LE PREMIER PASTEUR DE L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE NÎMES
GUILLAUME MAUGET
par M. Gustave FABRE, membre résident de l'Académie.
Extrait des Mémoires de l'Académie de Nîmes, 1892.
pages 109 à 116


De toutes les émotions qu'inspire au voyageur le spectacle de la nature, l'une des plus profondes à coup sûr est celle que fait naître en lui la vue du roc mystérieux où un fleuve prend sa source. Ce fleuve, il l'a vu bouillonnant en cataractes écumeuses, ou bien poursuivant dans la plaine son cours large et majestueux, ou bien enfin déversant à la mer avide ses eaux impatientes et comme lassées du chemin; mais un désir impérieux le ramène vers l'origine et quand, de son regard vainqueur, il peut trouver le mince filet où ce cours d'eau a pris naissance, quand il peut franchir d'un seul pas les modestes cailloux d'où son cristal émerge, il éprouve au fond de son âme une intime satisfaction, il salue avec émotion cette éclosion mystérieuse ; il a vu cette chose qui présente à ses yeux l'attrait merveilleux du contraste et le charme de l'inconnu : une source.

Tel, et plus saisissant encore, est pour l'historien l'attrait qui, comme malgré lui, le conduit vers les origines. C'est un besoin du cœur humain, c'est surtout un besoin du cœur humain à notre époque que cette étude approfondie des commencements. Comme on rencontre en notre siècle de hardis et patients explorateurs qui cherchent les sources du Nil ou du Niger ou du Zambèze, ainsi l'on voit de nos jours les historiens remonter le cours des années, suivre à pas lents les institutions, les sociétés et les races, étudier en sens inverse et à rebours la marche des hommes et des choses, et s'arrêter enfin avec amour et complaisance à l'origine, au début, à la source, pour contempler de ces hauteurs premières le développement tragique et solennel des civilisations humaines.

C'est à un attrait de ce genre que j'obéis en ce moment. D'humbles recherches, dans lesquelles j'ai été cordialement aidé par nos deux aimables confrères, M. le docteur Puech et M. le pasteur Dardier, m'ont conduit à étudier, au point de vue purement historique, les débuts de l’Église réformée dans la ville même où nous sommes. Or cette origine se lie à la vie et à l’œuvre d'un homme peu connu et pourtant très digne de l'être. Déjà sans doute, par le fait de ce moine Augustin dont le nom demeure ignoré et qui prêcha ici au moment du carême en l'an 1532, la foi nouvelle était apparue dans notre ville ; déjà au Collège des Arts, avec Cavart et Pacolet, plus encore avec Baduel, elle avait pénétré l'enseignement et la science ; elle avait même, en 1547, produit une communauté établie et constituée qui en écrivant à Calvin s'appelait l’Église de Nîmes ; mais c'est seulement en 1559, après l'impulsion donnée à la Réforme par le premier synode national, qu'un ministre proprement dit, un pasteur résidant appelé à la desservir fut envoyé à cette église. C'est ce premier pasteur, appelé Guillaume Mauget, que j'essayerai de faire connaître, dans la mesure on l'histoire nous laisse quelques documents sur ce point.

On ne sait rien de sa famille, de sa jeunesse et même de son lieu d'origine. II y a pourtant quelque raison de croire qu'il était de Saint-Valery-en-Caux, près d'Yvetot, en Normandie. Dans un acte du 5 décembre 1561, déposé aux minutes d'un notaire de notre ville, il ratifie avec sa femme une vente de terres, vignes, buis et maison, à la cure de Valery. C'était probablement sa maison paternelle, et ce qui a pour moi fortifié cette hypothèse, c'est qu'on trouve aujourd'hui encore ce nom de Mauget répandu dans la petite ville de Saint-Valery-en-Caux.

Quoi qu'il en soit, ce fut le 29 septembre 1559 que Guillaume Mauget arriva à Nîmes. De Genève on l'avait désigné pour cette œuvre, parce qu'on l'y avait jugé le mieux qualifié pour la conduire ; il était vif, plein d'esprit, éloquent, mais surtout, ajoute l'historien Ménard, zélé au dernier point pour sa doctrine. Il n'enseigna d'abord les nouvelles croyances qu'en secret et pendant la nuit. Mais ses disciples sont bientôt en grand nombre ; un autre ministre, La Source, arrive de Genève à son tour pour se joindre à lui, et en mars 1560 (1561) les deux pasteurs prêchent de jour dans la demeure de Guillaume Raimond. La Semaine Sainte s'approche, diverses assemblées sont tenues à cette occasion dans des maisons particulières ; on y fait de nombreux baptêmes ; enfin le 15 avril, lundi de Pâques, un immense concours de citadins et d'étrangers se réunit pour célébrer la Cène.

Cette affluence, ce succès émeuvent la cour de France ; on ordonne aux consuls, le mot est textuel, de nettoyer la ville et d'arrêter les prédicants. Mauget, chassé par la persécution, veut rendre son exil profitable à sa cause. Réfugié à Montpellier, où les idées nouvelles ont déjà des disciples, il donne une vie régulière à la communauté naissante, et par lui, selon l'expression d'un manuscrit de cette époque, l'église de Montpellier est plantée. Puis quand il peut en toute confiance la laisser vivre d'elle-même sous la direction de deux diacres qui remplissaient les fonctions de pasteurs, il songe à retourner à Nîmes.

Grâce à l'amnistie générale de Charles IX au début de son règne, Mauget put reprendre ici son ministère en 1561 et mit plus d'ardeur que jamais au développement spirituel de son église. Il voulut dans ce but l'organiser d'une façon réglée, il jugea nécessaire d'établir un conseil chargé de sa direction, et tint pour cela, le dimanche 23 mars 1561, dans la maison de Jean Maurin, une assemblée dont le procès-verbal inaugure les délibérations du Consistoire de Nîmes.

C'est dans ces délibérations, soigneusement gardées aux archives consistoriales, qu'on peut dès lors trouver tous les détails intéressant l'Église réformée à ses débuts dans notre ville et constater le zèle de son premier pasteur. On voit celui-ci présidant chez Jean Maurin, chez Jean Bertrand ou chez Pierre Chabot de nombreuses séances, prêchant plusieurs fois par semaine, souvent à la pointe du jour, dans le jardin de la veuve Chapel, dans la rue de l'Ecole-Vieille, dans la maison du sieur de Saint-Véran, quelquefois à l'Hôtel de Ville, plus tard dans les deux temples construits sous sa direction, le premier près de la Maison-Carrée, le second dans le faubourg de la Magdelaine. On le voit censurant les tièdes, reprenant avec énergie même les grands, s'ils sont en faute, et conjurant les membres de l'église de à se dédier tout à Dieu. On le voit s'occupant des malades, des indigents, des opprimés avec sollicitude et prenant une part active aux délibérations nombreuses qui figurent dans les registres sous la rubrique : Pauvretés. On le voit donnant dans la ville des leçons de théologie, puis acceptant bien malgré lui, car il voulait rester pasteur toute sa vie, les fonctions qu'on lui impose de principal du Collège des Arts. On le voit déployant hors de la ville même son activité sans relâche, répondant à tous les appela, s'intéressant aux paroisses vacantes, visitant bien des églises voisines, particulièrement Uzès et Villeneuve-d'Avignon.

Cette vie si remplie, on le devine, n'était pas sans difficultés. Difficultés matérielles d'abord. On alloue à Mauget un traitement invraisemblable : vingt livres tournois chaque mois, c'est-à-dire vingt-cinq francs ; on discute longtemps pour lui fournir un logement ; on vote avec effort dix écus pour permettre à sa famille de revenir à Nîmes après la persécution ; on a beaucoup de peine à payer la dépense de ses voyages à Genève, où il va demander un collègue, et à Orléans où il siège dans le Synode national.

En second lieu, difficultés et tracas ecclésiastiques. Ici, nous nous trouvons en face d'un conflit qui tient dans la vie de Mauget une place très importante et sur lequel il est bien difficile de se faire une opinion complète, les documents qui s'y rapportent ayant été détruits avec intention. Un ancien moine, nommé Jean Mutonis, avait rempli sans autorisation et sans mandat certaines fonctions pastorales. Mauget crut devoir s'élever contre cette violation de la règle. La querelle s'envenima, des libelles furent écrits, des accusations furent lancées de part et d'autre. Le Consistoire à diverses reprises, un Colloque assemblé à Nîmes en 1561, même les pasteurs de Genève s'occupent de cette question. On blâme d'abord Mutonis, on donne raison à Mauget pour le principe, on le décharge de tous les faits qui lui sont reprochés, particulièrement de cette accusation d'avoir donné dans la discussion un soufflet à son adversaire ; on l'exhorte cependant à être moine porté à la colère, et, comme gage de la réconciliation, on obtient que Mauget et Mutonis s'embrassent, oubliant leurs griefs réciproques et promettant de vivre en paix.

Au demeurant quelle fut, de ce conflit, la cause véritable ? Il eût été intéressant de le savoir. On a dit parfois que Mauget était jaloux de ses fonctions ; j'ai beaucoup de peine à le croire. Il demande lui-même à être aidé dans son église ; il se rend à Genève pour avoir un collègue ; il reçoit fraternellement La Source et Chambrun et Viret et Campagnan et tous les autres, plaidant avec ardeur leur cause devant le Consistoire quand il s'agit de leur voter un traitement ou un logis ; bien souvent même il manifeste l'intention de partir, de laisser l'église de Nîmes et ne cède qu'à des instances réitérées du Consistoire, à des prières véhémentes qui sont presque des injonctions. Je ne trouve rien là qui ressemble au désir de garder pour lui, pour lui seul l'honneur des fonctions pastorales, et le secret de cette lutte, perdu aujourd'hui pour l'histoire, doit être évidemment à son honneur.

L'attitude du Consistoire vient confirmer cette impression. C'était l'usage alors de faire aux pasteurs, en séance, les observations, les censures que l'on croyait justes à leur égard. Ainsi La Source est averti de surveiller mieux son costume, de citer les passages qu'il allègue, et, en parlant de ses collègues, « d'y aller plus modestement ». On reprocha à Chambrun d'user de patenôtres, de dire : arregarder au lieu de regarder, parfois même de se récrier aux censures. Mauget n'échappe point à cette loi générale ; mais les conseils qu'on lui adresse sont bien-veillants autant que mesurés ; on lui demande par exemple d'être plus familier dans sa prédication, d'être moins lent dans son langage, « de ne redire point autant qu'il est possible ». On sent à ces critiques mêmes que le Consistoire a pour lui un inaltérable respect, et des témoignages nombreux de sympathie lui sont donnés pour lui faire oublier ses ennuis et ses peines.

Enfin difficultés civiles. À une époque aussi troublée, la tâche d'un homme public était assurément fort délicate. La lutte entre les partisans de l'ancien culte et ceux qu'on appelait les religionnaires était presque à l'ordre du jour. C'étaient des assauts permanents, des émeutes continuelles. Tantôt le culte protestant était menacé, interdit et l'on devait tenir les assemblées au fond d'une maison ou derrière la Tourmagne ; tantôt les réformés, au contraire, ayant la majorité dans la ville, allaient dans un moment d'effervescence populaire, s'emparer d'un couvent, d'une chapelle, d'une église, et y installaient leur pasteur. C'est ainsi que Mauget prêcha dans la chapelle du Collège, dans les églises Saint-Etienne, Sainte-Eugénie ou Saint-Matthieu, dans les couvents de l'Observance, des Cordeliers, des Augustins, et donna dans la Cathédrale, en 1562, la Cène à huit mille personnes. Mais tout en acceptant ces lieux de culte, que la force des choses faisait rendre souvent, le pasteur protestait contre toute violence et se trouvait ainsi accusé quelquefois et d'ardeur par ses adversaires et de tiédeur par ses amis. En ces heures d'agitation, cette sagesse de Mauget mérite d'être signalée, et son attitude aux séances du Consistoire qu'il préside est d'une absolue correction. Il est de son opinion à coup sûr ; on ne saurait lui en faire un reproche ; mais tout à la fois ferme et doux, fidèle à ses idées et pourtant charitable, il a certainement épargné bien des maux aux deux fractions en présence ; il a contribué dans bien des circonstances à maintenir ou à faire renaitre la paix au soin de la cité.

II ne put point empêcher cependant, car il ne pouvait la prévoir, cette entreprise odieuse et funeste qu'on appelle la Michelade. Alors qu'une guerre civile désolait la province en 1567, quelques religionnaires de Nîmes commirent, le 30 septembre, lendemain de la Saint-Michel (de là le nom de Michelade), de déplorables excès. A quelque opinion qu'on appartienne, il faut savoir flétrir ce qui est mal, et blâmer même ses amis, eux surtout, quand ils sont coupables. Ce fut le rôle de Mauget. Dès qu'il sut la douloureuse nouvelle, sa mission lui fut toute tracée. Une tradition nous le montre allant avec ses trois collègues, revêtu de la robe pastorale et la Bible à la main, protéger les victimes. Ce qui est certain en tout cas, c'est que dès le 1er octobre le Consistoire avec indignation condamne ces déportements, mande à sa barre les coupables, leur adresse de vifs reproches et le 19 novembre fait restituer aux victimes ce dont une foule aveuglée a pu un moment s'emparer. Charles Rozel, premier consul, ami de Mauget, est d'avis qu'il faut juger et punir les auteurs de ces actes épouvantables et un arrêt rendu par le Parlement de Toulouse en 1569 condamne à la peine de mort plus de cent accusés, parmi lesquels, chose incroyable ! ceux-là mêmes qui ont tout fait pour arrêter ces excès déplorables, les quatre ministres de Nîmes, d'Airebaudouze, Campagnan, Chambrun et Guillaume Mauget !

Pressentant le danger, ceux-ci s'étaient dérobés par la fuite à cette condamnation inique, et nous perdons ici la trace régulière du pasteur qui nous a occupés aujourd'hui. Il n'est plus là, quand les religionnaires, continuant cette série de violences réciproques, surprennent la ville de Nîmes, s'emparent du château, rebâtissent leurs temples et rétablissent le culte protestant. Réfugié sans doute en Angoumois jusqu'à l'apaisement de la tourmente, nous ne le retrouvons à Nîmes qu'en 1572, au mois de mai, lors du Synode général, présidé par Théodore de Bèze ; c'est comme délégué de l'Angoumois qu'il siège dans cette assemblée. Quelques semaines auparavant, le 14 mars, il avait fait son testament, qu'on peut trouver ici chez un notaire; il donnait à son fils Daniel le tiers de son avoir, et partageait le reste entre sa femme Marie Morizzi et ses trois filles, Judith, Esther et Madeleine. Puis, après le Synode, nous ne le trouvons plus, et la perte si regrettable d'un volume des Archives consistoriales, lequel, ayant disparu sans doute au temps de la Révocation de l'Édit de Nantes, n'a pu encore être découvert nulle part, laisse dans une entière obscurité la fin de cette histoire. Dans quelle église Guillaume Mauget passa-t-il les dernières années de son ministère ? Où et quand mourut-il ? Nous l'ignorons. La date de 1576 donnée par quelques historiens n'a aucune base solide, et le mieux est de reconnaître que sur ce point on ne sait rien. L'hypothèse est souvent l'ennemie de l'histoire ; pour être sûr de bien connaitre, il faut savoir quelquefois ignorer. Mais ce qui est incontestable, c'est le rôle important que Mauget a joué dans l'histoire de notre ville, et si chacun se réserve à bon droit la liberté de juger ses croyances, nous avons tous, j'en suis sûr, le cœur assez large pour rendre témoignage à un homme sincère, intelligent et désintéressé.

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