PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XIX

 

Situation pénible de l'industrie des chemins de fer en 1849, d'après une note dictée ou inspirée par Talabot. - Solution pressentie dès lors du problème de l'achèvement des chemins de fer.

 

Nous empruntons à deux notes rédigées en 1849, sous l'inspiration de Talabot, sinon par lui-même, des renseignements d'un vif intérêt sur la situation et les desiderata de l'industrie des chemins de fer après la révolution de Février. Comme on va le voir, bien des choses dans ces documents ont conservé, ou recouvré le mérite de l'actualité.

 

Lorsque, avant l'élection du 10 décembre, le président actuel de la République fit connaître ses vues sur le gouvernement, sur l'administration, et exposa les principes généraux d'économie politique qui lui serviraient de règle, il écrivit, dans un document devenu historique, ces sages paroles (29 novembre 1848) :

 

« Rétablir l'ordre, c'est ramener la confiance. Protéger la propriété, c'est maintenir l'inviolabilité des produits de tous les travaux ; c'est garantir l'indépendance et la sécurité de la possession, fondements indispensables de la liberté civile; c'est éviter cette tendance funeste qui entraîne l'État à exécuter ce que les particuliers peuvent faire, aussi bien et mieux que lui. »

 

Ces quelques mots impliquaient une complète régénération économique. Aussi, quand l'élection du 10 décembre eut prononcé, il fut permis d'espérer que le gouvernement allait suivre une morale rationnelle, propre à ranimer l'esprit d'association. Le chef du nouveau cabinet, M. Odilon Barrot, vint fortifier cet espoir dans la séance du 26 décembre, où il exposa les vues du ministère.

 

Nous appelons à notre aide, dit-il, l'esprit d'association et les forces individuelles. Nous pensons que l'impulsion de l'État doit, partout où cela est possible, se substituer à l'action directe de l'État. Malheureusement, le désaccord entre le gouvernement et l'Assemblée constituante, qui se manifesta promptement, dut faire ajourner toutes les espérances d'amélioration jusqu'à la réunion de l'Assemblée législative.

 

L'auteur ne dissimule pas que le désappointement fut complet quand on vit que le message du Président à la nouvelle Assemblée, loin de donner satisfaction aux voeux et aux nécessités de l'industrie des chemins de fer, ne contenait, à l'article consacré aux travaux publics, qu'une nomenclature rapide de ces travaux, dans laquelle on désignait nominativement une seule Compagnie, celle d'Avignon à Marseille, pour dire que l'État administrait provisoirement cette ligne, dont la Compagnie concessionnaire était légalement dépossédée; assertion inexacte, car le séquestre n'est point une prise de possession, mais simplement une mesure préservatrice.(1)

 

(1) Il n'y avait là, du reste, qu'une impropriété d'expression, et non une menace. Talabot conserva non seulement le titre, mais, en fait, les fonctions de directeur. La ligne avait été terminée aux frais de l'État, et la dernière section, de Rognonas à Avignon, ouverte le 5 mars 1849.

 

Il est vrai qu'ultérieurement, à propos de la demande d'un crédit applicable aux travaux de la ligne Paris-Lyon, le ministre des travaux publics (Lanjuinais) s'était exprimé ainsi nous devons appeler l'attention de l'Assemblée sur l'une des plus sérieuses questions qu'elle sera appelée à trancher. L'État doit-il s'attacher à conserver la construction et la gestion des chemins de fer ? Nous avons émis et développé  la pensée que l'industrie privée serait dans des conditions meilleures que l'administration publique pour exploiter les chemins de fer. Toutefois la question reste entière.

 

L'ouverture du crédit proposé ne préjuge en aucune manière la solution. Nous ne demandons pas mieux que de prendre acte de ces paroles. Bien que la mise en exploitation par l'État, opérée sur le chemin de Chartres, préparée avec intelligence sur le chemin de Lyon, ne nous semble pas un fait insignifiant, laissant la question aussi entière que le prétend l'exposé des motif, nous ne chicanerons pas sur cette sorte de contradiction entre les paroles et les faits, et nous accordons qu'il est encore temps de discuter sérieusement s'il est conforme au bien de l'État qu'il se fasse messagiste ou entrepreneur de roulage ; si les intérêts du commerce, de l'industrie, du public et du Trésor sont aussi bien assurés et desservis par une administration publique que par une association industrielle...

 

Pour expliquer l'inquiétude exprimée ici, il convient de rappeler que l'exploitation par l'État s'était imposée, suivant l'expression de M. Jacqmin, à la suite de la crise économique amenée par la révolution de Février, sur deux limes qui eurent dès l'origine un trafic important : celle de Paris-Chartres, qu'on n'avait pu concéder à cause des difficultés pendantes entre cieux Compagnies Paris-Versailles ; et les sections terminées du Paris-Lyon. A la vérité, dans les projets de loi relatifs à ces lignes, l'exploitation par l'État n'était proposée que comme mesure provisoire. Mais on ajoutait : jusqu'à ce qu'il ait été statué définitivement sur la concession ou l'exploitation entière de ces chemins.

 

Les hommes les plus compétents dans les deux Assemblées avaient bien combattu le système de l'exploitation définitive par l'État. Le ministre lui-même ne dissimulait pas sa préférence pour l'industrie privée. Toutefois, voulant éviter un débat qui eût retardé et peut-être compromis le vote des crédits pour continuer les travaux, il avait eu soin de laisser la question entière, c'est-à-dire entièrement indécise. D'autre part, on savait qu'un projet proposant l'exploitation du chemin Paris-Lyon par l'État à titre définitif avait été préparé et déposé à la fin de l'année précédente, et remplacé, seulement depuis l'élection présidentielle, par le projet d'exploitation à titre provisoire.

 

Enfin, on n'ignorait pas que, dans la nouvelle Assemblée, une très-forte minorité socialiste (250 membres) voulait (comme aujourd'hui !) la reprise du réseau tout entier par l'État.

 

Dans cette situation, on comprend que les chefs, les actionnaires et les créanciers des Compagnies encore sur la brèche, à plus fol te raison ceux de l'Avignon-Marseille déjà en séquestre, n'étaient rassurés que provisoirement, c'est-à-dire pas du tout.

 

Aussi Talabot demandait qu'on se hâtât d'entamer cette discussion, de résoudre la question entière, car il y avait péril, et péril mortel, en la demeure.

 

Pendant qu'on réfléchit et qu'on n'en est pas encore à délibérer, le temps se passe, un temps bien rude aux intérêts engagés. De grandes ruines se consomment; d'autres se préparent.

 

En effet, ce n'est pas seulement des chemins de fer et de leur énorme capital qu'il s'agit. Nos grandes usines, notre industrie métallurgique, sont parties dans ce grand procès. On ne peut en différer la solution. L'existence de la population qu'elles emploient est compromise, et aussi celle de tant d'hommes qui précèdent ou suivent cette population dans la voie du travail. Une grande forge, par exemple, qui fait vivre mille, deux mille ouvriers, donne de l'ouvrage à dix fois plus de monde avant ou après sa fabrication ; que devient tout ce monde, quand ce grand atelier s'arrête ? Nous ne le voyons que trop !

 

Les chemins de fer, plus particulièrement compromis dans le discrédit général, ne pourraient-ils point, par compensation, en être relevés plus facilement que d'autres valeurs, grâce à des mesures judicieuses et équitables, dont l'adoption n'imposerait à l'État que des sacrifices proportionnés à la situation actuelle de nos finances ?

 

Un capital d'un milliard est aujourd'hui en souffrance. Pour l'achèvement des lignes en construction ou concédées avant 1848, il faudrait à peu près le doubler. Les possesseurs de ce capital doivent être d'abord rassurés par une déclaration positive, constatant de nouveau les dispositions légales qui garantissent leur propriété. En outre, le moyen efficace de ranimer le travail et d'achever les lignes de chemins de fer étant de rappeler à l'exécution de ces entreprises les capitaux français et étrangers qui s'en sont éloignés, le gouvernement devra se rendre un compte exact de la situation de chacune des lignes aujourd'hui en exploitation, afin de connaître quels adoucissements devraient et pourraient être apportés à l'exécution des engagements de ces entreprises envers l'État.

 

On prendrait pour bases :

 

1° le maintien de l'intégralité des engagements

 

2° la diminution de la quotité des remboursements annuels venus à échéance, de manière à reporter l'acquittement final à une époque plus éloignée, dans la limite de la durée des concessions. Examen serait fait des cette durée, et s'il était reconnu qu'en la prolongeant, même jusqu'au terme emphytéotique fixé par les premières concessions, on améliorerait la situation et le crédit des Compagnies au point de donner sécurité sur leur présent et sur leur avenir, cette prolongation devrait être accordée.

 

Il demandait ensuite qu'on vint en aide aux Compagnies qui seraient ou deviendraient concessionnaires de lignes improductives, et pourtant nécessaires, soit en faisant à ces Compagnies l'abandon, à litre de subvention, de tout ou partie des sommes employées par l'État à la construction des parties déjà exécutées, ou bien encore en appliquant, soit aux lignes non commencées encore, soit aux limes en partie construites, même à certaines lignes déjà en exploitation, la garantie d'intérêt, dans une mesure et avec des conditions d'examen ou de révision rassurantes à la fois pour les capitaux engagés et pour l'État.

 

On entrevoit déjà ici la solution du problème de l'organisation des chemins de fer par la formation de grandes Compagnies, la prolongation jusqu'au terme de quatre-vint-dix-neuf ans des concessions, et l'emploi, sur une vaste échelle, de la garantie d'intérêt.

 

Voilà, sans doute, ajoutait l'auteur, un système bien différent de celui qui a été suivi dans les dernières années où des concessions de chemins de fer ont été consenties. Mais quels ont été les résultats de ces mesures rigoureuses ?

 

Que sont devenues ces Compagnies avortées avant un travail quelconque, abandonnant leur cautionnement plutôt que de s'exposer à des pertes plus grandes et inévitables ?

 

Croit-on que quelques millions entrés par cette triste voie dans les coffres de l'État, y aient apporté un bénéfice réel ? (1)

 

(1) Les cautionnements ainsi abandonnés étaient ceux de la première Compagnie de Paris-Lyon, 10 millions; de Bordeaux à Cette, 11 millions; de Fampoux à Hazebrouck, 1500000 fr.

 

Mais, sans remonter à ces pénibles souvenirs, cherchons où sont aujourd'hui les meilleures, les plus fructueuses entreprises. Il n'en est pas une dont les titres d'emprunt (obligations) ne soient de beaucoup au-dessous du pair de 1000 francs. Cependant ces titres rapportent 50 francs d'intérêts ; cependant ces intérêts, fidèlement servis, sont toujours payés avant qu'un bénéfice quelconque soit distribué aux actionnaires.

 

Il y a donc nécessité et opportunité de relever le crédit des chemins de fer. Maintenant, que l'on examine froidement, avec soin et maturité, les conséquences financières des mesures que nous proposons, et l'on reconnaîtra que, si elles imposent sur des dépenses effectuées des sacrifices considérables, elles ne grèvent le présent et l'avenir que de diminutions de recettes y annuelles peu importantes, ou d'éventualités de dépenses annuelles aussi, qui, assurément, sont loin d'égaler les sommes que l'État consacrerait à la construction et à l'exploitation des lignes encore à exécuter. L'esprit d'association, ranimé, encouragé, fera renaître la confiance et le travail ; il payera ainsi promptement sa dette de reconnaissance à la société entière.

 

 

 

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