PAULIN TALABOT SA VIE ET SON OEUVRE 1799-1885 par le Baron Ernouf, 1886
CHAPITRE XXVIII
Talabot conseiller général, député. Maury. - Le Roucas-Blanc. - Échecs politiques. - Audibert devient directeur adjoint ; sa mort prématurée. - Plus que septuagénaire, Talabot reprend la direction des services dans toute sa plénitude. - Dernières épreuves. - Cécité. Résignation stoïque de Talabot. - Sa retraite définitive, sa mort et ses obsèques.
Depuis longtemps membre du conseil général du Gard pour l'un des cantons de Nîmes, Paulin Talabot devint député au Corps législatif aussitôt qu'il voulut l'être, dès que sa situation de directeur général de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée fut établie en 1862. L'année suivante, il fut nommé dans la troisième circonscription du Gard, par 17294 voix sur 19960, votants. II garda une attitude des plus réservées au Corps législatif, ne prenant la parole que dans les bureaux, et rarement, mais avec une grande autorité, quand il s'agissait de finances, de travaux publics ou d'industrie. Menant de front la conduite de tant d'affaires importantes avec l'accomplissement de ses devoirs de député, Talabot n'avait pas de temps à perdre en vaines causeries. Bien qu'il se montrât obligeant et serviable, à la Chambre comme ailleurs, il était en général peu communicatif, et ne s'entretenait familièrement qu'avec un petit nombre de ses collègues, notamment avec son voisin de pupitre, M. Latour du Moulin, pour lequel il éprouvait une sympathie marquée.
La réputation lui était venue, et aussi la fortune. Son délassement favori était l'embellissement de ses deux principales propriétés :
Maury, dans la Haute-Vienne, son département natal, et le Roucas-Blanc, au dessus de la nouvelle promenade dite de la Corniche, à Marseille. Maury, bien patrimonial dépendant de la commune de Condat, à 8 kilomètres de Limoges, était autrefois un domaine des plus modestes, d'un accès difficile. Mais c'était là que les vieux parents de Paulin Talabot avaient passé les dernières années de leur vie ; c'était là qu'ils étaient morts ! Aussi Talabot s'attacha singulièrement à cette propriété. Ce ne fut pas par un vain amour-propre qu'il consacra des sommes considérables à l'agrandissement et à l'embellissement de Maury. Son but était de donner à ses compatriotes du Limousin un exemple de piété filiale, et aussi de leur faire connaître les nouvelles méthodes de culture, susceptibles d'être appliquées avec succès dans le pays. Aussi il ne se contenta pas de créer un vaste parc d'où l'on jouit d'une des plus belles vues de la contrée. Il établit un potager, un verger, une vacherie qui sont des modèles dans leur genre; de superbes prairies sur les bords de la Briance. Puis, à côté de l'habitation moderne, non pas monumentale, mais spacieuse et confortable, il conserva avec un soin pieux la vieille maisonnette qui avait vu mourir ses parents. Dans cette création, comme dans celle de l'Éden marseillais qui a nom le Roucas-Blanc, on retrouve l'une des qualités caractéristiques de Talabot, cette persistance qui bravait les plus grandes difficultés; mieux encore, les recherchait pour le plaisir de les vaincre. C'était un véritable tour de force, que de constituer de nos jours des domaines particuliers aussi considérables; de remonter, pour ainsi dire de haute lutte, le courant d'une époque où les plus célèbres propriétés d'autrefois s'émiettent et disparaissent; où bientôt il n'y aura plus d'autres grands parcs que ceux qui appartiennent à tout le monde.
Comme son nom l'indique, le Roucas-Blanc n'était qu'un rocher aride, calciné par le soleil ardent de la Provence, mais d'où l'on jouit d'un coup d'oeil splendide sur Marseille, ses environs, ses ports et la mer. La création du Roucas-Blanc est un des chefs-d'oeuvre de l'art moderne des jardins. Il y a dix-huit siècles, Stace célébrait une transformation semblable, accomplie par un de ses amis dans les falaises rocheuses de Sorrente. Plusieurs traits de la description de la villa de Pollius Félix s'appliqueraient aussi bien à la villa Talabot.
« Ce terrain abrupt et inculte, où le soleil n'était jamais obscurci que par des tourbillons de poussière ardente, est devenu une promenade délicieuse. Le maître de ce sol l'a dompté ; il a su imposer à la nature des formes plus douces, une destination toute nouvelle; la roche a subi soit joug. Là où vous voyez aujourd'hui une riche végétation, il n'y avait pas même de la terre. » (1)
(1)Qua prins obscuro permixti pulvere soles, Et feritas inanœna viæ, nunc ire voluptas bic victa, coienti Cessit (natura), et ignotos docilis mansuevit in usus. Hæc lustra fuerunt Quæ nurte tecta subis. Domuit possessor Nunc cerne jugum discentia saxa. Depuis que l'adjonction d'Audibert à la direction lui laissait quelques loisirs, Talabot avait eu l'idée de s'occuper de botanique. Suivant sa coutume, il avait poussé cette étude à fond, et rassemblé au Roucas-Blanc toutes les plantes exotiques qui peuvent réussir sous cette latitude.
Cette roche dénudée est aujourd'hui un admirable massif d'arbustes et de fleurs, où les eaux de la Durance, amenées par des siphons, viennent entretenir une verdure éternelle. Cette métamorphose si complète rappelle, dans de moindres proportions, celle des collines disgracieuses et sinistres dont M. Alphand a su faire le parc des Buttes-Chaumont. Il y a là encore un autre mérite que celui de la difficulté vaincue. Talabot a voulu et a su montrer ce que peut, sous le soleil de la Provence, l'action bienfaisante de l'eau jusque dans les endroits les plus arides, et quel parti l'on pouvait tirer de la canalisation de la Durance, oeuvre d'un autre ingénieur éminent, Montricher. « Avec de l'eau, il n'est pas de terre stérile dans le Midi », dit l'un des maîtres de l'horticulture (Decaisne).
De cruelles épreuves, et de plus d'un genre, étaient réservées «à la vieillesse de»Paulin Talabot. En 1869, il n'avait été réélu député qu'au troisième tour de scrutin; et après les événements de 1870, dans ce département du Gard, dans cette ville de Nîmes qui lui doivent tant, il se trouva une majorité pour l'exclure du Conseil général! ! Ce dernier échec lui fut particulièrement sensible. Là, comme à Marseille, on lui savait moins de gré des services rendus, qu'on ne lui en voulait à propos de ceux qu'il n'avait pas eu le pouvoir ou le temps de rendre !
Après la guerre franco-prussienne et la Commune, le conseil d'administration de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée décida qu'Audibert, dont la conduite, comme directeur des services départementaux pendant l'invasion, avait été au dessus de tout éloge, serait associé à la direction générale. Cette décision avait eu lieu sur la demande formelle de Talabot, qui, depuis longtemps, « se plaisait à considérer Audibert comme son futur successeur. » (1)
(1) Sur l'excellente attitude d'Audibert pendant la guerre, les objurgations et les menaces qui lui furent adressées pour n'avoir pu faire l'impossible, exécuter à la fois des ordres contradictoires ; on consultera utilement sa correspondance active et passive dans le rapport de la commission d'enquête ou dans notre histoire des chemins de fer français pendant la guerre, réseau Paris-Méditerranée. (Voir notamment page 402 et suiv.) L'honnêteté et le bon sens avaient su dire la vérité à l'ignorance et à la présomption. (Biographie d'Audibert, page 13.)
Cette prévision ne devait pas se réaliser. Les épreuves morales et physiques de l'année terrible avaient profondément altéré la santé d'Audibert. Son dévouement patriotique et professionnel ne lui avait pas permis de prendre le temps de guérir, ni pendant, ni après cette tourmente, qui laissait après elle tant de ruines à réparer. « Mais le travail avait usé ses forces. Dès les premiers mois de 1872, il avait besoin de toute sa vigueur morale pour lutter contre les ravages du mal dont il était atteint. » En présence de symptômes de plus en plus alarmants, il dut prendre un congé, et alla passer un hiver en Corse. A peine convalescent, il s'empressa de revenir à son poste.
« Mais ses premiers efforts pour se remettre au travail l'épuisèrent, et il mourut le 31 mai 1873, en chrétien. »
Cette perte affecta cruellement Talabot, mais sans l'abattre. Il jugea qu'elle lui imposait de nouveaux devoirs, et trouva la force de les accomplir. Il donna à ses nombreux agents de tout grade « le spectacle d'un vieillard de soixante-quatorze ans, ressaisissant d'une main ferme le gouvernail ». Cette rentrée vaillante dans la carrière était un sacrifice bien méritoire, nous dirions volontiers héroïque, pour un homme de cet âge, ayant déjà commencé à jouir d'un repos bien gagné. Et pourtant Talabot n'était rien moins que robuste. De tout temps sa santé avait donné des inquiétudes à sa famille, à ses amis. Déjà en 1832, Didion craignait qu'il n'eût pas la force de donner suite à leurs grands projets. Mais c'était une de ces natures d'élite dont le travail prolonge, et au besoin ressuscite la jeunesse.
Une dernière épreuve l'attendait: la cécité. Elle survint à la suite d'une chute qui détermina une fracture de la rotule, et le condamna pendant plusieurs semaines à une douloureuse immobilité. La guérison fut à peu prés complète, mais cet accident devait avoir une conséquence déplorable. Pour se débarrasser, par l'anesthésie, de la sensation d'engourdissement douloureux causée par l'appareil, Talabot avait fait un usage immodéré du chloroforme. Quand il s'aperçut de l'action funeste de cette substance sur l'organe visuel, le mal était déjà irréparable. Sa vue s'obscurcit graduellement, et finit par disparaître tout à fait, dans l'espace de quelques mois. Il supporta ce dernier coup avec un stoïcisme héroïque. « Se repliant en lui-même, demandant à sa mémoire toujours fidèle et à l'intuition de son esprit de suppléer à ce qu'il tic pouvait plus directement percevoir, il conserva pendant neuf ans encore, avec les soucis des luttes de chaque jour, la direction de cette vaste entreprise. »
Il a vécu, en effet, assez longtemps pour connaître les attaques dirigées, dans ces dernières années, contre l'organisation des chemins de fer, dont il est un des principaux auteurs, et pour donner à ses défenseurs des indications utiles. Le retentissement d'un des incidents capitaux de cette lutte, le veto mis par les chambres de commerce aux projets de rachat général et d'exploitation par l'État, était encore venu jusqu'à lui.
La mort d'un ancien et intime ami, Didion, de quatre ans moins âgé que lui (février 1882), fut pour Talabot un sujet de vive affliction, mais aussi un de ces avertissements qui ne sont redoutés que des homes pusillanimes. La même année, sentant ses forces s'affaiblir, il prit définitivement sa retraite. Conformément à son désir, il eut pour successeur celui de ses collaborateurs qu'il avait lui-même désigné, depuis plusieurs années, au choix du Conseil d'administration. Talabot accepta le titre de directeur général honoraire, qu'on lui offrait avec un respectueux empressement. Ce titre n'était pas une consolation puérile, un hochet de vieillard. Pendant les trois ans et demi qui s'écoulèrent entre sa démission et sa mort, il ne cessa de suivre avec un intérêt paternel les affaires de la Compagnie, et donna encore en plus d'une occasion des avis salutaires.
Il mourut chrétiennement le 21 mars 1885, dans sa quatre-vingt-sixième année. Ses obsèques eurent lieu le 14, en présence d'un très grand nombre d'agents, venus de toutes les parties du réseau, pour donner à leur chef vénéré un dernier témoignage de respect. Les discours prononcés sur la tombe du fondateur de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée par son successeur, et par le président du conseil d'administration (M. Ch. Mallet), n'avaient pas le caractère banal qu'on reproche souvent, avec raison, aux oeuvres de ce genre. Les éloges étaient mérités, sincères, comme les regrets. Après le service religieux, la dépouille mortelle du défunt fut, conformément à ses dernières volontés, transférée dans son pays natal, à Condat, dont l'église a été reconstruite aux frais de Talabot. C'est là, dans un caveau de famille qui contient aussi les restes de ses parents, que repose enfin ce puissant travailleur.
« C'est un grand exemple pour tous, a dit avec raison son successeur, que cette vie si longue, si bien remplie d'oeuvres utiles, si bien couronnée par une fin chrétienne. » Nous croyons aussi, comme lui, que malgré les misères et les aberrations de l'heure présente, il n'y a pas à désespérer de l'avenir du pays « qui produit encore de tels hommes, et qui sait leur rendre les hommages qu'ils méritent ».
FIN
Edition Georges Mathon 2003 - NEMAUSENSIS.COM
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