LA PRINCESSE DHUODA

en exil à Uzès en 840

par Marcel Fabre, 1930.

 

 

Vers le milieu du IXème siècle, dans les premières années du règne de Charles le Chauve, vivait à Uzès une princesse exilée dans cette ville par son mari. C'était Dhuoda (1), femme de Bernard, comte de Barcelone, duc de Septimanie, (2) un ambitieux, turbulent et présomptueux qui se plaisait alors à intriguer auprès des fils de Louis le Débonnaire en rivalité pour la possession de l’Empire. Il était fils du fameux Guillaume, duc de Toulouse, mort en odeur de sainteté, moine de l’abbaye de Gellone près d’Aniane, après avoir rudement bataillé au service de Charlemagne contre les Sarrasins. (3)

 

(1) Ou Dodane ou encore Duodana, comme certains auteurs écrivent ce nom.

(2) On désignait par Septimanie, l’ancienne province de Narbonne où avait tenu garnison lors de la conquête romaine. la Septième légion, ce nom venait encore des sept villes qui furent attribuées à cette province. savoir : Toulouse, Béziers, Nîmes. Agde, Maguelonne Lodève et Uzès, qui toutes étaient le siège d'un évêché.

(3) C'est ce Guillaume qui servit de principal modèle aux auteurs des chansons de gestes du cycle de Guillaume au Court Nez ou Guillaume d'Orange. Il fonda l’abbaye de Gellone, en un lieu qui prit, après sa mort, en souvenir de ce nom et de son séjour le nom de Saint-Guilhem du Désert (département de l’Hérault).

 

Le duc Bernard avait épousé Dhuoda à Aix-la-Chapelle en 824. Elle appartenait à une famille noble de Septimanie, originaire, autant que les conjectures les plus autorisés permettent de l’avancer, de la région de Nîmes. (1) Deux ans après son mariage, le 26 Novembre 826, un fils, Guillaume, lui était né. En 829, Louis le Débonnaire en lutte avec ses fils révoltés : Lothaire, Pépin et Louis, avait fait appel au dévouement de Bernard de Septimanie promu à la dignité de chambellan.

 

(1) C'est une hypothèse raisonnable de considérer Dhuoda comme pouvant appartenir à la famille de ce seigneur de la région de. Nîmes nommé Dadila, dont une fille s'appelait Dodane et qui testa en 813 (Voir Archives du Gard : H. 113), Il est en tout cas inexact, et cela est prouvé par un passage du Manuel lui-même, que Dhuoda soit fille de Charlemagne, comme l’ont faussement soutenu certains anciens historiens.

 

Mais Bernard, autoritaire, cupide et de mœurs dissolues eut tôt fait de soulever contre lui les grands seigneurs de la Cour, pour la plupart anciens conseillers de Charlemagne, indignés de ses exactions et de son, intimité suspecte avec l’impératrice Judith de Bavière, seconde femme de Louis le Débonnaire. La révolte qu'il ne réussit pas à dominer avait contraint Bernard à résigner ses fonctions et à regagner son duché de Septimanie. Louis le Débonnaire avait été déposé et Judith enfermée au monastère de Sainte Radegonde à Poitiers.

 

Peu d'années après, en 833 Bernard avait cru tenir sa revanche. Lotaire incapable gouverner l’Empire avait dû rendre le trône à son père. Bernard et Judith revenus à la Cour, se justifièrent par le serment, mais l’ex-chambellan, s'il s'était réconcilié avec l’Empereur Louis, n'en était pas pour cela rentré dans son ancienne dignité.

 

Retourné en Septimanie le coeur plein d'amertume et d'un dépit haineux, s’il s'était rapproché de Pépin et avait fomenté avec lui un complot dont l’échec lui valut la perte de son gouvernement de Septimanie et de la Marche d'Espagne. En 840 après la mort de Louis le Débonnaire, Bernard, à qui Lothaire avait rendu son duché, s'était néanmoins abstenu de prendre parti dans la lutte des trois frères disputant l’Empire. Resté à l’écart ,attendant que la fortune des armes se fût prononcée, il avait louvoyé entre les factions ennemis tâchant de se ménager les bonnes grâces de chacun des trois rivaux, Charles le Chauve, Louis le Germanique et Lothaire.

 

Pour être plus libre dans ses intrigues, il avait éloigné de lui Dhuoda son épouse sur le point d'être mère pour la seconde fois, lui prescrivant de se rendre à Uzès, la plus petite des capitales de Septimanie, et d'y demeurer à l’avenir sous la surveillance de l’évêque Elefant. (1) Tristement résignée, l’infortunée princesse depuis longtemps fiée sur les sentiments d'un mari si peu fidèle pour qui néanmoins, elle avait une affection pleine de déférence, avait quitté Narbonne et pris la route d'Uzès. Ce fut dans cette ville qu'elle accoucha d'un fils le 22 mars 841. Heureuse de cette seconde maternité elle dépêcha vers Bernard alors en Aquitaine avec son fils aîné Guillaume, un courrier porteur d'un message affectueux. En réponse, Bernard, brutalement, ordonna qu'on lui amenât l’enfant sans attendre qu'il fut baptisé, lui seul voulant présider au choix de son nom. Il chargea l’évêque Elefant, sa créature, de le lui conduire.

 

(1) Dixième évêque d’Uzès, successeur d’Arimendus. (Voir Duchesne : Fastes épiscopaux de l’Ancienne Gaule.)

 

Le prélat s'acquit de sa tâche et la triste Dhuoda resta seule à Uzès, loin des siens ,n'ayant même pas dans son exil immérité, la consolation de voir son jeune enfant lui sourire et de l’entendre gazouiller. Bien plus, la satisfaction de connaître le nom du petit être ne lui fut même pas donnée, car son mari ne lui fit jamais savoir qu'il avait donné son nom de Bernard à son second fils.

 

Le 25 juin 841, eut lieu la sanglante bataille de Fontanet près d'Auxerre ,dont l’issue favorable à Charles décida du partage de l’Empire. Bernard de Septimanie sortit alors de sa réserve prudente. Il s'empressa de rendre hommage au vainqueur et prêta serment de fidélité au roi Charles le Chauve.

  

Charles le Chauve

(il serait né des relations de l’impératrice Judith avec Bernard de Septimanie)

 

Dhuoda vivait à Uzès des jours endeuillés. Épouse elle pleurait sur le sort cruel que lui infligeait un mari déloyal et infidèle. Mère, son coeur saignait à se voir privée de ses enfants qu'elle aimait si tendrement. Puisqu'elle ne pouvait les entourer de ses soins affectueux, elle voulut du moins leur consacrer, surtout à l’aîné ,le meilleur de ses pensées. Pour vaincre la tristesse de son exil et ne pas laisser inemployée toute cette tendresse maternelle dont son cœur débordait, elle entreprit de rédiger un traité d'éducation destiné à son fils aîné ,Guillaume, le jeune seigneur de quinze ans dont elle était si fière et qui se trouvait avec son père à Cour du roi Charles.

 

Ce Manuel, Dhuoda le dicta à un clerc nommé Wislabert, probablement son aumônier (1).

 

(1) Il exista à la Bibliothèque Nationale, au fonds latin, sous le N° 12293, une copie du Manuel de Dhuoda, faite au XVIIe siècle. Dans les papiers de M. Germer-Durand, membre de l’Académie de Nîmes, on trouva, en 1833, les fragments d'un manuscrit carolingien du Manuel. Rapprochant ces fragments de l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale M Bondurand, archiviste du Gard, a donné, en 1887, une excellente édition complète du Manuel (1 vol. in-8., Alph. Picard, Paris) C'est à elle que nous empruntons les citations données dans cette étude qui s'inspire largement du travail de M. Bondurand.

 

Elle le commença, d'après la souscription qui se trouve à la dernière page, le 30 novembre 841.

 

« La seconde année de la mort de l’Empereur Louis, dit-elle, la veille des calendes de décembre, à la messe du Saint-André, dans les premiers jours de l’Avent ».

 

Elle l’acheva le 2 février

 

« La quatre des nones de février, jour de la Purification de Sainte-Marie toujours vierge ».

 

Bien qu'elle n'indique pas l’année, il est certain que c'est du 2 février 843 qu'il s'agit, car un chapitre qui précède de peu cette souscription est manifestement daté du 30 Novembre 842. Il est écrit dans un latin correct pour cette époque ou la langue, au contact de tant d'idiomes étrangers, avait perdu sa pureté. Il dénote chez Dhuoda une certaine érudition, car elle cite fréquemment des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, de Saint-Paul ,de Pline le naturaliste, de Prudence, de Donat, d'Ammonius etc.

 

Mais cette érudition pourrait bien n'être que de seconde main. En effet les traités de grammaire et de rhétorique de l’époque contenaient un grand nombre de citations de la Bible et d'auteurs latins et grecs classiques ou décadents et c'est peut-être dans leurs pages que Dhuoda a pris certaines de ces citations, à moins, ce qui n'est pas impossible ,que le clerc Wislabert ne l’ait aidée de son érudition personnelle.

 

D'un bout à l’autre le Manuel reflète une extrême sensibilité qui parfois touche au lyrisme et qui dénote chez l’auteur un sentiment poétique assez vif. C'est un traité succinct, mais complet de morale, dans lequel dominent surtout des préoccupations d'ordre religieux : les devoirs envers Dieu, la prière, le souvenir des morts, le respect du aux prêtres, l’ordre dans lequel doivent être dits les Psaumes, y tiennent une large place. Mais on y trouve aussi le rappel des devoirs envers les parents; envers autrui et envers soi-même.

 

Le Manuel s'ouvre par une préface dans laquelle Dhuoda laisse parler son coeur de mère et percer sa tristesse en indiquant dans quelles circonstances si pénibles pour elle ces pages sont écrites :

 

« La plupart des parents, commence-t-elle, ont dans ce monde la joie de vivre avec leurs enfants. Mais moi, ô mon fils Guillaume, je me vois éloigné de toi. L’anxiété que j'en éprouve et le désir de ton bien, m'ont porté à faire écrire pour toi cet opuscule. il est fait en mon nom et je serais heureuse qu'il t'apprenne ce que tu dois être pour ta mère absente...

Tu es mon premier-né et j'ai ardemment désiré ta naissance. Au milieu des malheurs croissants de ce siècle et comme le royaume s'abîmait sous les révolutions et les discordes, l’Empereur Louis mourut. L’année qui suivit sa mort naquit ton frère. Sa naissance arriva à Uzès, le 22 mars.

Ton père Bernard se le fit amener en Aquitaine par Elefant, évêque d'Uzès, avant même qu'il eût reçu le baptême. Les ordres de mon seigneur vous ont éloignés de moi et m'ont fait faire un long séjour à Uzès où je me suis réjouie de ses prospérités . Mais le cœur plein de toi et de ton frère, j'ai fait écrire pour toi ce petit livre selon ma faible intelligence. Quoique mille obstacles s'opposent à ce que je te vois, tu voir est le premier de mes soucis, le seul devant Dieu. »

 

Après cette préface empreinte d'une si grande mélancolie, Dhuoda rappelle à son fils que son premier soin doit consister dans l’amour de Dieu qui doit être recherché « comme une chatte importune recherche les miettes qui tombent de la table de son maître ». Pour se guider dans cette recherche il devra lire les livres contenant sur Dieu l’enseignement des docteurs et des maîtres sacrés. Suit alors, en résume, un véritable traité de la sublimité et de la bonté de Dieu ,de la Sainte Trinité, des vertus théologales, de la prière qui doit être respectueuse et pleine d'humilité.

 

Dhuoda exhorte ensuite son fils à lui garder un souvenir respectueux et à veiller sur son jeune frère. Pour faire recommandations, elle sait trouver des accents où vibre une profonde émotion :

 

« Duhoda doit t'être toujours présente, mon fils. Si je viens à te manquer, il te restera mon livre où tu pourras me retrouver comme dans un miroir. Tu apprendras tes devoirs envers moi. Tu auras des doctes dont l’enseignement sera plus varié et plus élevé, mais ne trouveras que dans mon livre l’ardent amour de ta mi pour son premier né. Lis-le, comprends le, applique le, instruis ton frère dont j'ignore encore le nom, lorsqu’il aura reçu la grâce du baptême. Instruis-le dans le bien et aime-le. Montre-lui ce Manuel entrepris par moi et écrit pour toi lorsqu'il pourra parler ou lire et accompagne tes lectures de conseils, car ton frère est ta chair. Moi Dhuoda votre mère, je vous avertis tous deux d'élever vos coeurs quand vous souffrirez des épreuves du monde. Regardez alors. Dieu régnant aux cieux ».

 

À coup sûr Dhuoda était une âme d'élite, ces lignes prouvent, une excellente chrétienne pratiquant le pardon des injures, une femme ayant une haute idée de la valeur éducative que doivent renfermer les conseils d'une mère à son fils. Ce mari qui l’avait tant fait souffrir, qui avait gravement offensé sa dignité d'épouse et meurtri si cruellement son coeur de mère ,ce duc Bernard si autoritaire, si peu compatissant à sa détresse, elle ne le hait point. Contre lui elle n'élève aucune récrimination, pas même l’ombre d'un reproche. Bien que parlant à son fils et l’incitant à la piété filiale, elle eut été bien excusable si elle avait laissé percer par endroits quelque amertume. Il n'en est rien. Le duc Bernard est le père et le père quels que soient ses torts envers la mère, doit être chéri et vénéré par le fils. C'est ce qu'elle rappelle en ces termes à Guillaume :

 

« Je vais m'efforcer de, t'apprendre la crainte. l’amour et la fidélité que tu dois à ton seigneur et père Bernard présent ou absent. Le docte et sage Salomon t'avertit d'honorer ton père. Afin de vivre longtemps, honore ton père et prie pour lui assidûment. Sans lui tu ne serais pas. Obéis à ses avis. Soutiens sa vieillesse. Ne constriste pas sa vie et ne le méprise pas dans ta force. Ne commets jamais ce crime. Que la terre recouvre plutôt mon corps. »

 

Et plus loin, lorsqu'elle recommande à son fils de pratiquer la prière, Dhuoda ne manque pas de l’exhorter en termes pressants à prier pour son père assidûment, afin que Dieu lui donne la paix et la concorde avec tous s'il est possible et le fasse réussir en ses desseins.

 

Mais l’amour de Dieu et la vénération pour son père ne sont pas les seuls devoirs qui s'imposent au jeune Guillaume. Il en est d'autres tout aussi impérieux qu'il faut bien se garder de négliger. Dhuoda va les développer tour à tour. C'est, en premier lieu, la fidélité envers le souverain, le roi Charles, auquel Guillaume a promis sa foi. A ce serment solennel qu'il ne soit jamais parjure. Qu'il se garde de toute trahison :

 

« Puisque Dieu et ton père Bernard t'ont choisi pour servir ton seigneur Charles dans la fleur de ta jeunesse, tiens ce qui est de ta race illustre des deux côtés (1)

Ne te borne pas à plaire aux yeux de ton maître, mais mont lui du sens, de la pureté et une grande fidélité. Ce se ton avantage et celui des tiens. Que jamais la folie de l’infidélité ne te soit reprochée ; que le mal ne germe pas dans ton coeur et n'y monte pas au point de te rendre infidèle à ton seigneur en quoi que ce soit.

L’opinion est terrible et dure aux traîtres. Je te crois, comme tes. compagnons d'armes, incapable de perfidie. Cet art malfaisant n'a jamais paru dans tes ancêtres et ne paraîtra pas dans leurs descendants (2). Toi donc, mon fils Guillaume, toi qui issu de leur race, sois envers ton seigneur sincère, attentif, utile et le premier à t'offrir. Dans toutes les affaires qui intéresseront le pouvoir royal efforce-toi de te mettre en avant, soit à l’intérieur, soit au-dehors, mais fais-le avec sagesse. »

 

(1) Illustre des deux côtés. C'est ce qui permet d'affirmer bien que l’origine de Dhuoda soit inconnue, que cette origine devait être, de bonne noblesse.

(2) Dhuoda s'abusait-elle, ou bien voulait-elle cacher à son fils les « défaillances » de son père sur le chapitre de la fidélité au prince ? Le duc Bernard, si souvent parjure au souverain, ne s'était-il pas fait une spécialité de « l’art malfaisant » de la trahison n'avait-il pas à se reprocher la pire des forfaitures lui qui a été l’amant de l’épouse de Louis le Débonnaire, le souverain à qui il avait prêté serment de fidélité et qui l’avait comblé de ses faveurs ?

 

La position de Guillaume à la Cour peut l’amener à siéger au Conseil du Roi. Dhuoda lui recommande instamment de prendre garde, en pareille occurrence, de peser avec soin ses paroles et de n'en prononcer point qui soit inopportune. Pour se bien préparer à émettre de sages avis, qu'il fréquente assidûment les gens bons et pieux et se garde de toute tractation avec l’homme malfaisant, lâche ou irascible, car « ce genre d'homme ronge comme la teigne et sous sa domination il n'est point de sécurité. »

 

A la Cour, Guillaume devra fréquenter les grands dont les conseils et les exemples ne peuvent que profiter à la bonne éducation et à l’instruction d'un jeune seigneur désireux de briller auprès du souverain: «Dans une Cour aussi considérable que l’est, l’a été et le sera la Cour de nos Rois, dit Dhuoda, ceux qui désirent s'instruire ont de nombreuses occasions de converser et de comparer. L’un y peut apprendre de l’autre, s'il le veut, l’humilité, la charité, la chasteté, la patience, la mansuétude, la modestie, la sobriété, la perspicacité, les autres vertus et le désir du bien. Adolescent apprend des personnes plus âgées et plus expérimentées que toi tout ce que, avec l’aide de Dieu, elles peuvent te livrer de bon.

 

Mais surtout que ce commerce avec les grands ne met pas au cœur de Guillaume dédain et mépris pour les moins favorisés du sort, pour les petits. Les humbles peuvent à leur tour être élevés au comble de la grandeur, aussi faut-il se mêler à eux et se montrer empressé à leur rendre service : « Que ta main soit prompte aux œuvres justes et que tu t'efforces de témoigner non seulement en paroles, mais encore par des actes et dans lit mesure de tes moyens, ton obéissance et ta déférence aux grands, aux petits, à tes égaux et aux humbles. Tu devras leur parler à tous avec la même douceur. Que ta main soit volontiers serviable. Aime tous les hommes de tous. »

 

Quelques pages plus loin, Dhuoda trouvera ces accents admirables pour recommander à son fils d’être secourable aux pauvres :

 

« Prête l’oreille au pauvre même importun, car il souffre dans son cœur et sa bouche crie. Si tu étais écrasé par une semblable misère, tu souhaiterais qu’on vint à ton aide. Celui qu'à présent on abreuve d'injures sera plus tard honoré. Il est juste que lorsqu'on reçoit les tributs des autres on se montre généreux. Aussi je t'exhorte, à distribuer toi-même aux indigents le manger, le boire et le vêtement. La charité nous est imposée par notre commune origine. Chair vient de chair, car pauvres et riches tous retournent en poussière... Nous sommes sur la terre des pèlerins et des voyageurs, il faut nous secourir mutuellement, il faut aimer les pauvres, car Dieu les entend ».

 

Sur le chapitre des bonnes mœurs, Dhuoda multiplie les recommandations et les avertissements ,mettant en garde son fils contre tout ce qui pourrait l’inciter à céder à l’entraînement des passions désordonnées. Il faut fuir le vice, et pour cela, opposer comme en médecine les contraires aux contraires. Tout vice trouve son contraire dans une vertu. Si l’on est induit en tentation, il faut s'efforcer d'opposer la vertu contraire au vice vers lequel on se sent entraîné. Pour ne pas quitter les voies de la vertu, il importe de s'éloigner des méchants, des déshonnêtes, des paresseux et des orgueilleux. L’orgueil, en particulier, est la source de bien des vices : c'est « une peste mortelle qu'il faut éviter en lui opposant une profonde humilité » . Il faut redouter les tentations de la chair, source de perdition :

 

« Fuis la fornication, mon fils, et éloigne ton esprit des femmes sans mœurs. »

 

Quant à la colère, il faut bien s'en garder :

 

« Si la peste de la rancune vient à troubler ton cœur de colère, apaise-le de ton mieux... Si la colère monte jusqu'à l’asile de ta pensée, repousse là. Aime la justice, fuis l’iniquité. Sois miséricordieux. Si tu fais partie d'un tribunal, apportes-y la mansuétude. Après le jugement c'est la clémence qui est préférable. »

 

Pour ne pas dévier du chemin de la vertu, Guillaume doit se montrer courageux et prudent devant les tentations et ne pas céder aux entraînements irréfléchis du coeur :

 

« Dans les tentations comme dans tous les autres périls qui menacent notre fragilité, il faut montrer ton courage et assurer ta défense par ta prudence. Veille sur ton Cœur avec soin. »

 

Après avoir rappelé ainsi à son fils ses devoirs envers soi-même, Dhuoda lui adresse de pressantes recommandations pour qu'il soit assidu à la prière : Il doit prier pour tous les membres de l’Église,pour les Évêques et les prêtres, pour les rois et leur grandeur, pour son seigneur, pour son père, pour tous les fidèles défunts, plus spécialement pour les parents défunts. Cette exhortation à la prière pour les parents défunts donne l’occasion à Dhuoda de dresser la liste de ceux-ci, liste qui offre un intérêt historique indéniable, puisqu'elle nous renseigne avec précision sur certains personnages de la famille de Guillaume de Toulouse, l’illustre ancêtre du jeune Guillaume.

 

Ces préceptes religieux et moraux sont suivis d'indications relatives à la manière de compter et d'assembler les nombres, que Dhuoda donne à son fils en citant certains chiffres qui dans la scolastique du temps avaient une signification particulière :

- cinq, les cinq vierges sages

- six, les six urnes contenant les six âges du monde

- sept, les sept dons du Saint-Esprit

- huit, les huit Béatitudes

- quinze, les quinze bénédictions.

En combinant ces chiffres, Dhuoda en arrive à compter jusqu'au million « le nombre le plus parfait » et en profite pour renseigner Guillaume sur le comput digital employé par les calculatores :

 

«  En luttant à travers les quinze degrés des sept dons et des huit béatitudes, dit-elle, tu t'élèveras peu à peu, mon fils, au sommet de la perfection, ainsi qu'on parvient au nombre cent en comptant de la main gauche à la main droite. En effet les plus habiles calcula­teurs comptent les nombres avec les doigts de la main gauche, jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ; mais lorsqu'ils parviennent au centième, ils arrêtent immédiatement la main gauche, et, joyeux, ils élèvent la main droite pour le nombre cent. ».

 

Dans une pièce en vers composée en acrostiche sur le nom de Guillaume : Wilhelmus, Dhuoda résume alors son enseignement : Recherche de Dieu, respect de son père, fidélité au souverain, considération pour les grands, amour des humbles, secours aux pauvres, humilité de l’esprit, chasteté du corps, douceur, bonté, justice. Cette pièce de vers se termine par ces mots empreints d'une extrême mélancolie :

 

« Quoique ta jeunesse, fleurie de seize rameaux, achemine tes membres délicats vers un plus grand nombre d'années, le moment où tu seras homme me semble bien éloigné. Je voudrais te voir homme si j'en avais le pouvoir, mais je n'aurai pas ce bonheur».

 

Dhuoda achève par là l’enseignement qu'elle a voulu donner à son fils pour qu'il puisse se guider dans la vie :

 

« Voila, dit-elle, voila terminées les paroles de ce livre que j'ai dictées avec joie et que j'ai ordonné de transcrire pour ton utilité.»

 

Elle ajoute cependant un dernier chapitre qu'elle intitule :

 

« Je pleure en faisant un retour sur moi-même... » et. dans quel, comme en un testament, elle fait à Guillaume ses ultimes recommandations :

 

« La douceur de mon grand amour et le regret de ta beauté m'ont fait presque oublier le moi-même et maintenant que les portes de ce livre sont closes, il me prend le désir d'y rentrer. Quoiqu’indigne d'être comptée dans le nombre de ceux pour lesquels on doit prier, ne cesse pas, je t'en conjure, de prier pour le salut de mon âme. Sans doute je suis confondue dans la foule, mais tu m'en tireras pas affection. »

 

Une chose la tourmente : pour permettre à Bernard, son époux, de soutenir les luttes dans lesquelles il était engagé, elle a dû emprunter beaucoup, emprunté non seulement à des chrétiens, mais aussi à des juifs; elle s'efforce de rembourser ses dettes, mais si la mort la surprenait avant qu'elle ait achevé sa libération, alors que de désintéresser tous les créanciers.

 

Et Dhuoda clôt son Manuel ... Mais dans un appendice elle insère, en acrostiche sur son nom, l’épitaphe qu’elle désire voir graver sur sa tombe. Étrange document qui cette épitaphe, dans laquelle on trouve, mêlées aux survivances, du paganisme, les manifestations de l’esprit chrétien le plus pur. Le Dis Manibus païen n'y fait pas défaut, à côté de Ia croix, de l’A et Ω et des invocations à Dieu grand et saint, bon et juste, clément et miséricordieux. C'est un bref rappel de ses souffrances, de sa vie toute de déceptions et de tristesses sans nombre :

 

« Dans ce tombeau, repose le corps de Dhuoda, formé de la terre... La terre a repris le limon périssable dont elle était faite... Abreuvée de maux il ne lui reste plus que la terre du sépulcre… Percée d’une cruelle blessure, environnée d'amertume, elle a fini sa misérable vie... Que personne ne passe outre avant d'avoir lu. Je conjure tous les passants de prier et de dire : Dieu bon, donne-lui le repos et commande qu'elle participe enfin, avec les saints, à la lumière éternelle : qu'elle reçoive l’amen après sa mort. »

 

Le séjour de Dhuoda à Uzès, et certaines mentions de son Manuel relatives au duc Guillaume de Toulouse, permettent de tenter une explication au sujet du culte dont Saint-Guillaume de Gellone était l’objet à Uzès au moyen-âge. Car c'est un fait que les anciens calendriers liturgiques du diocèse d'Uzès mentionnaient la célébration solennelle de la fête de Saint-Guillaume sous la date du 28 mai.

 

D'autre part, des pièces comptables de certaines communautés religieuses d'Uzès portent trace de cette fête. Enfin, Guillaume de Toulouse tient une large place dans un vieil écrit uzétien du XlVe siècle connu sous le nom de Chronique d'Uzès. Cet écrit oeuvre d'un clerc de la cathédrale Saint-Théodorit dont le non est resté inconnu, n'a pas grand intérêt. C'est une suite de notes transcrites en marge des feuillets, du Catalogus summorum ponlificum du frère prêcheur Fernard Gui mort évêque de Lodève en 1331. Ces notes concernent des évènements survenus aux VIe, Vlle, VIIIe et IXe siècles en Septimanie, notamment à Nîmes. Pour moitié cette chronique n'est que la reproduction presque littorale de certains passages de la Chronique d'Aniane.

 

Dans sa partie originale, les récits des évènements d'histoire locale, région de Nîmes et d' Uzès, qu'elle relate brièvement, contiennent de grossières erreurs chronologiques et sont exposés sans aucun esprit critique. Il en est un, notamment, celui de la délivrance de Nîmes aux mains des Sarrasins par Guillaume de Toulouse, qui n'a rien d'historique et paraît avoir été inspiré au rédacteur de la Chronique, par la vieille chanson de geste du Cycle de Guillaume d'Orange le Charroi de Nîmes. Dans cette courte Chronique d'environ 150 lignes, où il est surtout question d'évènements locaux, Guillaume de Toulouse est cité à trois reprises, et pourtant ce n'était pas un personnage de la région. Si le clerc de l’église Saint-Théodorit s'est intéressé pareillement à lui, ne serait-ce pas à cause du culte qui lui était rendu à Uzès ?

 

Et pourquoi Saint-Guillaume de Gellone était-il ainsi vénéré à Uzès ?

 

Sans doute avait-il fondé dans le diocèse, sur les bords de la rivière la Cèze un monastère, ainsi que l’indique un diplôme de Louis le Débonnaire daté de 815, mais ce n'était pas là une raison suffisante. Aussi est-il permis de se demander si Dhuoda ,la pieuse princesse qui avait voué une grande vénération à la mémoire du duc Guillaume son beau-père, n'a pas contribué pour beaucoup, durant son séjour à Uzès, à développer, sinon à instaurer, le culte de l’illustre et saint aïeul de son fils Guillaume ?

 

Qu'en fut-il des excellents préceptes de morale inspirés cette mère par son grand amour pour son fils qu'elle voulait pieux, fidèle, bon, juste, paisible, secourable aux malheureux, chaste et honnête ?

 

Vains espoirs ! Stérile ambition maternelle ! Environ un an après l’achèvement du Manuel, le duc Bernard tombait victime de ses intrigues et de sep trahisons. Destitué de tous ses honneurs, traduit devant le Conseil de ses pairs, il fut condamné à mort pour félonie et exactions (1).

 

(1) Une tradition d’ailleurs considérée comme suspecte par Dom Vaisselle (histoire Générale du Languedoc) veut que ce soit Charles le Chauve lui-même qui ait poignardé Bernard de Septimanie après son jugement, lui reprochant d'avoir souillé le lit de l’Empereur son père, par ses relations avec l’impératrice Judith. Cette tradition laisse entendre que Charles le Chauve aurait ainsi commis un parricide, car il passait pour être né des relations de Bernard et de Judith.

 

Quant à son fils Guillaume, si le Manuel lui parvint et s'il le lut, il ne tint autant dire aucun compte des excellents préceptes qu'il renfermait. Intrigant, ambitieux. violant et impudique comme son père, comme lui, il fut parjure à ses serments, se révolta contre le roi Charles, contre Alderan, comte de Barcelone, fut fait prisonnier, condamné à mort et exécuté en 850. Et Bernard, le second fils de Dhuoda ?

 

Lui aussi traître et parjure mourut en révolté à l’âge de trente et un ans en 872.

 

Dhuoda, la triste et dolente Dhuoda, âme d’élite égarée en ce siècle de fer, n'eut sans doute pas la cruelle déception d'assister à pareil avortement de son oeuvre. En effet, on a tout lieu de penser que la mort du lui apporter, peu après la rédaction du Manuel ,la grande consolation à ses peines et l’éternel repos à son corps meurtri par les souffrances et la maladie ,car elles laissaient bien prévoir sa fin prochaine ces lignes figurant parmi les dernières de son manuel :

 

« Frêle et souffrante je suis brisée par le choc des vagues... La mort approche de moi et la détresse épuise mon corps... mon constant état de souffrance, les évènements et l’obstacle de ma faiblesse ont livré mon frêle corps à des périls de toute sorte. Si tes prières, mon fils, me sont nécessaires à présent, elles me le seront bien davantage encore après ma mort dont je sens que l’heure est proche ».

 

On aime à croire que Dhuoda mourut sans avoir connu la douleur suprême de voir son fils, son Guillaume tant aimé, toute sa joie, toute sa fierté, toute son espérance, fouler aux pieds ses enseignements et répondre par le mépris à sa grande sollicitude maternelle.

  

Certains historiens affirment que la princesse Dhuoda

fille ou nièce de Charlemagne, repose sous les pavés du duché

 

Elle repose depuis près de onze cents ans quelque part en terre uzétienne, on ne sait où. Les orages se sont déchaînés, les révolutions ont passé, son épitaphe, si son fils Guillaume comme elle le lui avait si instamment recommandé, a pris soin de la faire graver sur la pierre, est recouverte par les ruines accumulées sur lesquelles l’herbe a poussé, et qui sait, peut-être a-t-elle été brisée et dispersée par l’impiété de l’homme. Mais les doux horizons qui furent familiers à Dhuoda n'ont point changé, ou si peu. Nos yeux les contemplent encore et nous nous demandons sur quelle butte, au bord de quelle sente fleurie, s'élevait en Uzès le palais où l’épouse du duc Bernard, laissant parler son cœur de mère, dicta son Manuel au chapelain Wislabert.

 

Marcel Fabre, 1930.

 

Ouvrages Consultés : En dehors de l’édition du Manuel donnée par M ; Bondurand : Histoire littéraire de la France, par les Bénédictins de Saint-Maur ; Histoire Générale du Languedoc, par Dom Vaissette ; Grand dictionnaire Historique, par Moreri ; L’Art de vérifier les dates ; Les Grandes Chroniques de Saint-Denis.

 

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LES VOIX D'AUTRES FEMMES

Traductions de l’écriture des femmes

avant 1600

 

Le premier nous savons de Dhuoda est qu'elle était mariée dans 824 dans le palais impérial à Aix-la-Chapelle à Bernard, duc de Septimanie (802-844). Sa propre famille était noble, mais elle ne nous dit rien spécifique au sujet d'eux. Elle a appris à écrire couramment dans le latin à un moment où relativement peu de personnes de configuration. En 826 elle et Bernard ont eu un fils, William; en 841 ils en ont un autre, Bernard.

 

Jusqu'à la mort du fils de Charlemagne, Louis I, en 840, Bernard de Septimanie était une figure puissante: c’était un chef militaire important qui a brièvement agi en tant que chancelier de Louis, il était parrain du plus jeune fils de Louis, Charles.

 

Certains récits contemporains accusent Bernard de méfait financier et d'adultère avec la reine, épouse de Louis, mais ceux-ci ont été écrits par ses adversaires politiques, qui comme lui cherchaient à gagner et des positions de prise de puissance.

 

A la mort de Louis, l’empire Carolingien commence à s'effondrer. Son fils plus âgé porte le titre d'empereur, mais il y a un conflit féroce au sujet de quel fils régnerait quelle partie de terre. Pendant trois années, il y a un état de guerre. Bernard est officiellement du côté de son filleul, Charles le chauve.

 

En 841 dans une bataille, Bernard, trop tardivement, envoyât ses troupes à l’aide de Charles (ou tout simplement le trahies selon quelles sources nous avons lues). En tout cas, Charles est furieux, et Bernard doit envoyer son fils William à la cour du roi, pour le servir d'otage à la future fidélité de son père.

 

C'est quand nous entendons de Dhuoda. Elle habitait dans Uzès (dans le sud de la France, près de Nîmes) dirigeant la protection des terres de Bernard. Avant novembre de 841, Bernard a eu leur fils infantile (qui avait été né en mars) déplacé d'Uzès à l’autre de ses châteaux, dans Aquitaine; l’enfant n'avait pas été encore baptisé, ainsi Dhuoda n'a pas su son nom. Incapable de continuer à influencer ses enfants directement, elle a écrit « les manualis de Liber », un manuel pour que William emploie pour guider sa propre vie et pour enseigner son plus jeune frère. Elle a rempli son livre dans sur une année; après février, 843, nous ne savons rien de certain au sujet d'elle.

 

Par même année, 843, dans un traité parmi les héritiers de Louis, Charles est allés bien au premier roi de France. Un an après, Bernard a été accusé de la trahison pour tuer le roi et l’exécuter. Dans l’année 849, William, combattant pour venger son père et pour fixer ses terres, a été tué. Le deuxième fils de Dhuoda, Bernard, bien que parfois également impliqué dans les intrigues, survécues, il a eu deux enfants, et pour mourir (peut-être paisiblement, peut-être par exécution) autour 887.

 

Toutefois le manuel de Dhuoda non réussi pour un saint et la vie prospère semble avoir été pour William, bien que peut-être pas pour le Bernard plus jeune, ce soit un document fascinant qui montre à la prise d'auteur ce qu'elle avait appris de Scripture, d'autres travaux écrits, et de sa propre expérience de la vie et créant de tous ces un rapport original de ce qu'être la vie morale active de la classe aristocratique devrait. Comme manuel pour de jeunes hommes, les manualis de Liber utilise chaque dispositif pour gagner et garder d'un jeune l’attention lecteur: les jeux de mots, jeux de nombre, des histoires bibliques ont indiqué dans un modèle simple, exemples de la littérature et de vie quotidienne.

 

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