans doute, ils comparèrent le héros des Cévennes à Judas Macchabée.

 

Le mystique langage de l'Écriture était reproduit avec enthousiasme par les prophètes et les prophétesses (2) du culte nouveau, qui se disaient miraculeusement inspirés. Le soir, on entendait, du sein des forêts, s'exhaler de mystérieux accents.

 

C'était une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants qui s'étaient réunis autour des Camisards et qui chantaient en chœur les hymnes et les psaumes français. Pendant la nuit, Vernoux voyait briller sur la montagne les feux allumés autour de leurs tentes de feuillages.

 

(1) Cassini écrit Assarlès. il ne faut pas confondre cette montagne des Isserlets avec celle d'Issarlès, célèbre par son lac; cette dernière est près du Béage. il parait que les chefs insurgés comptaient plus, cette fois, sur les Vivarois que sur les Cévenols: «Ceux ci, dit Brueys, par le commerce qu'ils ont avec leurs voisins du Bas Languedoc, ont un peu adouci la rusticité de leur naturel, et, quoiqu'ils soient demeurés légers et malins, ils sont néanmoins devenus assez faciles et sociables: Ceux là (les Vivarois), qui ne sortent jamais de leurs montagnes, ont conservé toute leur férocité et sont farouches et intraitables. » Nous ne croyons pas qu'aujourd'hui les Vivarois soient moins avancés en civilisation que leurs voisins les Auvergnats et les Cévenols.

(2) Voir la préface historique, troisième partie.

Quand les Camisards apprirent qu'ils allaient être sérieusement attaqués par les troupes royales, ils s'empressèrent de renvoyer toute cette foule désarmée; ils quittèrent la montagne avec elle, l'escortèrent jusqu'en lieu de sûreté, et allèrent ensuite se poster sur la montagne de Leyris. Cette montagne est hérissée de précipices, et à demi entourée par la petite rivière de Bresson. Le 8 juillet à six heures du soir, les détachements de l'armée royale, partis de Saint Pierreville et de Vernoux, parvinrent à les joindre aux pieds de leurs nouveaux retranchements. Ils étaient tout au plus quatre-vingts, suivant Court de Gebelin (1), et environ deux cents, suivant Brueys. (2) Ils ne voulurent pas, dit ce dernier, se servir de l'avantage de la hauteur que nous n'avions pu encore gagner sur eux; ils vinrent fièrement à nous, s'approchèrent à dix pas des bataillons, et firent leur décharge un genou en terre, etc. »

 

Les troupes royales essuyèrent leur feu sans se rompre, et coururent sur eux avec tant d'impétuosité, qu'ils enfoncèrent leurs rangs à la baïonnette, sans leur donner le temps de recharger. Ces malheureux se défendirent en désespérés, les uns à coups d'épées, les autres à coups de faux, d'autres, enfin, avec les pierres ou les quartiers de rocs qu'ils trouvaient sous la main.

 

C'est alors que l'on vit Justet égaler par le courage les héros de l'antiquité. Il s'élança avec impétuosité au milieu des ennemis, perça leurs rangs, se saisit (5) d'un drapeau en blessant l'officier qui le tenait, puis il se faisait jour de nouveau pour revenir vers les siens, en terrassant tout ce qui s'opposait à son passage, quand deux grenadiers voulurent l'arrêter, chacun d'un côté ; il les saisit alors tous les deux par les cheveux et il se mit, dit Brueys (4), à les secouer avec tant de violence, qu'il les aurait brisés, si un de leurs officiers n'était survenu qui le perça de plusieurs coups d'épée, sans pouvoir lui faire lâcher prise qu'après qu'il les eût entraînés tous deux par terre avec lui et qu'il eût expiré sur eux.

 

Certes, il est tel acte de bravoure, dont Tite-Live et Thucydide ont entretenu notre jeunesse, qui n'est pas comparable à celui de cet obscur chef de partisans.

 

(1) Histoire des Camisards, tom. Ill, pag. 327 et suivant.

(2) Histoire du fanatisme, pag. 68 et 69, tom. III. (Edit. de la Haye, 1755.)

(3) Histoire des Camisards. (Edit. de la Haye, 1755.)

(4) Histoire du fanatisme. (Edit. de la Haye, 1755.)

 

Les précipices de Leyris furent les Thermopyles des Camisards. Suivant Brueys, il y en eut plus de cent vingt qui y trouvèrent la mort. Le peu d'entre eux qui échappèrent furent traqués de toutes parts ; chaque jour on amenait quelque rebelle, qui était aussitôt roué ou pendu.

 

Pourtant une bande se reforma du côté de Saint Agrève, et alla se fortifier à Fouréal, entre Chalencon et Saint Jean de Chambre, on la poursuivit, on l'atteignit et on la tailla en pièces. Dupont (1) avait péri à côté de Justet ; Billard fut tué par un paysan de la paroisse de Serre, son corps fut exposé sur la roue dans un champ près de Vernoux, et il y resta longtemps.

 

Une croix fut élevée à la place où ce cadavre avait été livré aux outrages publics, et on l'appela la croix de Billard (2) ; aujourd'hui elle a été remplacée par une croix de mission.

 

Abraham Mazel fut tué près d'Uzès, après avoir vendu chèrement sa vie. Sa tête fut envoyée à Vernaux ; elle y fut exposée et brûlée publiquement.

 

L'impression de ces scènes de deuil a été effacée par celle de scènes encore plus douloureuses qui se sont passées à Vernoux même, à une époque plus récente. Un vieillard centenaire, qui vient de mourir et qui en avait été le témoin, ne répondait que par des larmes à ceux qui lui en demandaient le récit.

 

C'est tout autre chose de lire l'histoire froidement résumée dans un livre, ou de la saisir encore toute chaude et toute palpitante dans les traditions des foyers domestiques. C'est ici, me disait-on, qu'un soir, en 1745 (5), un détachement de maréchaussée et de troupes royales amena un ministre protestant, accusé de prédications séditieuses.

 

Ce ministre, appelé Majal Deshubas, était chéri dans la contrée : dénoncé depuis quelque temps à la vindicte des lois, il était poursuivi par la police; on avait fini par le saisir dans une chaumière isolée (4) et on le conduisait à Montpellier pour lui faire son procès.

 

En apprenant son arrestation, toutes les montagnes du haut Vivarais s'émurent et se soulevèrent instantanément: du fond de ces âpres vallées, du haut de ces som­mets escarpés, huit à neuf cents protestants accoururent pendant la nuit, ils se ras­semblèrent armés de fusils, de faux et de vieux sabres, sur la route de Vernoux à Saint Laurent du Pape, dans le champ qu'on appelle Pré-Long.

 

Là ils s'organisèrent pour attendre l'escorte qui devait emmener Deshubas.

 

Mais c'est en vain qu'ils tentèrent d'arracher sa proie à la justice : les troupes royales sortirent pour aller au­ devant de l'attroupement et le cernèrent entre deux murailles, le prenant à la fois, et par-devant et par derrière ; après deux décharges de mousqueterie, quatre à cinq cents de ces malheureux montagnards restèrent sur le carreau, le reste parvint à prendre la fuite dans diverses directions. (5)

 

Pré Long fut rougi de sang et couvert de cadavres: parmi eux, Vernoux reconnut avec effroi quelques-uns uns de ses enfants.

 

Quant au ministre Deshubas, il fut conduit à Montpellier, jugé et condamné au dernier supplice: on le pleura comme un martyr. Cet affreux carnage, exagéré encore par l'esprit de parti, par le fanatisme religieux, a laissé de longues traces dans tout le haut Vivarais, où presque chaque village eut à regretter des victimes.

 

Le souvenir de l'oppression est une vengeance qu'on ne saurait interdire aux opprimés; cependant, nous avons eu dans nos plus belles cités, à une époque plus rapprochée de nous, des massacres dont l'horreur a surpassé celle de ce combat inconnu dont une contrée reculée fut le théâtre. Si, dans l'histoire, le sang doit effacer l'empreinte du sang, on ne devrait plus reconnaître les vestiges de celui qui fut versé à Vernoux, il y a un siècle.

 

Entre cette époque et la nôtre se trouve la révolution.

 

Du reste, nous ne comprenons plus aujourd'hui ces persécutions violentes contre une croyance et contre un culte. La liberté de conscience est devenue une espèce d'axiome gouvernemental que nous avons tous adopté.

 

Grâce à cet esprit de tolérance, grâce à la multiplicité des communications (6) qui ont frayé la voie à la civilisation jusque sur les plus hautes cimes du Vivarais, les protestants et les catholiques vivent en paix, mêlés et confondus dans les mêmes lieux, sans se souvenir des haines fanatiques qui armèrent leurs aïeux les uns contre les autres.

 

(1) Ancien secrétaire de cavalerie.

(2) Je tiens ce fait de M. Bouvier, maire de Vernoux, dont l'obligeance éclairée est allée au-devant de tous les renseignements que j'avais à lui demander.

(3) Le jour de Noël 1745, s'il faut en croire une note de 31. Challamel. (manuscrits déjà cités)

(4) Au hameau de Mazel, dépendant de la paroisse de Saint-Agrève, chez un villageois nommé Menti. Menu expia par les galères la courageuse hospitalité donnée au ministre proscrit. Ses biens furent confisqués et mis en régie par le gouvernement. Comme ils n'avaient pas été vendus encore à des parti­culiers, les héritiers de Menu, en 1792, en demandèrent la restitution, et ils l'obtinrent. 14. Gaillard Rabarin, vénérable et savant jurisconsulte, m'a dit avoir opéré le partage de ces héritiers et fait prononcer leur envoi cri possession. C'est ainsi qu'on mettait un terme à d'anciennes confiscations au moment à où on en exécutait de nouvelles.

(5) Note de M. Challamel.

(6) Les gouvernements de Louis XIII et de Louis XIV ouvrirent un grand nombre de routes stratégiques en Vivarais par le même motif qui a engagé le gouvernement actuel à multiplier les chemins dans la Vendée et la Bretagne.

 

EN SAVOIR PLUS SUR LES DE CRUSSOLS

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