PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

VII

 

Séparation de Talabot et de Didion. - Concession de la liane d'Avignon-Marseille. - Le pont de Tarascon, - Détails de la construction de cette oeuvre. - Sa solidité inébranlable clans la grande crue du Rhône (1856).

 

La collaboration de Talabot et de Didion ne s'était pas bornée à l'exécution du chemin d'Alais. De 1838 à 1840, ils menèrent de iront avec ce travail les études de la ligne d'Avignon à Marseille par la vallée du Rhône, et rédigèrent en commun un mémoire à l'appui de ce tracé, qui l'emporta sur celui de la vallée de la Durance, après une lutte des plus vives entre Marseille et Aix, le passé et l'avenir ! Ce chemin de fer, première section de la ligne Marseille, Lyon, Paris, devait être relié à ceux du Gard par la traversée du Rhône, à la hauteur de Tarascon.

 

Ici finissent les travaux communs des deux amis. « Tandis que Didion, rentré au service de l'État, construit pour lui le chemin de Nîmes à Montpellier, Talabot poursuit, à travers des difficultés de plus d'un genre, la grande entreprise qu'il a conçue. A Beaucaire, Alais, succèdent Avignon, Marseille, concédé en 1843, puis Avignon, Lyon, concédé en 1845. (1)

 

(1) Concession frappée de déchéance dans la crise financière de 1847, mais reprise avec le reste cinq ans plus tard.

 

Conception de l'idée, organisation financière, étude et construction des lignes, tout lui appartient, tout est son oeuvre. Les chemins construits à côté de ceux-ci, dans l'Hérault et dans le Gard (Montpellier Nîmes ; Montpellier Cette), leur sont réunis et forment en 1852 la Compagnie de Lyon à la Méditerranée, qui, transformée, par une fusion dont Talabot est encore le promoteur, avec les chemins de Paris Lyon, de Dijon à la frontière suisse, de Lyon à Genève et du Bourbonnais, deviendra en 1857 le réseau Paris Lyon Méditerranée. (Noblemaire, op. cit.)

 

Telle est, résumée en quelques lignes, la grande oeuvre que nous reprendrons en détail dans le cours de ce travail. Mais, avant d'étudier dans Talabot le puissant organisateur, l'habile financier, nous devons rappeler les deux ouvrages capitaux par lesquels il affirma sa capacité comme ingénieur.

 

Après bien des tergiversations et des péripéties, qui se relient à la période rudimentaire des voies ferrées, la ligne d'Avignon à Marseille avait été concédée, en 1843, à une Compagnie qui en entreprenait la construction à ses frais, moyennant une subvention de 32 millions. Cette ligne avait le triste privilège de présenter, sur un faible parcours de 122 kilomètres, plus de difficultés accumulées qu'on n'en rencontre d'ordinaire dans un trajet dix fois plus long. Il s'agissait d'entrer dans Avignon, de traverser Beaucaire, Tarascon, Arles, et d'entrer dans Marseille. Il fallait franchir la Durance tout près de son confluent avec le Rhône, le Rhône au point maximum de sa largeur et de sa rapidité, l'Arc près de son embouchure dans la petite mer de Berre.

 

De plus, il fallait fonder sur pilotis de 14 à 15 mètres de longueur les piles du viaduc à établir sur le terrain vaseux qu'on rencontre à la sortie d'Arles, et traverser, pour arriver à Marseille, un massif rocheux de près de 5 kilomètres d'épaisseur, travail alors sans précédent. Les difficultés de l'entreprise se compliquaient encore des divergences d'opinion parmi les concessionnaires, sur le mode de construction à adopter. Plusieurs auraient préféré le système américain. Au risque de passer plus que jamais pour un bourreau d'argent, Talabot n'épargna rien pour donner tout de suite un caractère définitif à cette ligne d'un si grand avenir. Elle a coûté très cher, plus de 80 millions ; mais on n'a pas eu à y faire depuis la moindre réparation, et chacun des ouvrages principaux suffirait à la gloire d'un ingénieur.

 

Talabot entreprit la construction de cette ligne avec trois jeunes ingénieurs des ponts et chaussées, nouvellement sortis de l'École, et n'ayant aucune expérience des travaux de chemins de fer. Il se réserva les études des projets les plus importants, et l'exécution des deux ouvrages les plus considérables et les plus difficiles : le pont de Tarascon et le souterrain de la Nerthe.

 

Le projet du pont sur le Rhône fut le résultat de ses études personnels et des expériences nombreuses qu'il fit faire à Nîmes sous ses yeux, sur la résistance de la fonte appliquée en voussoirs ; système qui n'avait pas été encore employé à des arches de grande ouverture, ni à des ponts de chemins de fer.

 

Le mémoire rédigé à cette occasion par Talabot offrait un puissant intérêt technique, et justifiait pleinement toutes les dispositions qu'il avait adoptées. Il produisit une vive impression sur le conseil des ponts et chaussées, où les avis étaient fort partagés, et le détermina à approuver ce projet, basé sur un système en dehors des errements suivis jusque-là.

 

Les expériences qu'il fit faire à cette occasion, et dont le souvenir demeure classique dans les annales du génie civil, font bien voir à quel point la théorie et la science pure, si dédaignées par la routine, sont indispensables à l'ingénieur digne de ce nom. Il s'agissait notamment de reconnaître l'influence des variations de la température sur les mouvements des pièces de métal. Ces expériences permirent à Talabot et à ses auxiliaires de déterminer les conditions qui régissent l'emploi de la fonte, et les garanties de solidité qu'elle présente, quand on la coule en arcs de grandes dimensions. On remarqua entre autres choses, pour la première fois, que l'action de la température, directement provoquée par les rayons solaires, varie sensiblement, suivant les genres de peinture appliqués sur les pièces de fonte.

 

Ce viaduc, long de 600 mètres, se compose de deux culées et de six piles colossales en rivière, supportant sept arches en fonte, de forme circulaire et de 62 mètres d'ouverture. La base des piles est protégée par des enrochements de pierres de taille, dont chacune pèse 6 000 kilogrammes. L'arcature de chacune des arches, composée de voûtes cintrées en fonte, avec 5 mètres de flèche, est formée seulement de trois pièces, pesant chacune 7 000 kilogrammes ; de cinq divisions de voussoirs, dont chacune en comprend dix-sept ; des entretoises qui relient par-dessus et par-dessous ces cinq divisions; des tympans latéraux qui compensent les déclivités; enfin, d'un grillage recouvrant le tout, et sur lequel est installé le ballast qui supporte les voies. Les parapets, les corniches, sont comme les arches, entièrement en fonte, d'une forme simple, mais élégante. (1)

 

(1) Le viaduc de Beaucaire est le premier qui ait été construit clans ce système, dit mixte, à culées et piles en pierre, avec tabliers de fer ou de fonte. Il en a été établi depuis plusieurs autres sur ce modèle, notamment celui de Perrache, à Lyon, et le viaduc de Newcastle, en Angleterre. (.Notes de MM. Fargeon et Dombre.)

 

La construction de ce pont gigantesque a duré cinq ans, et coûté 6 500 000 francs (chiffres ronds). Lors des épreuves, douze locomotives lancées à toute vitesse sur deux de front ne déterminèrent pas plus de vibrations sur ce viaduc que le passage d'un train unique sur un ponceau en pierre de taille. Et pourtant on a calculé que quand dette convois, de charge moyenne, se croisent sur ce pont, chaque pile pèse sur la base de sable située au-dessous du massif de béton, du poids de 13,000 tonnes (13 millions de kilogrammes).

 

Mais cet ouvrage justement célèbre a subi une épreuve plus terrible que toutes les autres, l'assaut du Rhône pendant la grande crue de 1856, où le fleuve monta de 8 mètres en quelques heures. Les principaux fonctionnaires civils et militaires du département étaient descendus par l'escalier d'une des piles jusque sur le rebord, pour suivre de près cette lutte. Un témoin oculaire nous a raconté que plusieurs vétérans d'Afrique et de Crimée avaient peine à dissimuler leur émotion dans ce pote avancé, aveuglés qu'ils étaient par le ressaut des vagues, assourdis par ce mugissement infernal, qui ressemblait au bruit de plusieurs centaines de pièces d'artillerie tonnant à la fois sans relâche. Sous leurs yeux un train de bois tout entier fut lancé, broyé contre la pile la plus voisine, et ses débris emportés par le courant comme des brins de paille. Mais pas une pierre des enrochements ne fut ébranlée. Comme les architectes inconnus des Pyramides, le constructeur du pont de Beaucaire a travaillé pour les siècles. (1)

 

(1) A moins que la fureur ou la sottise humaine ne s'en mêlent. En 1870, l'ingénieur en chef eut bien de la peine à empêcher les nouvelles autorités du Gard de faire sauter le pont de Beaucaire. On voulait, à toute force, barrer le passage aux Allemands, qui n'étaient pas encore à Macon et n'y vinrent jamais.

 

 

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