Mémoire relatif à la proposition
d'amener 800 pouces d'eau fontainiers


Faite à la ville de Nîmes par MM. Valz, propriétaire,
et Fauquier, capitaine du Génie, ancien élève de l'école Polytechnique.
Membres de l'Académie du Gard
1832


A la suite de l'offre que nous avons faite â la ville de Nismes de lui livrer la quantité de 800 pouces d'eau fontainiers (1), à la hauteur de la plate-forme du bassin ovale de la Fontaine (2), nous avons pensé qu'il ne serait pas inutile de mettre sous les yeux du conseil municipal un aperçu de notre projet, qui lui permette d'en apprécier l'étendue et les avantages , ainsi que la suite d'études qu'il a nécessitées de notre part , et la certitude qui nous est acquise de son exécution.

(1) Le pouce de fontainier représente un orifice fournissant 13 litres 1/2 par minute, ou 800 litres par heure : 800 pouces donneront 640,000 litres par heure.
(2) À cette hauteur, les eaux se trouveront à 10 mètres ( environ 31 pieds ) au-dessus du niveau du pavé du pont de la Bouquerie, ce qui permettra de les distribuer à tous les étages des maisons de la ville.

Le concours ouvert depuis plusieurs années pour fournir á la ville des eaux plus abondantes, dont chaque jour fait sentir plus vivement l'impérieuse nécessité, montre toute la sollicitude d'une administration éclairée. Il n'est personne, en effet, qui ne sente et n'apprécie les nombreux avantages qui doivent en découler, tant sous le rapport de l'embellissement que sous celui de la prospérité agricole et commerciale, et de la salubrité publique. Animés du vif désir d'être utiles à notre pays , pleinement convaincu de l'immense utilité de nos vues, nous avons essayé et nous croyons être parvenus à surmonter les difficultés d'une entreprise dont l'exécution, jointe aux nombreux développements industriels qui se préparent dans nos environs et sous nos yeux, doit exercer la plus heureuse influence sur l'avenir de notre cité, et la porter rapidement au plus haut degré de prospérité et d'accroissement.

La position de la ville de Nismes présente de grandes difficultés pour y amener des eaux abondantes ; elle est plus élevée que les courants qui l'avoisinent, ou bien elle en est séparée par des obstacles qui paraissent difficiles à surmonter. D'après cela on peut diviser les moyens de lui procurer des eaux ;
1°- En moyens mécaniques ou artificiels , c'est-à-dire, à l'aide de machines qui élèvent assez les eaux pour les diriger ensuite sur le point demandé ;

2° En moyens naturels qui amènent les eaux par leur simple pente.
II est évident que ces derniers doivent être préférés lorsqu'on peut surmonter les obstacles qui s'opposent à leur exécution. L'eau à élever par des machines ne pourrait se prendre que dans le Rhône ou dans la partie inférieure du cours du Gardon, car notre source ne pourrait, avec un tel secours, offrir à beaucoup près les ressources que l'on désire. Il faudrait donc faire monter à 200 ou à 150 pieds les eaux demandées. En admettant qu'on pût disposer d'une chute de 5 pieds, on peut évaluer à 30 000 pouces de fontainier la quantité d'eau nécessaire pour en élever 300 à une semblable hauteur, à l'aide de machines unies par cette chute. On voit toute l'insuffisance de ce moyen.

Les machines à vapeur seraient seules en état d'y suppléer ; mais elles nécessiteraient une dépense annuelle, non compris les frais d'établissement et d'entretien, d'environ 40 000 fr pour 300 pouces d'eau seulement. Si , à cette charge continue et permanente, on ajoute les frais de premier établissement, de construction et d'entretien d'aqueducs, etc. , etc. , etc. , la dépense totale s'élèverait à une somme excessive. Pût-on y trouver de l'économie, les moyens mécaniques ne doivent être employés pour des objets de cette nature que lorsqu'il y a impossibilité absolue de faire autrement. La meilleure machine est toujours une machine, c'est-à-dire, qu'elle oblige à un entretien continuel et a une dépense onéreuse ; qu'elle est sujette à des dérangements et par suite à de fréquentes interruptions qu'on ne peut ni prévoir, ni prévenir. Et quelle serait d'ailleurs la durée qu'on pourrait lui assurer ? On peut arriver à des époques de disette et de calamités qui nécessitent des suppressions, les administrations peuvent changer de vues, des révolutions survenir, dès lors il n'y a plus moyen de pourvoir aux frais de mise en activité des machines, qui, suspendues, sont bientôt détériorées. Que de temps et de dépenses avant d'obtenir ensuite un parfait rétablissement.

Notre ville offre un exemple des plus déplorables de ces vicissitudes, et toutefois ce n'est pas seulement de l'interruption de machines compliquées qu'il s'agit, mais d'une simple rupture survenue au plus utile monument dont notre colonie romaine pût se glorifier. Il a suffi en effet que la ligne de son aqueduc se soit trouvée interrompue à une époque reculée, lors de l'invasion des Barbares sans doute, pour que Nismes ait été privé pendant quatorze siècles du bienfait des eaux qu'il amenait dans son sein. Des accidents aussi désastreux, communs à la presque totalité des aqueducs romains, démontrent que non seulement les machines, mais même des ouvrages d'art trop hardis ou trop dispendieux à rétablir, offrent de graves inconvénients pour l'établissement des cours d'eau. Il est, en effet, à déplorer que, de tous les aqueducs que les Romains avaient construits dans les Gaules, aucun ne serve plus aujourd'hui, et qu'on n'en puisse reconnaître l'existence que par quelques parties extérieures, encore debout au milieu de leurs ruines. C'est ainsi que les beaux aqueducs antiques de Paris , Lyon , Nismes, Metz, Aix, Vienne et Fréjus, ne remplissent plus les fonctions auxquelles ils étaient destinés, et qu'à Rome même, des neuf aqueducs dont parle Frontin, y amenant ; 74 000 pouces d'eau, il n'en existe plus due trois qui n'en fournissent pas la huitième partie. Tous ces motifs nous ont déterminés à exclure entièrement non seulement les moyens mécaniques, mais même les ouvrages d'art trop exposés ou trop hardis, pour la durée desquels on pourrait concevoir des craintes.

Il semblerait d'abord qu'il n'y aurait rien de mieux à faire que de rétablir l'ancien aqueduc romain, si la chose était possible, après tous les changements survenus aux localités dans un laps de temps si considérable ; mais les eaux de la fontaine d'Eure près Uzès, qui servaient à l'alimenter, sont devenues des propriétés particulières ; des droits sont acquis sur leur cours naturel, et des usines considérables y ont été établies. Il faudrait d'ailleurs des sommes énormes pour le rétablissement de cet ouvrage colossal, dont toutes les parties extérieures seraient à reconstruire, sauf le pont du Gard. Avant d'atteindre ce hardi monument, les eaux étaient amenées à travers les airs, à l'aide d'une longue suite d'arcades élevées, ayant plus de 2 000 mètres de longueur, et qu'il faudrait relever en entier. Il en serait de même de celles qu'il y avait à Saint-Bonnet, et entre ce village et le triple pont.

Si on voulait se borner à un faible volume d'eau, on pourrait leur substituer des tuyaux de fonte en siphon renversé. Les Romains ont employé ce moyen lorsque les vallées qu'ils avaient à traverser étaient trop larges et trop profondes. C'est ainsi que l'aqueduc de Lyon franchissait le vallon de l'Iseron, de 300 pieds de profondeur, qui aurait exigé huit rangs d'arcades les uns sur les autres, sur une longueur de plus de 1 000 mètres. Douze tuyaux de plomb de 8 pouces de diamètre et d'un pouce d'épaisseur, formaient ce gigantesque siphon.

Actuellement les tuyaux de fonte, plus forts et moins pesants, dans les mêmes dimensions que ceux de plomb, et surtout moins coûteux, rendraient ces dispositions plus économiques, y joignant, de plus un autre avantage qui veillerait à leur conservation celui de ne point exciter la cupidité, la fonte brisée étant à peu près de nulle valeur ; mais ils présenteraient, d'un autre côté, de graves inconvénients pour les teintures : l'eau , en les traversant, se chargerait d'oxyde de fer, et deviendrait impropre au service de diverses couleurs.

Les difficultés et la trop grande dépense que présente le rétablissement de notre ancien aqueduc, obligent donc de recourir à d'autres moyens de procurer des eaux à notre ville. Le Gardon et le Rhône seuls peuvent en fournir la quantité convenable. Ce dernier fleuve, par sa faible pente , n'est guère favorable à un canal de dérivation : pour Nismes surtout l'exécution en serait impossible. En effet, sa pente moyenne n'est que de 0m60 par 1 000 mètres, dont la moitié serait nécessaire pour celle du canal. On ne gagnerait donc que 0m30 de hauteur par 1 000 mètres, et, pour arriver à 50 mètres, qui est l'élévation de Nismes au-dessus du cours du Rhône dans le point qui est le plus rapproché, il faudrait le remonter à plus de 150,000 mètres ou 25 lieues. Pour en obtenir la preuve directe, nous avons opéré le nivellement barométrique du cours de ce fleuve. Il en est résulté que le sommet du pont Saint-Esprit, 12 mètres au-dessus des eaux, était plus bas que le point d'arrivée à Nismes ; que le Bourg-Saint-Andéol était encore dans le même cas, et qu'il fallait remonter jusques au-dessus de Viviers pour en atteindre le niveau. Pour gagner de plus la pente nécessaire pour la dérivation d'un canal, on serait obligé de prendre les eaux au moins à Valence, où, d'après nos mesures barométriques, le Rhône se trouve à 100 mètres au-dessus du niveau de la mer, et à 40 au-dessus du point d'arrivée, ce qui serait à peu près la pente convenable pour parcourir la distance d'intervalle.

D'après ces aperçus, on voit que ce n'est qu'au Gardon qu'on peut avoir recours, d'autant que ses eaux sont infiniment plus propres que celles du Rhône à l'usage auquel elles sont principalement destinées, relativement au blanchissage et aux teintures, par leur vivacité et leur propriété remarquable de dissoudre le savon.

Nous avons eu à rechercher d'abord le lieu de son cours le plus convenable et suffisamment élevé pour y établir une prise d'eau ; nous l'avons pour cela parcouru avec le baromètre, en le remontant depuis le pont du Gard, et nous avons successivement reconnu qu'au moulin de la Baume, au pont Saint-Nicolas, au mas Charlot, il ne se trouvait pas suffisamment élevé. Au droit de Saint-Chaptes, il serait bien au niveau du point d'arrivée, mais , pour obtenir la pente nécessaire au canal de dérivation, il fallait remonter plus haut. Nous ne pouvions, pour établir son origine, trouver de point plus convenable que l'extrémité du canal de M. de Calvière, qui a sa prise au Gardon en amont du pont de Ners, et dont le volume d'eau est suffisant lors de l'étiage, les deux branches de cette rivière et ses principaux affluents s'y trouvant déjà réunis. La position est d'autant, plus favorable, que ces eaux, déjà enlevées du cours ordinaire du Gardon, disparaissent entièrement sous les sables bientôt après, pour ne reparaitre de nouveau que loin de là dans des gorges profondes où la rivière est tellement encaissée qu'elle n'est plus d'aucune utilité, et lorsque d'ailleurs les eaux de la fontaine d'Eure et divers autres affluents sont venus s'y rendre et augmenter son cours. Les riverains en aval n'auraient donc ni opposition fondée à former, ni préjudice réel à faire valoir, ni indemnité à prétendre, ce qui lèverait tout obstacle à la demande en concession que le gouvernement accordera sans difficulté sans doute, vu le degré d'utilité publique et les avantages inappréciables qui en résulteront pour la ville de Nismes et la contrée qui l'environne.

Il ne parait pas qu'il put y avoir de l'avantage à remonter plus haut le cours du Gardon, pour passer dans le bassin du Vidourle, et se diriger par celui du Vistre sur Nismes , à l'aide d'un grand circuit en contournant les hauteurs. Le trajet en serait plus que doublé , et d'ailleurs, à mesure qu'on fera remonter le point de la prise d'eau, les difficultés relatives aux riverains augmenteront, tandis, au contraire, que la quantité d'eau ira en diminuant. Le bassin du Vidourle étant généralement plus bas que celui du Gardon, on serait obligé de s'établir sur des revers à mi-côte, et il serait à craindre qu'on ne pût y contenir facilement les eaux ; des infiltrations trop considérables nécessiteraient inévitablement des constructions en maçonnerie, ce qui augmenterait les frais d'entretien et la chance de la perte des eaux : il ne faudrait qu'un violent orage pour entraîner partie des ouvrages et occasionner de longues et fréquentes interruptions.

Notre premier projet avait été d'abord de conduire les eaux du Gardon, prises à Boucoiran, jusqu'au pont du Gard, en les soutenant au-dessus du cours de la rivière, pour ensuite les faire arriver à Nismes par l'ancien aqueduc romain. Il n'y aurait pas, eu effet, d'autre manière de tourner les obstacles que la nature oppose à une route plus directe. Ayant parcouru les trois lieues pendant lesquelles le Gardon serpente dans le fond de gorges très profondes, ce moyen nous parut présenter de trop grandes difficultés d'exécution, à cause des escarpements très rapides et souvent verticaux sur lesquels il faudrait cependant s'établir, et des fréquentes vallées transversales fort étendues qu'il faudrait franchir ou contourner. Nous abandonnâmes l'étude d'un projet dans ce sens.

Après de mûres réflexions et bien des recherches , nous nous arrêtâmes à celui d'un percé , et toutes nos observations et les essais qui ont été faits depuis nous ont convaincus que c'est le moyen le plus sûr et le plus praticable d'amener à Nismes des eaux abondantes, seul but dans lequel on doive s'occuper d'une entreprise de cette importance.

Un percé de deux lieues de longueur nous parut, au premier abord, présenter de grandes difficultés. Dans un pays entièrement étranger aux travaux des mines, on pouvait craindre qu'elles ne parussent plus considérables encore qu'elles ne le sont réellement, et c'est ce qui nous a engagés à rechercher les exemples qui nous seraient offerts de semblables opérations, et les détails que nous pourrions en recueillir. Ils sont nombreux dans les temps modernes pour toutes les exploitations de mines , et on s'étonnera peut-être que les Romains n'aient pas cherché à user de ce moyen, pour se procurer les eaux qui leur étaient nécessaires. Il faut remarquer que, n'ayant pas comme nous la ressource de se servir, pour ces travaux, de la poudre à canon , les entablements leur seraient devenus, sinon impraticables, tout au moins fort longs et fort dispendieux. Les idées les plus simples sont souvent d'ailleurs les plus tardives à se présenter. On avait été deux mille ans sans s'être aperçu que le niveau (1) de notre source était assez élevé pour établir presque sur tous les points de la ville des fontaines jaillissantes qui, outre les eaux qu'elles distribuent dans les différents quartiers , ajoutent à la fois et à leur agrément et à leur salubrité. Ce n'est que depuis quelques années que nous les voyons couler sur nos places et dans nos principales rues ou elles entretiennent une propreté inconnue jusqu'alors.

(1) C'est à M. Benjamin Valz qu'on en doit la première observation.

Dans la mine d'argent d'Himmelfürst, prés Freyberg, en Saxe, il existe une galerie d'écoulement qui a 40 000 mètres de longueur. Mais c'est au milieu des mines du Hartz que nous avons trouvé l'exécution d'un projet qui offre le plus de rapport, quoiqu’avec des difficultés infiniment plus grandes, avec celui que nous effrons d'exécuter. Cet exemple favorable nous a convaincus au moins de la possibilité d'un pareil travail, dont les difficultés nous ont paru s'affaiblir à mesure que nous avons acquis les moyens de les surmonter. Il nous a paru qu'il y aurait, sous ce rapport, de l'intérêt à entrer dans quelques détails sur l'entreprise citée, à cause des points de comparaison qu'elle peut offrir.

II ne s'agit pas ici d'un percement propre à livrer passage à un canal de navigation, ce qui pourrait présenter, en effet , des obstacles insurmontables, mais simplement d'une galerie de petite dimension, telle qu'on les pratique dans l'exploitation des mines. Dès le quinzième siècle, on avait déjà percé quelques galeries d'écoulement dans les mines du Flartz; dans le seizième et dans le dix-septième on en établit successivement seize nouvelles plus profondes. En 1777, les travaux étaient parvenus à une profondeur telle qu'il fut reconnu indispensable d'en pratiquer une autre située encore plus bas : sa longueur s'est trouvée de 12 700 mètres , et son ouverture fut fixée à une toise carrée. Pour bâter le percement on fixa d'abord l'emplacement de seize puits, à partir desquels on procéda à l'exécution : le moins profond l'est encore à 46 mètres, et les autres s'étendent de 92 à 213 mètres, pour ceux que l'on établit entièrement, et de 128 à 174 mètres, pour ceux qui répondaient à des galeries déjà existantes. Le plus grand approfondissement allait jusqu'à 487 mètres : les intervalles compris entre les puits sont de 1 554, 1 251, 1 117, 1 080, 982, 824, 633, etc., mètres.

Sur tous les points on établit deux ateliers de percement un en montant appelé taille, et un en descendant appelé contre-taille. Ainsi la roche fut attaquée sur trente points à la fois , et il y eut quinze points de raccordement où devaient se rencontrer les tailles et les contre-tailles ; celles-ci exigèrent en général plus de temps, parce que les eaux y étaient plus gênantes. Dans tout le cours de la galerie on eut à percer le grauwache (grès formé de fragments de quartz et de lidienne, très souvent avec philade, agglutinés par un ciment siliceux), alternant avec le schiste argileux de transition, mais avec des différences dans leur degré de dureté. Les obstacles, résultant de l'affluence des eaux et de la difficulté de l'airage, furent partout considérables à une telle profondeur. Pour le premier puits, qui avait 46 mètres, un treuil, mû à bras d'hommes, fut suffisant pour assurer l'extraction des roches : pour ceux qui allaient à 100 mètres, on se servit d'une machine à molettes, et de pompes pour l'épuisement des eaux. Le transport à l'intérieur s'effectua sur des chariots à roulettes, dits chiens de mine, et pour cela, à mesure que l'ouvrage avançait, le sol de la galerie était garni de solives de roulage. L'airage fut toujours difficile à cause des gaz, acide carbonique et de l'azote, et on fut obligé d'avoir recours au ventilateur du Hartz, dont le succès fut général. Le travail d'excavation fut exécuté à prix fait au moyen du tirage à la poudre, et, à mesure que chaque percement partiel avançait vers son but, on vérifiait avec la plus grande exactitude la direction et l'inclinaison arrêtées. Quelque talent et quelque attention qu'on y eût mis, ce ne pouvait être sans inquiétude qu'on approchait des points de raccordement; cependant aucun d'eux ne fut manqué, et la plupart même ont été atteints avec une telle précision qu'il est difficile de les reconnaître. Dans quelques portions de la galerie, le peu de consistance du roc a nécessité qu'on eût recours au muraillement sur une longueur totale d'environ 580 mètres; son épaisseur est communément de 16 à 20 pouces, et, dans quelques endroits, de 2 pieds. Ce surcroît de dépense se trouva plus que compensé par le plus de facilité de l'excavation.

D'après ces détails, que nous avons cherché à rendre aussi concis et aussi clairs qu'il nous a été possible, on remarquera, relativement à notre projet, qui est loin de se trouver dans des circonstances aussi défavorables que celui ci-dessus,
1° - Que son exécution ne présente pas des obstacles plus grands que ceux qu'on rencontre habituellement dans les travaux ordinaires des mines ;
2° - Que, dans l'exemple cité, les travaux ont été exécutés dans un grès de roches primitives, dont la dureté est bien plus considérable que celle de nos formations secondaires de calcaire jurassique, seule nature de terrain que nous ayons à traverser ;
3° - Que la profondeur moyenne de nos puits est de 40 mètres seulement, la moindre de 8, et la plus grande de 80, tandis que, dans la galerie du Hartz, il en existe de 487 mètres, ce qui est six fois plus considérable ;
4° - Que les deux tiers environ de l'ouverture de la galerie citée nous suffiront, ce qui, outre la facilité et l'économie du travail, nous évitera sans doute le besoin du muraillement et des voûtes ;
5.° - Que les épuisements qui peuvent présenter l'obstacle le plus sérieux dans ce genre de travail, étaient fort considérables dans le Hartz, s'élevant à plus de 6 000 pouces de fontainier, tandis que tout annonce que nous n'aurons pas un semblable inconvénient à supporter Le trajet souterrain que nous avons à parcourir est, sur tous ses points remarquables par la sécheresse et l'aridité excessives du sol, dénué d'arbres et de presque tonte végétation , ce qui dénote un terrain entièrement privé d'humidité ; de plus il n'y a pas de source fort loin à la ronde, si ce n'est quelques-unes très-faibles, au bas du versant du côté du Gardon ;
6° - Que la longueur de la galerie que nous avons à percer, d'environ 13 000 mètres, n'ajoute en rien aux difficultés de son exécution, puisqu'en augmentant le nombre des puits on pourra l'attaquer simultanément sur autant de points qu'il sera jugé convenable, ce qui abrégera le terme des travaux et les rendra plus faciles. On travaillera, en même temps, à toutes les portions de galerie dont on calculera l'étendue de façon à les terminer toutes à peu près à la même époque. Exécuté de cette manière, un percé de 12 kilomètres ne présentera pas plus d'obstacle qu'un de 4 ou 5, si ce n'est qu'il pourra être trois fois plus coûteux.

Après avoir présenté tous les moyens qu'on pourrait tenter pour amener des eaux abondantes à Nismes, et prouvé que notre projet était le plus praticable en remplissant le mieux le but proposé ; après avoir cherché à discuter et à résoudre les objections qu'on pourrait lui opposer, il ne nous reste qu'à marquer la direction qu'il doit suivre, en nous réservant toutefois la faculté d'y faire tous les changements et améliorations que nous jugerons convenables.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, notre canal de dérivation prendra ses eaux à la fuite du dernier moulin de M. de Calvière, et, conformément à la pente adoptée et à la ligne générale du tracé, comme l'indique notre plan d'assemblage, il coupera la route d'Alais 1 342 mètres plus loin, allant passer directement au moulin de Nozières. Il est à présumer qu'il faudra mettre cette partie à l'abri des fortes crues du Gardon, par des chaussées de défense, ou , mieux encore, par un aqueduc couvert. Il se dirige ensuite en plein air au-dessous de Sauzet et de Saint-Geniez, près du moulin Guizot : plus loin, la colline de La Rouvière rapproche le tracé de la route d'Alais ; mais ensuite l'abaissement du lit de la Baume oblige à un retour, prononcé pour remonter ce ruisseau jusqu'à un point assez élevé pour le traverser, ce qui est un peu au-dessus du pont de La Rouvière. Arrivés là nous avions plusieurs directions à choisir. Ayant été portés à rechercher celle sur laquelle le profil du terrain se soutiendrait à la moindre hauteur, nous avons été amenés à conduire la galerie souterraine au-dessous de la vallée de Vallonguette, ensuite sous celle de Vallongue et du mas de Granon, et après au-dessous du ravin du Cadereau, le plus grand approfondissement se trouvant ainsi réduit à 80 mètres quoiqu'avec une augmentation de 2 000 mètres environ de longueur de galerie de plus ; cette direction oblique nous rassurant, d'ailleurs, entièrement sur le raccordement de nos galeries, qui ne peuvent manquer de se rencontrer. Nous aurions pu déboucher sur la route d'Alais, et contourner ensuite à découvert les hauteurs, mais le détour qu'il faudrait faire à travers des propriétés closes, étant considérable, nous avons préféré continuer le percé et arriver directement au point indiqué.

Tels sont la suite et le résultat de nos études, et l'aperçu du plan général du projet que nous proposons de mettre à exécution, en prenant l'engagement de livrer à la ville la quantité de 800 pouces d'eau fontainiers. Nos nivellements ont été exécutés avec le plus grand soin à l'aide d'un niveau à bulle d'air d'une construction nouvelle, fort commode, et nous croyons qu'ils sont aussi justes que la distance parcourue peut le faire espérer. La contre-épreuve faite au moyen du baromètre s'est parfaitement concordée : on pourrait en faire d'ailleurs toutes les vérifications qu'on pourrait désirer, et que nous sommes les premiers à réclamer. Nous trouvons, toutes réductions faites, que le niveau de la fuite des eaux de M. de Calvière est de 15m047 au-dessus du fond du bassin ovale de la Fontaine. La distance qui sépare ces deux points, en suivant notre tracé, est de 23,138 mètres. Ayant adopté une pente de 0m60 par 1 000 mètres, double de celle de l'aqueduc romain, on aura, d'après les formules qu'en a données M. de Prony, une vitesse de courant d'un mètre par seconde, qui est le triple de celle absolument nécessaire pour la salubrité des eaux lorsqu'elles coulent en plein air, exposées aux rayons solaires : en totalité, la pente serait de 14m063, et il resterait en outre au débouché une chute fort convenable de 0m984.

N'espérant d'avantage positif de notre entreprise que de l'excédant des eaux que nous nous proposons d'amener, le prix que nous demandons est d'autant plus modéré, et nos propositions d'autant plus restreintes que le volume d'eau que nous nous engageons à livrer est plus considérable, suffisant; et au-delà pour tous les besoins de la ville. Si nous en réclamons la propriété à la sortie, c'est que nous avons l'espoir justement fondé que notre entreprise ne sera pas arrivée à son terme, sans qu'il soit facile d'en former une suite naturelle, celle d'un canal de petite dimension de Nismes au Caylar, nous ouvrant ainsi par eau une communication directe avec la mer par Aigues-Mortes qui deviendrait le port de Nismes, et avec le Rhône et tout le Languedoc par le canal de Beaucaire ; communication qui serait également profitable aux Cévennes au moyen du chemin de fer projeté dont notre canal serait une annexe : Liés d'intérêts communs, loin de se nuire, ils se prêteraient réciproquement un mutuel secours.

Rémunérer les avantages sans nombre (1) que l'exécution de notre projet doit procurer à la ville et à toute la contrée serait superflu sans doute : on ne saurait en contester l'évidence, et ils doivent s'élever au-delà de toute prévision par l'accroissement d'industrie et de population qui ne peut tarder à les suivre. Favorisée par la plus heureuse situation, possédant des éléments si variés de commerce et d'industrie, la ville de Nismes ne peut que s'élever rapidement au plus haut degré de prospérité ; nous lui verrons bientôt reprendre le rang qu'elle a dît occuper dans l'antiquité , et dont il lui reste de si grands et de si nombreux vestiges. Animés par ce noble but, ayant de tels résultats en perspective, nous n'avons épargné ni études, ni soins, pour y atteindre et les obtenir. Nous espérons y être parvenu, et nous sommes certains d'une réussite pleine et entière, tant sous le rapport des moyens d'exécution qui nous sont assurés, que sous celui de la quantité d'eau que nous nous engageons á livrer. Il ne nous manque que votre coopération ; et, entrepris sous vos auspices, l'Aqueduc du Gard, creusé dans le roc, ouvrage éternel, à l'abri des injures du temps et des dégradations des hommes, sera digne en tout des travaux des Romains dans une ville pleine de leurs plus beaux monuments. Il portera à la postérité la plus reculée le bienfait de l'administration libérale qui aura concouru à l'exécuter, en attachant à son nom quelque souvenir de gloire et de reconnaissance.

(1) En voici un simple aperçu.

Sous le rapport de l'intérêt général et de la salubrité publique.
Il donnera la faculté d'établir des fontaines publiques et de nouveaux lavoirs sur tous les points de la ville où le besoin s'en fera sentir, de manière à établir dans toutes les rues une circulation d'eau courante, ce qui contribuera à leur propreté et à leur assainissement. C'est un avantage qui ne peut s'évaluer en chiffres.
Outre les 400 pouces que nous jugeons nécessaires pour cet usage et celui de tenir constamment alimentés les canaux de la Fontaine et de la Gau, pour fournir convenablement aux besoins du blanchissage et des ateliers de teinture, la ville aura à disposer encore de 400 pouces d'eau pour les concessions particulières qui lui seront demandées par les propriétaires de jardins et de maisons. Un quart de pouce fournissant deux cents litres d'eau par heure, quantité plus que suffisante pour tous les usages domestiques, en établissant sur cette base chaque concession au prix de 1 500 fr. ou 2 000 fr, ce qui est loin d'être élevé, on doit en retirer un produit considérable. Dans un laps de temps plus ou moins long, cette vente partielle doit indemniser la ville de toutes les dépenses que les nouvelles eaux auront pu lui occasionner.
Une augmentation considérable de population sera la suite naturelle de l'accroissement du commerce et des nouvelles industries : le produit de l'octroi augmentera de 10 000 fr par chaque mille habitants de plus.

Sous le rapport de l'industrie et du commerce.
Les ateliers de teinture qui contribuent si directement à la prospérité générale de notre fabrique auront constamment les eaux qui leur sont nécessaires, et dont la privation totale se fait sentir d'une manière si fâcheuse pendant presque six mois de l'année. Les résultats seront plus satisfaisants pour la beauté de toutes les couleurs, et on pourra teindre celles pour lesquelles on est obligé d'envoyer au-dehors. Il se fera, sur cet objet seulement, soit sur la perte de temps et les transports des matières, soit sur l'augmentation de travail et la diminution des frais des divers ateliers, une économie annuelle de 100 000 fr. au moins, qui tourneront à l'avantage de la fabrique et de la classe ouvrière.
Sans compter les moulins à ouvrer les soies qu'on pourra construire, toutes les usines que le grand établissement des fonderies et forges d'Alais permettra de créer à Nismes où elles seront plus convenablement placées, si de nouvelles eaux permettent de les y établir, la seule industrie des fabriques d'impressions est susceptible, avec des eaux propices, d'y prendre l'extension la plus considérable. Les huit établissements qu'il y a déjà, et qui se lient si avantageusement aux produits de notre fabrique de Schalls et d'Étoffes, prospèrent et augmentent journellement d'importance, nonobstant toute la gène que le manque d'eau leur fait éprouver. Ils sont obligés d'envoyer à Lyon teindre en pièces des étoffes dont la couleur des fonds ne peut être réussie ici lis ne peuvent confectionner ni les impressions bon teint, ni les Indiennes, genre dont le midi offre un débouché si considérable , et qui pourrait les occuper pendant la morte saison, surtout en hyver. Les grandes fabriques du Nord ne peuvent presque pas travailler alors, et la beauté de notre climat nous assure à cet avantage. Nous avons enfin tous les éléments nécessaires pour porter ce genre d'industrie au plus haut degré de prospérité, et rivaliser bientôt avec Lyon et Mulhouse : il ne lui manque que des eaux, et celles du Gardon lui seront éminemment convenables.
Une autre industrie qui tend à prendre quelque extension, et à laquelle la rareté de l'eau porte un grand préjudice, c'est la préparation des peaux de moutons pour ravats. Outre les teinturiers, elle occupe en ce moment cinq petits ateliers de tannerie. Sept maisons différentes se chargent de leurs produits, et leur font confectionner annuellement au-delà de trente mille peaux, qui représentent une valeur d'environ 150 000 fr.
La chamoiserie et la mégisserie occupaient anciennement à Nismes plus de deux cents ouvriers, et des ateliers fort considérables qui y étaient on ne peut plus convenablement placés pour les matières premières (les peaux d'agneaux) que l'on vient acheter ici et dans nos environs. C'est une fabrication que le manque des eaux nous a fait perdre presqu'entièrement, pour la transporter dans l'Aveyron et dans l'Isère : c'est tout au plus si les cinq tanneries que nous comptons occupent une quinzaine d'ouvriers à la confection des peaux blanches. C'est une industrie que l'abondance des eaux fera incontestablement, renaître , et qui viendra ajouter à la masse totale de nos produits.


Nismes, le 30 mars 1832.

Nota. Nous pouvons annoncer que notre compagnie est constituée.
Dès que la concession aura été obtenue, les travaux seront immédiatement commencés sur tous les points.

B. BALZ.     J. FAUQUIER.