PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XI

 

Études faites en 1847 par Talabot; opérations de nivellement.

 

Études de 1847. Ici commence la partie personnelle et la plus intéressante du Mémoire de

Talabot.

 

Les projets précédemment indiqués étaient restés dans le domaine des spéculations théoriques, et rien n'annonçait qu'ils dussent en sortir de longtemps, lorsqu'en 1846, sur l'initiative de M. Enfantin, qui, depuis bien des années, n'avait cessé d'appeler par tous les moyens l'attention publique sur cette grande question, une Société se forma dans l'intention de réunir enfin, par des études rigoureuses et complètes, les éléments d'une solution...

 

Cette oeuvre, touchant plus ou moins aux intérêts de toutes les nations civilisées, ne pouvait être exécutée par l'entremise ou au profit de l'une d'entre elles. De là la nécessité du concours et de l'entente préalable des peuples qui jouent le premier rôle dans le commerce du monde. Pour réaliser ce concours, Enfantin et ses amis avaient réuni en Société des éléments pris dans les trois nations les plus commerçante de l'Europe. Elle fut donc composée de trois groupes, français, anglais et allemand...

 

Trois de ses membres, Robert Stephenson, Negrelli, Paulin Talabot, furent chargés de la direction des études et se partagèrent le travail. Stephenson et Negrelli se chargèrent des opérations à exécuter dans la mer Rouge et dans la Méditerranée ; l'ingénieur français, de celles qui concernent l'isthme...

 

Je m'occupai immédiatement de réunir le personnel et de préparer les instructions accessoires...

 

Le défaut de vérification des opérations de 1709, les circonstances dans lesquelles elles avaient été exécutées, étaient de nature à m'inspirer des doutes...

 

L'énorme dénivellation qu'elles établissaient entre les deux mers sur une distance d'à peine 140 kilomètres était tout à fait inexplicable; aussi était-elle restée inexpliquée. L'illustre Laplace l'avait toujours niée comme impossible. Cependant, en présence de résultats positifs; affirmés par des hommes d'un mérite éminent..., j'ai dû admettre qu'il existait une différence notable de niveau ; que les seules questions à éclaircir étaient la quotité exacte de cette différence et la disposition géométrique du sol de l'isthme qui les sépare.

 

C'est d'après ces considérations que furent préparées les instructions de la brigade française.

 

Elle fut mise sous la direction de M. Bourdaloue, qui, en matière de nivellement, jouit d'une autorité incontestée. Elle se composait d'un géomètre triangulateur, d'un chef des nivellements et de huit opérateurs exercés. Cette brigade, munie d'excellents instruments, exécutés ou choisis pour la circonstance, arriva au Caire le 17 septembre 1847. Grâce au concours bienveillant de M. Linant, directeur général des ponts et chaussées, en Égypte, l'expédition fut très bien accueillie par le vice-roi (c'était encore Méhémet Ali). Il voulut bien se charger de pourvoir, à ses frais, à la subsistance de la brigade pendant toute la durée de ses opérations dans le désert.

 

Son Altesse, en accordant une escorte de soixante soldats, dix Bédouins des tribus du désert, soixante chameaux, vingt dromadaires, trente-deux tentes, etc., voulut bien autoriser M. Linant de Bellefonds, directeur général des ponts et chaussées en Égypte, et quatre élèves ingénieurs égyptiens, à s'adjoindre aux travaux...

 

La brigade fut partagée en deux divisions : l'une commença à opérer le 25 septembre à partir du Caire, et en se dirigeant vers l'Ouady Toumilat ; l'autre se mettait en route pour le centre de l'isthme, et arrivait près du lac Timsah le 8 octobre. Les opérations de l'isthme se continuèrent pendant les mois d'octobre, de novembre, et jusqu'au 10 décembre; et une dernière vérification se prolongea jusqu'au 6 janvier.

 

La manière dont ce nivellement fut conduit peut être proposée comme type dans les circonstances d'un intérêt exceptionnel. Chaque division d'opérateurs était partagée en deux sections: l'une, chargée de la triangulation et des opérations géométriques; l'autre, des nivellements en long et en travers. La première section marchait en avant de la deuxième, qui rattachait ses opérations aux points géométriques établis par les triangulateurs...

 

Jamais on n'opérait sans s'assurer que l'instrument était en bon état, et chaque opérateur faisait constamment tous les renversements de lunette, toutes les répétitions et toutes les observations doubles nécessaires, pour assurer l'exactitude de l'observation, et pour corriger les erreurs provenant des imperfections inévitables dans le règlement des instruments. Chaque ligne de nivellement était suivie en même temps par deux opérateurs, agissant séparément, et qui s'arrangeaient pour comparer les cotes de distance en distance. De cette manière, chaque section a toujours marché en se vérifiant elle-même...

 

Ce fut bien cette fois, ou jamais, que les Arabes crurent avoir affaire à des magiciens de première force, et l'escorte du khédive ne fut sans doute pas inutile !

 

Nous avons déjà indiqué le résultat de ce travail, mené avec un si grand luxe de précautions et de vérifications par des opérateurs expérimentés.

 

Désormais le fait était mis hors de doute que, sauf les inégalités causées par les marées et surélevant en moyenne le niveau du golfe de Suez, les eaux n'offraient qu'une faible différence dans les deux mers, et que la cote du zéro du méqyas du Caire était, en réalité, de 13m27 au lieu de 5m29 seulement. On chercha d'abord à contester ces résultats par des considérations théoriques, mais les opérations du « nivellement Bourdaloue » furent contrôlées encore en 1853, en 1855, enfin en 1856, après l'adoption définitive du tracé direct, et chaque fois le résultat fut presque identique. (É. Reclus.)

 

II semblait, ajoute cet écrivain, qu'après la démonstration de ce fait si important de géographie physique, il ne restât qu'à procéder au creusement du canal direct, et il paraît surpris que Talabot, l'auteur de cette démonstration, ait immédiatement proposé un tracé indirect. Le savant auteur de la Géographie universelle, qui embrasse tant de choses, n'a pas suffisamment étreint celle-là. Il aurait vu que cette différence minime de niveau était précisément l'une des raisons les plus fortes, les plus spécieuses, si l'on veut, qui put être opposée au projet de canal direct.

 

 

 

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