PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXI

 

Première application du système de fusionnement; la Compagnie Lyon-Marseille. - Emploi du type d'obligations de 300 francs, « formule des emprunts de l'avenir », pour la formation du capital social de cette Compagnie. - Autres applications de ce système en 1852.

 

Dans ce conflit, le succès fut partagé. La Compagnie que Talabot, avait combattue en 1849 n'obtint que la section Paris-Lyon, mais seulement en 1851, par adjudication, et à des conditions bien différentes. Elle était obligée de rembourser les dépenses faites sur cette ligne par l'État, dépenses montant à 114 millions, et qui dans le projet de 1849, lui étaient abandonnées. Elle adoptait le système proposé dès cette époque par la Compagnie concurrente (Talabot), en se chargeant à forfait de l'achèvement de la ligne dans un délai de quatre ans.

 

En retour, la concession était faite pour quatre vingt dix neuf ans, clause dont l'usage, conseillé depuis longtemps par Talabot, tendait à se généraliser, et l'État garantissait un intérêt de 4 pour 100, sur un capital maximum de 200 millions (décret du 5 janvier 1852). Enfin, il n'était plus question des avantages offerts aux porteurs d'éventualités sur les cautionnements confisqués.

 

Paulin Talabot n'avait pu ressaisir, cette fois, que la section Avignon-Lyon, et après une lutte des plus vives, en offrant un rabais de 11 millions sur la subvention de 60 millions accordée par l'État. Il forma donc, en attendant mieux, une Compagnie Lyon-Méditerranée, par la réunion -des lignes Lyon-Avignon-Marseille, du Gard, de Montpellier à Cette et à Nîmes, le prolongement concédé de Marseille sur Toulon, l'embranchement de Rognac à Aix, etc. Le capital de la nouvelle Société était représenté par l'émission de 35 millions d'actions, et de 182333 obligations de 300 francs (loi du 8 juillet 1852). Pour la première fois, il était autorisé à faire usage, personnellement, du type d'emprunt dont la conception première lui appartenait. Tout récemment encore, il en avait recommandé l'emploi dans un Mémoire sur l'achèvement du réseau. II y traçait, avec une sagacité prophétique, le plan général d'organisation des chemins français, les grandes lignes de partage, la répartition des services ; des responsabilités , l'appropriation des moyens d'action aux circonstances.

 

Suivant lui, l'une des principales causes de l'insuccès d'un grand nombre des premières entreprises venait de ce qu'on n'avait pas su séparer les trois parties, les trois éléments, les trois fonctions, les trois responsabilités qui concourent à ces sortes d'affaires : organisation financière , construction , exploitation. En donnant l'impulsion au mouvement des chemins de fer, on avait souvent confondu ces trois spécialités..., composé à peu près exclusivement de banquiers les conseils d'administration.

 

On faisait sortir le financier de sa sphère ; on lui attribuait la responsabilité de l'ingénieur et l'industrie de l'entrepreneur de transports. Il en est résulté que les études préliminaires n'étaient pas faites avec assez de connaissances pratiques ou d'ardeur intéressée voyez-vous des banquiers luttant autour d'une table ronde sur des questions de tunnels, d'aqueducs, etc.?...

 

Dans ce mode de direction, les lois du bon sens semblent avoir été foulées aux pieds à plaisir. Nous ne croyons pas que la nécessité d'une réforme sur ce point puisse être contestée. Nous voyons dans une affaire de chemin de fer une question, de construction, une question d'exploitation, une question d'argent. Aujourd'hui, tout le monde y voit la même chose; mais il fallait alors quelque sagacité, et un certain courage pour formuler cette théorie.

 

Les prévisions de Talabot ont été également justifiées, dépassées, en ce qui touche le système d'emprunt par voie d'obligations de 300 Francs. « C'était bien le type nécessaire, opportun, conforme aux goûts, aux besoins, aux forces des masses laborieuses et économes, sur lesquelles il faudrait bientôt s'appuyer pour réunir tant de milliards. L'obligation de 300 francs, c'est la coupure démocratique par excellence, accessible à tous, attrayante par sa prime, sérieuse et séduisante encore par son revenu, mélange de fixité et d'aléa, de certitude et d'inconnu, qui plait au petit capitaliste, ce grand maître de nos plus colossales entreprises.

 

« Les premières Compagnies, n'ayant qu'une oeuvre très limitée, avaient pu ne s'adresser, pour leurs emprunts, qu'à une classe très restreinte de capitalistes. Mais il est évident que le jour où, pour mener à bonne fin le vaste ensemble de nos chemins de fer, on n'aurait plus trop de la participation des plus humbles épargnes, l'extrême divisibilité des titres s'imposerait. » (Delombre, op. cita )

 

Par la création et la diffusion de cette « formule des emprunts de l'avenir », Paulin Talabot a exercé une influence considérable et heureuse sur la constitution financière des Compagnies, et sur les destinées de l'industrie des chemins de fer.

 

Lors de la discussion du projet de loi relatif à la formation du réseau Lyon-Méditerranée, le rapporteur, s'inspirant des idées de Talabot, s'attacha à démontrer l'inanité des craintes qu'inspirait à quelques esprits timorés cette application du système de concentration et de fusion, et les inconvénients dix monopole. Il démontra que l'abus du monopole, contre lequel, d'ailleurs, l'État restait toujours armé, était surtout à redouter de la part des petites Compagnies isolées, écrasées par les frais généraux, entraînées fatalement à chercher des compensations dans des économies mal entendues, ou dans des exagéra­tions de tarifs.

 

La même année vit s'accomplir la fusion des deux chemins de Paris-Versailles avec l'Ouest, et celle, plus importante, des Compagnies de Paris à Orléans, du Centre d'Orléans à Bordeaux et de Tours à Nantes. Des considérations de diverse nature accélérèrent, dans cette partie du territoire, la mise en pratique complète de ce système. La position de ces différentes lignes les mettait dans la nécessité réciproque de se faire une concurrence ruineuse, et dont le public eût, en fin de compte, payé les frais, comme il arrive aux États-Unis, par l'effet de ces luttes à outrance, de cette liberté de concurrence sans limites, qui, de l'aveu des Américains sensés et de bonne foi, dégénère en flibusterie (freebooter). (1)

 

(1) Le 17 juin 1885, le général Devereux, président d'une des principales Compagnies des États-unis (Cleveland, Columbus, Cincinnati and Indianapolis), a donné, dans un document officiel, des détails tristement curieux sur « la situation présentement déplorable » des chemins de fer dans ce pays, par suite de l'absence de tout contrôle de l'État et des abus de la concurrence. Par un étrange contraste, tandis que certains politiciens français, en quête de popularité, réclament le système des Américains, ceux-ci demandent comme remède aux maux résultant du régime de liberté illimitée, celui précisément qui existe en France.

 

La réunion de ces quatre lignes, autorisée et favorisée par l'État, fit disparaître ces éventualités menaçantes. Dans cette liquidation, les titres des trois Compagnies les moins prospères durent subir une réduction calculée d'après leur valeur réelle au moment de l'opération. Ainsi les créanciers les plus mal traités, ceux de la Compagnie de Tours à Nantes, ne reçurent de celle d'Orléans qu'une seule action pour quatre. Mais ils y gagnaient tout de suite une augmentation de revenu, et l'on considérait dès lors comme certain qu'en tout temps chacune des nouvelles actions aurait une valeur effective en rapport avec le capital réellement versé, même par ceux-là qui semblaient traités le moins favorablement. Ces prévisions, sous l'influence desquelles s'accomplit la formation du grand réseau d'Orléans, ont été pleinement justifiées par l'événement, pour ce réseau comme pour les autres. II y avait là un précédent dont aurait dû tenir compte, vingt-cinq ans plus tard, la majorité parlementaire qui repoussa avec tant d'emportement, comme léonin, le projet de fusion des petites Compagnies de la Vendée et des Charentes avec la Compagnie d'Orléans. (1)

 

(1) Il est bien démontré aujourd'hui que cet arrangement eût été en réalité bien plus avantageux pour les créanciers de ces Compagnies, due ne l'ont été le rachat et la formation du réseau d'État.

 

Dès 1852, l'extension de ce remaniement des concessions à tout le territoire français était considérée comme inévitable et prochaine, et désirée par tous les esprits sérieux. Nous retrouvons cette prévision nettement exprimée dans une des publications les plus autorisées de cette époque, l'Annuaire des Deux blondes, rédigé par M. Desprez. La fusion de ces quatre grandes lignes, disait-il, n'est que le début de l'application d'un système qui consisterait à former de grands réseaux géographiques et commerciaux, dans la circonscription desquels la construction et l'exploitation des embranchements seraient confiées aux grandes Compagnies, déjà concessionnaires des lignes principales. On conçoit, sans qu'il soit besoin de les déduire en détail, quels seraient les avantages de ce système: influence légitime du gouvernement, sécurité des capitaux engagés, aménagement modéré de l'émission de titres nouveaux, économie pour les Compagnies, et dès lors pour le public. Tous les intérêts auraient â s'applaudir de la généralisation de ce système. (1)

 

(1) Annuaire des Deux Mondes (1852), page 101.

 

 

 

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