Vie de Jean Cavalier
28 novembre 1681, Ribaute les Tavernes- 14 mai 1740,
Chelséa
par François Puaux (*), 1868
Jean Cavalier
(*
)NDLR : François Puaux, 1806-1895.
Né à Vallon-Pont d'Arc (Ardèche), il fait
des études de droit à Montpellier, puis de théologie à Montauban.
Pasteur à Luneray, Rochefort, Mulhouse, il
fut un partisan très actif du mouvement du Réveil, prenant la défense du
courant évangélique et ne se privant pas de polémiquer avec les libéraux. Il
rédige également toute une série de brochures hostiles au catholicisme. « Il
peut être considéré - écrit le Temps au
moment de sa mort - comme le dernier représentant du type d'huguenot
d'autrefois... Il aimait la lutte, s'y portant spontanément avec l'allégresse
et l'allure d'un franc-tireur. Les armes dont il se servait (...) n'étaient
rien moins que savantes, mais il avait le don du style, de l'image populaire,
de la répartie brusque... » (Cité par A. Encrevé, dans Les
protestants).
Son fils Frank Jean Alexandre (1844-1922),
pasteur et théologien, peut être considéré comme l'historien officiel du
protestantisme français de la fin du XIXe siècle.
NDLR
L’édition originale de
1868 comprend 12 gravures.
Il est noté en bas de la
couverture :
Chez tous les Libraires
Protestants de la France et de la Suisse.
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Chapitre I
Premières
années de Cavalier - Il se réfugie à Genève - Son retour dans les Cévennes -
Une scène d'intérieur domestique.
La boulangerie de Cavalier près de Carnoulès
En
1702, un jeune Français de dix-huit ans gagnait sa vie à Genève, en travaillant
de ses propres mains dans la boutique d'un boulanger; il appartenait à la
famille de ces nombreux proscrits que la politique, aussi cruelle
qu'inintelligente, de Louis XIV, chassait de son royaume, parce qu'ils ne
voulaient pas abjurer leur foi. Ce jeune homme, alors ignoré, et qui, quelques
jours après, devait avoir un nom célèbre, c'est Jean Cavalier, celui dont nous
racontons l'histoire.
Jean Cavalier naquit à Ribaute,
petit village situé non loin du Gardon d'Anduze, au bas de ces Cévennes toutes remplies,
après un siècle et demi; de son souvenir; son berceau fut celui du pauvre, et de lui on peut dire qu'il
naquit et grandit dans l'orage des persécutions religieuses. Ses parents appartenaient à la classe de ceux
qu'on appelait des nouveaux convertis, mais qui, tout en professant
extérieurement le culte catholique, haïssaient mortellement ses cérémonies religieuses. La
mère de Jean Cavalier, plus éclairée et plus attachée à sa foi que son mari, l'instruisit
secrètement dans les vérités de la foi chrétienne et le mit ainsi en garde contre les
enseignements qu'il recevait à l'école
catholique. L'enfant, qui avait une intelligence au dessus de son âge,
comprenait admirablement sa mère, qui se
hasardait quelquefois, à l'insu de son mari, à le conduire dans les assemblées du désert. C'est dans l'une de ces réunions
qu'il entendit le célèbre Claude
Brousson, dont la parole douce, forte et persuasive, fit sur lui une
impression qui ne s'effaça jamais, et le
rendit inaccessible à toutes les
tentatives qui furent faites plus tard pour lui, arracher une abjuration. Cavalier quitta de bonne heure la maison paternelle et entra comme goujat (valet
de berger) chez un nommé Lacombe de
Vézenobre. Plus tard, nous le
trouvons apprenti boulanger à Anduze.
Le jeune ouvrier, qui ne savait pas cacher la haine et le mépris que lui
inspirait la religion romaine, attira sur lui l'attention du curé de Ribaute, qui lui intenta deux procès, l'un civil, l'autre
criminel; sa liberté, sinon sa vie,
courait de grands dangers; il prit la
fuite, et, à l'aide d'un guide, il traversa le Rhône, et arriva à
Genève, où il se mit à travailler de son
état de boulanger pour gagner sa vie. Quelque ravissante que fût la contrée
hospitalière où il pouvait servir
Dieu en paix, ses regards étaient sans cesse tournés vers les lieux où s'était écoulée sa première enfance ;
il n'avait rien oublié, car il y avait laissé son
cœur ; le mal du pays s'empara de lui, et à dater de ce moment, il ne pensa
qu'à retourner dans ses chères
Cévennes ; il hésitait cependant, à cause des dangers qui l'y attendaient. Nul à Genève ne se serait alors douté, en voyant ce jeune ouvrier cévenol, à
la figure pâle et souffreteuse, du
rôle qu'il était appelé à jouer dans
les grands événements qui se préparaient dans le Languedoc. Un jour, Cavalier aperçoit, dans
les rues de Genève, l'homme qui lui
a servi de guide; il court à lui et
lui demande avec anxiété des nouvelles
de ses parents. « Ils sont rendus à la
liberté, » lui répond le guide.
À ces mots, les indécisions du jeune
Cévenol cessent; quelques heures lui suffisent pour ses préparatifs de départ, et, bientôt après, il foule de ses pieds cette terre de France où ses
frères se voient nier leur droit de
servir Dieu selon leur conscience; il ne regagne pas en aveugle le village où s'est écoulée sa première enfance; il sait
qu'il y a des bagnes à Cette, à
Toulon, à Marseille, et que sa place
y est marquée à un banc de forçat, s'il tombe entre les mains des agents de
Bâville; mais qu'importe! il ne
rebroussera pas chemin ; il reverra les lieux qui l'ont vu naître; il pressera dans ses bras ses chers parents; après, Dieu fera de lui ce qu'il
voudra; et il va en avant, marchant la nuit, se cachant le jour ans une caverne
ou dans une forêt, supportant avec joie
les plus dures privations, et vivant plus, en quelques heures, que d'autres ne vivent en quelques
années ; il arrive, enfin, à Ribaute, et se dirige vers la maison paternelle ;
il frappe, on ouvre; à sa vue, son père et sa mère poussent un cri de joie :
leur enfant chéri leur est rendu !
Leur joie cependant est de courte
durée : leur fils est entré dans leur maison au moment où ils vont aller à la messe, la liberté ne leur a été
rendue qu'à l'humiliante condition d'abjurer leur foi !
Cavalier, malgré
le respect qu'il leur porte, ne peut maîtriser un mouvement de surprise et d'indignation; ils
comprennent et rougissent. « Vous n'irez
pas à la messe, leur dit-il, Dieu vous le
défend; non, vous n'irez pas ! » et de ses yeux
jaillissent comme des flammes.
Ces paroles, dans
lesquelles le jeune Cévenol a fait passer toutes les émotions et les sentiments dont son cœur est plein,
font sur ses parents l'impression que le regard de Jésus fit sur Pierre; ils ont honte de leur apostasie
et disent à leur enfant : « Nous n'irons plus à la messe. »
Cette scène
d'intérieur domestique se passait au moment où un drame lugubre venait de s'accomplir à
Pont-de-Montvert et donnait le signal de la célèbre et terrible guerre des
Camisards.
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Chapitre II
Bâville ; son
caractère. - Il confie à l'archiprêtre Du Chayla la direction de la mission des
Cévennes. - Détails biographiques sur Du Chayla. - Insuccès de ses discours. - Moyens de
conversion
qu'il emploie. - Il devient l'effroi des protestants. - Fuite des demoiselles Sexti ; elles
sont arrêtées et conduites à Du Chayla. -
Leurs parents supplient Du Chayla de les rendre à la liberté. - Refus du prêtre. - Le prophète Seguier, à la tête
d'une bande de paysans, se dirige vers le Pont-de-Montvert. - Mort de Du
Chayla ; son oraison funèbre.
Depuis la révocation
de l'édit de Nantes (1685), les protestants du Languedoc se courbaient sous la main inflexible de
l'intendant Lamoignon de Bâville. Cet homme, le type le plus accompli du proconsul farouche et
implacable, était né à Paris, en 1650. De
bonne heure il attira sur lui l'attention du célèbre Louvois (ministre de la
guerre de Louis XIV), qui le jugea plus propre à être un administrateur qu'un légiste ; le protégé ne
trompa pas les espérances du puissant
ministre de Louis XIV, qui le crut
l'homme le plus propre pour apaiser les troubles du Languedoc survenus à la suite de l'exécution de la révocation de l'édit de
Nantes. Nommé, en 1690, intendant du
Languedoc, Bâville déploya une
étonnante activité, et, grâce aux potences qu'il dressa, aux cachots qu'il remplit
de femmes, et aux galères qu'il
peupla d'hommes, il rétablit, à la manière
des Romains, la paix ; mais c'était la paix des tombeaux; il croyait avoir accompli son œuvre et se disposait à retourner à Paris, demander le salaire
de ses sanglants services, quand, du
feu qui couvait sous les cendres,
s'échappa une étincelle qui alluma un incendie;
cet incendie dura huit ans !
Bâville avait
appelé dans les Cévennes, pour l'aider dans son œuvre de pacification, l'archiprêtre Du Chayla. Cet homme, qui
appartenait à la petite gentilhommerie de province, avait, dès ses plus jeunes
années, montré un goût décidé pour l'état ecclésiastique; fougueux, ardent,
passionné et zélé pour le pape, comme Saul de Tarse pour Moïse, il avait quitté
la France pour aller dans le royaume de Siam convertir les païens. Les
succès qu'il attendait ne répondirent pas
à son attente, et il revint en France, le corps meurtri des mauvais traitements
qu'il avait reçus des Siamois. Sa
réputation de sainteté, son dévouement, son intrépidité firent croire à Bâville qu'il était, de tous les membres du clergé, l'homme le plus propre
à ramener les protestants dans le bercail de l'Église romaine; il lui offrit la direction des missions des Cévennes ; l'archiprêtre accepta et se mit à
l'œuvre avec une ardeur digne d'une
meilleure cause.
Du Chayla
habitait, l'hiver, la ville de Mende, renommée par son fanatisme, et, l'été, le Pont-de-Montvert, dans une
maison qui avait l'aspect d'un manoir féodal. Il avait sous sa direction de jeunes prêtres qu'il façonnait
au rôle de missionnaire et avec lesquels il faisait des tournées dans les
paroisses; mais ses succès prédicatoires auprès des protestants étaient si lents que dix
siècles de travaux n'auraient pas suffi pour ramener les égarés. Témoin de
l'inutilité de ses efforts,
il eut recours à la force brutale et demanda à
des instruments de torture des résultats qu'il avait vainement demandés à ses discours. Comme un chien
limier, il se mit à la piste des huguenots qui cherchaient à fuir leur patrie pour aller chercher,
sur la terre étrangère, le repos
qu'on leur refusait sur la leur.
Quand il parvenait à en faire saisir quelques-uns, il les enfermait dans les caves de son manoir du
Pont-de-Montvert, et commençait leur
instruction religieuse. Assistons à
l'une de ses leçons : aux uns,
il donnait une nourriture tellement
insuffisante que la faim s'emparait
d'eux : ils abjuraient leur foi pour un morceau de pain ; aux autres, il refusait le sommeil et les domptait par des veilles forcées ; à ceux-ci, il
faisait administrer des coups de
fouet jusqu'à ce que leur corps ne
fût qu'une plaie ; à ceux-là, il administrait ses ceps (1). Quand ces moyens de conversion n'opéraient pas au gré de ses désirs, il contraignait
ses catéchumènes à tenir dans leurs
mains des charbons ardents qu'ils ne
pouvaient rejeter qu'après avoir récité
l'oraison dominicale !
(1). Les ceps de
l'archiprêtre étaient formés d'une poutre fendue par le milieu et
qu'on serrait au moyen d'écrous ; elle tenait emprisonnés les pieds des victimes,
obligées de se tenir debout ; de fatigue elles tombaient et se cassaient les Jambes.
Telle était la méthode de catéchiser
de l'archiprêtre. Aussi son manoir était
devenu pour les protestants un lieu sinistre dont la vue seule inspirait la terreur et l'effroi. Du Chayla s'applaudissait de
son œuvre ; quelques-uns de ses
élèves sortirent convertis de ses
caves, ce qu'ils n'avaient jamais fait en sortant de ses sermons.
À l'époque où
nous sommes arrivés de notre récit (1701), les demoiselles
Sexti, du village de
Moissac, résolurent de quitter les Cévennes et de se réfugier à Genève ; elles
partirent de nuit, accompagnées par un guide nommé Massip ; sur le point de traverser le Rhône, elles
furent arrêtées et conduites, par les soldats mis à. Leur poursuite, à Du Chayla, qui
les fit emprisonner.
Leurs parents, en apprenant la fatale nouvelle,
coururent se jeter aux pieds de l'archiprêtre,
en lui offrant une forte somme d'argent en échange de leur délivrance, mais la tombe eût plutôt rendu sa proie que le prêtre la sienne. Il les
repoussa durement ; ils se rendirent
alors au sommet du Bouget, où se
tenait une assemblée religieuse ; les larmes aux yeux, ils supplièrent les
assistants de les aider à délivrer
les prisonnières. Un cri de colère s'échappa de toutes les lèvres, et
l'un d'eux, le prophète Seguier, se fit
l'interprète éloquent de leur juste indignation. « Frères, dit aux assistants ce Cévenol aussi exalté qu'intrépide, arrachons-les des mains de ce prêtre de
Moloch ! »
« Délivrons-les ! s'écrièrent-ils tous d'une voix, délivrons-les ! »
Seguier, sans perdre un instant,
descend de la montagne, fait appel à des hommes de bonne volonté. Ils s'arment et
se dirigent, en chantant des psaumes, sur Pont-de-Montvert.
Il était dix heures du soir.
L'archiprêtre, retiré dans son manoir, comme une bête fauve dans son antre, allait se
coucher, quand il entend un bruit lointain ; il fait ouvrir une fenêtre et tend l’oreille : « Ce sont,
dit-il, ces maudits huguenots
qui chantent des psaumes ! »
Le son devient
de plus en plus distinct et annonce l'arrivée des huguenots. L'archiprêtre ordonne à
un soldat
d'ouvrir la fenêtre et de faire feu ; il obéit; un coup part, et un
compagnon de Seguier, mortellement atteint, tombe baigné dans son sang. À la vue de leur frère qui
s'affaisse, les huguenots se précipitent vers la porte du manoir, en poussant des
cris terribles ; à coups de pieux ils l'enfoncent et pénètrent dans la cour.
L'archiprêtre,
avec l'instinct que donne le danger, fait barricader la porte de son repaire ;
en quelques instants, elle est enfoncée et les assaillants se ruent sur les gens de
Du Chayla ; celui-ci conserve son sang-froid, gravit la montée d'escalier, et, étendant les mains, donne la
bénédiction à ceux qui, à ses yeux, sont déjà de saints martyrs, puisqu'ils vont tomber sous les coups
des hérétiques. Ceux-ci s'élancent vers l'archiprêtre, qui se dérobe à leur poursuite et se réfugie dans une
mansarde ; on le cherche, mais vainement ; on croit qu'il s'est échappé.
Une voix du
milieu du tumulte fait entendre ces mots : « Brûlons la maison de ce prêtre de Bahal. » Aussitôt on
ramasse du bois sec et de la paille ; la flamme brille et pétille et en
longues spirales monte comme un serpent enflammé ; la fumée arrive jusqu'à l'archiprêtre et
menace de l'étouffer; au moyen d'une corde il se laisse glisser dans le jardin; elle se rompt
; il tombe, se casse une
jambe, et va en rampant se blottir dans une
touffe d'arbustes; pour la seconde fois il a disparu; les huguenots sont
furieux de voir leur proie leur échapper, quand,
tout à coup, à la lueur de l'incendie,
ils aperçoivent le prêtre et se précipitent
vers lui ; mais ils n'osent le frapper sans en avoir reçu l'ordre du
prophète Seguier.
« Grâce ! grâce ! » s'écrie Du Chayla. « Pas de grâce ! » répond le
prophète, et il ordonne qu'on le conduise sur
la place publique de Pont-de-Montvert ; là, à la lueur blafarde de l'incendie du manoir, se passe, au milieu de la nuit,
une scène terrible, étrange, unique dans l'histoire.
Seguier s'avance
le premier vers l'archiprêtre, un poignard à la main ; il le frappe et passe son poignard à un autre, qui
le passe à un troisième. « Voilà, dit l'un
en le frappant, pour mon père que tu as envoyé aux galères. » - « Voilà, dit un
autre, pour ma sœur que tu as déshonorée. » Quelques moments après, l'archiprêtre n'était plus qu'un cadavre percé de
cinquante-deux coups de poignard.
Jusqu'à l'aube
du jour, les compagnons de Seguier psalmodièrent autour du corps de Du Chayla,
et quittèrent, en chantant, le théâtre sanglant de leurs exploits. La
terrible guerre des Camisards était commencée
!
Nous racontons
les faits sans nous faire l'apologiste du drame de Pont-de-Montvert. Nous avons toujours préféré voir les
protestants mourir martyrs de leur foi que de les voir exercer de terribles
représailles sur leurs persécuteurs ; mais, quant à l'archiprêtre, il reçut le juste
salaire de ses crimes, et, aux yeux de tout
homme impartial, il ne sera qu'une bête fauve dont
des chasseurs ont délivré la contrée. Il eût certainement évité la mort s'il n'avait pas ordonné de faire feu sur les huguenots, et s'il eût rendu à la
liberté les prisonniers qu'on venait lui réclamer.
La nouvelle de la
mort tragique de Du Chayla se répandit dans les Cévennes avec la rapidité de l'éclair.
Bâville,
étonné de l'audace de Seguier, se rendit, à marches forcées, avec son beau-frère, de Broglie, à Pont-de-Montvert, et aurait fait incendier le
village s'il ne se fût assuré que les habitants étaient complètement étrangers au meurtre de l'archiprêtre.
Louvreleuil, curé
de Saint-Germain de Calberte, fit, dans son église bâtie par Urbain V, de splendides funérailles à Du
Chayla. Le cadavre du défunt, revêtu de
ses plus riches habits sacerdotaux, fut exposé sur un catafalque brillamment illuminé et entouré par
un grand nombre de prêtres. La foule
immense qui remplissait la vieille
basilique, écoutait avidement Louvreleuil,
qui faisait l'oraison funèbre du défunt, quand tout à coup la nouvelle se
répand que Seguier arrive. Une terreur panique s'empare d'elle ; c'est à qui le
premier trouvera une issue pour sortir ; les prêtres préposés à la
sépulture de l'archiprêtre prennent également
la fuite, après avoir jeté précipitamment son cadavre dans une tombe qu'ils ne se donnent même pas la peine de refermer.
La nouvelle de
l'arrivée de Seguier était fausse ; mais le prophète, qui avait déjà incendié quelques églises, aurait
probablement brûlé celle de Saint-Germain de Calberte, si, au moment où il se dirigeait vers cette petite
ville, il n'avait pas appris l'arrivée des troupes royales.
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CHAPITRE III
Le
capitaine Poul. — Détails historiques sur ce personnage ; il se met à la poursuite de Seguier. - Combat de
Font-Morte ; Seguier est fait
prisonnier. - Son interrogatoire, sa mort.
Le lieutenant général Victor-Maurice de Broglie
Bâville, nous l'avons dit, ne
perdit pas un instant, et chargea son beau-frère, de Broglie, de poursuivre les meurtriers
de Du Chayla. Il voulait, en les exterminant, inspirer une terreur telle aux Cévenols qu'ils n'eussent pas, même à l'avenir, l'idée
d'une prise d'armes. De Broglie ordonna au
capitaine Poul de lui amener Seguier
mort ou vif. L'homme auquel il donnait
cette commission était un soldat de fortune, un vrai troupier français, qui s'enthousiasmait au son du clairon et
s'enivrait à l'odeur de la poudre ; se battre
était sa vie; il avait tour à tour guerroyé en Allemagne, en Hongrie,
et, en dernier lieu, contre les Vaudois des
vallées du Piémont. Cette dernière guerre
avait développé ses mauvais instincts et l'avait préparé au rôle qu'il
était appelé à jouer dans les Cévennes, où
sa réputation de bravoure le fit appeler par M. de Broglie. Il ne trompa pas son attente ; car peu
de temps après son arrivée il était devenu la terreur
des populations cévenoles ;
elles savaient qu'il était sans
quartier, et que nul mieux que lui ne savait, d'un revers de sabre, abattre une tête, couper un bras. Poul
brûlait du désir de rencontrer Seguier ; après
plusieurs jours de recherche, il le trouva, un matin, en sortant de Barre, à
Font-Morte.
Le prophète, plus calme, mais non
moins intrépide que Poul, l'attendit de pied ferme à la tête de sa
troupe et lui ordonna de
faire feu sur les milices royales, qui
s'élancèrent sur les insurgés avec une ardeur extraordinaire. Poul, emporté par
sa fougue belliqueuse, se jeta au milieu de la mêlée, étonna les Cévenols par les coups terribles qu'il leur porta ; le désordre
se mit dans leurs rangs; ils
fuyaient, Poul les poursuivit avec
l'ardeur d'un limier. Parmi les fuyards, il chercha de l'œil Seguier, il le
reconnut aux efforts qu'il faisait pour
les rallier et les ramener au combat; il lança son cheval au galop, l'atteignit et le fit, de sa propre main, prisonnier ainsi que deux de ses Cévenols;
il les chargea de chaînes et les
conduisit en triomphe à Florac.
Pendant le trajet il dit à Seguier : « Maintenant que je te tiens, après les crimes que tu as
commis, comment t'attends-tu à être
traité ? »
« Comme
je t'aurais traité si je t'avais pris, » lui répondit froidement le prophète.
Seguier comparut devant ses juges,
il était calme et fier, son interrogatoire commença « Votre nom ? - Seguier. - Pourquoi vous appelle-t-on Esprit ? - Parce que l'esprit de Dieu est avec moi. Votre domicile ? - Au
désert, et bientôt au ciel. - Demandez pardon
au roi, - Nous n'avons,
nous, d'autre roi que l'Éternel. - N'avez-vous
pas, au moins, un remords de vos crimes ? - Mon âme est un jardin plein d'ombrages et de fontaines. »
Ses juges le condamnèrent à avoir
le poignet coupé et à être brûlé vif à Pont-de-Montvert. Il écouta son arrêt de mort
avec son calme habituel ; sur son bûcher il fut superbe et vit tomber son poignet sous le tranchant de la hache du bourreau
comme si c'eût été celui d'un étranger ; il
regarda, sans que son visage trahît la moindre émotion, la flamme qui, en
spirale, montait vers lui.
« Frères, dit-il aux protestants témoins de
son supplice, attendez, espérez-en l'Éternel
! le Carmel désolé reverdira, le Liban solitaire
refleurira comme une rose. »
Il se vit mourir sans pousser un
cri, domptant ses souffrances par sa volonté de fer. Il eût dompté la mort, si la mort eût pu être domptée.
Ainsi périt, le
12 avril 1701, le prophète de Magestavols, dont la grande figure, dit l'historien du désert (1),
ouvre magnifiquement le soulèvement des Cévennes.
(1). Napoléon Peyrat.
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CHAPITRE IV.
Après
la mort de Seguier, Laporte est nommé chef des insurgés cévenols. - Portrait de Laporte. - Courage dé ses soldats. - Description
des Cévennes ; leur champ de bataille. - Caractère des montagnards cévenols.
Après la défaite de Seguier, ceux de
ses compagnons qui s'étaient échappés se réunirent, au nombre environ de trente, et
délibérèrent sur les mesures à prendre pour sauver leur vie. Ils savaient qu'ils n'avaient aucun
quartier
à attendre de Bâville ; les uns opinaient pour qu'on cherchât un refuge sur les
âpres sommets de l'Aigoâl, les autres, et c'était le plus grand nombre, croyaient que leur seul moyen de salut
était la fuite à l'étranger. Lorsque les
opinions se furent fait jour, un
Cévenol, qui jusque-là avait gardé le silence, se leva et dit :
« Le parti que vous voulez prendre n'est pas
praticable. Pourquoi aller sur la terre étrangère, celle-ci n'est-elle pas à nous ? Où dorment nos pères,
n'avons-nous pas le droit d'avoir nos tombeaux ? Délivrons nos frères opprimés ; nous n'avons pas d'armes, l'Éternel nous en donnera ; nous sommes peu nombreux, il nous enverra des aides ; s'il faut mourir, mieux
vaut mourir par l'épée que par la corde du bourreau. »
L'homme qui
tenait ce langage était né à Mas Soubeyran
et s'appelait Laporte, il avait quarante ans; ses
traits fortement accentués et sa parole vibrante indiquaient, chez lui,
l'habitude du commandement ; sa
taille était haute, sa contenance martiale, son regard imposant ; jeune, il avait servi dans les
armées françaises, et depuis qu'il
avait quitté le service, il était
maître de forges à Collet-de-Dèze. Témoin des cruautés des prêtres, il avait
pris en horreur l'Église romaine et
ses cérémonies ; tel était l'homme qui donnait à ses compagnons le
conseil d'opposer la force à la force. Sa
parole convaincue fit sur eux une impression
profonde, rendue plus forte, quand un prophète,
Abraham Mazel, se levant, dit sentencieusement, en terminant son discours : « J'ai vu en songe des
bœufs noirs gros (des prêtres) qui broutaient dans
le jardin ; Dieu m'a dit de les chasser. »
A ces mots,
les compagnons de Laporte se lèvent, et tous d'une voix s'écrient : « Sois notre chef ! - J'accepte, » leur dit
Laporte, et il prit le titre de colonel des enfants de Dieu, et appela son
camp le camp de l'Éternel.
De l'ombre d'où ils sont sortis,
des paysans lèveront fièrement la tête devant celui en présence duquel des millions de
têtes se courbent. Dans un siècle d'oppression
et de brillante servitude, ils combattront pour
la liberté des libertés, la liberté de conscience ; ils suppléeront à leur infériorité numérique par
leur courage qui sera égalé, mais
jamais dépassé; ils étonneront, par la tactique de leurs chefs improvisés, des maîtres dans l'art de la guerre, et par leur
bravoure, des soldats qui ont combattu sur les bords du Rhin sous les ordres de Turenne et de Gassion.
Suivons-les sur leurs champs de bataille; mais avant,
jetons un coup d'œil rapide sur les Cévennes, ce théâtre
sacré et sanglant de leurs exploits.
Les Cévennes se divisent en hautes
et basses Cévennes et courent dans la direction du nord au midi, des Boutières à
la Méditerranée; leur aspect offre des points de vue très-variés, tantôt riants, mais le plus souvent tristes et
sévères ; ici, ce sont des forêts épaisses,
là, des rochers nus; les gorges et les torrents
y abondent ; on dirait que la Providence les y a jetés pour en faire le refuge de la liberté opprimée. Quand les Albigeois, traqués comme des bêtes
fauves, s'enfuirent devant le glaive
de leurs exterminateurs, ils se
réfugièrent dans les Cévennes et y entretinrent cet esprit d'indépendance particulier aux montagnards, et, lorsque, au seizième siècle, ce cri :
Réforme ! Réforme ! retentit dans ces contrées, les prédicateurs de la bonne nouvelle y trouvèrent les
esprits admirablement disposés ; de
nombreuses et florissantes églises
s'y fondèrent et résistèrent merveilleusement aux efforts des Valois pour les déraciner. Nîmes, Anduze, Alès, Saint-Hippolyte, devinrent de grands centres protestants.
Les montagnards cévenols étaient
industrieux, actifs, attachés à leur foi, mais plus propres encore au rôle de
soldats qu'à celui de martyrs , quoiqu'ils eussent de glorieuses pages dans le
martyrologe protestant. Vifs, emportés même, ils avaient donné de grands exemples de
patience. Depuis vingt ans, ils vivaient sous le régime de la plus cruelle et
la plus odieuse
oppression, et quand ils recoururent à la force
pour se défendre contre la force, la coupe était comble.
Habitants d'un pays de plaine, Laporte et ses compagnons eussent dit : Fuyons ; à
la vue de leurs montagnes
sauvages, abruptes, ils s'écrièrent : Restons ! !
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CHAPITRE
V
Exploits de Laporte. -
Deux de ses lieutenants, Castanet et Catinat.
- Détails biographiques sur ces deux personnages. - Le capitaine catholique Poul ; sa bravoure. - Il
se met à la poursuite de Laporte. -
Combat de Champ-Doumergues. -Combat de Sainte-Croix. - Mort de Lapone.
Laporte ne demeura pas oisif : quelques jours lui suffirent pour
armer sa troupe et la fournir de poudre et de balles ; il désarma les villages
de Mandagout et de Freyssinet, et jeta, par la rapidité foudroyante avec laquelle il
exécutait ses coups de main, la
terreur
parmi les villages catholiques. Chaque jour, il voyait accourir sous son drapeau
insurrectionnel de jeunes montagnards, et bientôt il se vit à la tête d'une
compagnie
de cent hommes, pleins d'une ardeur belliqueuse, admirablement disposés à toutes les terribles éventualités de
l'avenir. Au nombre de ceux qui les premiers se joignirent à lui se trouvait un montagnard disgracieux de
corps et de visage, mais au cœur intrépide ; il s'appelait Castanet ; il était né à Massavaque, et avait
quitté le service militaire après la paix de Ryswick ; il était rentré en France en 1700, et depuis cette époque, il était garde
forestier dans la contrée de l'Aigoâl et étudiait avec ardeur l'Écriture sainte qu'il
expliquait â ses frères persécutés ; il le faisait avec une grande puissance ;
en l'entendant, on oubliait sa laideur. Le montagnard, en apprenant la nouvelle de la
prise d'armes de Laporte, n'avait pas hésité un seul instant ; il était descendu de l'Aigoâl avec quelques
jeunes gens disposés, comme lui, à vaincre ou à mourir.
Quelques jours après l'arrivée du garde forestier, un nouvel
auxiliaire se joignit au colonel des enfants de Dieu ; on l'appelait Abdias Morel, connu dans l'histoire des Camisards sous le
nom de Catinat.
Abdias Morel était un paysan du village du Cailar ; jeune il avait
servi en Italie dans un régiment de dragons
sous le commandement du célèbre et probe Catinat.
Morel s'éprit d'un tel enthousiasme pour le maréchal qu'il avait sans cesse son
nom sur ses lèvres ; ses
camarades lui donnèrent par dérision le nom de Catinat. Catinat, nous lui donnerons à l'avenir ce nom, était un homme de haute taille, chez lequel tout
dénotait la force ; il était, dans
toute l'acception du mot, un brave,
le danger n'existait pas pour lui, car il ne le voyait jamais, ou, s'il le voyait, il le dédaignait. Se battre était sa joie. Son regard, à la fois
martial et farouche, imposait la
terreur ; mais cet homme, lion dans
un jour de combat, était doux comme un agneau dans le commerce ordinaire de la
vie. Témoin journalier de la froide
cruauté des prêtres, il leur avait voué une haine mortelle et les regardait
comme des bêtes fauves dont il est
permis de débarrasser la contrée ; mais
il y avait un homme qu'il haïssait plus encore que les prêtres ; cet homme
était le trop célèbre baron de
Saint-Cosme. Ce gentilhomme, après la révocation de l'édit de Nantes, apostasia et devint le persécuteur acharné
de ses frères qu'il avait lâchement abandonnés
; il les dénonçait à Bâville, dispersait, à la tête d'une compagnie de dragons, leurs assemblées, et conduisait à l'intendant, dont il était l'un
des pourvoyeurs, ses prisonniers, destinés, les uns, aux
galères, les autres, à la potence. A
la vue de ces indignes et froides
cruautés, Catinat, aidé de quelques paysans, rencontra (13 août 1702), sur
le chemin de Codognan à Vauvert,
l'apostat, et le tua. Ce meurtre, commis presque sous les yeux de Bâville, l'irrita au plus haut degré. Ne pouvant saisir Catinat et ses complices,
il fit périr un innocent. Bosanquet
fut roué vif à Nîmes, le 7 septembre
1702, et son cadavre, exposé sur la voie
publique, apprit aux populations protestantes le sort qui les attendait ; la terreur s'empara d'un grand nombre d'hommes, qui coururent se joindre à
Laporte, en disant : « Mieux vaut périr sur un champ de bataille que par
la main du bourreau. »
Le colonel des
enfants de Dieu ne tarda pas à se trouver en présence des milices royales. Poul, qui brûlait du désir
d'attacher à son char de triomphe Laporte comme il y avait attaché Seguier, rencontra le chef cévenol
dans la petite plaine de Champ-Doumergue.s. Des deux côtés le choc fut rude;
mais quand Laporte vit que la lutte était inégale, il donna habilement à sa troupe
le signal de la retraite, qui se fit en bon ordre. A dater de ce jour, on cessa de mépriser ces hommes qu'on
traitait de misérables pâtres ; ils s'étaient battus en lions, et s'ils avaient laissé plusieurs des leurs
à Champ-Doumergues, ils avaient fait payer chèrement à Poul sa victoire.
Après que Laporte
eut rallié sa troupe, il se prépara à de nouveaux combats ; quelques semaines suffirent, par ses
hardis coups de main, à donner à son nom une célébrité retentissante ; de tous les côtés, il voyait arriver
sous son drapeau victorieux une foule de pâtres et de paysans, attirés vers lui autant par le prestige de son
nom que par la haine de
leurs persécuteurs. Ces soldats improvisés avaient la bravoure des vieux et un
instinct militaire qui suppléait à leur inexpérience.
Poul, qui ne le
cédait nullement en courage à Laporte, se mit avec ardeur, après le combat de
Champ-Doumergues, à la recherche du colonel des enfants de Dieu. Celui-ci,
qui connaissait parfaitement la contrée, ne cédait pas à la vaine gloire de se battre, et évitait
habilement
toute rencontre dans laquelle la lutte eût été trop inégale. Il se
transportait d'un lieu à un autre avec une rapidité qui tenait du prodige et
désespérait Poul qui, au moment où il croyait le rencontrer, apprenait qu'il
avait décampé la veille ; il apprenait en même temps que tel village avait été
désarmé, telle église
incendiée, tel couvent pillé. Il eut, enfin, la joie de rencontrer le chef cévenol, le 22 octobre, sur une hauteur formée par le vallon de Sainte-Croix,
entre le château du Mazel et le
chemin de Temelac.
Laporte, à la
vue des soldats de Poul, eut l'instinct du danger qui le menaçait ; fuir était
impossible, la bravoure seule de sa troupe pouvait le sauver; il donna aussitôt
ses ordres et le combat commença ; malheureusement la poudre de ses soldats était mouillée ; trois coups de
fusil seulement partirent; chacun tua un homme. Poul, qui s'aperçut de l'état de détresse
des insurgés, ordonna à ses soldats de s'élancer sur eux et de ne tirer qu'à
bout portant ; ceux -ci obéirent. Laporte, qui comprit la manœuvre du capitaine, donna le signal de la fuite et
indiqua à ses compagnons les rochers où ils
pourraient se retirer : « Suivez-moi ! » leur cria-t-il, et avec
l'agilité d'un cerf il décampa; mais au moment où il franchissait un rocher, une balle l'atteignit ; il s'affaissa
sans pousser un soupir, il était
mort.
Ainsi périt,
après deux mois de commandement, le chef de l'insurrection cévenole. Quelques semaines lui avaient suffi
pour acquérir un ascendant si irrésistible sur ses soldats
que les populations catholiques l'attribuaient à des sortilèges. Si la mort l'eût
épargné, il eût été jusqu'à la fin de la guerre le chef incontesté de tous ces
hommes inconnus hier, aujourd'hui célèbres, qui ont laissé leurs noms inscrits, en caractères ineffaçables,
sur les rochers des Cévennes teints de leur généreux sang.
-oOo-
CHAPITRE
VI
Les insurgés donnent pour successeur à Laporte son neveu
Roland. - Portrait de Roland. - Poul fait exposer sur le pont d'Anduze la tête
de Laporte et celles de huit Cévenols. - Cavalier,
suivi d'une trentaine de jeunes gens, se joint à Roland. - Scène du pont
d'Anduze. - L'insurrection prend de nouvelles
forces.- Étonnement et colère de Mille.
Laporte laissa pour héritier de son pouvoir, de son courage et de son habileté, un jeune
homme dont le nom brille au premier rang des
chefs cévenols ; on l'appelait
Laporte dit Roland ; il était né, en 1671, à Massoubeyran,
et avait servi dans un régiment de dragons.
Après la paix de Ryswick, il était rentré en France et s'était joint à son oncle, quand celui-ci avait donné le signal de l'insurrection. Roland
avait une figure belle, intelligente, martiale ; sa parole était à la fois
éloquente et grave ; il parlait peu ; mais tout ce qu'il disait était marqué au coin de la sagesse et du bon sens. Brave parmi les braves, son courage était plus celui d'un Anglais qui réfléchit que
celui d'un bouillant Français qui ne
réfléchit pas ; il ne courait pas
après le danger, mais le danger le trouvait prêt à le braver ; toujours victorieux là où il pouvait vaincre, et quelquefois vainqueur là où il aurait
dû être vaincu. Son mérite s'imposa de
lui-même, et à la mort de son oncle,
il fut élu à l'unanimité général des enfants de Dieu. Le
choix de ces derniers ne tomba pas sur une tête incapable ; nul plus que
Roland n'était digne de succéder au brave
Laporte ; il avait toutes les
qualités d'un chef courageux et prévoyant ; la cause à laquelle il s'était
dévoué, il l'aimait en vrai huguenot
; à elle il s'était donné corps et âme ; en tirant l'épée, il avait jeté le fourreau. (1)
(1). Histoire de la Réformation française, t. VI, p. 234.
Après sa victoire, Poul fit couper la tête de Laporte et celles de huit
de ses compagnons ; on les promena triomphalement dans les principales villes des Cévennes, et on les
cloua, le 25 octobre 1702, sur le pont d'Anduze.
Quelques jours après, dix-huit Cévenols, conduits par un jeune homme à la figure enfantine, débouchaient par le pont d'Anduze, quand tout à coup, frappés de terreur, ils s'arrêtent à la vue de la
tête de Laporte et de celles de ses
huit compagnons ; ils allaient
rétrograder, quand le jeune homme élevant la voix, leur dit :
« Frères, au lieu
de reculer, ces têtes nous crient : En
avant ! »
Celui qui parlait ainsi était Jean Cavalier. Peu après son retour
dans la maison paternelle, il avait appris la
nouvelle du meurtre de Du Chayla et
la prise d'armes de Laporte. Tout ce qu'il voyait agissait fortement sur sa jeune imagination, et il se sentait atteint par cet esprit mystérieux
qui alors. transformait
tant de natures, et instinctivement, sans pouvoir s'en rendre raison, il se sentait poussé vers les choses grandes
et extraordinaires, et souffrait cruellement
de l'oppression sous laquelle il voyait ses frères. Nature ardente, vive, généreuse, il n'était pas de ceux
qui se cachent pour laisser passer le danger ; né soldat, il aimait la guerre;
huguenot, il détestait l'oppression
cléricale; aussi tous ses instincts militaires s'éveillèrent au premier coup de fusil qui retentit dans les Cévennes pour la cause sacrée de
la liberté de conscience. Dans une réunion, convoquée près de Ribaute,
il engagea quelques jeunes Cévenols à se
joindre aux insurgés et se mit à leur tête ; c'était à eux qu'il disait sur le
pont d'Anduze : « Ces têtes nous crient : En avant ! »
Sa voix, dans laquelle il avait fait passer tout le bouillonnement d'un cœur indigné, vainquit
leur indécision ; ils s'inclinèrent devant la
tête de Laporte et poursuivirent leur chemin. A dix heures du soir, ils entrèrent
dans le petit village de Saint-Martin près Durfort, s'emparèrent des armes cachées dans le presbytère ; mais
ils épargnèrent la vie du curé; bientôt après ils se joignirent à Roland.
Bâville,
auquel la tête de Laporte fut apportée à Montpellier,
après son exposition sur le pont d'Anduze, la salua comme un gage assuré
de la fin des troubles ; son erreur ne fut pas longue ; il apprit bientôt après par ses agents que les insurgés étaient
plus nombreux que jamais et moins
que jamais disposés à déposer les armes.
-oOo-
CHAPITRE VII
Organisation de
l'insurrection cévenole. - Ses cinq chefs. - Les insurgés en face de la
royauté. - Exploits des insurgés. - Terreur des prêtres. - Fléchier, évêque de Nîmes. - Détails
biographiques sur ce prélat.
Le nombre des insurgés, de trente
hommes, s'était rapidement élevé à trois mille, qui formaient cinq compagnies,
commandées chacune par un chef sous les ordres de Roland.
Castanet, Cavalier et Joany
commandaient chacun une compagnie. Ce dernier, natif du village de Genolhac, était un
homme de quarante ans ; il avait servi, bien jeune encore, dans le régiment des dragons d'Orléans, et
s'était distingué par sa bravoure et son intrépidité. Il était hardi jusqu'à la témérité, entreprenant jusqu'à
l'impossible ; il savait si bien électriser ses soldats que leur cœur était
inaccessible à la crainte, les rendait capables de tout oser.
L'une des cinq compagnies était
commandée simultanément par deux prophètes, compagnons de Seguier, Salomon et
Abraham Mazel. Ces deux chefs avaient l'un pour l'autre une amitié fraternelle; âmes fortement trempées, ils
inspiraient une confiance sans bornes à leurs soldats, et leur montraient le ciel à travers un champ
de bataille; à leurs yeux, ils étaient deux Samuel, deux envoyés du Dieu des armées, chargés de frapper
Moloch et Bahal.
Ce qui au commencement avait paru à
Bâville une émeute était
devenu une véritable insurrection. Des sujets
osaient désobéir à leur roi, à celui qu'ils avaient regardé jusqu'alors comme l'oint du Seigneur et
son représentant sur la terre ! Mais
n'oublions pas que ces hommes n'ont
pris les armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'ils y ont été
contraints par leurs implacables
persécuteurs. Leur roi, celui qui aurait dû les protéger, lâchait sur eux ses dragons et méconnaissait, à
leur égard, les droits les plus élémentaires de
la justice ; comme le profane Saül, il avait cessé d'être leur roi
légitime le jour où de père il était devenu tyran. Ils ne lui contestaient pas
cependant son titre de roi; mais ils
croyaient avoir le droit de ne pas se
laisser assassiner sans opposer la moindre résistance ; ils résistèrent et firent bien. Sans doute, si,
au lieu d'être soldats, ils avaient eu le saint courage des martyrs, la cause qu'ils défendaient eût été
sanctifiée par leur sang versé ; mais
qui oserait leur faire un crime,
après vingt ans de souffrances imméritées, d'avoir fièrement relevé la tête
devant le maître implacable, qui voulait l'abjuration de leur foi ou leur anéantissement
et celui de leurs familles !
Bâville, qui avait cru, à la
nouvelle de la mort de Laporte, apprendre au cabinet de Versailles la fin des troubles des
Cévennes, fut effrayé, quand il vit les Cévenols à l'œuvre. Leurs cinq chefs lui donnaient chaque jour de leurs nouvelles par
leurs hardis coups de main : ils pillaient
des villages, interceptaient des convois,
sabraient des compagnies, et répandaient, au milieu des populations
catholiques, la terreur et l'effroi. Le
clergé se faisait surtout remarquer par sa frayeur : il se barricadait dans ses presbytères, d'où il implorait le secours de Bâville ; l'évêque de
Mende, la cité catholique, faisait
fortifier les portes de sa ville
épiscopale ; celui de Nîmes, Fléchier, exhalait ses douleurs et ses craintes dans ses mandements et ses lettres pastorales, académiquement écrites. Ce prêtre, dont le nom est inséparable des temps orageux dans lesquels il vécut, naquit, en 1632, à
Pernes (Vaucluse). Il
appartenait à une famille pauvre, qui le fit entrer, à l'âge de seize ans, dans la congrégation des Pères de la
doctrine chrétienne. Le jeune Provençal attira sur lui l'attention de son
supérieur par son aptitude au travail
et une rare facilité d'élocution, qui le plaça au premier rang des prédicateurs
du comtat Venaissin. Il alla à
Paris, où il eut pour protecteur l'austère
duc de Montausier, qui le chargea de prononcer l'oraison funèbre de la célèbre Julie d'Angennes, son épouse ; il s'en acquitta à la grande
satisfaction du duc, et quand, en
1675, il fit celle de Turenne,
l'admiration publique lui assigna une place à côté de Bossuet. Louis XIV lui donna, en 1685, l'évêché de Lavaur, qu'il quitta deux ans après
pour occuper celui de Nîmes.
L'évêque Fléchier
Jusqu'au jour où Fléchier devint
évêque, il n'avait été
qu'un abbé de cour, se faisant distinguer dans la chaire par quelques brillants discours, et dans les salons, par son esprit et son amabilité auprès des grandes dames de la cour. « Il avait, c'est lui-même qui nous l'apprend, un caractère d'esprit net,
aisé, capable de tout ce qu'il
entreprenait ; il faisait des vers
français et latins fort heureusement et réussissait dans la prose; les savants étaient contents de son latin, la cour louait sa politesse, et les dames
les plus spirituelles trouvaient ses lettres ingénieuses et délicates. »
(1)
(1). Portrait de Fléchier tracé par
lui-même. Voyez le Dictionnaire Dézobry et Bachelet, art. FLÉCHIER, page 1044.
Tel était l'homme qui, après avoir
vécu au milieu des
délicatesses et des plaisirs de Versailles, se trouvait transporté au milieu d'une nombreuse population protestante. L'abbé de cour, devenu évêque, prit
au sérieux ses fonctions
sacerdotales, et, à l'exemple de Louis
XIV, il voulut expier sa vie un peu trop mondaine en se faisant
convertisseur.
-oOo-
CHAPITRE VIII
Exploits de Cavalier. - Prise du château de Servas. -
Bataille du Mas de Cauvi. - Heureuse tentative à Sauve. - Parate
et Julien. - Combat de
Nages. - Mort de Poul. - Terreur que les
insurgés inspirent aux catholiques.
Les Camisards faisaient expier
durement au clergé ses
froides cruautés. Cavalier, entre tous leurs chefs, se distinguait par ce coup d'œil prompt, juste, qui est le génie du capitaine ; audacieux dans
l'attaque, il déployait une habileté
admirable dans la retraite. Quelques
jours avaient suffi pour faire de lui l'idole de ses soldats, qui oubliaient sa jeunesse et subissaient avec orgueil la supériorité de ce jeune
pâtre né général et orateur, qui les
étonnait, sur un champ de bataille,
par la sûreté avec laquelle il donnait ses ordres ; et, dans une assemblée religieuse, quand, prédicateur
inspiré, il atteignait, sans les rechercher, les
hauteurs de la véritable éloquence. Sa troupe était plus nombreuse que celle des autres chefs. La
jeunesse cévenole se sentait tout particulièrement attirée vers lui. De bonne heure la gloire lui avait mis
l'auréole au front, et son nom,
volant de bouche en bouche, était
devenu l'espoir des protestants et la terreur des catholiques. Chaque jour, ces derniers apprenaient
un fait d'armes du jeune chef cévenol
; trois événements, qui survinrent presque coup sur coup, mirent le
sceau à sa réputation.
Entre Alais et Uzès était situé le
château de Servas, occupé par une garnison qui faisait de fréquentes sorties sur les
Camisards et se montrait sans pitié pour les prisonniers qu'elle leur faisait.
Avec les moyens d'attaque
que possédait Cavalier, le château était
imprenable ; mais ce que la force ne pouvait faire, la ruse le fit. Le chef camisard, qui calculait les difficultés d'une entreprise et rarement ses
dangers, fit charger de chaînes six de
ses soldats et les confia à la garde
de trente autres habillés comme les troupes royales, se mit bravement à leur tête, revêtu d'un uniforme d'officier général, et suivi de sa
troupe, qui avait l'air de le
poursuivre, il arriva aux portes du village et demanda le consul.
A la vue du brillant officier, le
consul s'incline : « Je suis, lui
dit Cavalier, le neveu de M. de Broglie; j'ai fait ces six prisonniers aux insurgés qui
s'avancent pour les enlever ; allez demander au commandant du château de me permettre de les faire coucher dans ses prisons. » Le consul s'incline de nouveau
et court prévenir le commandant, qui, fier de recevoir le neveu de M. de Broglie,
lui offre des rafraîchissements et un lit
pour la nuit.
Cavalier refuse,
le commandant insiste, il refuse encore et finit par accepter l'invitation, et suivi de ses trente
hommes, il entre dans la cour.
Pendant qu'on
prépare le dîner, le commandant conduit son hôte sur la plate-forme du château
d'où il
lui fait admirer ses moyens de défense ; ensuite on se met à table,
on cause des événements qui, dans ce moment, sont l'objet des préoccupations de tous les
esprits. Cavalier intéresse vivement son hôte par les détails
circonstanciés qu'il lui donne et par la manière vive et brillante avec laquelle il
le fait. Le commandant prête une oreille attentive ; pendant ce temps-là, les soldats de
Cavalier, pour ne pas éveiller les soupçons, se glissent dans le château, le fusil en
bandoulière. À les voir rôder çà et là, on dirait des étrangers qui n'ont d'autre but que de contenter
leur curiosité. Ils s'avancent vers la salle
à manger pour être vus de Cavalier ;
celui-ci fait semblant de ne pas les voir, et continue de causer avec le commandant, dans l'esprit duquel il n'est pas monté le plus léger
soupçon, et qui continue à l'écouter
avec le même intérêt. Quand Cavalier
croit le moment venu, il se lève, et d'une voix forte, il donne le
signal convenu; ses Camisards se jettent sur le commandant, l'immolent, passent au fil de l'épée sa petite garnison, et
se retirent, chargés d'un riche
butin, à la lueur de l'incendie du château,
et vont camper à une lieue du théâtre de leurs exploits.
Quelques jours
après (c'était le jour de Noël 1702),
Cavalier
se trouvait au Mas de Cauvi, non loin de la belle et riante prairie d'Alais ; il y
célébrait la sainte cène avec sa troupe,
quand ses vedettes l'avertirent de l'approche
de l'ennemi, qui arrivait en force, sous les ordres du chevalier de Guines, commandant d'Alais. Sa troupe se composait de la garnison de
la ville, de six cents milices
bourgeoises et de cinquante gentilshommes.
Le chevalier, qui ne doutait pas de la victoire,
avait eu soin de faire une ample provision de cordes portées par un
mulet : elles étaient destinées à pendre ses prisonniers aux carrefours
d'Alais.
Cavalier fit
cesser immédiatement le service religieux
et congédia les fidèles qui étaient venus des bourgades
voisines ; il resta seul avec sa troupe. Fuir était le parti que lui indiquait la prudence, vu le petit nombre
d'hommes qu'il avait à opposer à ses nombreux
ennemis. Il allait donc décamper et s'enfoncer dans le bois, quand, sur des indications qui lui furent données de l'état des lieux, il fit habilement ses dispositions et se prépara à recevoir le choc du commandant d'Alais ; celui-ci, contrairement aux
premiers éléments de l'art de la
guerre, lança sa cavalerie contre les
Camisards, qui la laissèrent approcher, tirèrent sur elle à bout portant, et mirent en un clin d'œil le désordre dans ses rangs. Ce fut à qui des
cavaliers tournerait bride et
chercherait son salut dans la fuite.
Les milices bourgeoises l'imitèrent, et, pour mieux courir, elles se
débarrassèrent de leurs sabres, de leurs
fusils et de leurs manteaux. Les Camisards les poursuivirent, l'épée dans les reins, et jonchèrent la prairie d'Alais de leurs morts. Dans leur
ardeur, ils auraient couru le risque
d'être faits prisonniers, si le chevalier de Guines, qui dut sa vie à la
vitesse de son cheval, n'eût ordonné de
fermer les portes pour empêcher les vainqueurs d'entrer dans la ville.
Cavalier fit un riche butin : il
trouva sur le champ de bataille, qui
s'étendait de Cauvi à Alais, des sabres, des fusils, de la poudre, et des morts en grand nombre, qu'il dépouilla de leur costume militaire
pour en revêtir ses soldats. Il rendit grâces à
Dieu de cette grande journée, et ses
Camisards, d'une voix forte et martiale, entonnèrent des psaumes.
Cavalier, après
sa victoire, se dirigea du côté de Sauve, où l'attendait Roland, qui désirait s'emparer de cette place
forte dont la garnison l'inquiétait par ses sorties continuelles. Le faire par
la force, c'était tenter l'impossible ; le tenter par la ruse, c'est ce que
le
général et son lieutenant essayèrent. Après s'être concertés, ils
affublèrent Catinat d'un habit de lieutenant-colonel et le mirent à la tête d'une compagnie de Camisards qui
avaient échangé leurs habits rustiques contre les costumes des vaincus de Cauvi. L'intrépide
Catinat, suivi de loin par les troupes de Cavalier
et de Roland, arrive tambour battant, avec ses gens, vers midi, aux portes de
Sauve.
« Qui vive ? crie la sentinelle. - Ami ! » répond Catinat, et il ajoute : « J'ai poursuivi toute la
matinée les incendiaires de l'église de Monoblet ; je suis
fatigué et mes gens ont besoin de se rafraîchir. Entrez ! » dit la sentinelle. Catinat entre avec sa troupe, qui reste sous les armes sur la place de la ville ; lui, il se fait conduire vers le
gouverneur, M. de Pibrac, nouveau converti.
Ce seigneur allait
se mettre à table ; il invite le faux
lieutenant-colonel et deux de ses capitaines à dîner. Ils acceptent ; Catinat est gai, jovial ; il fait même le galant auprès de la jeune et belle Mme de
Pibrac, qui s'amuse d'abord de ses
propos, et puis s'en étonne :
l'habit de son hôte est celui d'un gentilhomme, mais son langage est celui d'un rustre. Elle pressent qu'elle a à sa table trois Camisards ; elle
dissimule habilement ses craintes,
cherchant comment elle pourra se débarrasser de ses terribles convives ;
au dessert, on annonce qu'une grosse troupe
s'avance vers Sauve.
A ces mots, Mme de Pibrac dit à Catinat : « De grâce,
Monsieur, courez aux portes, ce sont peut-être les Camisards qui arrivent.
- J'y vais, Madame, » dit fièrement Catinat, qui se lève de table
suivi de ses deux lieutenants ; à peine ont-ils franchi les portes du château, que Mme de Pibrac, d'une
voix dans laquelle elle a fait passer toute sa terreur, dit à son mari: « Faites tomber la herse
! » Il le fit; ils
étaient sauvés.
Catinat, qui n'a
pas entendu Mme de Pibrac, descend sur la place publique ; les bourgeois effrayés se
pressent autour de lui ; il les rassure. « Si
les Camisards viennent, je saurai les recevoir, » leur dit-il; pendant ce temps-là, Roland et Cavalier s'approchent de
Sauve. Quand ils en sont à une
portée de fusil, ils entonnent avec
leur troupe un psaume : c'est le signal qu'attend Catinat. « Bas
les armes ! crie-t-il d'une voix tonnante, et vivent les enfants de Dieu ! » À ces mots, la troupe couche en joue le peuple qui, saisi de terreur,
ouvre les portes à Roland et à
Cavalier. Ceux-ci s'emparèrent, sans
coup férir, de la ville et rançonnèrent les habitants, qui furent épargnés, à
l'exception de trois curés et d'un
capucin, qui furent passés par les armes. Les Camisards se retirèrent, -à la lueur de l'incendie de l'église,
chargés d'un riche butin.
Ces hardis coups
de main, tentés presque sous les yeux de Bâville et réussis au-delà de toute espérance, l'exaspéraient.
La cour, à laquelle il transmettait ces mauvaises nouvelles, ne comprenait pas qu'après les grandes et
glorieuses batailles gagnées sur les bords du Rhin, une poignée de paysans
n'eût pas été écrasée le jour même de leur insurrection. Elle envoya de nouvelles
troupes dans les Cévennes et mit à leur tête de Parate et Julien, qui devaient
servir comme lieutenants
sous les ordres de de Broglie.
Julien était un
gentilhomme protestant qui avait échangé sa foi contre un brevet de brigadier ; il était brave, hardi, et
il haïssait ses anciens coreligionnaires avec la haine dont un renégat seul a le secret ; il se mit à la tête des troupes dont
le commandement lui avait été confié et se dirigea vers les Cévennes. Pendant qu'il était en chemin, le brave capitaine
Poul trouvait la mort sur un champ de
bataille. Depuis quelques jours, il
était avec de Broglie à la recherche des Camisards, quand il les
rencontra tout à coup au val de Bane ;
Ravanel les commandait. L'intrépide Camisard
se mit en bon ordre de bataille et reçut bravement le premier choc de la compagnie de Poul.
« Feu ! » dit-il à sa troupe dont les rangs furent aussi promptement reformés qu'éclaircis ;
elle obéit, tira à bout portant avec tant de précision que chaque coup porta ; la peur se mit dans les rangs de
l'ennemi, qui, saisi d'une frayeur panique, prit la fuite. Poul, monté sur son cheval de bataille, fit des efforts inouïs
pour ramener ses soldats au combat.
Un jeune Camisard, un enfant, nommé
Samuelet, vit Poul, qui lui apparut comme
autrefois Goliath au jeune David ; il courut vers lui, un caillou à la main, et
l'atteignit au front. Le guerrier
catholique chancela et tomba de son cheval
; l'enfant se précipita vers lui, saisit son sabre, le lui plongea dans le
cœur, s'empara de son cheval et se mit
bravement à la poursuite des fuyards, qui ne se crurent en sûreté qu'aux Devois des Consuls.
La nouvelle de la défaite des troupes catholiques arriva promptement à Nîmes. « Poul et Broglie ont été tués, » disaient les bourgeois saisis de terreur, et ils fermèrent leurs portes. Profitant de la
frayeur des Nîmois, Cavalier pénétra, à la faveur d'un déguisement, dans la ville ; il y vit quelques amis, qui,
sous le prétexte de s'en servir
contre les Camisards, firent pour lui des achats de poudre.
La défaite de
Broglie terrifia Fléchier et exaspéra Bâville, qui convoqua une assemblée d'officiers à laquelle Julien assista ; celui-ci,
oubliant qu'il était soldat, proposa qu'on
passât sans distinction au fil de l'épée
tous ceux qui seraient soupçonnés de favoriser les insurgés. Cette proposition barbare trouva des partisans. Moins par humanité que pour ne pas
léser les intérêts de l'État, en
faisant un désert des Cévennes, Bâville
la fit rejeter ; mais on résolut de poursuivre, l'épée dans les reins, les Camisards, et de ne leur laisser ni trêve ni repos. On se mit vivement à
l'œuvre, et, dès lors, chaque jour
fut marqué par une attaque, une retraite, une victoire, une défaite. Roland,
Cavalier, Catinat, Ravanel, Joany,
Castanet, sans
cesse sous les armes,
se portaient sur tous les points des Cévennes
et faisaient des prodiges d'audace et de valeur, qui étonnaient leurs ennemis et frappaient de stupéfaction et de terreur les catholiques et
donnaient aux protestants
l'espérance d'un meilleur avenir. C'est à cette époque qu'eut lieu la célèbre expédition de l'Ardèche.
-oOo-
CHAPITRE IX
Fermentation dans le Vivarais. - Roland envoie Cavalier
dans le Vivarais. - Cavalier défait le comte du Roure. - Bataille
de Vaguas.
- Défaite complète de Cavalier. - Ravanel et Catinat sauvent par leur
bravoure et leur sang-froid les débris de l'armée camisarde. - Mort d'Espérandieu. - La vie de
Cavalier court de grands dangers. - Merveilleuse délivrance du
chef camisard.
- La fièvre et la vieille huguenote. - Joie de Roland en apprenant que son lieutenant
n'est pas mort. - Rastalet est fait prisonnier. - Son exécution. - De Broglie, reconnu incapable, est remplacé dans son
commandement par un maréchal de France.
Les protestants du Vivarais, qui
n'avaient pas pris part au soulèvement de leurs frères cévenols, commençaient à s'émouvoir de toutes les
nouvelles qui leur arrivaient du bas
Languedoc, une certaine fermentation
se faisait sentir parmi eux. Roland crut le moment propice pour appeler ses frères vivaraisiens aux armes, et chargea Cavalier de cette mission
importante. Celui-ci, avec plus
d'ardeur que de prudence, quitta les
environs de Nîmes, franchit le Gardon et la Cèze, et rencontra à Vagnas,
petit village situé à une lieue au nord de
Barjac, le jeune comte du Roure et le vieux baron de Lagorce, chacun à
la tête d'une compagnie. Le combat s'engagea
: pris entre deux feux, Cavalier,
avec son sang-froid ordinaire, fit face à l'ennemi, le culbuta et le poursuivit
jusqu'aux bords de l'Ardèche. Parmi
les morts se trouva le baron de
Lagorce, dont les restes furent portés
dans son manoir de Salavas.
Cavalier fut obligé de ramener sa
troupe à Vagnas parce que le passage de l'Ardèche était, dans ce moment,
impraticable à cause d'une crue extraordinaire survenue la veille. Il attendait le
moment propice pour revenir sur ses pas, quand Julien, que le comte du Roure avait
appelé à son secours, accourut de Lussan à marches forcées et contraignit Cavalier à accepter la
bataille. La position du jeune chef était des plus critiques : ses soldats étaient
fatigués, la retraite impossible ; combattre vaillamment contre des troupes fraîches et
supérieures en nombre était la seule ressource qui lui restait ; il donna donc ses ordres en homme qui a mesuré le danger qu'il
court et qu'il ne peut conjurer que par une
audace surhumaine ; le choc commença,
il fut rude des deux côtés; les Camisards soutinrent leur réputation de bravoure ; mais vains efforts ! ils luttaient contre l'impossible, leur
défaite fut complète. Ils laissèrent sur le champ de bataille tous leurs bagages et plus de deux cents de leurs
vaillants compagnons. Julien se
débarrassa de ceux qui furent faits prisonniers, en leur faisant casser
la tête.
Une forêt servit de refuge aux vaincus ; Ravanel et Catinat sauvèrent à grand'peine les
débris de l'armée camisarde, qu'ils
conduisirent, à travers mille périls, sur les bords de la Cèze, qu'ils traversèrent à la nage vis-à-vis de
Rochegude. Le brave Espérandieu, le lieutenant le plus expérimenté de Cavalier, se noya. Catinat et
Ravanel le regrettèrent vivement ; mais ils pleurèrent plus encore leur jeune
chef : ils l'avaient cherché dans la forêt et appelé par son nom ; il n'avait pas répondu ! nul
de leurs compagnons
de fuite ne pouvait donner de ses nouvelles, ils l'avaient vu seulement
combattant dans les rangs pressés des ennemis ; plus de doute, il était mort.
Quand ils eurent passé la Cèze,
grossie par la fonte des neiges, de nouveaux périls les attendaient. Les milices royales
occupaient toute la contrée qui s'étend de Rochegude à Bouquet ; il fallut, en quelque sorte, se
frayer un passage à travers une forêt d'ennemis ; mais ces deux
hommes ne craignaient rien, ne redoutaient rien ; ils ne pensaient pas au danger qui les
attendait à chaque pas qu'ils faisaient en avant, mais à leur jeune chef qu'ils
regrettaient comme ils auraient regretté leur fils le plus tendrement aimé. « En avant ! » criait Ravanel à ses braves compagnons chaque fois qu'un nouvel
ennemi se présentait, et, à sa voix, on se précipitait sur les milices royales, à travers
lesquelles on se frayait un passage. Vingt fois il se
trouva en leur présence et vingt fois il les
culbuta.
Ce ne fut
qu'à Bouquet qu'il fut en sûreté ; il crut que
Cavalier était mort ! et transmit à Roland la fatale nouvelle. Le chef des enfants de
Dieu pleura son jeune lieutenant comme David Jonathan. Trop grand pour être jaloux de l'homme dont la gloire éclipsait presque la sienne, il ne vit que la perte immense que sa mort allait faire à la cause qu'ils servaient tous les deux avec tant de désintéressement. Il le pleurait donc, quand il apprit que son jeune ami
n'était pas mort. Roland laissa éclater sa joie; il ne pensa plus à la victoire de Julien
; son
jeune ami lui était rendu !
Pendant
le combat de Vagnas, la vie de Cavalier courut de grands dangers, et il
n'évita la mort que par des traits d'audace inouïs
; poursuivi dans la forêt par deux grenadiers acharnés à sa poursuite comme deux limiers, il sent qu'il est perdu, quand tout à coup il s'arrête et brûle d'un coup de
pistolet la cervelle à l'un, l'autre,
épouvanté, prend la fuite et le laisse continuer sa route dans
le bois. Après quelques moments de marche, il rencontra quatre de ses soldats qui le croyaient mort ; avec eux, il
s'entoile dans la forêt battue en tout sens par les soldats de Julien ; il
entendit le bruit de leurs pas; il était perdu, si, dans ce
moment, il n'eût pas découvert, au fond d'une touffe de
buissons, une caverne dans laquelle il se blottit avec ses Camisards. La neige qui tombait devait, à vues
humaines, les faire découvrir, elle fut leur salut ; elle avait effacé la trace de leurs pas, quand ceux qui
les poursuivaient passèrent devant la caverne.
Le lendemain, un peu avant le jour,
ils sortirent de leur retraite et cherchèrent à s'éloigner de Vaguas ; quel ne fut pas
leur étonnement, ils s'en étaient rapprochés ! Arrivés à la lisière du bois, ils aperçurent les ennemis qui
dépouillaient et ensevelissaient les morts ; tout aussitôt ils rebroussèrent chemin et trouvèrent à quelque
distance une métairie où ils entrèrent en demandant à la fermière de leur donner un guide pour les conduire à Barjac ; celle-ci
les regarda d'un air étonné et dit à voix
basse quelques mots à un jeune garçon
; celui-ci jeta un regard significatif sur Cavalier et sur ses compagnons et partit comme un éclair. Cette scène muette n'échappa pas à
Cavalier. « Partons ! dit-il à ses camarades, il y a là- dessous une trahison ,» et ils sortirent de la
ferme. Cavalier, qui jusqu'à ce moment de sa vie avait regardé vingt fois la mort sans que son cœur battit une
pulsation de plus, en eut peur ; cette mort qui l'effrayait n'était pas celle qu'on trouve sur un lit de douleur ou
sur un champ de bataille, mais celle
qu'on reçoit par la main du bourreau sur un échafaud ; son imagination vive, prompte, lui retraça en traits brûlants la
fin ignominieuse qui l'attendait ; il
tremblait de tous ses membres ; mais
il eut assez de force d'âme pour cacher
ses terreurs
à ses compagnons. « Frères, leur dit-il d'une voix solennelle et
mélancolique, si Dieu veut que nous
mourions, mourons ; mais, en mourant, consolons-nous par la pensée de la
justice de notre cause ; nous avons
combattu pour la liberté contre le despotisme,
pour Dieu contre les hommes. »
A la fin de cette journée pleine
d'anxiétés, ils aperçurent, à la nuit tombante, une lumière qui brillait dans l'obscurité;
ils se dirigèrent vers elle et se trouvèrent
en face d'une pauvre masure isolée.
« Ouvrez ! » cria Cavalier d'un ton impérieux. Un vieillard se présenta à la porte. « Nous
avons faim, lui dit Cavalier; donne-nous
à manger. » Le paysan lui donna ce qu'il avait : du pain noir,
des œufs, des châtaignes. Nos
Camisards firent un repas délicieux.
Le vieillard
prit son bâton noueux et les conduisit jusqu'à Saint-Jean de Marvejols. Cavalier le remercia cordialement ;
solda royalement son hospitalité, et se dirigea vers la Cèze. Il traversa avec ses compagnons le torrent à la
nage, trouva sur les bords trente hommes, débris de son armée, et continua avec eux sa
route dans la direction de Bouquet ; il était épuisé de fatigue, ses
pieds étaient ensanglantés ; il se traînait plutôt qu'il ne marchait. « Frères, dit-il à ses soldats, poursuivez votre route, quant à moi, je ne puis aller plus loin ; je connais à Bouquet une femme qui me donnera l'hospitalité. » Il leur dit
adieu et se dirigea vers sa demeure ; à sa vue, la vieille huguenote poussa un cri de
joie : elle le croyait mort. Heureuse et fière de recevoir sous son humble toit le vaillant défenseur de son
peuple opprimé, elle alluma un bon feu, pansa ses plaies
et lui servit un excellent repas. Bientôt après Cavalier goûtait, dans le lit qui lui avait
été
préparé, un sommeil profond, quand, vers le matin, son hôtesse, en ouvrant sa porte,
trouva un soldat qui montait la garde
devant sa maison ; effrayée, elle la
ferma, et, s'approchant du lit de Cavalier : « Frère, lui dit-elle d'une voix basse et tremblante, vous
êtes découvert, » et elle lui raconta ce qu'elle avait vu.
Cavalier, une seconde fois, ressentit toutes les angoisses de la
mort. Dans
ce moment, le commandant des milices royales poussa la porte. A sa vue, la
vieille huguenote se mit à trembler de tous
ses membres.
« Qui vous fait
trembler ? - La fièvre,
Monseigneur. - Pauvre femme ! » dit le commandant en se retirant.
Cavalier était
sauvé ! le soir du même jour il partait et arrivait à Vézenobres, chez son ancien maître Lacombe, d'où il envoyait à Roland un
émissaire pour lui apprendre sa
merveilleuse délivrance. Moins heureux que lui, Rastalet, l'un de ses plus
braves lieutenants, fut fait
prisonnier à Vagnas par Julien, qui le livra au bourreau ; il fut rompu
vif à Alais, le 4 mars. Il mourut en vrai
Camisard, sans orgueil ni faiblesse.
Bâville, qui
s'était réjoui de la défaite de Vagnas et en attendait les plus heureux résultats pour la fin de l'insurrection,
fut trompé encore une fois dans son attente. Les chefs camisards, hardis comme des lions, devenaient de jour en jour plus
menaçants : vaincus la veille, ils étaient
vainqueurs le lendemain. Les catholiques, épouvantés, poussèrent un cri de détresse qui retentit jusqu'à Versailles ; la cour
rappela Broglie et lui donna pour
successeur un maréchal de France.
La tour de Belot, près Bagars
CHAPITRE X
Arrivée du maréchal de Montrevel à Nîmes. - Combat du
Mas de Serrières ; défaite et bravoure de Ravanel. - Montrevel
et ses mesures de répression. - Leur inutilité. - Roland et
Cavalier. - Prodiges de valeur et d'habileté des deux chefs. - Les
cadets de la croix. - Leur origine; leurs cruautés. - L'Hermite, leur chef. - Détails
sur ce scélérat. - La bulle du pape ; elle pousse les catholiques à de nouveaux excès. -
Représailles terribles des Camisards. - Mariage de Castanet. - Massacre d'une assemblée religieuse à Nîmes. -
Froide cruauté de Montrevel. - Indignation des protestants. - Combat de la Tour de Bellot. - Courage et défaite de Cavalier.
Le militaire qui succédait à M. de Broglie appartenait à
l'illustre et noble famille de la maison La Baume Montrevel ; il
naquit, en 1546, dans la Franche-Comté, et se voua à la carrière des armes, où il fit rapidement son chemin,
moins par son habileté que par son tact de parfait courtisan. Montrevel aimait son métier,
mais il était plus soldat que capitaine ; et là où la cour aurait dû
envoyer un diplomate fin et délié, elle envoya un dragon ; au lieu d'éteindre l'incendie, elle l'attisa.
Montrevel fut reçu avec transport par le clergé, qui ne douta pas de la
défaite des Camisards, quand à la tête des troupes royales il vit un maréchal de France résolu
d'étouffer l'insurrection dans le sang des
insurgés.
Montrevel, en arrivant dans le
Languedoc, ne s'était pas fait rendre un
compte exact des causes de la révolte
et de la disposition des esprits. Son mépris des chefs cévenols, dans lesquels il ne voyait que de misérables pâtres, braves sans doute, mais
inexpérimentés dans l'art de la guerre, était si grand qu'il regardait comme un déshonneur de les rencontrer sur
un champ de bataille. Il devait cependant apprendre à ses dépens que ces pâtres des Cévennes ne le cédaient en rien aux premiers soldats du monde, et
que leurs chefs avaient un coup
d'œil que les maîtres dans l’art de la guerre auraient admiré. Peu de
jours après son arrivée, Ravanel était campé
près de Nîmes, au Mas de Serrières,
où il espérait faire reposer deux jours
ses soldats fatigués. À peine campés, ils aperçurent le maréchal, à la tête d'une forte compagnie, qui s'avançait à pas accélérés vers eux. « Enfants ! » leur cria Ravanel, « à vos armes et en avant » et donnant lui-même l'exemple, il s'élança, suivi de sa troupe, sur les milices royales, dont il fendit
les rangs, et qui, témoins de cette
charge brillante, admirèrent le
guerrier camisard qui joncha la terre de leurs morts. La lutte, malgré le courage surhumain des enfants de Dieu, n'était pas possible ; Ravanel le
vit, et avec un sang-froid admirable,
il donna le signal de la retraite ; il recula, mais comme recule le
lion.
Montrevel
comprit, après sa victoire si chèrement achetée, qu'il ne détruirait pas les insurgés aussi facilement qu'il l'avait pensé, et
désespérant peut-être de les vaincre sur un
champ de bataille, il demanda à des
mesures d'extermination ce qu'il aurait dû demander à son habileté. La cour, qui désirait voir la fin de cette guerre qui l'affaiblissait au dedans
et la déconsidérait au dehors, accorda à Montrevel une partie des pouvoirs qu'il lui demandait, mais pas
tous ; ce qu'il voulait, c'était le
régime de la terreur, le seul moyen,
à ses yeux, d'éteindre l'insurrection dans son foyer.
La guerre était
partout dans les Cévennes ; les insurgés,
qui avaient une parfaite connaissance des lieux,
savaient profiter des moindres accidents de terrain, soit pour une attaque, soit pour une retraite. Disséminés en petites bandes, la défaite d'un chef
n'avait qu'une importance secondaire,
et Montrevel devait le lendemain
recommencer le travail de la veille.
Les Camisards qu'il tuait étaient aussitôt remplacés ; quand l'un tombait, un
autre prenait sa place, heureux,
comme ses devanciers, de mourir pour la même cause.
Cavalier et Roland étaient l'âme du
mouvement insurrectionnel ; le premier lui donnait l'élan, le second lui imprimait l'ordre; vainqueurs ou vaincus, ils ne désespéraient jamais ; chaque jour était
marqué ou par un combat, ou par une surprise, ou par une escarmouche ; aujourd'hui tel village ouvrait ses
portes aux Camisards, tel autre les chassait de son enceinte. Montrevel faisait
pendre les Cévenols sans forme de procès,
brûler leurs fermes ; les Camisards brûlaient des clochers, incendiaient des églises, et tuaient quelquefois des prêtres ; c'était une guerre de
guérillas, rendue, des deux côtés,
cruelle par le fanatisme religieux, le pire de tous.
Dans cette lutte,
petite eu égard au nombre des combattants, mais grandiose par leur bravoure, la
noblesse
protestante joua un rôle honteux ; elle n'eut pas le courage de combattre pour la
sainte cause pour
laquelle des pâtres et des laboureurs versaient leur sang sans pousser un murmure; barricadée dans ses châteaux, elle voyait passer le danger et maudissait ces paysans qui troublaient son repos.
Montrevel la redoutait ; il avait
tort, car elle n'eut jamais le courage
de brûler une amorce. Si cela eût été en son pouvoir, elle lui aurait livré, comme gage de sa fidélité,
la tête des chefs camisards.
Nous sommes peut-être sévère à son
égard ; mais les faits sont là pour
proclamer hautement que, si le protestantisme n'avait eu pour le défendre que
l'épée de ses gentilshommes, la foi huguenote eût été extirpée du sol français. Gloire donc aux hommes grossiers qui
nous l'ont conservée; c'est à eux
que nous devons le bonheur de n'être
pas des descendants de nouveaux convertis.
Au point où nous sommes arrivé de nos
récits, nous voyons apparaître quelques
figures sinistres, produits
ordinaires des temps où les droits sociaux, religieux et politiques sont foulés aux pieds. Des bas-fonds de la société bouleversée monte alors une
vase qui vient à la surface et se
transforme en écume impure ; c'est l'heure de ces hommes à physionomie sinistre, destinés à jouer pendant quelques heures un rôle dans le grand drame de la vie
humaine, hommes qui s'appellent, aux
jours de la Ligue, Maillard, Boucher,
Jacques Clément ; à ceux de 1793, Hébert,
Chaumette, Marat ; à ceux de 1815, Trestaillon ; ils s'appelaient, à l'époque de la guerre des Camisards, les cadets de la croix.
Les cadets de la
croix étaient des paysans catholiques
qui, heureux de profiter de l'état d'anarchie dans lequel était le Languedoc, se livraient au meurtre et au brigandage. Ils tiraient leur nom d'une
croix qu'ils portaient cousue à leur
habit ; ils avaient quatre chefs, dont l'un, connu sous le nom de l'Hermite,
est demeuré célèbre dans l'histoire
des Camisards : c'était un gentilhomme dauphinois, nommé Fayolle ; après avoir vécu longtemps dans la débauche, il s'était
retiré dans un désert, près de
Sommières, pour y faire pénitence ;
il y vivait en odeur de sainteté sous le nom de frère François-Gabriel, lorsque éclata l'insurrection cévenole, les Camisards brûlèrent son ermitage. A la vue des flammes qui consumaient sa
retraite, saisi d'une violente colère,
il dit : « Je me Vengerai
! » Sans perdre un instant, il
se rendit auprès de Fléchier, qui l'encouragea dans ses desseins; il se mit à la tête d'une bande de paysans qui
infestaient la contrée et offrit à
Montrevel ses services. Le maréchal
qui, dans une vie de débauche, avait perdu tout tact moral, les accepta, et bientôt après, frère Gabriel, à la tête de sa bande, se mit à
parcourir les villages protestants et fit la guerre en assassin et en voleur de grand chemin. Ses cruautés révoltèrent même les catholiques; les états du Languedoc rougirent de ses services, et des voix accusatrices
s'élevèrent contre lui ; Fléchier seul
osa prendre la défense de ce bandit
fatigué, mais jamais lassé d'assassiner.
Un nouvel
auxiliaire, le pape, se joignit à Montrevel pour raider à exterminer les
protestants cévenols. Le pontife ne voulut voir dans, les Camisards que des meurtriers et
des incendiaires, indignes de la commisération de Dieu et des hommes ; oubliant l'exemple donné par le
Christ, du haut de la croix, il ne laissa tomber,
du haut de son Vatican, que des paroles de malédiction ; trop fidèle à l'esprit intolérant
et persécuteur de son Église, il
lança une bulle dans laquelle il ordonnait aux catholiques d'exterminer
les Camisards et leur promettait le ciel en échange
de leurs sanglants exploits. « Nous ne pouvons exprimer, disait le pontife,
de quelle douleur nous avons été pénétré quand nous avons appris, par
l'ambassadeur du roi très-chrétien, que les hérétiques des Cévennes,
sortis de la race exécrable des anciens
Albigeois, ont pris les armes contre
l'Église de leur souverain. C'est pourquoi, dans le dessein d'arrêter, autant
qu'il est en nous, les progrès si dangereux et toujours renaissants de l'hérésie, à laquelle il semblait que la
piété de Louis le Grand eût porté le
dernier coup dans ses États, nous
avons cru devoir nous conformer à la conduite de nos prédécesseurs dans de
pareils cas. À
ces fins, et pour porter à
engager les fidèles à exterminer la race maudite de ces hérétiques et de ces méchants
ennemis de tous les siècles de Dieu et de César,
en vertu du pouvoir de lier et de délier, accordé par le Sauveur des hommes au prince des apôtres et à ses successeurs, nous déclarons et
nous accordons, de notre pleine
puissance et autorité, la rémission
absolue et générale de leurs péchés à tous ceux qui s'engageront dans la
sainte milice qui doit être formée, et destinée à l'extirpation de ces
hérétiques et de ces rebelles à Dieu et au roi, et qui auraient le malheur
d'être tués dans le combat ; et afin que nos
intentions à ce sujet soient connues et rendues publiques, nous
ordonnons que notre bulle, donnée sous le sceau du pécheur, soit imprimée et
affichée aux portes de toutes les églises de
votre diocèse. Donné à Rome, le 1er
mai de l'an de notre Seigneur 1703,
et le premier de notre pontificat.
» (1)
(1). Mémoires de
Cavalier. - Nap. Peyrat. - Court.
Les évêques du Languedoc firent
parvenir la bulle à leurs curés. « Vous ne donnerez aux fanatiques, leur disaient-ils, ni assistance, ni secours ;
vous ne leur fournirez ni vivres, ni
provisions ; vous les poursuivrez par le feu et par l’épée ; ceux qui
s'acquitteront de ce devoir, comme il
convient à des soldats de l'Église et
du roi, recevront indulgence plénière, comme
est il porté dans la bulle. »
Quand la bulle
parvint, par l'intermédiaire de Fléchier,
aux curés, la lutte entre les deux partis était engagée avec un acharnement qui
avait atteint ses dernières limites ; néanmoins, les curés, comme s'il n'y avait pas assez de sang répandu, s'empressèrent
à l'envi de la lire du haut de leur chaire; interprètes trop fidèles de
la haine du pontife romain, ils prêchèrent
la guerre sainte, et firent, à leur manière, un tableau des plus hideux de ces Cévenols que leurs froides cruautés avaient jetés
dans l'insurrection, et ces mêmes hommes
qui tenaient un si horrible langage,
le faisaient sans que leur conscience s'élevât en accusateur contre eux
; dans leur aveugle fanatisme, ils
croyaient servir la cause de Dieu, et du sang versé de leurs frères dissidents, se composer une rançon
pour leurs péchés !
Les Camisards
répondirent aux malédictions du pape en volant à de nouveaux combats ; chaque jour apprenait aux
catholiques qu'il était plus facile de les maudire que de les vaincre. Avec la
rapidité de la flèche, Cavalier et les autres chefs se transportaient partout où il y avait un convoi à
saisir, un bourg à prendre, un détachement à
détruire ; leurs succès leur donnaient une audace extraordinaire ; une
poignée de paysans tenait en échec un
maréchal de France. Montrevel était
furieux ; il s'agitait dans son impuissance
; ses adversaires étaient partout, et nulle part il ne trouvait un champ de bataille pour les écraser et en faire le tombeau de l'insurrection.
Au milieu de ces scènes qui se
renouvelaient chaque jour et ensanglantaient le sol de la patrie, nous sommes témoins d'un
événement qui ne manque pas de poésie. Castanet, le garde forestier de l'Aigoâl, épris d'une grande affection
pour une jeune Cévenole d'une rare beauté, l'avait demandée en mariage ; celle-ci, séduite par la bravoure de l'intrépide
lieutenant de Cavalier, n'avait pas hésité à
accepter pour époux un homme dont la
vie était sans lendemain et qui paraissait
fatalement destiné à périr sur un champ de bataille ou sur un échafaud. Leurs noces se célébrèrent avec beaucoup de solennité ; les soldats et les
amis de l'époux assistèrent au
mariage : on but, on s'égaya, on
chanta des psaumes, on alluma des feux de joie. Le lendemain de son mariage, le chef camisard était debout sous les armes, et lui qui jusqu'à ce
moment avait frappé sans pitié ses
prisonniers catholiques, pour la
première fois les épargna. Vingt-cinq d'entre eux, à leur retour de la foire de Beaucaire, avaient été faits prisonniers ; tremblants, ils
attendaient la mort, quand Castanet
leur dit : « Je vous donne la vie ; mais
rappelez-vous que ce n'est pas à moi que vous la devez, mais à ma femme. »
L'amour qu'il avait pour elle le
rendait heureux ; quand on est heureux, on est rarement cruel.
L'épouse de
Castanet s'appelait Mariette ; les catholiques, par dérision, la surnommèrent la princesse de l'Aigoâl.
Montrevel ne traitait pas ses prisonniers comme Castanet, rarement ils échappaient de ses mains ; des cachots de
Bâville à ses potences il n'y avait
qu'un pas.
Les huguenots
mouraient avec courage et ajoutaient quelques confesseurs de plus à la liste glorieuse de leurs martyrs.
Ils pleuraient sous la croix ; mais un jour ils poussèrent un cri de colère à la vue d'un assassinat dont
Nîmes a conservé et conserve encore le
douloureux souvenir.
Le besoin de
prier en commun est une nécessité si impérieuse
de notre nature religieuse qu'elle faisait braver
aux Cévenols protestants les dangers qui les menaçaient quand il s'agissait d'assister à une assemblée. Ce fut le besoin de s'édifier, qui conduisit,
le dimanche des Rameaux (1703),
des protestants nîmois dans une
maison du faubourg des Carmes. La réunion se composait de femmes, de vieillards, d'enfants, tous inoffensifs ; leur seul crime était d'avoir osé
former une assemblée contre l'ordre
exprès du roi. Ils étaient réunis
depuis à peine quelques instants, quand la nouvelle en arriva à Montrevel ; furieux, il se leva de table, et suivi d'une compagnie de soldats, il se
dirigea vers la maison où les
protestants célébraient paisiblement
leur culte. Au signal qu'il donna, les dragons enfoncèrent la porte, et alors commença une affreuse boucherie : c'est en vain que femmes, enfants,
vieillards tendent leurs mains
suppliantes vers les assassins, ils sont sans pitié; comme ils ne
fonctionnaient pas assez vite au gré
du maréchal, il leur cria : « Mettez le feu au moulin ! » en un instant
l'abattoir devient bûcher ; les victimes
remplissent l'air de leurs cris
douloureux, et celles qui cherchent à s'échapper de cette fournaise ardente, tombent immolées à la porte par le glaive d'un dragon préposé à cet
office sinistre.
Une jeune fille,
aidée par le valet de chambre de Montrevel, s'échappe. Le maréchal ordonne immédiatement qu'on
la saisisse et qu'on la mette à mort, ainsi que son libérateur ; les cris, les larmes, les supplications de la
jeune huguenote ne touchent point Montrevel, elle tombe percée de coups sous ses yeux; son valet de
chambre va subir le même sort ; il n'échappe à une mort certaine que grâce à l'intervention de
religieuses qui intercèdent pour lui; mais le maréchal le chasse de sa maison : il
ne veut pas pour serviteur un homme qui ose montrer de la compassion pour une
misérable huguenote rebelle à son roi.
La Vapeur du
sang grise comme celle du vin. Montrevel était ivre : il ne savait ni ce qu'il
faisait, ni ce qu'il disait ; il entend du bruit, non loin de son sanglant champ de bataille
: il croit que ce sont des huguenots échappés du massacre : « Tuez ! » dit-il à ses soldats; ceux-ci obéissent, le massacre
commence. « Nous sommes catholiques ! » s'écrient les victimes ; cris impuissants, elles
sont immolées. C'étaient des catholiques qui s'étaient rendus dans un jardin pour se
divertir pendant que les huguenots avaient pris le chemin du moulin pour
s'édifier ; on reconnut l'erreur, c'était trop
tard.
Après son
expédition, Montrevel regagna son hôtel et
reprit tranquillement son repas interrompu. Le
lendemain, la maison qui avait servi de lieu de réunion fut démolie jusque dans
ses fondements : de dessous de ses
décombres fumants on retira quatre-vingts
cadavres !
Fléchier, qui aurait pu entendre, du
fond de son palais épiscopal, le cri des victimes, ne trouva pas une seule parole
pour flétrir un acte qui marquait au front, du signe de Caïn, son Église; il les
insulta. « Ils ont osé même, dit-il dans
une lettre pastorale, se réunir le dimanche des
Rameaux pendant que nous chantions vêpres
! »
Faire un prêche et chanter des psaumes était, aux yeux de l'évêque, un crime digne de mort ;
Montrevel l'assassin lui apparut comme un nouveau Macchabée.
Ce crime, aussi lâche qu'inutile,
porta des fruits sanglants et donna lieu à de terribles représailles. Les Camisards
poussèrent un cri de fureur et firent expier durement aux catholiques les atrocités du maréchal ; ce
n'était plus la guerre comme elle se fait entre nations civilisées, c'était,
des deux côtés, le meurtre,
le massacre, la tuerie ; protestants et catholiques
étaient sous le poids de la terreur ; rien à l'horizon n'annonçait la
fin de cette guerre sauvage.
Cavalier, en apprenant le massacre
de Nîmes, frappa plusieurs villages à la façon de l'interdit : il rendait à Montrevel œil pour œil, dent pour dent; il voulait le forcer, par des
représailles qui n'étaient pas dans sa nature
généreuse, à faire la guerre en soldat et non en
assassin.
Alarmé des succès du jeune chef, le
maréchal mit Julien à sa poursuite; celui-ci le surprit entre Anduze et Alais, dans
un moulin dit la Tour de Belot, où il se reposait avec ses soldats
de ses fatigues. Au premier coup de feu, signal de l'attaque, Cavalier et sa troupe se
réveillent en sursaut et sautent sur leurs armes ; le danger est grand :
Cavalier le mesure d'un regard calme et froid; il donne ses ordres avec netteté et précision ; il sait que chaque
Camisard fera son devoir et que le salut de
chacun dépendra de son audace. La
nuit couvre de son voile funèbre cette scène terrible, mais grandiose.
Si les assiégés font des prodiges de valeur
en se défendant, les assaillants en
font en attaquant ; ils savent que Cavalier est dans la tour : quelle gloire pour Julien s'il peut l'amener mort ou vif â Montrevel ! Du geste et de la
voix, il indique à ses soldats
l'endroit par lequel il faut pénétrer
dans la tour ; ils s'y précipitent, malgré un feu meurtrier qui
éclaircit leurs rangs. Des deux côtés ce
sont des cris confus qui troublent d'une manière terrible le calme
imposant de la nuit. Au milieu de ce
tumulte indescriptible, Cavalier conserve, avec toute son ardeur, tout son sang-froid. Il veut, comme
un flot impétueux, sortir avec toute sa troupe, par la porte de la tour, et se frayer un passage à
travers les rangs pressés de ses ennemis; mais la porte est trop étroite, si étroite que ce serait courir à une
mort certaine que de le tenter. C'en
était fait de lui et de ses braves
Camisards, s'ils ne fussent parvenus à renverser un mur en pierres sèches. Un passage étroit d'abord, mais qui rapidement s'élargit, offre aux assiégés une issue ; ils s'y précipitent, le sabre
à la main, et se font jour à travers
des masses pressées d'ennemis. Cavalier était sauvé, mais il avait perdu plus de deux cents hommes. Julien, maître de la tour, avait acheté chèrement sa victoire : en
quelques heures, plus de quatre cents
de ses soldats étaient tombés
frappés mortellement par les Camisards, et Cavalier, qu'il avait cru un moment
prendre mort ou vif, s'était échappé. Montrevel, dont la joie eût été complète, si on lui eût amené, chargé de chaînes, le jeune chef, augura cependant bien de l'avenir.
De plus en plus cruel, il rendit la
position des protestants cévenols
intolérable, et il fut à la lettre l'exacteur implacable de Louis XIV.
CHAPITRE XI
Montrevel quitte Nîmes et fixe sa résidence à Alais. - La
guerre recommence avec plus de violence. - Le baron de Salgas. -Détails
biographiques sur ce célèbre personnage. - Son arrestation ; sa condamnation
aux galères à perpétuité. - Salgas sur
son banc de forçat. - Lâche et cruelle curiosité des évêques de Montpellier et de Lodève. - Leçon méritée que leur donne
le commandant .de la galère. - Délivrance de Salgas. - Sa mort. - La condamnation de Salgas suivie d'autres condamnations. - Exaspération des Camisards. - La
guerre est une guerre
d'extermination. - Clary. - Scène étrange et extraordinaire qui se passe dans le camp de Cavalier. - Elle donne aux Camisards une grande confiance dans la
protection de Dieu. - Mariette, l'épouse de Castanet, est faite prisonnière. - Douleur de Castanet. - Moyen violent et
ingénieux de délivrer son épouse.
Montrevel, qui avait cru que sa seule présence mettrait fin à
l'insurrection, quitta Nîmes au mois de juin 1703, et fixa sa résidence à
Alais. De cette ville, il lançait ses troupes dans toutes les directions à la poursuite des Camisards. Un jour elles
conduisirent devant lui un vieillard : c'était le célèbre et infortuné baron
de Salgas ; il n'avait pas pris part à l'insurrection ; renfermé dans son vieux manoir des Rousses, il regardait
passer l'orage, soupirant après le moment où
les Camisards déposeraient les armes.
Les insurgés aimaient le baron, malgré
sa pusillanimité, et quoiqu'il eût, à l'époque des dragonnades, abjuré sa foi
religieuse. Homme de race noble et antique,
il ne s'était pas montré, comme beaucoup d'autres gentilshommes cévenols, arrogant, dur, hautain envers ses vassaux ; bon, généreux, humain, son seul défaut était la faiblesse de son caractère, qui
une première fois le rendit apostat,
et une seconde fois le porta à offrir à Montrevel ses services contre
ses coreligionnaires. Il avait été invité à
faire cette honteuse démarche, après
avoir été contraint à assister, le 11
février 1703, à une assemblée religieuse ; il craignit d'être dénoncé. Le maréchal le remercia de ses services et l'engagea à retourner dans ses domaines
et à user de son influence auprès des Camisards pour les ramener à l'obéissance. Le baron obéit, et grâce à
ses efforts, deux de leurs chefs
déposèrent les armes. Bientôt après,
il fut mandé à Nîmes par Montrevel. La
crainte de tomber dans un piège le retint dans son manoir ; le maréchal le fit arrêter et jeter en prison.
Ce gentilhomme,
qui jusqu'alors n'avait pas eu le courage de sa foi, devint tout à coup un autre homme ; esclave, quand il
était libre, il devint libre quand il eut les fers aux pieds. Il releva noblement la tête et ne songea pas,
par la lâcheté d'une nouvelle apostasie, à racheter ses jours en danger. Assis sur la sellette des accusés, il
présenta sa défense, et eût infailliblement
gagné sa cause, si dans chacun de ses juges
il n'avait pas eu un accusateur. Montrevel aurait bien voulu le faire décapiter sur un échafaud ; il ne le put ; mais il fit rendre à Alais, le 27 juin 1703, un
arrêt, par lequel l'infortuné
gentilhomme était dégradé de sa noblesse, privé de ses biens, et
condamné aux galères à perpétuité.
Les Camisards,
qui avaient suivi avec un vif intérêt la
marche du procès, touchés du courage du baron, résolurent de l'enlever de vive force à ses bourreaux. Montrevel
découvrit leur projet et le déjoua. Sous
bonne escorte il fit conduire Salgas à Cette.
À peine arrivé, on le dépouilla de ses habits et on le revêtit de la
casaque des forçats ; pour demeure, on lui donna une galère, et pour lit, un banc auquel il était attaché
par une chaîne. Le vieillard ne poussa pas une plainte, il se laissa faire, et, retrempant son âme dans le
malheur, il porta ses regards plus haut que cette terre, et fit la douce expérience que Dieu ne tient pas rigueur aux cœurs
repentants, et que de tous les honneurs qu'il
peut leur faire, le plus grand est celui
de souffrir pour son saint nom. Franchissant par la pensée les jours qui
le séparaient de celui où, traversant le Jourdain, il apercevrait le Canaan
céleste, il tressaillait de joie ; comme saint Paul, il sentait que les souffrances du temps présent ne sont rien en
comparaison de la gloire qui est à
venir.
Le vieillard sanctifiait par sa présence les galères, alors la demeure
d'un grand nombre de confesseurs de
Jésus-Christ ; ses geôliers, que l'habitude de voir souffrir et de faire souffrir avait rendus insensibles, se sentirent
émus à la vue d'une si grande infortune si noblement
supportée, ils ne lui parlèrent qu'avec respect et le dispensèrent du travail rude et pénible de la rame.
Deux prélats, l'évêque de Montpellier et celui de Lodève, étant
venus à Cette, voulurent se donner la joie de voir le vieillard faire l'exercice. « Faites-le ramer, » dirent-ils au
capitaine de la galère. Celui-ci fait
un signe au baron qui comprend; silencieusement il saisit une rame, et, de ses bras défaillants, il en frappe trois fois les eaux; les prélats rient aux
éclats en se montrant l'infortuné
galérien. C'est fête à eux de voir
un gentilhomme huguenot, qui n'a pas voulu abjurer sa foi, ramer comme le plus vil forçat. Le capitaine, justement indigné de leur froide
cruauté, dit à haute voix : « Assez ! baissez les armes.»
La manière dont il prononça ces mots fut comprise ; la
leçon était rude, mais elle était méritée : le plaisir que s'étaient
voulu donner les deux évêques était celui des
lâches.
Salgas vieillit sur son banc de douleur ; il y serait mort
probablement si la vie de Louis XIV s'était prolongée de quelques mois ; la mort seule du despote sonna l'heure de sa délivrance (1er sept 1715). Après treize
ans de souffrances, Salgas vit rompre ses chaînes, et se rendit à Genève, où il retrouva son épouse. L'année
suivante il mourut, laissant en
héritage à ses frères, qu'il avait
abandonnés aux jours de sa prospérité, le souvenir de son héroïque
constance dans le malheur.
La condamnation du baron fut suivie d'un grand nombre d'autres
; elles exaspérèrent les Camisards et jetèrent la consternation au milieu de la petite noblesse et de la
bourgeoisie protestantes. Le Languedoc était
hors la loi ; on attentait à la liberté individuelle sans raison ; on
condamnait sans entendre ; les haines se
ravivaient au lieu de s'apaiser, et pendant que les prêtres maudissaient les insurgés comme des démons
vomis de l'enfer, ceux-ci les
regardaient comme des prêtres de
Bahal et se croyaient le peuple de Dieu. Un grave événement qui se passa à cette époque les fortifia dans cette assurance et leur donna des
forces pour lutter contre leurs
ennemis si supérieurs en nombre.
Un jour, (raconte
Maximilien Misson dans son Théâtre
sacré des Cévennes), que Cavalier
avait tenu une assemblée, joignant les Tuileries de Cannes, proche de Serignan, après les
exhortations, la lecture et le chant des psaumes, Clary (1), qui avait, reçu des grâces
excellentes et dont les
révélations fréquentes étaient, avec celles de
Cavalier, les guides ordinaires de la troupe camisarde, fut saisi de l'Esprit au milieu de
l'assemblée.
(1). MM. Haag écrivent Claris ; A.
Court écrit Clary. - Prophète, né
à Quissac, mort sur la roue à Montpellier, le 25 octobre 1710.
Ses agitations furent
si grandes que tout le monde en
fut ému. Lorsqu'il commença à parler, il dit plusieurs choses touchant les dangers auxquels les assemblées des fidèles se trouvaient ordinairement
exposées, ajoutant que Dieu était celui qui veillait sur elles, et qu'il les gardait. Ses agitations augmentèrent,
l'Esprit lui fit prononcer à peu près ces mots :
« Je
t'assure, mon enfant, qu'il y a deux hommes dans
cette assemblée qui n'y sont venus que pour vous
trahir ; ils ont été envoyés par vos ennemis pour
épier tout ce qui se passe entre vous, et pour en
instruire ceux qui leur ont donné cette commission ; mais je te dis que je
permettrai qu'ils soient découverts et que tu mettes toi-même la main sur eux. »
Tout le monde était fort attentif à ce qu'il déclarait, et alors
ledit Clary, étant toujours dans l'agitation de la tête et de la poitrine, marcha
vers l'un des traîtres, Jacques Durand, du lieu de Saint-Théodorite, et mit la main sur lui.
Cavalier, ayant vu cela, ordonna à ceux qui portaient des armes
d'environner l'assemblée de telle manière que personne n'en pût échapper. L'autre espion, Bos, dit le
Chasseur, du lieu de Serignan, qui
était à quelque distance, fendit la presse et vint auprès de son camarade, se
jeter aux pieds de Cavalier en confessant
sa faute et en demandant pardon à Dieu
et à l'assemblée. L'autre fit la même chose, et tous deux dirent que leur extrême pauvreté avait été la cause qu'ils avaient succombé à la tentation,
mais qu'ils s'en repentaient et qu'ils promettaient qu'avec l'assistance de Dieu, ils seraient à l'avenir
fidèles, si on voulait leur donner la vie.
Cependant, Cavalier les fit lier et commanda qu'on les
gardât. Alors, l'inspiration de Clary continuant avec de grandes agitations,
l'Esprit lui fit dire, à fort haute voix, que plusieurs murmuraient sur ce qui venait d'arriver, comme
si la facilité et la promptitude avec lesquelles les deux accusés avaient confessé étaient une marque qu'il
y avait eu de l'intelligence entre Clary
et lui pour supposer un miracle.
0 gens de petite foi, dit l'Esprit, est-ce que
vous doutez
encore de ma puissance, après tant de miracles
que je vous ai fait voir ? Je veux qu'on allume tout présentement un feu, et je te dis, mon enfant, que je permettrai que tu te mettes au milieu des flammes,
sans qu'elles aient de pouvoir sur toi
Sur
cela, le peuple cria, et particulièrement les personnes qui avaient murmuré :
- Seigneur,
retire-nous le témoignage du feu! Nous
avons éprouvé que tu connais les cœurs.
Mais comme Clary insistait avec des redoublements d'agitation de
tout son corps, Cavalier, qui ne se pressait pas trop dans une affaire de cette conséquence,
ordonna, enfin, qu'on allât chercher du bois sec pour faire promptement un feu.
Comme il y avait tout auprès de là des fourneaux à tuiles, on trouva dans un moment quantité
de branches sèches de pin et de cet arbrisseau épineux qu'on appelle dans les Cévennes argealas. Ce même bois,
mêlé de grosses branches, fut
entassé au milieu de l'assemblée, dans un endroit un peu bas, de sorte que tout le monde était élevé tout autour. Alors Clary, qui avait ce jour-là une
camisole blanche, se mit au milieu du
tas de bois, se tenant debout, et
levant les mains jointes au-dessus de la tête ; il était toujours dans
l'agitation et parlait par
inspiration. Toute la troupe en armes environnait l'assemblée entière, qui était en pleurs et en
prières, les genoux en terre, faisant
un cercle à l'entour du feu. La femme
de Clary était là qui faisait de grands cris.
Chacun vit Clary au milieu des flammes qui l'enveloppaient et
qui le surmontaient de beaucoup. Il ne sortit du milieu du feu que quand le bois eut été tellement consumé
qu'il ne se leva plus de flammes. L'Esprit ne l'avait point quitté pendant ce
temps-là, qui fut d'environ un quart d'heure, et il parlait encore avec sanglots et
mouvements de poitrine quand il fut sorti.
Cavalier
fit la prière générale pour rendre grâces à
Dieu de la grande merveille qu'il avait daigné faire pour fortifier la
foi de ses serviteurs.
Je fus le premier, ajoute l'auteur auquel nous avons emprunté ce
récit, à embrasser de digne frère Clary et à considérer son habit et ses cheveux que le feu avait
tellement respectés qu'il était impossible d'en apercevoir aucune trace.
Cet événement que nous rapportons moins en juge qu'en historien,
donna à l'insurrection une force irrésistible; de tous les côtés on se rendait sous les drapeaux des chefs camisards; mourir
en se défendant était mourir pour la plus
juste et la plus sainte des causes; on courait aux combats comme aujourd'hui dans la Vaunage on court aux courses des
taureaux. C'était une fête, et cependant quelle fête ! Sur un champ de bataille, on pouvait rencontrer la
mort, jamais des fers. Les lois de la
guerre étaient suspendues : on ne gardait pas ses prisonniers, on les
passait par les armes ; le plus souvent on
les pendait. Il n'était donc jamais, entre les parties belligérantes, question d'échange ; une fois seulement on fit exception
à la règle.
Mariette, celle que les catholiques appelaient par dérision la princesse de l'Aigoâl,
tomba au pouvoir des soldats de Montrevel. À
la nouvelle de sa capture, Castanet,
qui avait pour Mariette la plus tendre affection, fut pris d'un violent désespoir. Il ne pouvait douter du
sort qui attendait son épouse bien-aimée ; en
effet, Montrevel se disposait à la livrer au bourreau pour qu'il la pendit, quand le chef cévenol, sans perdre une minute, réunit autour de lui ses braves
Camisards. « Frères, leur dit-il,
aidez-moi à sauver Mariette, » et au
pas de course il les dirige sur Valleraugue,
force ses portes et enlève une
jeune femme, l'épouse d'un gentilhomme, familier de Bâville. Il lui dépêche en toute hâte un messager, porteur d'une lettre, dans laquelle Castanet lui apprend que sa
femme est sa prisonnière, et qu'elle sera traitée comme le sera
Mariette. Le gentilhomme va trouver l'intendant et le
supplie, les larmes aux yeux, de rendre
à Castanet son épouse, s'il veut que la sienne ne soit pas pendue ; ce n'est qu'à force d'instances qu'il
obtient qu'on rende Mariette à la liberté. Ce fut le premier et le dernier échange de prisonniers qui eut lieu.
CHAPITRE XII.
Projet sinistre de Baville. - Dévastation des hautes
Cévennes. - Exaspération des Camisards. - Exploits de Cavalier. - Caractère de la guerre
des Camisards. - Les Camisards noirs. - Assassinat de Mme de Miraman. -
Cavalier punit ses meurtriers.
Bâville,
voyant que l'insurrection prenait chaque jour de nouvelles forces, prit une résolution
désespérée et digne de lui. « Faisons,
dit-il, un désert des hautes Cévennes, et forçons, par la famine, les Camisards
à descendre dans la plaine. Forts, quand ils se retranchent derrière leurs
torrents et leurs montagnes, ne pourront affronter, en rase campagne, les
milices royales. » Pour atteindre son but, il fallait dévaster quarante
lieues de terrain et détruire de fond en comble 669 villages et 608 hameaux !
leur seul crime était de servir de retraite aux Camisards. Bâville demanda à la
cour la permission d'exécuter son projet ; elle hésita, puis consentit. L'œuvre
de destruction commença, le 20 septembre 1703, sous la direction de Julien : on
vit alors monter des bords du Vistre et du Gardon, des milices royales, armées
de pioches, de leviers, de marteaux ; à leur aspect, les montagnards épouvantés descendirent dans la plaine ; c'était navrant : la mère portait son nourrisson
dans ses bras, le vieillard, appuyé
sur son bâton, disait un dernier
adieu aux lieux qui l'avaient vu naître; les mules portaient des infirmes, des meubles, de la literie, des vêtements de rechange ; sur toutes les
figures on lisait un morne désespoir; les enfants, insouciants de ce qui se passait, regardaient d'un air étonné, parfois
ils souriaient.
Les
démolisseurs étaient à l'œuvre, mais leur travail avançait lentement : les
maisons, bâties solidement, résistaient au marteau, au levier, à la pioche. « Nous n'en finirons jamais, dit Julien
impatienté ; l'hiver approche, la neige va tomber,» et il demanda la
permission d'user du feu ; elle arriva. On vit alors les soldats royaux, armés
de torches, courir comme des furies, de maison en maison, et la nuit, pendant
deux mois, présenta un spectacle unique, étrange : à la lueur des flammes, qui
projetaient leur sinistre clarté sur les montagnes, les torrents et les
précipices, on suivait la marche et les progrès de l'incendie ; on n'entendait
pas un seul cri, mais seulement le craquement des poutres, l'éboulement des
murs et des combles des toits ; les clochers des églises étaient des phares
enflammés qui éclairaient ces scènes lugubres et grandioses ; pas une seule
cabane ne fut épargnée, les arbres mêmes furent condamnés, on les coupa tous.
Julien triomphait : en moins de trois mois, il avait dévasté quarante lieues de
pays, et vingt mille infortunés, privés de tout, avaient fui aux approches de
l'hiver. Julien avait accompli dignement sa tâche : Du Chayla était vengé ! il
lui avait fait de magnifiques funérailles. Ce Pont-de-Montvert, qui fut à la
fois son tombeau et le berceau de l'insurrection camisarde, se trouvait parmi
les villages proscrits par la justice inexorable de Bâville.
Le proconsul fut trompé dans son attente : tous les montagnards en
état de porter les armes, se voyant sans asile, se joignirent aux Camisards et agrandirent
les cadres de leur armée: soldats improvisés, ils furent à la hauteur de
leurs aînés ; comme eux, ils volèrent aux combats la rage au cœur ; leurs adversaires avaient cessé
d'être des soldats, ils n'étaient que des assassins.
Il se passa dans ce moment quelque chose de
terrible : les Camisards, exaspérés de la dévastation des hautes Cévennes, d'où ils retiraient en partie
leur subsistance, descendirent intrépidement dans la plaine, afin d'y trouver du pain. Nîmes, Beaucaire,
Vauvert, Lunel, Aigues-Mortes, les
virent à l'œuvre. Ils massacraient
des compagnies, s'emparaient des convois, pillaient les villages et les
maisons de campagne, faisaient main-basse
sur tout. Castanet, Catinat, Ravanel, Roland,
Joany, tous les chefs étaient en mouvement. Entre tous, Cavalier se distinguait par ses hardis coups de main ; il écharpa une compagnie du régiment de La Fare : pas un seul homme n'échappa pour en
porter la nouvelle à Bâville. A Fon, près Lussan, il mit en déroute un
détachement de milices royales.
Les catholiques étaient épouvantés; Fléchier laissait éclater ses
gémissements dans ses lettres pastorales, et lançait ses malédictions
épiscopales sur ceux qu'il appelait
des meurtriers et des incendiaires, et réservait
ses bénédictions pour les cadets de la croix, qui, sous le commandement
de l'Hermite, se vautraient dans le sang.
Témoin des excès de l'Hermite, Cavalier écrivit à Montrevel : « Si vous ne faites pas cesser les massacres de ce scélérat, je fais passer au fil de l'épée tous les catholiques qui tomberont entre mes mains.
» Le maréchal comprit
; il donna des ordres, et l'Hermite fut
momentanément contraint de se modérer.
Dans cette guerre des Camisards, à la fois si connue par son nom et si
peu par ses détails, tout est tragique ; on croirait lire un roman, dans lequel l'écrivain, lâchant la bride à son imagination, se
serait appliqué à trouver des situations, si
nous pouvons ainsi nous exprimer,
hors nature ; en effet, on marche d'étonnement en étonnement, tant les
hommes y sont différents de ce qu'ils sont
ordinairement; ici ce sont des prophètes, à la voix puissante et
convaincue, et dont le regard plonge dans ce
profond abîme qu'on appelle le cœur humain. Là ce sont des guerriers
intrépides qui ignorent jusqu'au mot danger
; des chefs qui n'ont jamais appris
la guerre et qui étonnent les lieutenants de Louis XIV, moins encore par leur
audace que par leur tact militaire.
Des lieux, jusqu'alors inconnus, prennent
un nom dans l'histoire, soit parce qu'ils rappellent une charge brillante, une grande défaite ou une grande victoire. Tout est vivant sur le théâtre
sacré des Cévennes, avec son
Seguier, son Du Chayla, son
Cavalier, son Roland, son Bâville, son Fléchier, ses cadets de la croix
et ses Camisards noirs ; le bien s'y trouve
confondu avec le mal, la foi la plus vivante avec un enthousiasme qui touche au délire, la générosité la plus
chevaleresque avec la plus froide cruauté; l'on y combat au nom du
despotisme le plus absolu ; on s'y défend au
nom de la plus sainte des causes, la liberté
de conscience. Dans cette grande épopée, chacun s'y révèle tel qu'il est
: Cavalier personnifie le génie militaire,
Roland le courage réfléchi, Montrevel la
brutalité, Bâville la volonté inflexible comme le destin ; Fléchier et ses prêtres,
l'esprit inquisitorial du moyen âge;
Catinat, Ravanel, Castanet, l'audace ; Joany,
la témérité; les prophètes, l'enthousiasme religieux ; l'Hermite, la cruauté ; les cadets de la croix, le vol et le
meurtre; la gentilhommerie protestante, la poltronnerie et l'égoïsme ; la cour, l'insensibilité ; le peuple, la
souffrance. A la vue de ce spectacle, l'historien se sent impuissant pour
rendre dignement ces scènes qui
attendent un grand génie poétique pour que la France ait son épopée, qui sera
la plus belle de toutes parce que,
chez elle, le merveilleux se trouvera,
non dans l'imagination du poête, mais dans
les faits historiques dont il sera le chantre immortel.
Nous avons nommé les Camisards noirs, c'était un ramassis d'aventuriers, gens sans
aveu, voleurs de grands chemins échappés des
bagnes et des prisons, ennemis nés de tout ordre établi, formés en
bandes sous le commandement d'un boucher
d'Uzès ; ils dévalisaient les
voitures, arrêtaient les passants, versaient le sang sans nécessité, par
plaisir. Pour n'être pas reconnus, vrais
soldats de l'enfer, ils se barbouillaient le visage avec de la suie ; de
là leur nom de Camisards noirs.
Ces scélérats, également odieux aux catholiques et aux protestants,
répandaient partout l'horreur et l'effroi. Autant que les circonstances le
permettaient, on leur faisait la chasse, comme à des bêtes fauves; mais il était difficile de les atteindre
dans les repaires où ils se cachaient. Un
jour ils en sortirent et rencontrèrent,
entre Saint-Ambroix et Uzès, la jeune et belle marquise de Miraman, qui allait rejoindre son mari ; ils la dépouillèrent de son or et de ses
bijoux, et malgré ses larmes et ses
bras suppliants tendus vers eux, ils l'assassinèrent. La femme de
chambre qui l'accompagnait échappa
miraculeusement à une mort certaine.
Voici le récit naïf et touchant qu'elle nous a laissé de ce drame
lugubre :
« Ces malheureux
nous obligèrent de marcher
dans le bois pour nous écarter du chemin ; ma
pauvre maîtresse se trouva si lasse, si
fatiguée, qu'elle pria le bourreau qui la conduisait, de permettre qu'elle s'appuyât sur son épaule. Nous n'irons guère plus loin, lui répondit-il. On nous fit asseoir sur un lieu où il y avait du gazon et qui devait être celui de notre martyre. Là, ma chère maîtresse dit à ces barbares les choses les plus touchantes, et d'une
manière si douce, qu'elle aurait fléchi un démon
; elle leur donna sa bourse, sa ceinture d'or et un beau diamant qu'elle sortit de son doigt ; mais rien n'adoucit ces tigres. Un d'eux lui dit : Je
veux tuer tous les catholiques et
vous tout à l'heure. Et que vous
reviendra de ma mort ? lui dit-elle, accordez-moi la vie. - Non, c'en est fait, lui répondit ce brutal, vous mourrez de ma main, faites votre
prière. Alors ma pauvre maîtresse, se
mettant à genoux, pria Dieu tout haut
de lui faire miséricorde et à ses meurtriers,
et comme elle continuait sa dévotion, elle
reçut un coup de pistolet à la mamelle gauche, qui la jeta par terre, un coup de sabre à travers le visage et un coup de pierre sur la tête. Un autre
scélérat tua la nourrice d'un coup de
pistolet, et, soit qu'ils n'eussent
plus d'autres armes chargées, ou qu'ils voulussent épargner les munitions, ils se contentèrent de me percer de plusieurs coups de baïonnettes.
Je contrefis la morte, ils crurent
que je l'étais en effet, et ils se retirèrent. Quelque temps après, je me traînai auprès de ma maîtresse, je l'appelai, elle me répondit d'une voix basse : Ne me quitte point,
Suzon, jusqu'à ce que j'aie expiré.
Elle ajouta : Je meurs pour ma religion et j'espère que le bon Dieu aura pitié de moi ; dis à mon époux que je lui
recommande notre petite. Après cela,
elle ne s'occupa que de Dieu, par des oraisons courtes et tendres, jusqu'à son
dernier soupir, qu'elle rendit à mes côtés, à l'entrée de la nuit. » (1)
(1). Mémoires de
Cavalier, p.
229 et suiv. Brueys. - Louvreleuil.
- Nap. Peyrat. - Court.
Ce crime causa une horreur profonde; les catholiques voulurent
rendre les huguenots odieux en essayant
de les rendre solidaires de ce lâche assassinat. Ils protestèrent
énergiquement, Cavalier s'empara de trois
de ces scélérats et les fit pendre dans la forêt d'Euzet, montrant par là que, entre ses braves Camisards et les
Camisards noirs, il y avait toute la distance
qui sépare un soldat d'un assassin. La
guerre continuait avec un acharnement extraordinaire; rien n'en faisait prévoir la fin, et Montrevel était de plus en plus convaincu que terroriser
était le plus court et le plus sûr
moyen d'en finir ; mais ce général de cour, léger, immoral, profane, était incapable de soupçonner la puissance des convictions
religieuses. II allait donc de l'avant, destiné à faire la honteuse expérience que son bâton de maréchal de France s'inclinerait devant celui des paysans
cévenols. Mais avant de nous engager
plus avant dans nos récits, pénétrons
dans le camp des insurgés, et nous serons
témoins d'un spectacle unique dans les annales militaires, impossible à croire, si l'histoire, qui ne ment pas, ne nous
l'attestait.
La plus grande union régnait entre eux; du simple soldat au chef,
il n'y avait pas de distance. L'un n'était pas plus humilié d'obéir que l'autre
orgueilleux de commander; tous,
ils combattaient pour la même cause : que leur importait donc d'être à la première ou à la dernière place ?
Les soldats donnaient à leurs chefs le nom de frère; ils disaient : Frère Roland, frère Cavalier, frère Ravanel ; cette
familiarité ne nuisait pas à l'obéissance,
et Napoléon, l'idole de sa vieille garde, ne fut jamais mieux obéi de ses vieux grognards que les chefs cévenols de leurs Camisards. Ils ne
discutaient jamais un ordre, jamais une plainte ne sortait de leurs lèvres ; leur confiance ne connaissait
pas de bornes; au-dessus de leurs
chefs ils avaient leurs prophètes ;
on les consultait sur tout, soit qu'il fallût aller en avant, soit qu'il
fallût fuir; quand l'Esprit avait parlé,
Dieu avait parlé ; s'il leur ordonnait le combat, ils se jetaient dans la mêlée comme s'ils eussent
été vêtus de fer et que leurs ennemis
eussent eu des bras de laine. Des enfants de troupe, de jeunes Cévenols de dix à douze ans combattaient comme des hommes ;
tout était arme pour eux. Le
sifflement des balles ne les effrayait pas plus que le bourdonnement d'un moucheron.
L'incrédulité railleuse qui, dans son fol orgueil, sacrifie les
faits à ses vaines théories, pourra, si elle veut, attribuer à une maladie
cérébrale le courage héroïque
des Camisards ; quant à nous, tout en faisant une large part à l'exaltation,
produit nécessaire des froides cruautés de
Bâville et du clergé romain, nous
voyons la main de Dieu dans la guerre des Camisards, couvrant de sa puissante protection un peuple opprimé,
combattant pour la plus précieuse des libertés et donnant au monde, par sa résistance à Louis le Grand, un exemple plus noble que celui de la tourbe de
ses courtisans, misérables valets
sous leurs dentelles et leurs habits
brodés d'or et de soie. A vues
humaines, la résistance des Cévenols était impossible, et il semble que le roi puissant, qui avait pour généraux les plus grands capitaines du
monde, n'aurait eu qu'à dire un mot
pour disperser une bande de paysans
ignorants dans l'art de la guerre. Eh bien! ces pays lui résistent; et là où quelques
gendarmes paraissent plus que
suffisants pour rétablir l'ordre, il faut
envoyer des milices qui ont souvent vaincu les Impériaux sur les bords du Rhin; il faudra mettre à leur tête des généraux, même des maréchaux de France
! Dans un livre très-remarquable, le Théâtre
de la guerre des Cévennes, nous trouvons le secret de cette énigme; écoutons un témoin oculaire : « Ce sont, dit Élie Marion, nos inspirations qui nous ont mis au cœur de quitter nos proches et ce que nous avions
de plus cher au monde pour suivre
Jésus-Christ et pour faire la guerre
à Satan et à ses compagnons. Ce sont elles
qui ont donné à nos vrais inspirés le zèle de Dieu et de la religion pure, l'horreur de l'idolâtrie et de l'impiété, l'esprit d'union et de charité,
de réconciliation et d'amour fraternel qui régnait parmi nous, le mépris pour les vanités du siècle et
pour les richesses iniques ; car
l'Esprit nous a défendu le pillage, et
nos soldats ont quelquefois réduit des trésors en cendres avec l'or et l'argent
des temples et des idoles, sans
vouloir profiter de cet interdit. Notre devoir était de détruire les ennemis de Dieu, non de nous enrichir de
leurs dépouilles, et nos persécuteurs ont diverses fois éprouvé que les
promesses qu'ils nous ont faites des avantages mondains n'ont point été
capables de nous tenter.
C'est
uniquement par les inspirations et par le redoublement
de leurs ordres que nous avons commencé notre sainte guerre. Comment un petit
nombre de jeunes gens, simples, sans
éducation et sans expérience auraient-ils fait tant de choses, s'ils
n'avaient pas eu le secours du Ciel ? Nous
n'avions ni force ni conseil ; mais
nos inspirations étaient notre appui.
Ce sont elles qui ont élu nos chefs et qui les ont conduits ; elles ont été notre discipline militaire ;
elles nous ont appris à essuyer le premier
feu de nos ennemis à genoux et
à les attaquer en chantant des psaumes pour porter la terreur dans
leur âme. Elles ont changé nos agneaux en
lions et leur ont fait faire des
exploits glorieux ; et quand il est arrivé que quelques-uns de nos frères ont répandu leur sang, soit dans des batailles, soit dans le martyre, nous
n'avons pas lamenté sur eux. Nos
inspirations ne nous ont permis de
pleurer que pour nos péchés et pour la désolation
de Jérusalem.
Ce sont elles qui nous ont suscités, nous la faiblesse même, pour mettre un frein puissant à une armée de plus de 20,000 hommes d'élite, qui ont animé nos
prédicateurs et qui leur ont fait proférer en abondance des paroles qui repaissaient solidement nos âmes.
Ce sont elles qui ont banni la tristesse de nos cœurs, au milieu des plus grands périls, aussi bien que dans les déserts et les trous des rochers, quand la faim et le froid nous pressaient et nous menaçaient.
Nos plus pesantes croix ne nous étaient que des fardeaux légers, à cause que cette intime communication que Dieu nous permettait d'avoir avec lui nous soulageait et nous consolait ; elle était notre sûreté
et notre bonheur.
Ce sont nos inspirations qui nous ont fait délivrer plusieurs prisonniers de nos frères ; reconnaître et convaincre des traîtres ; éviter des embûches, découvrir des complots et frapper à mort des persécuteurs.
Si les inspirations de l'Esprit saint nous ont fait remporter
des victoires sur nos ennemis par l'épée, elles
ont fait triompher plus glorieusement nos martyrs sur les échafauds. C'est là que le Tout-Puissant a fait des choses grandes ; c'est là le terrible
creuset où la fidélité et la vérité
des saints ont été éprouvées. Les paroles excellentes de consolation et
les cantiques de réjouissance du grand
nombre de ces bienheureux martyrs, lors même qu'ils avaient les os brisés
sur les roues, ou que les flammes avaient déjà dévoré leur chair, ont été sans doute de grands témoignages
que leurs inspirations descendaient chacune de tout don parfait. »
Ces paroles
d'Élie Marion ont un cachet de droiture et de sincérité tel, qu'elles ont le droit d'être crues :
quand l'exaltation et
l'imposture parlent, elles ont d'autres allures.
À côté de leurs
prophètes, les Camisards avaient leurs
prédicants ; aucun d'eux n'avait été régulièrement
consacré ; plusieurs d'entre eux avaient une éloquence entraînante : Castanet et Cavalier étaient prédicants ; le premier se faisait remarquer par
sa connaissance de la Bible ; le
second par ses talents oratoires.
C'étaient ces pasteurs improvisés qui avaient renoué la chaîne du passé de leur Église, brisée par le
despotisme brutal de Louis XIV. Ils tenaient des assemblées, prêchaient, baptisaient, mariaient, administraient la sainte Cène ; aimés et vénérés de
leurs fidèles affamés de prêches et
vivant d'une vie religieuse dont
Cavalier nous a laissé le tableau dans ses mémoires : « Ni les querelles
religieuses, dit le jeune chef, ni les inimitiés, ni les calomnies, ni les
larcins n'étaient point pratiqués
parmi nous; tous nos biens étaient en
commun ; nous n'étions qu'un cœur et qu'une
âme ; tout jurement, toute imprécation, toute parole obscène étaient entièrement bannis de notre société, et
les inspecteurs que nous avions établis parmi
nous, afin que tout se fit avec ordre et décence, prenaient un soin particulier de nos pauvres et de nos malades et leur fournissaient toutes les choses nécessaires : heureux temps, s'il avait toujours
duré ! »
Les Camisards avaient, dans les
Cévennes, leur désert, et dans la voix de
leurs prophètes, leur colonne de feu
; au signal qu'ils donnaient, on décampait
; quand l'ennemi arrivait, la place était vide, il n'avait rien à
butiner ; les Camisards étaient si pauvres
qu'ils vivaient, au jour le jour, de razzias ; mais semblables à la fourmi qui travaille en vue de
l'hiver, ils avaient soin de mettre leur superflu à l'abri d'un coup de main, ils l'entassaient dans des cavernes
qui leur servaient à la fois de
magasins d'approvisionnements, d'hôpitaux et d'arsenaux. Le zèle qui avait fait
de quelques pauvres pâtres des
prédicants, en avait fait des
infirmiers, des pharmaciens, des chirurgiens. « Roland, qui, au génie du capitaine, joignait celui d'administrateur,
avait, dit M. N. Peyrat, échelonné la
hiérarchie selon le mode décimal. Il y avait des chefs de dix, des chefs de
cinquante, des chefs de cent. Ce mode
est le plus naturel et le plus antique. On le retrouve dans les armées de Tamerlan, de Romulus, de Moïse.
La ressemblance
est encore plus frappante avec l'organisation de la cité de Lycurgue. Sparte était composée de cinq
tribus. Chaque tribu donnait à l'armée une mora commandée par un polémarque; chaque mora renfermait
quatre lochos ou centaines ; chaque lochos
deux pentéchostys, deux énomoties ou pelotons
de vingt-cinq hommes. L'insurrection cévenole était composée des peuples de cinq cantons. Chaque canton
fournissait une division commandée par un brigadier-général.
Chaque division renfermait, terme moyen,
quatre brigades ou centaines, chaque brigade deux cinquantaines, chaque cinquantaine deux pelotons de vingt-cinq hommes ou cinq dizaines.
Leur camp était
une Sparte errante ; la discipline la plus sévère y régnait; malheur à celui qui l'enfreignait. Il était
frappé sans miséricorde surtout s'il dérobait, et plus encore, s'il se rendait coupable de
meurtre ou de trahison. Ils étaient livrés aux exterminateurs ou
bourreaux, après que les prophètes, leurs
juges, avaient prononcé la sentence.
Le surnom de
Camisard, donné aux insurgés, a, comme celui de Parpaillot et de Huguenot, exercé la sagacité des
historiens ; quelques-uns ont prétendu qu'il leur fut donné parce qu'ils
changeaient leurs chemises sales contre des blanches dans les lieux dont ils
s'emparaient. À Ganges, un plaisant dit à ceux qui en avaient été
dépouillés et qui se plaignaient amèrement : « De quoi
vous plaignez-vous? vous êtes bien heureux
qu'on n'ait pas pris votre peau au lieu de vos chemises. » Alors l'un des plus irrités se mit à
vomir des injures contre les insurgés et les
appela des Camisards ou des voleurs
de chemises. (1) - D'autres ont cru
que le mot camisard venait de Camis (2), parce
que les protestants se tenaient sur
les chemins. D'autres ont vu
l'origine du mot dans celui de camis que
Morin, dans son Dictionnaire, donne à
une idole du Japon ; or, comme les
protestants brûlaient les images et
les statues, et que ces mots languedociens ardre. Les camis signifient brûler les idoles, ils en ont conclu
que de ces mots camisards, idoles brûlées, vient le mot camisard ou brûleur
d'idoles.
(1) En patois le
mot chemise est rendu par celui de émise. (Mémoires de Cavalier.)
(2) Mot
languedocien qui signifie chemin.
L'origine la
moins problématique vient de camisade, attaque faite de nuit à l'improviste pendant que l'ennemi est au lit ; or, comme les
protestants cévenols, au début de l'insurrection, firent la plupart de leurs expéditions de nuit, on comprend comment ce surnom de Camisard a pu leur être donné ; mais
quelle que soit l'origine de ce mot, on peut tenir pour certain qu'il servit à désigner les protestants à la fin
de l'année 1702. Fléchier et
quelques écrivains les désignèrent
plus souvent par l'épithète de fanatique ; mais celui de Camisard leur est resté dans l'histoire. (1)
(1). Histoire de la
Réformation, p. 253, vol. VI.
CHAPITRE XIII
Nouvelles rigueurs de Montrevel. - Cruautés de Planque
et du capitaine Laplace. - Exaspération des Camisards. - Le
baron d'Aigaliers et ses projets. - La gentilhommerie protestante.
- Ses
lâchetés. - Commencement d'une nouvelle insurrection dans le
Vivarais. - Cavalier remporte une brillante victoire à Saint-Chaptes.-
Rappel de Montrevel. - Le maréchal prend sa revanche; il défait Cavalier à Nages. - Montrevel part
pour Paris.
- Le maréchal de Villars lui succède.
Montrevel, dans son impatience d'en finir avec
les insurgés, à ses
rigueurs passées en ajouta de nouvelles. Il
fit abattre tous les fours de campagne, détruire tous les moulins, ordonna aux bourgs et aux villages, de fermer leurs portes et de ne recevoir aucun
étranger dans leur enceinte; sans forme de procès, il arracha les protestants inoffensifs de leur demeure. Malheur à qui
n'obéissait pas, la mort suivait de près. Plus
de six cents huguenots furent fusillés. À Saint-André de Valborgne il se passa une scène étrange, horrible.
Un grand nombre de protestants, dont les maisons avaient été
incendiées, s'étaient retirés à Aussilargues, paroisse de Saint-André; la faim leur fit franchir les
barrières qu'on leur avait prescrites. Planque l'apprit, les fit surprendre au
lit et conduire à l'église. Quelques
moments après, cinq femmes ou filles franchirent le seuil de l'église. « Faites
votre devoir, » dit Planque à ses soldats. Ceux-ci portèrent la main à la
poignée de leur sabre.
Deux jeunes
filles, l'ainée n'avait pas huit ans, s'écrièrent
en jetant des cris perçants : «Grâce !
Grâce ! pour notre mère, ne la tuez pas ! au
nom de Dieu, ne la tuez pas ! »
La pauvre mère
jeta sur ses enfants un regard de tristesse
indicible. « Grâce ! grâce ! » crient
les enfants.
Planque n'est pas touché, mais importuné ; à ses soldats qui
hésitent, il dit brutalement : « Dépêchez-vous. »
Un officier et des soldats emmènent la
mère ; les deux enfants se jettent alors
sur eux, furieuses comme des
lionnes, en criant : « Non, vous ne la
tuerez pas ! nous vous
l'arracherons ! »
Une bête sauvage
eût compris leurs cris de douleur,
Planque ne les comprit pas ; la mère fut assassinée
sans pitié sous les yeux de ses pauvres enfants. Quelques moments après, cinq cadavres gisaient parterre, baignés dans leur sang. On ne daigna pas même leur donner un coin de terre pour y reposer en paix ; s'eût été trop de peine et d'honneur; on
les jeta, comme des chiens immondes, dans le Gardon, qui les emporta dans sa course rapide et les déposa le long
de ses bords, où ils furent rongés par des
oiseaux de proie et dévorés par les bêtes sauvages (1).
(1).
Mémoires de Cavalier, page 189.
— Court, tome II, page 177.
Planque avait, dans l'art
d'assassiner, un émule qui l'égalait, s'il ne le surpassait, le capitaine Laplace. Ce militaire, si toutefois il
est permis de lui donner ce nom, avait
accordé à quatre Cévenols qui s'étaient
réfugiés à La Salle, la permission d'aller chez eux pour des affaires qui touchaient â leurs intérêts privés, sous la condition de revenir le
même jour. Ils partirent, accompagnés
d'une jeune fille, parente de l'un
d'eux. Ils ne revinrent que le lendemain, un orage étant survenu. Ils
expliquèrent au capitaine la cause de leur
retard.
« Liez-moi ces hommes, dit Laplace à ses soldats; conduisez-les hors de la ville et fusillez-les. » Les soldats obéissent
et emmènent la jeune fille, qui doit partager leur sort.
Sa jeunesse, sa beauté excitent un
attendrissement général. Des cris de grâce
se font entendre. « Qu'on se dépêche, » dit Laplace.
Quatre décharges
consécutives ont lieu et quatre cadavres tombent à terre baignés dans leur sang. C'est le tour de la belle huguenote, qui, les yeux levés au ciel, demande à Dieu de la soutenir dans
cette heure suprême de sa vie.
Des religieuses
étaient présentes, peut-être pour veiller
à la funèbre toilette des morts.... Leur cœur est
ému d'une tendre compassion; elles s'approchent de la jeune fille, et lui disent tout bas : « Déclarez que vous êtes enceinte; » elle rougit ; et, les éloignant de la main : « Jamais,
» leur dit-elle.
Les soldats, le
doigt posé sur la détente de leur fusil, attendent que les religieuses se soient retirées.
Celles-ci
insistent. « Jamais, » répéta l'huguenote.
« - Eh bien! nous
mentirons pour vous. »
« Cette jeune fille est enceinte, dirent-elles
au capitaine ; si vous ne voulez pas
l'épargner, ayez au moins compassion
de son enfant. »
Celui-ci, sans
s'émouvoir, dit : « Qu'on aille chercher
une sage-femme. »
La sage-femme vint; elle comprit et
dit : « Cette jeune fille est enceinte. »
« C'est bien, dit Laplace à la
sage-femme. Vous allez demeurer avec elle en prison, et si d'ici à trois mois il n'y a pas
signe de grossesse, au lieu d'une victime
on en immolera deux. »
À ces mots la
sage-femme, saisie d'une frayeur mortelle, s'écria : « Non seulement elle n'est pas enceinte,
mais elle est encore une pure jeune fille ! »
Le capitaine fait un signe... et
bientôt après on entend une détonation : la jeune et belle vierge, frappée mortellement, tombe
au milieu des quatre cadavres encore
palpitants de ses compagnons d'infortune. (1)
(1). Court, tome II, page 179 et
suivantes.
Ce n'est que dans les guerres
civiles et religieuses que la vase du cœur humain, s'agitant jusque dans ses dernières profondeurs, révèle
l'abîme de misères où le péché d'Adam jeta sa malheureuse postérité.
La nouvelle de ces sanglantes exécutions et les excès commis par les cadets de la
croix exaspérèrent au plus haut point les
Camisards, qui usèrent de représailles
; et de part et d'autre la guerre ne fut plus la guerre, mais une tuerie. C'est la rougeur au front que nous déchiffrons ces pages tachées de sang et
de boue. Mais soyons justes et
renvoyons-en aux premiers auteurs de cette guerre fratricide la plus
grande partie, si ce n'est toute la responsabilité.
Au moment où nous sommes arrivé de
nos récits, nous voyons
apparaître sur la scène sanglante des événements
un personnage dont la physionomie ne manque
pas d'originalité, et qui y joua un rôle tragi-comique. Du fond de son
antique manoir, le jeune baron Rossel
d'Aigaliers gémissait de voir ses coreligionnaires (il était huguenot) aux prises avec les catholiques et n'entrevoyait pas le moment où la lutte cesserait.
La bastonnade à bord des galères
Le baron appartenait à cette
gentilhommerie protestante accoutumée de bonne heure à croire au droit divin des
rois et qui avait pour ceux de la terre une fidélité qui allait trop souvent jusqu'à renier celui du Ciel.
Elle ne le montra que trop, car dans l'espace de moins de trente ans, plus de trois cents familles nobles
du midi de la France renièrent leur foi; telle par peur, telle par courtisanerie, telle pour des places et des pensions. Ah! si le
protestantisme n'avait eu, après la
révocation de l'édit de Nantes, pour
soutien que des nobles, notre glorieuse réforme serait aujourd'hui si bien déracinée du sol français, que les protestants n'y seraient guère plus connus
que les béguins, ces rares débris du
jansénisme. - Revenons au baron
d'Aigaliers. Il fit le voyage de Paris, proposa à Chamillart d'ordonner à Bâville de faire cesser les persécutions. « Si après cela, ajouta-t-il, les rebelles se refusent à déposer
les armes, je me mettrai à la tête
des protestants bien pensants et nous courrons
sus sur les rebelles ; Sa Majesté pourra alors se convaincre que la masse de la
population lui est demeurée fidèle,
et qu'il ne faut pas la rendre responsable
des excès de quelques brouillons. »
Le ministre de Louis XIV parut
goûter le projet du baron ; celui-ci, plein d'espérance, retourna dans les Cévennes, pour
mettre ses plans à exécution.
Pendant que d'Aigaliers faisait son
voyage de Paris, Julien battait les Camisards dans le Vivarais, que ces derniers avaient
essayé une seconde fois d'insurger, ayant à leur tête Dortial de Chalancon et le capitaine Abraham Charmasson d'Arc (1), dont les
descendants existent encore. Battus dans le
Vivarais, les Camisards prenaient une
éclatante revanche près de Saint-Chaptes.
Voici le récit de cette belle journée, tel qu'il se trouve dans mon Histoire de la Réformation française : Montrevel venait d'Assions à Uzès, lorsqu'il
apprit que Cavalier était à Saint-Chaptes.
(1). Le pont d'Arc sur l'Ardèche,
près Vallon, est une des
plus belles
merveilles du monde
Il ordonna à La
Jonquière d'aller à la poursuite du chef
camisard avec six cents hommes d'élite de la marine. Ce chef, plein de confiance en lui-même, fit rebrousser chemin à un renfort de cent hommes que le maréchal lui avait envoyé. Cavalier,
prévenu de son arrivée, battit en retraite et ne s'arrêta qu'au devois
de Martignargues, lieu qui lui parut propice pour
attendre le choc des troupes royales. Pendant que celles-ci arrivaient sur lui, il fit ses dispositions pour les bien recevoir. Lorsque La Jonquière fut à une portée de fusil
des Camisards, il commanda le feu; au
moment où les coups partaient, Cavalier fit un signe; ses gens se couchèrent par terre. Le commandant
catholique, les croyant tous morts ou blessés,
cria à ses soldats : En avant ! La baïonnette au bout du fusil, ils s'élancent vers le lieu où ils ont vu tomber les insurgés; ceux-ci les attendent en
silence ; quand les soldats royaux
sont à quelques pas d'eux, les
Camisards se lèvent comme un seul homme, entonnent un psaume, déchargent leurs fusils à bout portant et s'élancent sur eux avec furie; au même
moment, des cavaliers, secondés par
des fantassins,
sortent tout à coup derrière des
taillis où ils se tenaient cachés, exécutent, avec la rapidité de l'éclair, une évolution qui enferme
les troupes de la marine dans un cercle de fer et de feu. L'étonnement et la
terreur font tomber les armes de leurs mains ; elles meurent sans opposer la moindre résistance, mais sans se
plaindre. La Jonquière ne dut son salut qu'au cheval
d'un dragon. Il abandonna ses braves officiers, dont la plupart furent
tués. (1)
(1). Louvreleuil,
tome III, page 20. - Brueys, tome III, page 274. - Mémoires de Villars, tome I page 233. - Court. - Nap. Peyrat. -
Ernest Moret.
Cette victoire
valut à Cavalier un surcroît de gloire et
un riche butin. Montrevel quittait Uzès, lorsqu'il apprit la fatale nouvelle. Il retourna sur ses pas, mit toutes ses
troupes en mouvement pour chercher les Camisards.
Ils avaient disparu.
La nouvelle
défaite des milices royales retentit douloureusement à Nîmes. Fléchier poussait, dans ses lettres
pastorales, des gémissements ; l'intendant Bâville rugissait comme un tigre auquel on a enlevé sa
proie ; les catholiques étaient exaspérés. Chacun à sa manière se déchaînait contre Montrevel, rendu seul responsable de la honte infligée aux milices
royales. On porta plainte contre lui,
la cour décida son rappel.
Le maréchal ne
voulut pas partir sous le coup humiliant de la victoire des Camisards. Il chercha une occasion de se
relever dans l'estime de ses troupes ; elle ne tarda pas à se présenter.
Cavalier, tout
fier de sa victoire de Saint-Chaptes, oubliait les règles les plus élémentaires de la prudence militaire. Il se
croyait invincible en se voyant à la tête
de 1 200 hommes bien équipés, bien armés, qui marchaient
au pas au son d'un fifre, d'un clairon et
de quatre tambours. Il avait douze gardes à habits rouges et galonnés et quatre laquais; la vanité lui
tournait la tête. A sa place Roland
se serait tenu dans les bois,
guettant le moment propice pour se jeter à l'improviste sur ses ennemis ;
Cavalier gagna la plaine de Nages,
après avoir, le 13 avril 1704, abattu les remparts de Boucoiran. Montrevel, qui le faisait suivre par ses
espions, fit habilement ses préparatifs et surprit
les Camisards au moment même où ils se livraient à un sommeil d'autant plus
doux, qu'ils étaient plus harassés de
fatigue. Cavalier, comme s'il eût eu le pressentiment d'un grand danger, fit de vains efforts pour se tenir éveillé. Il s'endormit. Montrevel,
qui, à force de vanité blessée,
avait, ce jour-là, un éclair de génie militaire, s'avança à pas de loup vers
les Camisards et lança, à fond de
train, sur eux les dragons de
Firmaçon commandés par Grandval. Ils se ruèrent sur les Cévenols, en criant : Tue ! tue ! Ceux-ci se réveillèrent en sursaut; le cri : Aux armes !
retentit dans leurs rangs. Cavalier se réveille ; un regard, jeté rapidement autour de lui, lui révèle la
grandeur du péril qui le menace. Dans
ce moment, le plus critique de sa
vie militaire, il déploie une habileté sans égale. Son cœur bat
violemment, mais sa tête demeure froide; soit qu'il se défende, soit qu'il
attaque tout est calculé; rien n'est livré
au hasard. Sa cavalerie le sert mal. Il la lance sur les dragons de Firmaçon qu'elle met en déroute, mais au lieu de revenir rejoindre le gros de son armée, elle perd un
temps précieux à poursuivre les fuyards, et quand entre Vergèze et
Boissière elle retourne sur ses pas, elle
trouve en face d'elle le régiment de Charolais avec lequel elle engage une escarmouche et retourne à toute bride, mais trop tard, à Nages. Pendant ce temps-là Montrevel, à la tête du gros des troupes royales, se jette sur les camisards ; Cavalier se trouve pris entre deux feux. Il n'hésite pas : il
s'élance avec ses braves Cévenols et se fraye un chemin sanglant à travers les
rangs épais des milices royales. Il
se croit sauvé ; vain espoir ! Il se trouve en face d'un nouveau corps d'ennemis, prêts à fondre sur lui. Il
fond sur eux, passe à travers et gagne les hauteurs
de Nages ; mais de quelque côté qu'il porte ses regards, il se voit
entouré d'ennemis, qui brûlent du désir
d'effacer la honte de Saint-Chaptes. De la voix et du geste Montrevel fait passer dans leurs cœurs les bouillonnements
du sien ; quelle gloire pour lui s'il prend
le jeune chef et ramène lié, garrotté à Nîmes ! Quelle réponse à ses détracteurs ! Du haut des collines de Nages, Cavalier se voit comme enfermé
dans un cercle de fer; d'issues, nulle part ! Bien d'autres, à sa place,
eussent demandé à capituler ; il n'en a pas même l'idée. « Enfants, dit-il à sa troupe, il ne nous reste qu'un moyen de salut : passer sur le ventre de ces gens-là : serrez-vous et suivez-moi. » A ces mots, suivi de ses braves, il fond sur les milices royales qui sont devant lui, enfonce leurs rangs, jonche la
terre de leurs morts. Mais ses ennemis semblent
renaître à chaque pas. Il rencontre
un mur d'hommes qu'il faut renverser
; il le renverse et ce n'est qu'après s'être
jeté avec furie sur les dragons qui gardent la tête du petit pont de Nages, qu'il opère sa retraite, que la nuit
favorise. Il était sauvé ! mais à quel prix ! Sa
belle troupe avait été écharpée. Quelques jours après, au bois d'Hieuset, Lalande l'attaqua, lui tua deux cents soldats et, pour surcroît de malheur,
découvrit la grotte qui lui servait d'arsenal, de magasin et d'infirmerie. Le chef catholique s'empara de
tout.
Montrevel, après
sa brillante victoire, partit en disant : « Voilà
comment je prends congé de mes ennemis. » Bientôt après
le maréchal de Villars arriva à Nîmes pour prendre la direction des affaires militaires, doublement compromises par la brutalité et l'impéritie de son
prédécesseur, sur lequel le combat de Nages
n'avait pas jeté l'absolution qu'il en attendait. Son successeur occupait dans l'armée un rang distingué ; il rivalisait par le génie militaire avec les meilleurs généraux de
Louis XIV, et il avait, entre autres hauts
faits d'armes, gagné la célèbre bataille de Friedlingen ; plus tard il
devait, gagner celle de Denain, qui sauva la
France et lui épargna la honte d'un démembrement. Aux qualités du
capitaine, Villars joignait celles du
diplomate. Il avait cinquante ans, sa figure
était belle, imposante, sa voix gracieuse et sympathique. Il était ferme et ne recourait aux rigueurs que quand la nécessité lui en était imposée. Nul
des hommes qui entouraient Louis XIV n'était plus propre à remplir la délicate mission qui lui avait été
confiée. Avant d'agir, il voulut se rendre raison de l'état des esprits
; il écouta tout le monde, « voulant,
disait-il, avoir deux oreilles pour écouter
les deux partis. » Il parcourut une partie des Cévennes, et après avoir tout vu et entendu, il conclut qu'il valait mieux
agir en diplomate qu'en homme de guerre, et il se servit de Lacombe, l'ancien maître de Cavalier, et du
baron d'Aigaliers, qui aspirait à
l'insigne honneur d'être le médiateur des deux partis ; trop heureux si, après
sa réussite, le roi, son maître,
daignait lui dire : « Baron, je suis content de vos services.»
CHAPITRE XIII
Premières
tentatives d'accommodement. - Moment opportun pour les faire. - Catinat et
Lalande. - Entrevue de Cavalier et de
Lalande. - Cavalier décidé à traiter. - Son entrée triomphale à Nîmes. -
Conférence de Cavalier et de Villars. - Bases de leur négociation. - Joie des
populations cévenoles. - Elles croient au rétablissement de l'édit de Nantes. - Roland continue les hostilités.
Le moment pour traiter avec Cavalier était des plus propices ; le
jeune chef était sous le coup de sa défaite de Nages, et les voiles anglaises,
si impatiemment attendues, n'apparaissaient pas à l'horizon. L'espérance, cette dernière force du vaincu,
manquait à l'ancien berger de Lacombe ; cependant quand ce dernier vint le
trouver pour l'engager à déposer les armes, Cavalier lui dit en relevant
fièrement la tête : « Nous le ferons quand le roi aura rétabli l'édit de
Nantes. » Il demandait ce que Louis XIV s'était mis dans
l'impossibilité d'accorder.
Cependant, Lacombe, avec son regard pénétrant, devina, à certaines
paroles de Cavalier, qu'il n'avait pas dit son dernier mot. De retour auprès de Bâville, il lui fit part de ses
impressions, et quelques jours après, d'après son conseil, Lalande fit proposer au chef huguenot une entrevue ;
celui-ci l'accepta et chargea
Catinat de porter au chef catholique la lettre qui contenait son
acceptation.
Catinat, revêtu de son beau costume, se présenta devant lui, la
tête haute et la contenance fière :
« Qui êtes-vous?
lui dit Lalande.
- Le chef de la cavalerie du frère Cavalier.
.- Quoi ! vous êtes ce Catinat qui a assassiné tant de
gens dans les environs de Beaucaire?
- C'est moi, lui répondit le Camisard sans se troubler ; ce que j'ai fait, j'ai cru devoir le faire.
- Et vous osez vous
présenter devant moi ?
- Frère Cavalier m'a dit: « Va, il ne te sera fait `aucun
mal, » et je suis venu, voici sa lettre.
- Il a eu raison, »
lui répondit Lalande qui décacheta la lettre.
Après l'avoir lue, il dit à Catinat : «Retournez
vers votre chef et dites-lui que dans deux heures
je serai au pont d'Avesnes avec trente dragons ; qu'il en amène autant avec lui. »
Bientôt après,
Cavalier, suivi de trente de ses Camisards, arriva au rendez-vous assigné ; les deux chefs se saluèrent et
la conversation s'engagea. Jusqu'ici on n'a pu connaître exactement ce que Cavalier demanda pour ses
frères, ni ce que Lalande offrit au
nom de Villars ; seulement on peut affirmer que Cavalier se relâcha de ses
prétentions et qu'il ne dit. Pas : « Hors du rétablissement de l'édit de Nantes point
d'accord. »
Après les pourparlers, Lalande
s'avança vers les soldats qui avaient
accompagné Cavalier : « Voilà pour boire, »
leur dit-il en leur jetant une poignée de pièces d'or.
Les Camisards ne se baissèrent pas même pour regarder
l'or qui roulait à leurs pieds : Ce n'est pas de l'argent, dirent-ils fièrement à l'officier catholique, qu'il
nous faut, mais la liberté de conscience.
.- Je ne peux, leur dit Lalande, vous l'accorder ; mais
votre intérêt vous fait un devoir de vous soumettre au roi. »
Les Camisards
allaient répondre ; mais Cavalier, prenant aussitôt la parole, dit à Lalande : « Nous mourrons
les armes à la main plutôt que de souffrir les
violences qu'on nous fait. » Il exprimait les sentiments de sa troupe et non les siens.
Le tentateur l'avait mordu ; il était sur une pente qu'il ne devait plus remonter.
D'Aigaliers, qu'il vit le lendemain, l'impressionna plus encore que Lalande et
l'engagea à écrire à Villars une lettre dans laquelle, après avoir exposé que les
Cévenols n'avaient pris les armes que pour
défendre leur vie et celle de leurs familles, il suppliait le maréchal d'intercéder auprès de Sa Majesté, afin qu'elle
voulût leur pardonner et les recevoir à
son service. Il n'était déjà plus ce fier Cévenol qui traitait de pair à pair avec Louis le Grand,
disant : « Sans le rétablissement de l'édit de Nantes point de paix. »
Les populations
cévenoles, qui se croyaient au moment de recouvrer leur liberté, laissaient éclater naïvement leur
joie ; elles allaient au-devant de Cavalier, dans lequel elles saluaient leur libérateur. À
leurs yeux,
il était le Néhémie de leur Jérusalem désolée. Comment en auraient-elles douté,
quand, sur tous les points des Cévennes, la chaire du désert se dressait au milieu d'un
concours immense de fidèles, et que, sans
crainte des dragons, on pouvait, à ciel ouvert, psalmodier, prêcher, célébrer la sainte Cène, baptiser les enfants, bénir les mariages. - L'enthousiasme ne pouvait être plus grand ; aussi quand,
le 6 mai 1704, Cavalier entra à Nîmes
pour conférer avec Villars, il reçut
une magnifique ovation ; toute la ville était sur pied, chacun voulait voir ce
jeune pâtre élevé à la taille d'un
héros, avec lequel le plus puissant
roi de la terre daignait traiter. Catinat, le sabre à la main, précédait son maître, il écartait la foule qui se pressait sur ses pas ; il portait la
tête haute, fier comme un valet de
grand seigneur.
Cavalier arriva
aux Récollets et entra dans le jardin où l'attendaient Villars et Bâville entourés de quelques
gentilshommes. À la vue du chef camisard, l'intendant ne sut contenir sa colère : « Il faut, lui dit-il, que le roi soit bien bon pour traiter avec
un rebelle tel que vous....
- Si c'est tout ce
que vous avez à me dire, lui répondit froidement Cavalier, il ne valait pas la peine de
me faire venir ici; au reste, si nous avons pris les armes, ce sont vos cruautés qui nous y ont contraints. »
Villars, qui
avait accueilli gracieusement Cavalier, coupa la parole à Bâville, qui allait répondre, et dit :
« C'est à moi que vous avez affaire ; que demandez-vous ?
- La
liberté de notre culte.»
À ces mots, Bâville, hors de lui, dit
à Cavalier : « Vous êtes trop heureux que le roi veuille vous pardonner ; soyez satisfait de sa clémence et ne
prétendez pas à des conditions.»
Le jeune Cévenol, sans se troubler, le
regarda en face et dit : « Au point où en
sont les affaires, nous obtiendrons
notre demande ou nous mourrons les armes
à la main. »
Vue d'une galère désarmée
L'intendant,
pâle de colère, allait éclater, quand Villars, lui coupant brusquement la parole une seconde fois, dit
à Cavalier : « C'est à moi que vous avez affaire, que demandez-vous ?
- Ce que j'ai demandé au pont d'Avesnes.
- Le roi vous accordera la liberté de conscience; mais de
relever vos temples, jamais ! »
À ces mots,
Cavalier aurait dû dire à Villars : « Je retourne
vers mes frères pour mourir avec eux.
» Il ne le dit pas et resta.
« Que demandez-vous encore ? lui dit le
maréchal.
- La liberté de tous les prisonniers et de tous les galériens condamnés pour opinion religieuse.
- Au nom du roi, je vous l'accorde ; » et
puis, avec cet air gracieux et séduisant, qui lui était particulier et qui
contrastait avec l'air farouche de Bâville, Villars dit à Cavalier :
« Pourquoi sortiriez-vous de France ? Formez
un régiment de vos soldats, mettez-vous
à leur tête et allez servir Sa Majesté soit en Espagne, soit sur les bords du Rhin. »
Les épaulettes
de colonel séduisirent Cavalier. « J'accepte, »
dit-il; mais comme si sa conscience lui eût reproché d'avoir sacrifié sa foi, il dit à Villars :
« Accordez à ceux des Camisards qui sortiront du Languedoc la faculté de célébrer leur culte dans certaines
localités déterminées.
-
Impossible ; ce serait rétablir l'édit de Nantes
; le roi ne le rétablira jamais. Si
vos frères veulent célébrer leur
culte, ils le peuvent, mais à l'étranger; le roi leur accordera la permission
de vendre leurs biens et de sortir du royaume. »
Cavalier obtenait
moins qu'il n'avait espéré, ou plutôt il n'obtenait rien, si ce n'est un brevet de colonel et une pension.
Villars, par sa diplomatie, faisait en une heure ce que, en deux ans et demi,
Ravine, avec ses potences, et Montrevel, avec son sabre, n'avaient su faire. Cavalier,
héros sur un champ de bataille, se rapetissait dans une conférence diplomatique à la taille d'un
homme vulgaire ; Villars le dominait.
Avant de se séparer, il fut convenu
que Cavalier présenterait ses demandes par
écrit et qu'on les soumettrait au
roi. La conférence était terminée; quand le chef camisard prit congé de Villars, celui-ci, en lui frappant amicalement sur l'épaule, lui dit : « Adieu, seigneur Cavalier. »
Villars
Le jeune chef
sortit du jardin des Récollets, précédé de Catinat. À la porte une foule immense de
curieux l'attendait ; il montait un petit cheval bai, portait un habit
couleur de café et son cou était entouré d'une grande cravate de mousseline blanche. À la vue de tout
ce peuple qui l'acclamait , il oublia le rôle
piteux qu'il venait de jouer, et ne pensa qu'à jouir du triomphe éphémère que lui décernait la foule ; il saluait gracieusement à droite et à gauche, et
cédant à une vanité d'enfant, il
affectait de montrer sa main où brillait une superbe émeraude, et sous
prétexte de connaître l'heure de la
journée, il sortait une belle montre
enrichie de diamants. Catinat, qui ne doutait pas que son chef n'eût obtenu le rétablissement de l'édit de Nantes, triomphait à sa manière; jamais
il n'avait été plus fier et ne
s'était montré plus content de
lui-même.
A la porte de la
ville sa troupe attendait Cavalier, elle l'accueillit avec enthousiasme et prit la direction de
Saint-Cézaire, où elle entra au chant des psaumes ; cinq cents Nîmois
protestants l'attendaient; ils lui offrirent, ainsi qu'à ses camisards, des rafraîchissements.
La
joie était peinte sur tous les visages, on croyait avoir obtenu ce qui avait
coûté tant de larmes et tant de sang. De tous, Cavalier était le moins joyeux, il savait que ses
frères se berçaient d'une fausse espérance.
Pendant les
négociations de Nîmes, Roland agissait comme s'il les eût ignorées ; il trouvait, non sans raison, étrange
que son lieutenant se fût permis, sans prendre d'autre conseil que de lui-même, d'entamer des négociations
avec Villars ; il fit semblant de l'ignorer, et au moment même où Cavalier conférait avec Lalande au pont
d'Avesnes, il faisait subir une sanglante défaite aux troupes royales à Forêt-Morte, près du château de la
Devèze, tuait leur colonel, plusieurs de
leurs capitaines, faisait un riche butin et relevait le moral de ses soldats, que la défaite de Nages avait abattus.
Cavalier sentait
la faute qu'il avait commise en agissant à l'insu de son chef. Il fallut cependant qu'il se décidât à lui
communiquer ce qui s'était passé entre lui et Villars et qu'il devait savoir
par le bruit public ; il
le fit par une lettre dans laquelle il ne lui exposait que l'un des côtés de la vérité. Roland, qui à un grand courage joignait une grande prudence, ne voulait
pas rompre ouvertement avec son lieutenant ; il
se contenta de lui répondre qu'il acceptait le traité, mais qu'il ne tomberait pas dans les pièges de
Villars. C'était lui dire : « Le maréchal t'a séduit, il ne me séduira
pas. » Aussi sa réponse ne
satisfit pas son lieutenant, qui alla
avec sa troupe attendre à Calvisson la réponse de la cour aux demandes qu'il
lui avait faites par écrit.
Cavalier fut-il
gagné par Villars ou céda-t-il à la nécessité ? Cette question est difficile à résoudre, tant
les
raisons, pour et contre, se balancent. Ceux qui soutiennent que le chef camisard
céda à la nécessité, représentent sa position comme désespérée. « Au moment
où il traitait, il n'avait, disent -ils, ni bagages, ni munitions, ni argent,
sa troupe était affaiblie par la sanglante
défaite de Nages ; la
contrée où devait se continuer la guerre, était un véritable désert, et les populations protestantes, fatiguées de la guerre , étaient
prêtes à se lever en masse contre lui à la voix de d'Aigaliers ; ils ajoutent, enfin, que les troupes royales étaient commandées par un maréchal de
France aussi profond politique
qu'habile tacticien, et que le résultat de la lutte ne pouvait être
douteux. »
Ceux qui
soutiennent l'opinion contraire, disent que Cavalier se laissa séduire par les
promesses de la cour et que la perspective d'un brillant avenir, dans les armées royales,
lui parut plus belle que celle de continuer son métier hasardeux et si peu lucratif de
guérillas cévenol.
Quant à nous,
nous pensons que le chef camisard trouva dans sa position difficile moins une nécessité qu'un prétexte
plausible pour signer un traité qui ne répondait nullement aux espérances de ceux qui avaient le droit
d'attendre davantage après tant de sang versé. Notre opinion n'est donc pas favorable à Cavalier, qui
manqua d'énergie morale et pensa à lui plutôt qu'à ses frères opprimés ; sa position, quoique difficile,
n'était pas désespérée, car, s'il eût essayé de tenir encore la campagne
pendant une saison, il est probable que les efforts tentés par les États protestants
eussent été couronnés de quelques succès ; le pâtre de Ribaute se hâta trop ; il
fit peut-être le saut, périlleux pour des épaulettes de colonel, comme le Béarnais pour la
couronne de saint Louis.
CHAPITRE XV
Aspect de Calvisson. - Joie délirante des populations
cévenoles. - Colère des prêtres et de Bâville à la vue des chaires
qui se dressent
dans toute la Vaunage. - Réponse de la cour aux demandes de Cavalier. - Désappointement de ce dernier. - Villars
le force à signer le traité. - Cavalier communique le traité à Roland.
Calvisson,
pendant huit jours, présenta un aspect des
plus animés et des plus curieux. De tous côtés les protestants y arrivaient pour voir Cavalier et
saluer en lui leur libérateur. Des
larmes de reconnaissance coulaient de tous ces yeux qui, depuis si longtemps, n'en avaient versé que de douleur. Les cachots
allaient enfin s'ouvrir pour rendre leurs prisonniers, les bagnes leurs forçats, les
frontières leurs fugitifs. Quant au rétablissement de l'édit de Nantes, il
existait déjà à leurs yeux : comment en auraient-ils douté à l'aspect de ces chaires qui se dressaient dans la Vaunage,
et du haut desquelles, à quelques pas
de Bâville, leurs prophètes, sans
crainte des dragons, annonçaient le conseil
de Dieu ? Leur joie tenait du délire, elle était si naturelle, ils avaient tant souffert ! Aujourd'hui ils prient sur les ruines de leurs temples et hier
encore le glaive royal était suspendu
sur leurs têtes ! quelle merveilleuse
délivrance ! ils la célébraient en chantant
des psaumes qui déchiraient les oreilles de Fléchier. Il s'indignait, ainsi que ses prêtres. Villars avait osé permettre aux Camisards de dresser leurs chaires dans toute la Vaunage et jusqu'aux
portes de Nîmes ! c'était, à leurs yeux, la profanation des profanations. Les murmures du clergé parvinrent
jusqu'à Villars. « C'est quelque chose de bien ridicule, dit-il
devant Bâville, que l'impatience que les prêtres témoignent à ce sujet. J'ai reçu, je ne sais combien de lettres
remplies de plaintes, comme si les prières des
Camisards écorchaient non-seulement les oreilles, mais encore la peau du clergé. Je voudrais, de
tout mon cœur, savoir qui sont ceux
qui m'ont -écrit et qui n'ont eu garde de signer, pour leur faire
donner la bastonnade ; car je trouve
que c'est une imprudence bien grande
que ceux qui ont causé ces
désordres se plaignent et
désapprouvent les moyens dont on se sert pour les faire cesser. »
Bâville comprit que ces paroles étaient à son adresse, car, moins que
Fléchier encore, il comprenait l'audace des protestants. « On ne peut souffrir, dit-il au maréchal,
un tel scandale. »
«
Voulez-vous donc mettre le feu à la province? » lui répondit le maréchal impatienté.
Bâville
Dès que la réponse de la cour aux demandes de Cavalier fut
arrivée, Villars la porta lui-même à Calvisson ; elle n'en accordait qu'une partie et refusait la seule qui pût
satisfaire les Camisards : « la liberté de
leur culte. »
Cavalier, à la fois confus et surpris d'obtenir si peu, dit au maréchal :
« La paix n'est pas possible, à ces conditions je ne signe pas. »
Villars qui jusqu'alors s'était montré conciliant et gracieux, sentit
bouillonner tout son orgueil de grand seigneur
à la vue de ce pâtre qui, traitant d'égal à égal
avec lui, un maréchal de France, allait l'obliger, par un refus, de faire savoir à la cour que
toutes les espérances qu'il lui avait
données de la pacification des Cévennes,
s'étaient évanouies et que tout était à
recommencer, avec lui comme avec Montrevel ; il jeta un regard sévère sur Cavalier. « La parole du roi, lui dit-il, est plus sûre que les vingt places
que vous demandez, vous êtes trop heureux qu'il veuille vous accorder quelques-unes de vos demandes. »
Cavalier, intrépide en face des balles des milices royales, n'osa
soutenir le regard irrité
du maréchal, prit la plume qu'on lui présentait et signa. Le jeune chef avait aliéné
sa liberté ; de ses propres mains il s'était désarmé, et si par sa soumission il ne termina pas la guerre,
il en hâta au moins la fin.
Sa tâche la plus difficile n'était pas faite, il fallait engager Roland et
les autres chefs à se soumettre ; il se rendit près d'Anduze, où il trouva son chef qui avait connaissance
de son traité avec Villars, mais qui
en ignorait le contenu.
Cavalier, qui, depuis son ovation de Nîmes, se croyait le
personnage le plus important de l'armée camisarde, oublia, en parlant à Roland,
qu'il n'était que son
lieutenant ; il lui parla en maître.
Roland jeta sur lui ses regards dans lesquels perçait une ironie
amère. « Tu oublies donc, lui dit-il, que je suis ton chef ? tu es fou, tu devrais mourir de honte
d'avoir fait ce que tu as fait ; tu n'es plus qu'un vil agent du maréchal. Va lui dire que je suis prêt à mourir l'épée à la main, jusqu'à l'entier et
complet rétablissement de l'édit de Nantes.»
À ces mots Cavalier bondit de colère et porta la main à ses
pistolets ; Roland saisit les siens ; le sang allait couler, quand leurs lieutenants s'interposèrent entre eux et calmèrent Roland ; mais il fut
convenu que Salomon irait, avec
Cavalier, trouver le maréchal pour
faire subir des modifications au traité, car tel qu'il était, il était
inacceptable.
Cavalier et Salomon, montés chacun sur un cheval, se dirigèrent vers Nîmes ; à peine
arrivés, ils se rendirent chez Villars,
Cavalier lui raconta son entrevue avec
Roland et laissa la parole à Salomon.
L'impétueux et rustique prophète, nullement intimidé de la présence du maréchal
entouré de ses officiers d'ordonnance,
formula, brièvement et nettement, les
plaintes des Camisards et termina en disant : « Sans le rétablissement de
l'édit de Nantes nous ne déposerons pas les armes. »
Villars s'impatienta ; le prophète demeura impassible.
Il était du nombre de ces hommes forts qui ne baissent la tête que devant Dieu.
Le maréchal ne revenait pas de son étonnement et il se prenait à estimer ce pâtre dont il
était digne de comprendre le courage indomptable.
Cavalier et Salomon prirent congé de lui, le premier alla à
Calvisson, le second demeura à Nîmes.
Le lendemain le prophète pria Lalande de remettre à Villars une
lettre de Roland pour le maréchal, il ne la lui avait pas présentée la veille en voyant son emportement.
Salomon répéta â Lalande ce qu'il avait dit à Villars, que ses frères ne déposeraient les armes qu'à la
condition du rétablissement de l'édit de Nantes.
Après vos échecs, lui répondit brusquement le général
catholique, vous feriez mieux de vous rendre, dépêchez-vous...
Salomon,
arrêtant son regard d'aigle sur Lalande, lui
dit : « Les défenseurs ne manqueront pas
à l'Éternel ; je monterai sur la montagne, et douze mille hommes se lèveront à ma voix. »
Lalande haussa les épaules de pitié, prit la lettre de Roland qu'il
remit au maréchal. Le général en chef des enfants de Dieu demandait ce qu'on ne pouvait lui accorder.
Revenons à Cavalier ; triste et abattu, il avait quitté Nîmes pour se
diriger vers Calvisson, où sa troupe l'attendait avec une vive impatience.
Ravanel
alla à sa rencontre.
«
A quelles conditions as-tu traité ? »
lui dit-il, dès qu'il l'aperçut. Cavalier
répond d'une manière évasive. Ravanel
précise de plus en plus sa question. Cavalier
hésite à répondre, ou bien, il ne le fait que d'une manière qui éveille des soupçons dans l'esprit de son
lieutenant; de plus en plus
pressé par ce dernier, il dit : « On prépare des habits , il faut aller en Portugal. - Lâche ! traître ! tu nous as trahis
! » lui crient Ravanel et ses officiers.
M. de Vincel, commissaire ordonnateur, qui accompagnait Cavalier,
prit la parole et dit: « De quoi vous plaignez-vous ? »
Ravanel, dissimulant le sujet de sa colère, lui répondit : « L'Hermite a assassiné deux de nos frères,
et l'on a empêché les autres de se
joindre à nous, pour prier dans nos
assemblées. - L'Hermite sera
puni, dit M. de Vincel, mais que voulez-vous ?
Le rétablissement de l'édit de Nantes, le relèvement de nos temples,
la liberté de nos prisonniers. - On dirait
que tu es le maître, lui dit Cavalier d'un ton moitié ironique, moitié colère.
- Je le suis, » lui répond son
farouche lieutenant. Il fait battre la générale et lui tourne le dos. Cavalier se jette
au milieu de ses soldats. « Frères, »
leur
crie-t-il. - « Point de paix ! point
d'accommodement ! s'écrient-ils, que nous n'ayons recouvré
nos temples. » La troupe de Cavalier s'éloigne, ayant à sa tête
Ravanel. Un seul jour a suffi pour
faire perdre au jeune chef son prestige et sa gloire ; il sent qu'il n'est
qu'un traître aux yeux de ses vaillants soldats, comment osera-t-il se présenter devant Villars, après
l'avoir assuré que sa soumission
entraînerait forcément celle des
Camisards ? Désespéré, il court après ses soldats qui s'éloignent tambour battant; il les atteint. « Frères, » leur crie-t-il. Sa troupe lui répond par des huées et par des cris,
deux fois il essaye de se faire entendre, deux fois sa voix est couverte par des cris ; des pistolets sont dirigés contre sa poitrine.
Un Camisard élève la voix : « Frères, vous traitez Cavalier comme
s'il était un larron et un brigand; il faut
lui pardonner; s'il a mal fait dans le passé, dans l'avenir il fera mieux. »
Les Camisards ne l'écoutent pas et poursuivent leur route ; Cavalier
les suit et tente un -dernier effort au moment où il est couché en
joue : « Qui m'aime me suive,» s'écrie-t-il ; il prononce ces paroles
les larmes aux yeux.
Au son de cette voix tant aimée, quelques Camisards se sentent profondément émus; ils
s'arrêtent, hésitent un instant, rompent leurs rangs et se joignent à leur
chef.
Les
partisans de Ravanel, indignés de leur désertion,
s'écrient d'une voix tonnante : « Vive l'épée de l'Éternel ! » et
poursuivent leur marche.
CHAPITRE XVI
Cavalier
reçoit de Villars l'ordre de partir. - Il quitte les Cévennes et remonte le Rhône.
- Les populations se pressent sur son passage. - À Valence l'évêque l'invite à
sa table. - À Vienne il visite un couvent.
- La jeune pensionnaire huguenote. -
Cavalier arrive à Mâcon. - Accueil qu'il y reçoit.
Lorsque
Villars fut convaincu que Cavalier ne lui était
plus utile, il lui ordonna de se préparer à partir. Le lendemain 21 juin
1704, le chef camisard, escorté par
quinze des gardes du maréchal, alla coucher à Vallabrègues, où
l'attendaient ceux de ses soldats qui
n'avaient pas voulu séparer leur fortune de la sienne. Ils saluèrent son
arrivée de leurs joyeuses acclamations ;
mais lui était triste, car sa conscience lui reprochait d'abandonner les
Cévennes, ce théâtre sacré et sanglant où
l'héroïque Roland, inaccessible aux
séductions de la cour, avait juré de mourir plutôt que de trahir la cause pour laquelle tant de sang avait été répandu.
Le lendemain, suivi de ses fidèles Camisards, il traversa le Rhône et
dit un dernier et triste adieu à ces lieux qu'il ne devait plus revoir et qu'il avait rendus célèbres par tant
de combats ; il remonta le fleuve qu'il avait franchi il y avait à peine deux ans et demi, alors
jeune homme inconnu et n'ayant pas même dans ses rêves l'idée de la
place que quelques jours de vie lui avaient donnée dans l'histoire. Que de pensées diverses devaient se presser dans le cœur de
l'ancien berger de Lacombe ! soit que son regard s'arrêtât sur son passé, soit qu'il essayât de plonger dans
l'avenir, il n'était qu'aux premiers abords de la vie et cependant il avait tant vécu ! C'est aussi avec un vif
intérêt que nous le suivons remontant la rive droite de ce Rhône au cours rapide et dont les eaux furent, aux jours
sinistres de la Saint-Barthélemy,
rougies de tant de sang huguenot ; ses bords pittoresques sont pleins de souvenirs : ils virent Coligny malade, conduisant
ses infatigables légions sur ces
champs de bataille où, toujours vaincu, il était toujours à vaincre ;
ils virent le terrible baron Des Adrets
remplir, de la terreur de son nom, le Vivarais, le Dauphiné, la Provence,
et faire trembler le pape jusque dans son
Vatican ; ils virent de nombreux
fugitifs se hasarder sur des barques
légères pour échapper aux poursuites de leurs implacables persécuteurs, et maintenant ils voyaient le héros camisard
s'acheminant triste et pensif vers Lyon
et excitant partout sur son passage une vive curiosité. Chacun voulait le voir, l'entendre, le
toucher ; son entrée à Valence lui
rappela celle de Nîmes. L'évêque de cette ville l'invita à sa table et
entama une discussion religieuse avec lui ;
Cavalier, qui connaissait la Bible et plus encore les passages qui condamnent formellement Rome que ceux qui ordonnent au chrétien de porter sa croix, mit le provocateur dans un embarras dont il sortit moins par de
bonnes raisons que par des traits d'esprit.
En quittant Valence, Cavalier suivit la rive gauche du Rhône et reçut partout, ainsi que
sa troupe, un sympathique accueil. A
Vienne, la sœur du maréchal de Villars, abbesse d'un couvent, l'invita à
prendre une collation ; sa présence dans le
cloître impressionna vivement les jeunes pensionnaires nobles qui y complétaient leur éducation. Elles étaient
avides de voir et d'entendre ce
terrible Camisard qu'on leur avait
représenté tenant d'une main une torche pour incendier les églises et
les couvents, de l'autre un glaive pour en
frapper les prêtres et les religieux ; elles
se faisaient de lui le portrait le plus hideux, et voilà, elles se trouvent en
présence d'un tout jeune homme, petit
de taille, à la chevelure blonde tombant
en boucles sur ses larges épaules ; ses yeux n'ont rien qui indique la férocité, ils sont vifs,
expressifs, doux comme sa parole. De
l'étonnement elles passent presque à la familiarité ; quelques-unes lui font
.des questions, auxquelles il répond
avec simplicité et sans embarras.
Au
milieu de ces pensionnaires, heureuses d'un incident qui rompait la monotonie
de leur vie, l'une d'elles gardait le
silence et laissait voir sur sa belle et
douce physionomie les traces d'une, profonde tristesse ; elle appartenait à une famille noble protestante du Languedoc qui avait abjuré ; son frère,
misérable apostat, l'avait condamnée à l'état monastique pour s'emparer de la part de succession qui lui
revenait dans l'héritage paternel. La jeune fille, qui avait eu le
bonheur, avant la lâcheté de ses parents, de connaître la
foi chrétienne, avait été, malgré elle, jetée dans un couvent ; elle soupirait après sa liberté comme l'oiseau des champs retenu dans sa cage ; elle
s'approcha de Cavalier, lui fit en termes simples, touchants, le récit de ses malheurs et le supplia,
les larmes aux yeux, de s'intéresser à son sort. « Ayez pitié de moi, lui dit-elle ; faites-moi rendre la liberté ! »
Cavalier,
touché de ses malheurs, le lui promit, et, en prenant congé d'elle, il lui
laissa une espérance ; se réalisa-t-elle ? Nul ne le sait. Le chef camisard
aurait pu, quand il commandait ses bandes cévenoles, forcer les portes de sa
prison ; mais le futur colonel n'avait ni puissance ni influence, et dans ces
temps calamiteux, les couvents étaient le
plus souvent des tombes ; rarement
ils rendaient leur proie.
Cavalier traversa Lyon, remonta avec sa troupe la Saône
et arriva à Mâcon, où il reçut
l'ordre de séjourner indéfiniment..
Les Mâconnais, qui n'étaient pas fanatiques comme les catholiques
du Languedoc, firent un accueil cordial au chef camisard et à ses soldats ; ils les
fournirent de vivres et prirent plaisir à assister à leur culte ; ils ne furent
scandalisés ni de sa simplicité ni de la rude monotonie du chant de
leurs psaumes.
CHAPITRE XVII
Cavalier
s'ennuie à Mâcon. - Son désir d'aller à Versailles et d'être présenté au roi. -
Il écrit à Chamillard qu'il a des secrets
importants à révéler. - Cavalier à Paris. - Il y est l'objet d'une vive curiosité. - Le roi consent à ce
qu'il lui soit présenté. - Récit de
l'entrevue. - Retour de Cavalier à Mâcon.
- Avertissements donnés à Cavalier. - Il craint d'être enfermé dans la citadelle de Neuf-Brisach. -
Départ de Cavalier pour Neuf-Brisach. - Cavalier s'échappe avec sa
troupe. - Son arrivée à Lausanne. - Il se
rend à la cathédrale et rend grâces à Dieu de sa délivrance.
Cavalier
était à Mâcon depuis à peine quelques jours,
et déjà il était fatigué de cette vie oisive qu'on mène dans les
garnisons. Ses regards se tournaient sans
cesse vers Versailles, et sa seule ambition du moment était d'être
présenté à ce roi si grand à ses yeux par
les choses merveilleuses qu'on disait de la majesté de sa personne, de la somptuosité de sa demeure et de
l'éclat de son entourage. Quel honneur pour
lui si le monarque daignait l'honorer d'une audience ! et l'ancien pâtre de Lacombe s'enivrait de cette idée. Pour la réaliser, il eut recours à un
mensonge ; il écrivit à Chamillard
qu'il avait d'importantes révélations
à faire. Le ministre chargea d'Aigaliers, qui de Paris se rendait dans
les Cévennes, de s'arrêter à Mâcon pour
recevoir ses communications. Cavalier
refusa et déclara que ce ne serait qu'à Versailles qu'il les ferait. Le ministre, le croyant
dépositaire de quelque grand secret,
lui envoya la permission tant désirée.
Le chef huguenot quitta Mâcon et arriva à Paris, où le bruit de
sa renommée l'avait précédé. Chacun voulait voir ce jeune pâtre qui, sans jamais avoir appris l'art de la guerre, faisait
l'admiration des plus habiles capitaines.
Pendant deux ans n'avait-il pas, avec quelques
centaines de paysans armés de bâtons et de mauvais fusils, tenu tête à de Broglie et à Montrevel, après leur avoir fait subir d'éclatantes défaites ?
S'il a déposé les armes, ce n'est pas
devant Villars victorieux, mais devant
Villars diplomate. Partout où il se
présentait, il était acclamé, et lui jouissait naïvement de son triomphe et oubliait ses frères
qui versaient leur sang pour la cause
qu'il avait abandonnée. Paris
l'émerveillait ; tout y était nouveau pour lui: ses rues, ses places publiques, ses palais, ses
monuments. Versailles avec son
aspect féerique l'enchantait. Mais au
milieu de ces enivrements, qu'on comprend si bien chez un jeune homme, Cavalier pensait toujours au roi auquel il voulait avoir l'honneur d'être
présenté. Le moment si désiré et attendu avec tant d'impatience arriva :
le monarque condescendit à le voir.
Louis XIV avait
alors soixante-trois ans. Quoique sa taille fût un peu au-dessous de la moyenne, avec son costume et sa
figure imposante, il paraissait grand : tout décelait en lui le roi, le maître ; car s'il ne sut pas toujours bien
gouverner son royaume, il sut au moins toujours bien trôner. C'est ce qui lui donna cet ascendant irrésistible sur tous les
hommes d'élite, prêtres, militaires,
diplomates, poètes, orateurs, artistes,
qui ont jeté tant d'éclat sur son règne et qui sont son plus beau titre de gloire devant la postérité.
Cavalier fut
introduit dans le cabinet royal par Chamillard. Louis, à la vue de ce jeune Cévenol, prit un air hautain et
dédaigneux ; et, sans autre préambule, lui dit: « Qu'avez-vous
à me communiquer ? » Cavalier ne fut
pas déconcerté, ni par les paroles dédaigneuses,
ni par l'aspect imposant de son royal interlocuteur ; en termes simples, mais
fermes, il fit l'apologie des Cévenols.
« Ils n'ont, dit-il, pris les armes que
parce qu'ils y ont été contraints par les cruautés des prêtres ; leur conscience leur a fait un devoir impérieux de ne pas embrasser la foi
romaine. » Le roi ne s'irrita pas de sa hardiesse. « Nous sommes
prêts, Sire, continua Cavalier, verser tout notre sang pour le service de Votre Majesté, si votre clémence
nous couvre de son pardon, et si elle daigne réaliser les promesses de
Monseigneur le maréchal de Villars. » Louis
fronça les sourcils. « Ne me parlez pas de cela, dit-il vivement à Cavalier, si vous ne
voulez pas encourir mon indignation ;
si les rebelles se soumettent, je verrai ce que j'aurai à faire. »
Brusquant la conversation, il lui demanda
si le duc de Savoie lui avait envoyé de l'argent. « Non, Sire. »
Louis, passant à un autre sujet,
reprocha à Cavalier les cruautés des Camisards. « Ils ont, lui dit-il, brûlé les
églises et les couvents, incendié des bourgs et des villages, tué des
prêtres...
- Ils n'ont fait, lui répondit, sans se troubler, le jeune Cévenol, qu'user de représailles; » et en paroles de feu, il
lui raconta les expéditions sanglantes de
Montrevel et notamment le massacre du moulin de Nîmes.
Louis, étonné, se tourna vers
Chamillard « Quelle est, lui dit-il,
cette affaire ? »
On la lui avait cachée ! « Ces gens
que le maréchal fit tuer, répondit le ministre en balbutiant, étaient de, misérables vagabonds dignes du châtiment qu'il leur infligea
.- C'est faux! s'écria vivement Cavalier
; si j'ai menti, Sire, punissez-moi. »
Le roi comprit et
n'insista pas. « Voulez-vous vous faire catholique ? lui dit-il. - S'il vous faut ma vie, Sire, prenez-la, elle est à vous ; quant à ma religion, je n'en changerai jamais ! »
Louis ne parut
pas offensé de son refus. Voyant que le chef huguenot n'avait pas de révélations plus
importantes à lui faire, il lui dit : « C'est
bien, à l'avenir soyez plus sage. » Et d'un geste
il le congédia, comme il
eût congédié un valet.
Cavalier
s'inclina et sortit. Chamillard, qui l'accompagnait, s'étonna de son refus d'embrasser
la religion du roi. « Si vous le faisiez,
lui dit-il, votre père aurait une pension de 100 livres et vous un brevet de maréchal de camp. »
Cavalier était
vaniteux, mais il avait une âme noble et fière. Il avait pu se laisser enlacer dans les filets de
Villars, tout en s'efforçant de croire qu'il servait la cause de Dieu ; mais les principes
religieux qu'il avait repus sous le toit
paternel étaient trop profondément
enracinés dans son cœur pour qu'il eût même l'idée, pour une épée de maréchal de camp, de faire le saut périlleux. S'il n'avait pas l'amour de Dieu
comme un vrai chrétien, il en avait la crainte ; il savait qu'en abjurant, il perdrait son âme, parce
qu'il agirait contre les lumières de sa raison et le cri de sa conscience.
A la proposition
de Chamillard, il répondit : « Jamais ! - Vous êtes un entêté, » lui dit le ministre:
Bientôt après, le
chef camisard quittait Paris qu'il ne devait plus revoir et allait rejoindre sa
troupe à Mâcon. À peine arrivé dans cette ville, il reçut des
lettres dont le contenu
l'impressionna vivement: « Craignez, lui
disait-on, pour vous et pour vos braves compagnons. » Ces avertissements lui donnèrent de l'inquiétude ; instinctivement il sentait qu'un grand
danger le menaçait ; il se tenait
sur ses gardes ; mais ne communiquait
pas ses craintes à ses fidèles Camisards, qui jouissaient avec délices, après tant de jours orageux, du repos que leur offrait Mâcon. Ils y avaient en
abondance ce qui leur avait si
souvent manqué dans les Cévennes : du
pain, de la viande, des souliers, des vêtements
; ils croyaient même par moment au rétablissement
de l'édit de Nantes. En face des églises catholiques ils avaient leur lieu de
culte ; ils y assistaient sans armes,
et ni prêtres ni milices armées ne venaient
les y troubler.
Un jour un
Suisse aborda Cavalier : « Tenez-vous sur
vos gardes, lui dit-il, on veut vous enfermer, votre vie durant, dans la forteresse de Neuf-Brisach. »
Ces paroles le
rendirent de plus en plus vigilant ; et il ne douta plus du sort qui l'attendait, quand vers la fin d'août (1704) il reçut l'ordre de se mettre en route pour Neuf-Brisach, et surtout quand l'homme chargé de l'escorte était le célèbre Lalande.
Cavalier ne fit pas la moindre
résistance, ensevelit ses appréhensions au fond de son. Cœur,
dans la crainte d'éveiller le plus léger
soupçon dans l'esprit de celui qui, n'ayant pu être son vainqueur, aurait été,
selon toutes les probabilités, son geôlier. Il marchait donc avec sa troupe
d'étape en étape, comme si sa destination
eût été d'aller combattre les Impériaux sur les bords du Rhin. Lalande croyait déjà tenir sa proie, et, aussi
impénétrable que Cavalier, il ne disait pas un
mot qui pût faire soupçonner à ce dernier ce qui l'attendait à Neuf-Brisach.
Arrivé à Onay, à
trois lieues de la frontière suisse, Cavalier crut le moment arrivé pour échapper à son futur geôlier. Il
.était seul avec ses compagnons. « Frères, leur
dit-il, nous sommes trahis ; si nous entrons
à Neuf-Brisach, nous n'en sortirons jamais. Ce soir, à neuf heures,
quand on nous croira endormis, prenons la
fuite. » À l'heure indiquée et au moment où Lalande croyait que
les Camisards s'abandonnaient au sommeil, Cavalier donne le signal de la fuite, sa
troupe le suit. En quelques heures, il gagne le pays de Montbéliard, traverse le Porrentruy; il était sauvé! Le 1er septembre 1704, Lausanne
fut témoin d'un spectacle des plus
touchants : le chef cévenol, suivi
de ses compagnons, gravit les degrés qui conduisent à sa belle cathédrale, pénètre dans le sanctuaire et
rend publiquement, au milieu d'une foule immense
d'assistants, des actions de grâces à Dieu qui l'a délivré, ainsi que sa troupe, de la gueule du lion.
CHAPITRE XVIII
Les Camisards après la capitulation de Cavalier. - Aspect
triste et douloureux que
présente leur camp. - D'après l'ordre de
Villars, d'Aigaliers s'abouche avec Roland. - Refus de ce dernier de
déposer les armes aux conditions proposées par le baron. - Villars a recours à
des mesures de rigueur. - Un nouveau cri de douleur retentit dans toutes les
Cévennes. - Roland et Mlle de Cornelly, sa fiancée. - Héroïsme de cette jeune huguenote. - Un traitre livre Roland au
maréchal. - Le château de Castelnau-Valence. - Scènes tragiques dont il est
le théâtre. - Mort de Roland. - Son cadavre est promené en triomphe à Uzès et brûlé en grande pompe à Nîmes. - Parallèle de Roland et de Cavalier. - Que devint
Mlle de Cornelly.
Retournons maintenant au camp des Camisards, affaiblis mais non
découragés par la défection de Cavalier. Ces hommes au cœur d'acier ont depuis longtemps fait le
sacrifice de leur vie; ce qu'ils redoutent, ce sont moins les sabres et les balles des milices royales que le manque des choses les plus nécessaires à la
vie. Ils ont une nourriture chétive, souvent insuffisante ; leurs vêtements tombent en lambeaux, leurs
souliers sont usés; pour s'abriter, ils n'ont que la voûte du ciel. Le jour, ils ont la chaleur ; la nuit, le
froid ; et pour comble d'infortune, du sommet de leurs montagnes, ils n'aperçoivent pas à l'horizon les
voiles anglaises, si impatiemment attendues. Poursuivis, traqués par les soldats de Villars, ils ne
peuvent compter ni sur la bourgeoisie, ni sur la noblesse protestante, courbées avec une terreur
respectueuse devant le bâton du maréchal. Tout leur fait défaut, tout, si ce n'est leur indomptable
énergie qu'ils puisent
dans leur confiance en Dieu et la sainteté
de leur cause. Aussi ce n'est pas sans un attendrissement mêlé d'admiration que nous arrêtons nos regards sur ces paysans cévenols, aux
traits amaigris par les souffrances et hâlés par le soleil, qui soutiennent depuis deux ans et demi une
lutte, à vues humaines impossible.
Notre intention, en commençant ce livre, n'étant que d'écrire la
vie de Jean Cavalier, nous nous contenterons
de raconter, dans un récit rapide et sommaire,
les événements qui se passèrent dans les Cévennes, après que le jeune chef cévenol eut disparu de la scène, où sa présence avait jeté tant d'éclat. Ceux des lecteurs de ce livre qui désireront des détails plus circonstanciés, les
trouveront dans mon Histoire de
la Réformation française. (1)
(1) Histoire
de la Réformation française, volume VI et VII.
Le maréchal de Villars, trompé dans ses espérances, voulut,
avant d'en venir à des voies de rigueur qui lui répugnaient, faire une dernière tentative pour amener Roland à
une capitulation. Il lui dépêcha le complaisant d'Aigaliers, qui continuait à
se nourrir d'illusions.
Le baron se rendit à Durfort, auprès de Roland.
Leur entrevue fut orageuse. Le chef des enfants de Dieu mit à sa capitulation des conditions inacceptables ; il demandait ce que
l'orgueilleux Louis XIV ne pouvait
accorder : le rétablissement de cet
édit de Nantes qu'il avait révoqué. D'Aigaliers, aussi honteux que
désappointé, retourna auprès du maréchal et
lui fit connaître le résultat de ses négociations ; Villars comprit qu'il ne
devait, désormais, demander qu'à la force seule ce qu'il avait attendu, mais vainement, de sa diplomatie. Les rigueurs, un moment suspendues, reprirent leur cours, et un cri de douleur retentit dans toutes les Cévennes ; les prisons et les bagnes, fermés, se rouvrirent
et se peuplèrent de nouveaux hôtes.
Les Camisards, à leur tour, sautèrent
sur leurs armes, et le sang coula comme
aux jours les plus mauvais de cette guerre fratricide. Roland et ses braves
lieutenants se multipliaient.
L'espérance, cette dernière planche de salut des infortunés, les soutenait ;
ils se battaient, à leur manière, en
braves, et, tout en combattant, leurs regards se dirigeaient du côté de la mer : « Le secours, disaient-ils, vient de Dieu; il nous l'enverra. »
Le secours n'arriva pas, mais la trahison vint.
Dans
toutes les guerres, il est extrêmement rare qu'il
n'y ait pas un traître qui , à lui seul, ne fasse pas ce que la force et quelquefois le génie
militaire sont impuissants à faire.
Ce traître se trouva : un jeune Camisard,
nommé Malarte, qui vivait dans l'intimité de Roland, livra son chef à Villars.
Roland, par ses manières distinguées et son héroïsme, avait
touché le cœur de Melle de Cornelly. (1) Cette jeune fille, sans que jamais un seul instant la calomnie eût osé essayer de la salir
de son venin, accompagnait Roland dans ses
courses et partageait ses dangers.
Leur mariage devait se célébrer à l'issue de la guerre. Montrevel la fit prisonnière et lui donna un couvent pour prison. Un jour, il lui offrit 400
pistoles, si, en échange, elle
voulait engager Roland à déposer les armes.
C'était très-tentant pour cette jeune fille, qui aimait
passionnément Roland ; mais, plus huguenote encore qu'amante, elle refusa
noblement et dit à Montrevel : « Roland ne veut
pas se rendre, l'Esprit le lui défend. »
(1) Le château de Cornelly, situé
au-dessus de la Salle, ne serait-il pas le berceau de l'héroïne
Quelque temps après, elle fut mise en liberté. Le 14 août 1704,
Roland, accompagné de Melle de Cornelly,
s'était retiré au château de Castelnau-Valence,
près Brignon, où il se proposait de passer la nuit avec sa troupe ; il
s'y croyait en sûreté, mais le traître
veillait ; il dénonça à Parate le lieu de la retraite de son chef, de celui qui l'honorait de sa confiance.
Parate, à la faveur des ténèbres de la
nuit, se dirigea avec un fort détachement
de troupes vers l'antique manoir. La sentinelle, qui du haut d'une tour
veillait, donna le signal d'alarme. Roland se réveille en sursaut ; sa première pensée est pour sa fiancée, qui repose dans une chambre du château ; il la
fait évader par une poterne ; puis,
d'une voix tonnante, il ordonne à ses
soldats de décamper, et lui, l'épée à la
main, suivi de cinq de ses lieutenants, il cherche son salut dans la fuite,
car il a compris de suite que toute
résistance est impossible. Les dragons de Parate se mettent à la recherche des fuyards ; mais le seul qu'ils désirent atteindre, c'est Roland ; les
autres leur importent peu. Ils
l'aperçoivent et s'élancent vers lui. Roland
voit le danger; il s'adosse à un chêne qui existe encore, là il attend
de pied ferme ses ennemis. Il est armé
jusqu'aux dents, sa ceinture est garnie de pistolets ; sur les trois premiers soldats qui s'approchent, il lâche habilement son feu et les étend
roides morts à ses pieds. Il va le
continuer, quand l'un de ses assaillants,
furieux de la mort de ses compagnons et oubliant l'ordre de prendre vif
le chef cévenol, décharge sur lui, à bout
portant, sa carabine. Roland ne
pousse pas un soupir : atteint au cœur, il était mort. Raspal, Coutereau, Mallié, Grimaud, Guérin, ses braves
lieutenants, qui se défendaient en lions, laissent
tomber leurs armes à la vue de leur chef mort, se jettent en pleurant sur son
cadavre et se laissent prendre comme des agneaux.
Pendant que cette
tragique scène se passait, Mlle de Cornelly, grâce à l'obscurité de la nuit et à la
vitesse de son cheval, échappait aux dragons mis à sa poursuite.
Parate était
triomphant, il regrettait de n'avoir pas pris Roland vivant, mais enfin, il avait son cadavre, c'était une proie assez belle ; ce
cadavre, tout Uzès le vit le lendemain. Le
commandant catholique, en entrant dans la ville, le portait comme un trophée
sur l'arçon de la selle de son cheval de bataille ; et pour qu'on ne répandit
le bruit que le chef cévenol n'était pas
mort, Uzès, pendant toute une journée, vit un homme qui parcourait ses rues, tenant par la bride un cheval sur lequel était le cadavre de Roland. De temps en temps, cet homme s'arrêtait et disait à
haute voix : « Voilà le corps de Roland, le fameux chef camisard ! »
Cette oraison
funèbre, dans la bouche d'un ennemi, était digne du héros cévenol. Ici nous allons,
ce qui nous est permis, nous copier nous-mêmes.
Roland fit son
entrée funèbre à Nîmes au milieu d'une foule immense, qui se pressait avidement autour du char qui
traînait son cadavre ; chacun voulait contempler les traits de l'homme qui avait rempli le Languedoc du
bruit de ses exploits. Bâville, rayonnant de joie, monta sur son siège de juge, fit le procès au cadavre de l'illustre mort et
le condamna à être traîné sur la claie et
ensuite à être brûlé. La sentence
s'exécuta avec un grand appareil. Quand le corps de Roland eut été consumé par les flammes, ses cendres furent jetées au vent.
Les cinq officiers
qui, après la mort de leur brave chef, s'étaient laissé prendre sans résistance, furent exécutés peu de
temps après. Fléchier et quatre autres prélats voulurent les voir mourir; leur joie, qu'ils ne surent
pas dissimuler, indigna même les catholiques. Les prisonniers ne démentirent pas leur nom
de Camisard. Ils furent aussi grands sur l'échafaud qu'ils avaient été
intrépides sur les champs de bataille.
Roland avait à
peine trente ans quand il termina sa courte et orageuse carrière ; son nom,
moins populaire que celui de Cavalier, a sa place marquée à côté de celle du pâtre de Ribaute, ni
au-dessus, ni au-dessous. Ces deux chefs se
complétaient : Cavalier avait plus
d'élan, Roland plus de prévoyance ; le premier rappelle Andelot, le brave des braves; le second, l'indomptable et patient Coligny. Cavalier se
battait souvent pour le plaisir de se
battre, Roland poursuivait toujours
un but. Tous les deux, ils firent des prodiges
de valeur, et étonnèrent Villars, un maître dans l'art de la guerre, Cavalier par ses brillantes improvisations, Roland par la profondeur de ses
combinaisons. L'un et l'autre
exercèrent une influence puissante
sur leurs soldats et leurs lieutenants, et servirent la même cause, le premier avec l'enthousiasme de la jeunesse, le second avec les
réflexions de l'âge mûr. Il ne leur
manqua qu'une éducation militaire et
un plus vaste théâtre pour se placer, Cavalier
à côté du grand Condé, Roland à côté de Turenne. Ils firent tous les deux leur entrée triomphale dans Nîmes ; le premier sur son cheval de
bataille, au milieu des acclamations
enthousiastes des huguenots ; le second sur son char funèbre, au milieu
des cris, des larmes et des sanglots
de ses frères. Le nom de Cavalier est
devenu un nom presque légendaire ; celui de Roland demeure à demi voilé, et cependant le chef ne le cède en rien à son lieutenant, qu'il
surpasse en grandeur morale. Puissent ces lignes rendre au neveu du brave
Laporte, dans le souvenir des protestants,
la place qu'il occupa parmi ses braves Camisards !
Que devint Melle
de Cornelly après la mort de son fiancé
? Nul, jusqu'ici, n'a su le dire ; on aimerait cependant à le connaître, tant cette jeune héroïne cévenole nous inspire un profond intérêt.
Cependant autant que cela peut être permis à un historien, nous croyons qu'elle dut demeurer fidèle au souvenir
de l'homme qui, à ses yeux,
personnifiait le héros protestant, et
prendre des vêtements de deuil pour ne les
quitter que le jour où la mort la coucha dans un cercueil; pour nous, Mlle de
Cornelly n'a pas vieilli, elle est
toujours la jeune fille belle, pieuse, intrépide, dont l'esprit élevé ne s'est pas arrêté à des exigences de famille
et de caste, et qui, dans un paysan de Mas- Soubeyran, a découvert la
première des noblesses, celle du cœur.
CHAPITRE XIX
Villars quitte le Languedoc et va recevoir à Paris la
juste récompense de ses services. - Les Camisards à Genève. - Ils y sont un objet de
répulsion. - L'abbé La Bourlie essaye d'insurger de nouveau les Cévennes. - Les chefs camisards entrent dans ses
plans. - De Genève ils se dirigent vers le Languedoc. - Terreur de Bâville. -
Arrestation et exécution de Castanet. - Son héroïsme. - Fin tragique de Ravanel,
de Catinat
et des autres chefs.
Par la mort de Roland, la guerre des Camisards était, en réalité, terminée; car les
insurrections qui suivirent ne furent que
les dernières convulsions d'un corps
atteint dans les sources mêmes de la vie. Aussi le maréchal de Villars, ne
croyant plus sa présence nécessaire, retourna à Paris, où l'attendaient
les faveurs de Louis XIV, qui récompensa
royalement l'heureux et habile pacificateur des Cévennes.
Les États du Languedoc se montrèrent également reconnaissants :
ils lui offrirent un don de 12,000 livres, et à son épouse un de 8,000. Le
clergé, par l'organe de Fléchier, appela sur lui les bénédictions d'en haut. Comment ne
l'eût-il pas fait ? Le maréchal avait frappé à la tête et au cœur l'hérésie, et, à
ses yeux, désormais, le protestantisme en France n'était destiné qu'à vivre dans
l'histoire ; aussi, comme aux grands jours de fêtes, le clergé nîmois déploya
toutes les pompes de son culte : les voûtes de ses églises résonnèrent de ces Te Deum toujours au service des pouvoirs qui
s'élèvent,
alors même qu'il en est aux regrets de ceux
qui tombent.
Pendant que le clergé rendait, à sa manière, c'est-à-dire
en chantant, grâces à Dieu de la défaite des Camisards, ceux qui avaient échappé
aux balles ennemies et ne voulaient pas prostituer leur nom de protestant en prenant celui de nouveau
converti, se dirigeaient, pour la plupart, vers
Genève, où les avait précédés leur réputation ; aux yeux de leurs frères
de cette ville, ils étaient des héros hauts
de dix coudées et leurs chefs des Guillaume Tell. Leur admiration s'évanouit à
la vue de ces hommes agrestes, mal vêtus,
mal peignés, au langage rustique. Entre tous, les prophètes firent la plus
mauvaise impression : on les trouva
ridicules, inconvenants ; et cependant ce furent ces paysans qui, pendant plus de deux ans, avaient tenu en échec
la fortune de Louis XIV dans les Cévennes et
qui auraient peut-être contraint l'orgueilleux monarque à rendre aux protestants l'édit de Nantes, si ses ennemis avaient compris que c'était
au cœur même des Cévennes qu'il fallait l'attaquer. 5 000 hommes, de l'argent et des vivres auraient suffi
pour insurger le Rouergue, le
Dauphiné, les Cévennes, le Poitou.
Ils ne le comprirent pas : ils n'avaient vu dans l'insurrection camisarde qu'une émeute sans importance.
Dieu, dont les desseins sont insondables, ne le permit pas. Le
rétablissement de l'édit de Nantes eût empêché la chute des Bourbons : Dieu la voulait; car cette maison
royale avait répandu trop de sang chrétien pour qu'il ne la frappât pas dans sa justice comme il avait frappé
celle de Saül, fils de Kis, en brisant, aux jours déterminés par son conseil, ce sceptre dont elle avait tant abusé.
Les lecteurs de ce petit livre désirent naturellement connaître ce que devinrent les chefs
camisards après la mort de Roland. Nous allons les satisfaire, toutefois en abrégeant des récits qui, à eux seuls, demanderaient autant de pages que nous en avons écrit.
Bâville, après le départ de Villars, se disposait à quitter le
Languedoc pour aller demander à son maître la récompense de ses longs et
sanglants services, et attacher à son nom le titre de pacificateur des Cévennes, quand
tout à coup il apprit que l'abbé La Bourlie,
plus connu dans l'histoire sous le nom du marquis
de Guiscard, avait formé le projet, avec le marquis de Miremont et de Belcastel, de soulever les Cévennes.
L'intendant, qui croyait en avoir fini avec les
Camisards, tressaillit de colère, et, à sa demande, le maréchal de Berwick vint
prendre le commandement du Languedoc.
Aussi brutal que Montrevel, Berwick
avait ce que n'avait pas le destructeur des hautes Cévennes, le coup d'œil du parfait militaire.
Catinat et Castanet, qui s'étaient retirés à Genève, s'y
ennuyaient à ne rien faire ; les jours leur paraissaient d'une
longueur démesurée. Cette vie oisive les fatiguait plus que les marches les plus forcées aux jours où ils
étaient d'une aube à l'autre sur pied ; aussi quand La Bourlie les fit sonder pour
savoir s'ils voulaient entrer dans le complot, leur cœur bondit de joie, et sans
calculer, ni même penser aux dangers de
l'entreprise, ces deux chefs résolurent de quitter Genève. Catinat partit le premier et arriva dans les Cévennes, où sa présence causa une émotion
profonde. Berwick mit tous ses
régiments sur pied, comme s'il se fût agi d'aller se mesurer avec un corps
d'armée ennemi sur les bords du Rhin
ou aux frontières d'Espagne. Castanet,
quelques jours après le départ de Catinat, se dirigea vers le Vivarais, arriva
à Vals et prit avec lui deux hommes déterminés, Valette, de Vals, et Boyer, des environs de Vallon. Ils
passèrent sous Aubenas, traversèrent
Lagorce, Vallon, Salavas, Barjac, se
rendirent à Saint-Jean de Marvéjols, et arrivèrent à Rivière. Bâville veillait ; il avait ses agents partout, offrant de l'or à qui lui livrerait les
chefs camisards, menaçant de la mort
celui qui, connaissant leur retraite,
ne les dénoncerait pas. Chez lui, rien n'avait
vieilli : sa hache et sa corde étaient neuves, comme le premier jour où il les
essaya. Un paysan de Rivière, ou
peut-être des environs, soit par cupidité, soit par crainte, découvrit
au capitaine Muller la retraite de Castanet
et de ses compagnons. L'officier les
arrêta et, sans forme de procès, il
fit couper la tête à Boyer et força Castanet à la porter ; c'est avec ce sanglant trophée à la main que l'ancien garde de l'Aigoâl fit son entrée funèbre
dans Montpellier.
A la nouvelle de la captivité de son époux,
Mariette alla se jeter aux pieds de Berwick pour lui demander sa grâce.
C'était peine perdue : le sépulcre eût rendu plutôt son mort que le maréchal lâché
une si belle proie.
Castanet
n'était pas un Camisard ordinaire : c'était un
chef hardi, intrépide, qui avait souvent donné de ses nouvelles à
Bâville par ses hardis coups de main ; son
procès ne fut pas long. L'intendant, du haut de son tribunal, fit
descendre un arrêt de mort que Castanet
écouta avec la plus grande impassibilité ; mais là où se révéla, dans
tout son éclat, la force d'âme du garde
forestier de l'Aigoàl, ce fut au moment où le bourreau se fatiguait à le torturer ; il le regardait faire comme s'il se fût agi d'un autre ; les noms de ses
complices, qu'on voulait lui
arracher par la douleur, demeurèrent
ensevelis dans son cœur : il ne nomma personne. Quand il fut conduit sur le lieu de son supplice, il put promener ses regards sur plus de 12 000
personnes accourues des environs pour le voir mourir ; parmi elles se trouvaient
des huguenots qui faisaient des efforts pour retenir leurs larmes, de peur
d'être reconnus.
Deux prêtres accompagnaient Castanet et l'exhortaient à se réconcilier avec l'Église.
Le prisonnier ne les écoutait pas ; son âme,
prête à comparaître devant Dieu, était ailleurs. Les prêtres
redoublèrent d'instance et d'importunités. Castanet,
arrêtant sur eux un regard où le dédain se mêlait à l'impatience, leur dit : « Retirez-vous, sauterelles de l'abîme,
maudits tentateurs; que venez-vous faire ici ? - Vous consoler », lui dit
l'un d'eux. Le Camisard se tourne
alors vers le bourreau, et sans
répondre au prêtre, il dit à l'exécuteur : « Fais ton office.» Le prêtre insiste.
Castanet, d'une voix forte et qui fut
comprise, lui dit : « je veux
mourir dans la religion dans
laquelle je suis né ! »
Le bourreau, à un signal donné, saisit le patient, et lui, ferme comme un roc, meurt
comme il a vécu, en vrai Camisard. Le supplice de Castanet consola Bâville de ses mécomptes ; mais quelque chose manquait à sa joie,
qui eût été complète, s'il eût pu,
du même coup de hache, faire tomber la tête de tous les chefs cevenols ; aussi mettait-il à leur recherche ses espions,
cherchant, à prix d'or, des traîtres.
Catinat et Ravanel ne tardèrent pas à
tomber entre ses .mains. Leur exécution eut lieu à Nîmes, sur
l'Esplanade, en face d'une assemblée innombrable. Rien ne manqua à l'appareil
funèbre ; si Bâville eût pu inventer un
supplice plus douloureux que la roue,
il en eût fait joyeusement l'application
aux deux chefs camisards qui, unis dans la vie, le furent dans la mort. « Plus tard, Joany, Lafleur, Salomon, Abraham, le baron d'Aigaliers, Fidel périrent de mort
violente. La mort ne se lassa pas de
frapper.
Bâville avait vaincu l'insurrection ; il pouvait, après trente-six ans de
séjour dans le Languedoc, dont il avait fait une solitude, se présenter à son maître et lui demander la récompense de sa
longue fidélité. Si agir, c'est vivre, le roi du Languedoc avait vécu de
longs jours; sa présence, dans son intendance, ne fut qu'une action continue qui, chez toute autre nature que la sienne, aurait brisé, sinon
affaibli, les ressorts de la vie.
Chez lui, rien n'avait vieilli que le corps.
Sa haine contre les protestants, loin de s'affaiblir, ne fit que s'accroître
avec les années ; quelques jours
avant de descendre dans la tombe, il rédigea avec Fleuri et Tressan le célèbre édit de 1724, qui, le code noir de la Réforme ; le sanguinaire
vieillard n'oublia rien, et comme si
les édits de Louis XIV n'eussent pas
été suffisants pour anéantir un pauvre peuple
opprimé, aux rigueurs anciennes il en ajouta de nouvelles ; et puis, sans que sa conscience lui reprochât un seul acte de son sanglant passé, il put
dire comme l'odieux Le Tellier : « Laisse maintenant, Seigneur,
aller en paix ton serviteur. »
Pendant que tant de noms connus et même célèbres
disparaissent peu à peu dans la fosse commune, Bâville demeure un vivant : c'est
sa punition dans l'histoire. Il n'en méritait pas d'autre.
Jean Cavalier
CHAPITRE XX
Cavalier à Lausanne. - Le marquis de Furieux, ambassadeur de Louis XIV,
s'inquiète de sa présence. - Sa lettre à Messieurs de Berne. - Fermeté des magistrats bernois. -
Cavalier en Hollande. - Il continue à être un objet d'inquiétude
pour - Cavalier prêt à entrer avec le duc de Savoie dans les Cévennes. -
Le projet d'invasion avorte. - Cavalier à la bataille
d'Almanza. - Choc de deux régiments. - Brillant fait d'armes. - La
défaite de l'archiduc Charles ôte à Cavalier tout espoir d'une
nouvelle insurrection. - Son séjour en Hollande. - A-t-il épousé la plus jeune fille de Mme
Dunoyer ? - Cavalier gouverneur général de I'Île de Jersey. - Sa
mort à
Chelsea.
Nous avons laissé Cavalier et ses braves compagnons dans
la belle et gracieuse cathédrale de Lausanne; nous aimons à les trouver là, à genoux, rendant à Dieu des
actions de grâces de les avoir délivrés des
mains de Lalande et d'une captivité plus dure que ne l'eût été pour eux la plate-forme
d'un échafaud. Comme aux jours de leurs combats, ils sont serrés autour de leur jeune chef, pour lequel, malgré sa capitulation, rien n'a vieilli, chez eux, ni
l'estime, ni l'admiration ; ils ont,
en franchissant la frontière suisse,
dit adieu à la mère patrie ; cet adieu n'a pas été sans tristesse, sans serrements de cœur ; mais pour ces hommes, qui aiment autant le prêche qu'ils haïssent la messe, la patrie, la vraie patrie, est celle où l'on peut adorer son Dieu en toute liberté. Qui oserait les blâmer de préférer l'exil à une lâche apostasie ? Honneur donc à ces hommes rustiques qui nous donnent un exemple si éclatant de la fidélité
aux convictions religieuses et qui vont, pour la plupart, mourir sur la terre étrangère, ignorés de
tous, excepté de Dieu, auquel ils sont demeurés fidèles. Revenons à leur
jeune chef, objet de l'empressement et de l'admiration de ses nouveaux hôtes ;
il souffrait de son repos. Lui, l'homme des
combats, des batailles, des assauts,
il se trouvait tout à coup transporté dans une ville où tout était paix, repos, tranquillité ; et cependant, sans sortir des conjectures permises à l'historien, nous ne croyons pas nous écarter de
la vérité en disant que le jeune chef camisard devait passer des heures pénibles, quand, de Lausanne, la belle, la ravissante, avec son lac bleu à ses
pieds et son splendide rideau de
montagnes aux cimes neigeuses, il
dirigeait ses regards du côté de ces abruptes et sauvages Cévennes,
témoins muets, mais vivants, de ses hardis
coups de main. On s'y battait ; Roland, Castanet, Ravanel, Catinat, Lafleur, Joany, Fidel y défendaient,
au péril de leur vie, la sainte cause qu'il avait
abandonnée. Ces hommes au cœur intrépide, naguère encore ses amis, devaient lui infliger le nom de traître. À leurs yeux, il n'était qu'un
misérable ambitieux qui avait déposé
les armes pour une pension et les
épaulettes de colonel ; sans doute, il devait essayer de se justifier à ses propres yeux ; mais la manière dont
on l'avait traité, après sa capitulation, devait
aussi lui faire regretter amèrement de s'être séparé de son noble chef Roland et de ses intrépides lieutenants.
Nous qui écrivons sa vie, nous aurions aimé
le voir reprendre le chemin des Cévennes, gagner le camp de ses frères et leur dire : « Me voici prêt à défendre avec vous la sainte cause dans
laquelle nous sommes engagés, prêt à
mourir sur un champ de bataille ou sur un échafaud. » Il aurait pu
le faire sans forfaire aux lois de
l'honneur militaire. Louis XIV, avec
lequel il avait traité, lui avait rendu sa parole le jour où son gouvernement avait donné à Lalande
l'ordre de l'enfermer à Neuf-Brisach.
Cavalier ne le fit pas; qui le retint
? crut-il à l'impossibilité de faire triompher
sa cause par les armes ? Nous sommes assez
porté à le croire, car ce chef est de la famille de ces hommes qui ne reculent jamais devant le danger, parce qu'ils s'y complaisent. Cavalier ne demeura
pas, cependant, oisif, car ses
regards ne cessèrent pas de se
tourner vers la France et de rêver pour ses coreligionnaires la liberté
religieuse.
Sa présence à Lausanne inquiéta le marquis de Puysieux, ambassadeur du roi de France
auprès de Messieurs de Berne. Il écrivit à
ces derniers une lettre dans
laquelle il s'étonnait que Lausanne eût osé donner asile à un traître tel que Cavalier, et, sans le dire
textuellement, il attendait de leur titre d'anciens et fidèles alliés de la France, qu'ils ne voudraient pas désobliger Sa Majesté très chrétienne en souffrant sur leurs terres des misérables, indignes de
trouver un asile dans quelque partie
de la terre que ce fût.
Messieurs de Berne répondirent à M. le marquis de Puysieux ; leur lettre est un modèle de modération et
de fermeté ; ils maintiennent leur droit de donner asile à ceux de leurs coreligionnaires que les persécutions forcent de quitter leur patrie ; ils ne font, du reste, que ce que fait
la France quand elle reçoit comme ses
hôtes les Anglais et les Irlandais qui ont quitté leur patrie à la suite de la
guerre qui a vu Jacques II perdre son trône, et qui, aux yeux de leurs pays, sont de plus grands rebelles que les Cévenols.
Devant la fermeté de Messieurs de Berne, M. de Puysieux
n'insista pas, et Cavalier et ses compagnons jouirent en paix de la noble hospitalité de la Suisse ; elle en fut dignement récompensée, car pendant que
Louis XIV, par son aveugle
fanatisme, appauvrissait son royaume en forçant ses meilleurs sujets à
s'exiler, la Suisse, ainsi que la
Hollande et d'autres contrées, s'enrichissaient de leur présence.
Cavalier
avait, déposé les armes, et cependant le jeune exilé, qui avait quitté la
Suisse pour aller en Hollande, troublait le
sommeil de Bâville ; à chaque bruit
qui lui venait des Cévennes ou du Vivarais, il se figurait le chef camisard au milieu des insurgés,
le forçant à mettre un maréchal de
France en campagne pour éteindre un
nouvel incendie dans son foyer. Fléchier
n'était pas moins craintif que Bâville. Le prélat, ayant appris que le chef huguenot s'était embarqué dans la flotte anglaise, tressaillit de
joie. « Ce vaisseau,
écrit le pieux prélat (lettre du 15 août 1706), périra sans doute, étant chargé de tant de crimes ; quelque orage imprévu s'élèvera et le brisera
contre quelque effroyable rocher ;
aussi bien ce scélérat serait-il
venu périr ici sur une roue ?»
Fléchier,
quand il écrivit cette lettre, avait oublié les
causes si légitimes qui avaient mis les armes à la main des Cévenols. Mais
l'esprit de parti ne raisonne pas, et
chez un prêtre, moins que chez tout autre : chez lui tout est passion.
Les alliés, alors en guerre avec Louis XIV, avaient les yeux sur
Cavalier et comptaient bien s'en servir au besoin. Mais par une fatalité incompréhensible, le seul homme qui eût
pu raviver le feu cévenol et recommencer une nouvelle guerre des Camisards, plus dangereuse que la
première, fut toujours éloigné des lieux où sa présence aurait donné de vives et sérieuses inquiétudes à Louis XIV. Ses ennemis,
nous l'avons dit, pour ne pas avoir compris que le côté vulnérable du grand roi était, non les bords de l'Escaut ou
du Rhin, mais les Cévennes,
laissèrent échapper la plus belle des
occasions de l'humilier et de le
forcer à donner la paix à l'Europe, si longtemps troublée par son insatiable ambition.
Cavalier était une force, ils le savaient : ils s'en servirent, mais
pas au moment favorable; et quand tout paraissait prêt et que le duc de Savoie traversait avec Cavalier le
Var pour, de là, pénétrer dans les Cévennes,
Bâville savait tout. Il mit ses armées sur pied,
et le nouvel incendie, prêt à embraser les Cévennes, fut éteint, grâce à
sa vigilance et à sa dévorante activité.
A dater de cette époque, 1707, Cavalier, qui semblait né pour la
vie des camps, paraît pour la dernière fois sur un champ de bataille et s'y distingue par un acte de
bravoure admiré d'un maître dans l'art de la guerre, de Berwick. Le maréchal commandait les troupes
de Philippe V, l'archiduc Charles celles des alliés. De ce combat dépendait la couronne du petit-fils de
Louis XIV; les deux armées se rencontrèrent dans les plaines d'Almanza ; Cavalier commandait un
régiment composé d'anciens Camisards et de
réfugiés. Au milieu de la mêlée, ce régiment se trouve face à face avec un
régiment qui avait combattu dans les
Cévennes. Des deux côtés, officiers et soldats
se reconnaissent ; aussi rapide que le courant électrique, leur vieille haine
assoupie se réveille ; ils s'élancent
avec tant de furie les uns sur les autres que les autres combattants s'arrêtent stupéfaits. Jamais tant d'intrépidité ne se joignit à tant de fureur.
Pas de quartier ; on se bat à l'arme blanche ; nul ne recule ; les pointes des baïonnettes n'arrêtent ni
les Camisards, ni les milices
royales ; Cavalier est au milieu de
ses braves ; il ne les anime ni du geste, ni de la voix ; c'est inutile : la mort fait d'amples
moissons ; la terre, ruisselante de sang, se jonche de morts et de mourants, et le combat ne finit que lorsque, des
deux côtés, les deux tiers des
combattants ont mordu la poussière. Dans cette journée, Cavalier se montra habile
capitaine et soldat intrépide.
Berwick, par ses habiles manœuvres, décida du sort de la journée.
Coïncidence singulière ! les deux généraux qui avaient combattu les Camisards dans les Cévennes sauvèrent
la fortune de deux rois. Berwick, à Almanza, affermit sur la tête de Philippe sa couronne qu'une défaite lui aurait ôtée, et
Villars, à Denain, empêcha le démembrement
de la France et consolida les conquêtes de Louis XIV.
La défaite de l'archiduc Charles ôta toute espérance à Cavalier.
Il retourna en Hollande, où il jouit,
pendant tout son séjour, d'une grande considération. Quelques historiens ont prétendu à tort qu'il s'était marié à cette époque avec l'une des deux filles
de la célèbre Mme Dunoyer, qui nous a laissé des mémoires qui sont loin d'être dénués de tout intérêt. Ce
qui, toutefois, demeure hors de doute,
c'est le plaisir qu'éprouvait le
chef camisard dans la société d'une femme
pleine d'esprit et qui était sa compatriote. L'une de ses filles, la plus jeune, lui plut; il lui fit la cour, mais le mariage qu'on lui a fait contracter
avec cette jeune personne n'eut jamais lieu.
Mme Dunoyer
A l'époque où Cavalier habitait la Hollande, un jeune
homme, alors connu par quelques traits d'esprit et qui était appelé à une
réputation retentissante, fréquentait le salon de Mme Dunoyer. Ce jeune homme, c'est Voltaire. Comme Cavalier, il ne
fut pas insensible aux charmes et à l'esprit
de la plus jeune fille de Mme
Dunoyer. Il lui fit la cour. Ce
fut tout ; il ne devint pas plus son
mari que le pâtre de Ribaute. Ce fut,
nous le croyons, un malheur pour lui. Marié à une femme jeune, spirituelle, belle, il eût eu les douces chances de devenir père ; père, il se
serait respecté dans ses enfants et n'aurait pas sali sa plume et souillé ses cheveux blancs en publiant quelques-uns de ses écrits, plus dignes d'avoir une place
dans un égout que dans une
bibliothèque ; peut-être aussi se serait-il senti arrêté dans ses attaques
contre le christianisme, s'il
l'avait vu professé par quelques membres
de sa famille.
- Revenons à Cavalier; à dater de 1707 jusqu'au
jour de sa mort, sa vie est aussi paisible qu'elle a été orageuse. Nommé gouverneur général de la
belle île de Jersey, il occupa ses loisirs à dicter ses Mémoires à un réfugié
de Nîmes, appelé Galli (1).
(1). Ils parurent en anglais
en 1726.
Tous les historiens qui se sont occupés du célèbre Cévenol
tiennent ses Mémoires pour
inexacts, mais pour sincères; aussi ne les acceptent-ils que sous contrôle et sous
toutes réserves. Nous trouvons cependant dans les Mémoires du chef cévenol le Cavalier que nous
connaissons; il n'est pas orgueilleux, il est vaniteux ; cela perce, non pas à chaque ligne, mais
un peu trop souvent, pour la gloire de notre héros, tant il est vrai que le plus sûr moyen de nous abaisser, c'est de nous élever. Le contraire, chez Cavalier,
eût demandé une vertu surhumaine. Deux ans
et demi de combats dans les Cévennes avaient suffi pour élever à la taille des héros le goujat de Vézenobres,
l'apprenti boulanger d'Anduze. Toutefois, ce
qui nous étonne chez Cavalier, nature vive, ardente, c'est le repos
auquel il se condamna pendant plus de
trente-deux ans ; avait-il, dans les luttes qu'il soutint de 1702 à 1707, épuisé toute son énergie militaire ? On serait assez porté à le croire,
tant il semble étranger à ce qui se
passe dans les contrées encore toutes pleines de son souvenir. Son nom, si souvent
mêlé à ceux de Roland, de Catinat, de Ravanel,
de Fidel, de Lafleur, de Castanet, ne se voit pas à côté de ceux
d'Antoine Court, de Corteis, du vieux
Roger, de tous ceux qui de 1715 à 1740 travaillent à la
restauration des églises, dont Bâville a fait des ruines. Pendant que ces fidèles serviteurs du protestantisme s'exposent chaque jour à la mort
pour la cause que Cavalier a défendue les armes à la main, le chef cévenol coule des jours paisibles
dans l'île de Jersey, entouré de la
considération publique et vivant d'une
vie confortable à laquelle il n'avait pas été habitué dans sa jeunesse. Que de liens n'avait-il pas pour le retenir dans son île ? Il ne faudrait pas
connaître le limon dont est pétrie
notre pauvre nature pour nous étonner
du repos auquel le jeune et bouillant Cévenol se condamna de lui-même, sans
toutefois s'en rendre trop raison,
par suite de cet affaiblissement
moral dont il est difficile de se débarrasser, parce qu'on n'en a pas conscience. Toutefois, les trente-trois dernières années de la vie de
Cavalier ne sont pas sans quelque dignité, si elles sont sans auréole. Il fut fidèle à la foi protestante, pour
laquelle il avait tant de fois exposé
sa vie. Il rejeta toujours les offres brillantes qu'on lui fit en échange d'une
abjuration, et c'est avec bonheur
que celui qui écrit aujourd'hui sa vie, a vu aux Tavernes, près de Ribaute, une lettre écrite de la main de Cavalier,
dans laquelle il exhorte l'une de ses parentes de
vivre et de mourir dans la foi
protestante. Cette lettre, il l'écrivait peu avant sa mort ; un ton sérieux et
mélancolique y règne, et l'on n'y
sent pas ce patois de Canaan, dont nous
devrions avoir le bon goût de nous déshabituer.
L'homme que les
balles des milices royales avaient si souvent épargné et qui ne devait avoir, à vues humaines, pour lit
de mort qu'un champ de bataille ou un bûcher, expira doucement dans son lit, le 18 mai
1740,
à Chelsea (aujourd'hui l'un des quartiers
de Londres), paroisse du révérend Burgess, qui depuis tant d'années porte un si
vif intérêt à l'avancement du règne de Dieu dans notre chère patrie.
Cent vingt-trois
ans se sont écoulés depuis la mort du célèbre chef camisard. Le temps, qui jette son linceul d'oubli
sur tant de noms, même célèbres, a respecté le sien ; et quel que soit le jugement qu'on porte sur le
pâtre de Ribaute, nul ne refusera au soldat le courage, au capitaine le génie militaire, au
huguenot la fidélité aux convictions religieuses.
Jean Claude
CHAPITRE
XXI
Coup d'œil
rétrospectif sur le théâtre sanglant de la guerre des Camisards. -
Mort de Louis XIV. - Deux enfants : l'un destiné à ruiner la
monarchie de Saint Louis, l'autre à rendre à la Jérusalem
protestante ses remparts et ses tours.
Nous terminons cet écrit en jetant un rapide coup d'œil sur les contrées qui furent le
théâtre sanglant de la guerre des Camisards, au moment où Bâville quitte le Languedoc. Le terrible proconsul part
calme, joyeux ; il a accompli sa
tâche sans pouvoir s'adresser le
reproche d'avoir faibli un seul instant; il peut, la tête haute et fière, aller
demander à son maître la récompense
dix fois méritée de sa longue fidélité. Il l'a servi à souhait ; les Cévennes sont pacifiées ; la paix des tombeaux y règne ; pas un seul insurgé à l'horizon ! pas un seul protestant qui ose proférer
une plainte ! pas un seul temple
debout ! rien qui offusque les yeux
de Fléchier ! rien qui déchire ses oreilles
! le chant des Psaumes a cessé ;
tout indique que l'heure solennelle a sonné, le clergé nîmois peut
entonner ses Te Deum et remercier le Dieu des
armées d'avoir extirpé du sol des
Cévennes la plus exécrable des hérésies.
Pour célébrer dignement cette grande victoire de
l'Église, il manque un homme, Bossuet, celui qui, en termes si
magnifiques, a félicité Louis XIV d'avoir déchiré
l'édit de Nantes ; il n'eût pas failli à sa tâche, pas plus que son illustre antagoniste Claude à la sienne, en se faisant le noble et terrible écho
des plaintes de ses frères, si
cruellement immolés. Mais la mort a
couché ces deux vaillants
athlètes dans la tombe, en épargnant à
l'évêque la honte de ses odieux
panégyriques, au ministre la douleur de la
vue des nouveaux malheurs de son peuple, malheurs que Saurin,
le plus illustre des prédicateurs protestants,
déplorait alors en termes aussi sentis que magnifiques, quand, du haut de sa chaire, à La Haye, il prononçait quelques-uns de ces admirables discours qui devenaient, à force d'éloquence,
d'indignation et de vérité, des
événements politiques.
Saurin
Le
grand orateur nous touche et nous étonne au récit de nos malheurs, mais à quel degré d'éloquence ne se serait-il pas élevé, si, quittant sa seconde patrie,
sa chère Hollande, cette arche de
refuge pour ses infortunés coreligionnaires, il eût, au moment du départ de Bâville,
visité ces contrées au milieu desquelles le sanguinaire vieillard avait
exercé son ministère ! Quel tableau navrant
ne nous eût-il pas tracé de ces villages
dévastés, de ces temples en ruine, de ces champs abandonnés, et de ce
pauvre peuple auquel on avait tout ravi,
tout, jusqu'à ce beau nom de protestant
qu'il avait illustré par sa piété sous le toit domestique, par son
courage sur les champs de bataille, par sa
foi sur les bûchers, par sa constance dans
les cachots ! Le grand orateur, à la vue de tant de ruines fumantes, aurait quitté la France en secouant contre
elle la poussière de ses pieds et aurait dit
en pleurant : Le protestantisme a vécu,
et cependant Dieu
veillait sur son pauvre peuple ; il ne l'avait pas abandonné.
Portez vos regards sur ce lit de
douleur changé en lit d'agonie ; un vieillard
y est étendu, le râle de la mort l'a
gagné. Ce vieillard, c'est le Roi-Soleil, c'est Louis le Grand. Quelques serviteurs l'entourent, attendant l'heure fatale ; elle sonne ; le
monarque s'en va vers celui devant
lequel il est moins qu'un grain de
poussière qui s'attache au plateau d'une balance.
A la nouvelle de
la mort de celui qu'on a encensé comme
un demi-dieu, la France répond au glas funèbre de ses funérailles par des cris
de joie ; elle se sent délivrée de l'homme
qui la saigna à blanc, lui prit son
dernier homme et son dernier écu, et ne l'aima jamais, parce qu'il
n'aima que lui. Triste coucher de soleil que
le sien, après un soleil levant si beau,
si radieux ! Louis récoltait, ce qu'il avait semé pendant son trop long règne. Il laissait, après
toutes ses splendeurs qui avaient
ébloui l'Europe, une France abaissée,
obérée, un trésor vide, une industrie ruinée, un commerce aux abois, et pour
réparer ses fautes, il léguait à son peuple
son arrière-petit-fils, un enfant de
cinq ans, l'infâme Louis XV, ce châtiment
trois fois mérité des fautes de son bisaïeul. Mais, ô admirable secret de la Providence ! pendant qu'un enfant royal devait être le ver rongeur de la monarchie de l'implacable persécuteur
des protestants et la faire crouler en 1793, un enfant du peuple, un Vivaraisien, apparaissait tout à coup
au milieu des Cévennes, et des débris
fumants du protestantisme en faisait,
à sa voix, sortir cette Église si célèbre dans l'histoire sous le nom d'Église du désert.
Cet enfant, c'est
l'illustre Antoine Court, (1695-1760) après Calvin, l'homme auquel les
protestants français doivent le plus de reconnaissance.
François Puaux, 1868
NDLR : Ce document est une publication du texte intégral
de la première édition, avec les noms de lieux d’origine (ex : Aigoäl pour
Aigoual). Il fait, dans sa mise en page originale 178 pages.
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