PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XV

 

Coup d'oeil rétrospectif sur les débuts de l'industrie des chemins de fer en France. - Immixtion regrettable des passions politiques dans la discussion des premiers programmes. - Une « poignée de projets » présentée en 1837, rejetée en bloc, sauf celui du chemin d Alais. - Nouveau projet présenté en 1833; rapport d'Alais. - Débat entre les partisans de l'exécution par l'État et ceux de l'industrie privée; nouvel ajournement. - Fâcheux résultat du retard apporté a l'exécution du chemin d’Avignon à Marseille, étudié par Talabot; la disette de 1846.

 

Dans les annales de nos chemins de fer, une longue période de discussions, de tâtonnements, sépare les premiers essais pratiques de l'ère des « grands commandements commerciaux ». Pendant ces années difficiles, Talabot fut, pour le gouvernement comme pour le public, un éducateur aussi intelligent qu'infatigable. Il faisait partie de ce petit groupe d'hommes judicieux et clairvoyants, qui, devinant l'avenir des chemins de fer, avaient étudié d'avance les questions relatives à la construction; à l'exploitation, et entrevirent les premiers le mode mixte d'organisation financière le mieux approprié au caractère national ; groupe où figuraient, avec Paulin Talabot et Didion, Bartholoni, Enfantin, Michel Chevalier, Léon Faucher, Émile Péreire, Stéphane Mony, Jullien, Le Châtelier, Prosper Tourneux, etc.

 

Parmi les écrits qui ont le plus puissamment contribué à porter la lumière dans les esprits, les historiens de chemins de fer signalent plusieurs publications de Talabot, notamment des articles sur l'exploitation des chemins de fer, fournis dès 1837 à un journal financier ; et, quelques années après, un mémoire sur l'achèvement du réseau. La plupart de ces opuscules de combat sont aujourd'hui introuvable. Une armée victorieuse n'a guère de souci des projectiles qui lui ont servi à gagner la bataille!

 

L'établissement des chemins de fer fut surtout retardé par les passions politiques. Leur ingérence malencontreuse se manifesta dès 1837, lors de La présentation à la Chambre du premier projet d'établissement des lignes de Paris à la frontière belge, à Orléans, à Rouen, et de celle de Lyon à Marseille. A propos de cette question d'affaires si urgente, si grave, sur laquelle l'intérêt national réclamait une prompte entente, il y eut au contraire comme un premier essai de coalition entre les diverses catégories d'adversaires du cabinet Molé. Le chef d'un de ces groupes, le spirituel comte Jaubert, qui avait la promesse du portefeuille des travaux publics dans une autre combinaison, prétendit qu'on manquait aux députés, « en leur jetant à la tête cette poignée de projets ».

 

On estima que ce qu'il y avait de plus pressé, c'était de faire échec au gouvernement! Comme celui-ci avait paru préférer l'exécution par des Compagnies avec le concours de l'État, cette Chambre s'engagea, pour n'en plus sortir, dans la recherche des meilleurs moyens d'effectuer ce concours. Une discussion plus brillante que solide entre les partisans des subventions directes et ceux de la garantie d'intérêt, aboutit à un verdict dilatoire. Le chemin d'Alais à Beaucaire échappa pourtant au naufrage, mais ce ne fut pas sans peine, ainsi qu'on l'a vu plus haut. (V § 5.)

 

Ainsi, tandis que l'Angleterre, la Belgique, les États-Unis rivalisaient d'activité dans l'application du nouveau mode de transport, en France il n'y avait rien de changé. Il n'y avait que quelques beaux discours de plus. (1)

 

(1) On alléguait, en faveur des voies ferrées, que leur établissement rendrait désormais les émeutes impossibles. Il y avait de meilleurs et de plus sûrs arguments à faire valoir que celui-là !

 

Stimulé par l'inauguration du chemin de Saint-Germain (juin 1837), le ministère revint à la charge dès l'année suivante, avec le projet d'un réseau de plus de 4,000 kilomètres, s'étendant cette fois sur la France entière. Toutefois, on ne devait attaquer tout de suite que les lignes de Paris à la frontière de Belgique, à Rouen, à Orléans; et, sur celle de Lyon à Marseille, la section à partir d'Avignon, en suivant le tracé par la vallée du Rhône, dont Talabot et Didion avaient déjà commencé les études. Comme ils l'avaient fait remarquer les premiers, la construction de cette section avait un caractère spécial d'urgence, parce qu'elle offrait l'avantage immédiat de mettre Marseille en communication, par une voie rapide, avec la navigation fluviale.

 

Le ministère Molé avait pris diverses précautions pour éviter les écueils contre lesquels avait sombré le projet de l'année précédente. L'une des principales, qui tourna précisément contre lui, avait été l'adoption exclusive du système d'exécution par l'État. Comme le dissentiment sur la façon` de venir en aide à l'industrie privée avait été la cause ou le prétexte apparent de cet échec, le ministère avait cru trancher d'un seul coup la difficulté. Il s'aperçut bien vite qu'en proposant une solution aussi radicale, il ne faisait que donner plus beau jeu à l'opposition. L'impression défavorable de la majorité se manifesta tout d'abord par le choix des membres de la commission.

 

Elle choisit pour rapporteur Arago, qui n'était pas hostile seulement au ministère, mais à la monarchie. Comme on devait s'y attendre, le ministère proposant l'exécution par, l'État, Arago défendit énergiquement la cause de l'association, et cette partie de son travail peut être encore utilement consultée. C'est moins un rapport qu'une sorte de causerie ou de leçon scientifique. Mais, moins clairvoyant en économie politique qu'en astronomie, il s'abusait complètement sur la portée du nouveau système, et déclarait, avec une assurance qu'il a dû regretter depuis, qu'on se faisait illusion sur l'avenir commercial et stratégique des chemins de fer. (1)

 

(1) Il faut dire, pour l'excuser, que cet avenir semblait encore alors au moins nébuleux â beaucoup de bons esprits. Le ministre lui-même (Martin du Nord) disait, dans l'exposé des motifs, que les chemins de fer ne rendraient jamais autant de services que les canaux pour le transport des marchandises !

 

Sa conclusion était que, dans tous les cas, l'État ou les Compagnies feraient bien de ne pas se presser, pour être en mesure de profiter des perfectionnements ultérieurs !

 

La discussion qui s'engagea à la suite de ce rapport ne fut ni moins brillante, ni moins stérile que la précédente. Bien qu'il ne fût question ostensiblement de part et d'autre que de l'exécution par l'État ou par l'industrie privée, au fond, rien n'était changé ; la coalition poursuivait les hostilités avec d'autres armes. Si le ministère avait reproduit le système de 1837, on l'aurait accusé d'entêtement; on l'accusait d'inconséquence pour en avoir changé. La haine politique se trahit surtout par le rejet de la transaction proposée par le président du conseil. Il acceptait le concours de l'industrie privée pour les chemins d'Orléans et de Rouen, et ne réclamait plus pour l'État seul que l'exécution de la ligne de Belgique, dont l'urgence était incontestable, et celle d' Avignon à Marseille, la plus difficile, et par conséquent la plus coûteuse.

 

Dans ces termes, on aurait pu facilement s'entendre, si l'intérêt public avait été le véritable objectif des adversaires du Gouvernement. « Pour le moment, l'essentiel, c'était qu'on se mit à l'oeuvre. » L'opposition aurait dû se contenter du sacrifice que le gouvernement avait consenti, et voter au moins le chemin de la Belgique. Elle se serait honorée et fortifiée par un tel acte, car la meilleure preuve que les partis, comme les hommes, puissent donner de leur énergie, c'est de montrer qu'ils savent maîtriser leurs propres entraînements. C'est ce qu'on n'eut garde de faire! Tous les articles du projet furent successivement repoussés, et l'ensemble rejeté ensuite de la façon la plus dédaigneuse. Triste exemple (entre mille !) des abus que peut occasionner le jeu des majorités parlementaires !

 

Deux ans plus tard, quand le comte Jaubert, ayant enfin mis la main sur le portefeuille des travaux publics, arriva à son tour à la Chambre avec une « poignée de projets », il lui échappa l'aveu qu'en 1838 on était unanimement d'avis que ni l'État ni l'industrie privée ne pouvaient s'emparer exclusivement des voies ferrées. C'était avouer implicitement que des considérations étrangères au sujet, que des passions antiministérielles ou antidynastiques avaient seules empêchées d'établir l'entente proposée par le comte Molé.

 

Au milieu de ces conflits politiques, l'intérêt national, si gravement engagé dans la question des chemins de fer, devenait ce qu'il pouvait !

 

Parmi les conséquences déplorables de ce nouveau retard, nous n'en rappellerons qu'une seule, parce qu'elle se rattache directement à l'objet de cette étude. La section d'Avignon à Marseille, concédée seulement en 1843, entravée à diverses reprises par de graves difficultés financières, ne put être entièrement terminée par Talabot qu'en 1849. Si elle avait été entreprise dès 1838, et poursuivie sans désemparer aux frais de l'État, comme le proposait le comte Molé, elle eût été, à coup sûr, finie et livrée à la circulation avant la disette de 1846. Par conséquent, l'approvisionnement d'une partie considérable du territoire n'aurait pas été à la merci de la navigation, qui se faisait payer un prix exorbitant, sans pouvoir suffire à sa tâche. Et l'administration de la seconde ville du royaume n'aurait pas été acculée, comme elle le fut, à cette extrémité terrible de n'avoir en magasin que de quoi donner du pain seulement pendant trois jours à plus de 300000 personnes !

 

 

 

> retour page chapitres

> suite chapite XVI

 

Edition Georges Mathon 2003 - NEMAUSENSIS.COM