VIII
Le
développement du pèlerinage avait fait du monastère de
Rochefort un des principaux prieurés dépendant de Saint-André.
Aussi avait-on eu soin de choisir les prieurs de Notre-Dame parmi les
membres les plus éminents de l'abbaye. Ils occupaient une place
distinguée dans le chapitre conventuel, et prenaient souvent une
grande part aux affaires les plus considérables de leur Ordre.
En voici un exemple :
Le
roi Philippe le Bel, voyant la frontière de ses états ouverte du
côté d'Avignon, qui appartenait alors au roi de Naples, résolut de
bâtir une autre cité en face de celle dont il pouvait redouter
l'influence. Il envoya donc proposer à l'abbé de Saint-André
de lui accorder le Paréage (égalité
de droit ou de possession), pour le
bourg Saint-André et les Angles, moyennant une compensation
convenable. L'abbé et les religieux accédèrent aux vœux du prince
; et l'acte qui donna naissance à Villeneuve-lès-Avignon fut passé
en juillet 1292, par l'intermédiaire du sénéchal de Beaucaire
et Nîmes. Or, le prieur de Rochefort assistait à cet acte, et il
fut un des premiers du chapitre à y apposer sa signature.
Au
XIVe siècle, le Saint-Siège fut transféré par Clément V, de
Rome à Avignon, à cause des troubles continuels auxquels
l'Italie était en proie.
Il
est aisé de comprendre quel mouvement de prospérité ressentit
Avignon à l'arrivée des papes, et combien cette ville gagna à
être la résidence d'une cour, considérée alors comme la première
de l'Europe. L'antique cité devint, pendant plus d'un
demi-siècle, le centre du monde catholique.
La
même influence ne pouvait manquer de s'étendre aux villes, aux
bourgs et aux moindres campagnes du voisinage. Villeneuve surtout,
qui venait de surgir comme par enchantement à côté de la nouvelle
Rome, devint aussitôt très florissante.
Les
Bénédictins de Saint-André étaient particulièrement chers,
depuis longtemps, aux souverains pontifes. Mais c'est alors
surtout qu'ils furent comblés de bienfaits, par eux et par les
cardinaux, en retour des services nombreux qu'ils rendaient, et de la
bienveillante hospitalité qu'ils exerçaient. Comment le
sanctuaire de Rochefort, desservi par ces religieux, si connu
d'ailleurs et si fréquenté, n'aurait-il pas été l'objet des
faveurs de la cour pontificale ? Deux papes surtout, Jean XXII et le
bienheureux Urbain V, se distinguèrent par leur piété envers
Notre-Dame.
Le
premier, avant de ceindre la tiare, avait occupé le siège épiscopal
d'Avignon pendant plusieurs années. Il était donc venu souvent dans
le cours de ses visites pastorales, sur le mont sacré. Élu pape, il
ne put oublier le sanctuaire; d'autant plus que, dans son zèle
ardent, il avait voulu conserver après son exaltation, le titre et
la sollicitude épiscopale du diocèse d'Avignon.
Quant
à Urbain V, lorsqu'il n'était que professeur dans la cité
pontificale, où il enseignait le droit canon avec éclat, on le
voyait souvent, confondu avec la foule, faire des pèlerinages aux
principaux sanctuaires de la contrée. Sa piété ne diminua point,
quand il fut assis sur la chaire de saint Pierre.
Il
n'est point douteux que la proximité de la cour d'Avignon, l'arrivée
fréquente et la résidence habituelle dans cette cité, ou à
Villeneuve, de tant de personnages de tout rang et de tout lieu,
rois, princes, seigneurs, prêtres, guerriers, n'aient amené de
nombreux pèlerins à Rochefort. Le monastère de Saint-André
recevait une multitude de ces étrangers ; tellement que, malgré
ses richesses, il avait peine à suffire aux dépenses
nécessaires. Clément VI l'affirme lui-même dans une bulle de 1343,
par laquelle il unit le prieuré de Truel à l'abbaye pour la
dédommager, dit-il, et augmenter ses ressources devenues
insuffisantes.
Il
est bien fâcheux que les archives de Notre-Dame datant de cette
époque, aient presque toutes disparu pendant les guerres religieuses
du XVIe siècle ; elles nous fourniraient mille détails intéressants
sur les pèlerinages, les donations, les miracles et tous les
événements d'alors concernant le sanctuaire.
Vers
le milieu du XIVe siècle, le Midi, comme d'autres contrées de
l'Asie et de l'Europe, fut ravagé par la peste noire. Les
populations furent décimées, les campagnes et les villes
étaient comme désertes. C'est en 1349 que la contagion, pour la
première fois, sévit dans la Provence et dans le Languedoc ; des
milliers de victimes y succombèrent,. Elle reparut en 1361,
dans le Comtat et dans les lieux environnants. Il périt alors dans
la seule ville d'Avignon, dix-sept mille habitants en moins de trois
jours ; et, chose à peine croyable, cent évêques et neuf cardinaux
furent du nombre.
Cependant
le fléau ne nuisit point à notre pèlerinage. Car, les populations
chrétiennes, reconnaissant la main de Dieu qui les frappait, se
hâtaient de demander à la religion un remède et des consolations.
Ceux qui échappaient au fléau, accouraient dans les temples, s'y
humiliaient profondément devant le Seigneur, confessant leurs
fautes et criant miséricorde. Une grande affluence se fit remarquer
dans l'antique sanctuaire de Rochefort.
Dans
le même temps, notre monastère avait l'insigne honneur de voir
quelques-uns de ses prieurs choisis parmi les cardinaux. Ces
prélats recevaient en commende
ce prieuré régulier ; en d'autres termes, ils jouissaient du
bénéfice de Rochefort dépendant toujours de Saint-André,
sans être obligés à la résidence ni à l'observation de la
discipline monastique, comme les gardiens du sanctuaire. Quant aux
Bénédictins, ils n'en continuaient pas moins à desservir la
chapelle et l'église paroissiale. L'histoire de Saint-André nomme
trois cardinaux, qui furent successivement prieurs commendataires
de Notre-Dame.
Le
premier fut le cardinal de Préneste, Jean de Cros, évêque de
Limoges, excellent jurisconsulte et grand pénitencier du Sacré
Collège. Il tint le prieuré de Rochefort pendant les années
1375 et 1376. Lorsque le pape Grégoire XI quitta Avignon pour
retourner à Rome, dix-sept de ses cardinaux le suivirent ; celui de
Préneste fut du nombre. Membre du conclave de 1378, il contribua
beaucoup à l'élection d'Urbain VI. Il fut plus tard légat du
Saint-Siège auprès de Charles V, et enfin mourut à Avignon en
1383.
Après
Jean de Cros, le prieuré fut occupé par le cardinal d'Amiens,
Jean de la Grange, prélat instruit et distingué, que les papes et
les rois honorèrent également de leur confiance. Ministre
d'État sous Charles V, puis promu à l'évêché d'Amiens, puis
élevé au cardinalat, il mourut à Avignon le 21 avril 1402, et
fut inhumé dans l'église des Bénédictins de cette ville. On lui
érigea un magnifique tombeau, qui se voit encore au Musée Calvet
d'Avignon; il est représenté à l'état de squelette, avec une
épitaphe latine, composée probablement par lui-même. En voici
la traduction fidèle :
Nous
avons été donné en spectacle au monde, pour que grands et petits
vissent clairement, par notre exemple, à quel état sont réduits
tous les mortels, sans exception de rang, de sexe, ni d'âge.
Misérable ! Pourquoi donc t'enorgueillir ? car, tu n'es que
cendre, et, comme nous, tu deviendras un cadavre fétide, la
proie des vers, et un peu de poussière.
Le
cardinal de la Grange tenait en commende le prieuré de Rochefort,
depuis l'année 1380.
Après
lui, Pierre de Thury le reçut au même titre, et; le conserva
jusqu'en 1410. Au concile tenu à Pise, en 1409, dans le but d'amener
l'extinction du grand schisme, le cardinal de Thury prit part à
l'élection d'Alexandre V. Après son couronnement, le nouveau pape
l'envoya en France, en qualité de légat, et avec la mission
spéciale d'enlever Avignon et le Comtat à la domination de Benoit
XIII, réfugié dans l'Aragon. Le cardinal assiégeait la ville,
lorsque les religieux de Saint-André lui adressèrent une supplique
très pressante, au sujet du prieuré de Rochefort, qu'il tenait
de leur abbaye.
Sous
les deux derniers papes d'Avignon, le clergé et les ordres religieux
eurent beaucoup à souffrir par suite surtout de la pénurie dans
laquelle le schisme plongea le trésor apostolique. On vit alors des
couvents réduits à une véritable indigence. Celui de Saint-André,
en particulier, pour venir au secours des prélats de la cour
pontificale, perdit peu à peu une grande partie des revenus de ses
dépendances. À la fin, ses ressources se trouvaient tellement
diminuées que bien souvent les moines n'avaient pour toute réfection
que du pain et du vin. Aussi aucun d'eux ne voulait plus accepter la
charge de pitancier, ou de pourvoyeur des subsistances.
Dans
cette extrémité, les Bénédictins prirent le parti d'avoir recours
au cardinal de Thury, pendant qu'il était présent sur les lieux.
Ils lui exposèrent l'état de pénurie extrême où se trouvait le
monastère, le suppliant de vouloir bien lui venir en aide. Pour
cela, ils lui demandèrent de se démettre, en leur faveur, du
prieuré de Notre-Dame et de Saint-Bertulphe de Rochefort, et de
l'unir pour toujours à l'office de la pitancerie.
Pierre
de Thury accéda à cette demande au mois d'octobre 1410. Il mourut
deux mois après, et fut inhumé à la chartreuse de Villeneuve.
Depuis lors, jusqu'à l'arrivée des Bénédictins de Saint-Maur sur
la montagne, Notre-Dame eut toujours pour prieurs les pitanciers de
Saint-André. Et le pèlerinage fut encore florissant pendant la plus
grande partie du XVe siècle.
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