Histoire Générale de Languedoc
de Dom Claude Devic  et Dom Joseph Vaissete, 1730- 1745
Religieux Bénédictins de la Congrégation de St Maur.
augmenté et continué jusqu'en 1830 par Alexandre du Mège.
 
 
 
AVERTISSEMENT AUX LECTEURS :
Voici l’intégrale du récit, écrit entre 1730 et 1745 par Dom Devic et Dom Vaissete, en vieux Français, sur l’invasion des Sarrasins en Europe de 711 à 801. Si les faits décrits, restent relativement exacts pour l’époque, les commentaires, quand à eux, sont dictés par la foi religieuse et doivent être interprétés avec toutes les précautions d’usage.
 
 
Les Sarrasins en Septimanie
de Charles-Martel à Charlemagne.
 
 
(711) - Livre VII - LXXXII - Entrée des Sarrasins en Espagne.  
Les Sarasins ou Arabes étoient des peuples d'Asie dont la puissance étoit montée alors presque à son plus haut point. Elle avoit commencé vers l'an 608 de J. C. quand le faux prophète Mahomet, Arabe lui-même de naissance, leur donna une loi qu'il avoit fabriquée à sa fantaisie. Les disciples de cet imposteur qu’il attira d'abord en grand nombre, prirent le nom de Musulmans, c'est-à-dire de croians ou sectateurs de la loi.
 
Quelques Arabes n’aiant pas voulu se soumettre à la doctrine de ce faux prophète, s'élevèrent contre lui et le chassèrent de la Mecque où il avoit établi sa résidence ; ce qui arriva le 16 de Juillet de l'an 622 de J. C. époque célèbre pour les Mahométans qui comptent depuis cette fuite ou persécution de Mahomet qu'ils appellent l'hegire, les années de l'ère qui leur est propre.
 
Mahomet après avoir été chassé de la Mecque, se retira à Médine dans l'Arabie où il fixa sa demeure, et où ses sectateurs, dont le nombre augmentoit de jour en jour, le reconnurent pour leur maître, pour leur seigneur et pour le chef de leur religion.
 
De là ce nouveau prince et ce prétendu pontife étendit sa domination dans toute l'Arabie qu'il soumit par la force de ses armes et par la violence. Ses successeurs prirent le titre de Califes avec celui de l'Emir-al-moumenim dont on a formé en Europe le nom de Miramamolin. Les courses qu'ils continuèrent de faire après Mahomet leur prédécesseur, furent si heureuses et leurs conquêtes si rapides, qu'ils ruinèrent ou soumirent en fort peu de tems l'empire des Perses, et enlevèrent aux empereurs de Constantinople la Syrie, l'Egypte et la Palestine, ce qui les rendit maîtres des villes d'Antioche, de Damas, de Jérusalem et d'Alexandrie.
 
Les Arabes aiant ensuite pénétré en Afrique l'an 647 de J. C. sous leur calife Othman, en conquirent une grande partie sur les Romains ou sur les Maures. La plupart de ces derniers embrassèrent la secte de leurs vainqueurs et passèrent ensuite avec eux d'Afrique en Espagne, ce qui fait que nos historiens appellent indifféremment ces infidèles, Maures, Sarazins ou Arabes : la plus grande partie de ceux qui abordèrent sur les côtes d'Espagne étoient effectivement Maures de naissance. On les nomma aussi Agaréniens (Agareni) ou Ismaëlites, parce que les Arabes prétendent descendre d'Ismaël fils d'Agar servante d'Abraham. Les califes de ces peuples, après avoir fait de grands progrès de côté et d'autre, transférèrent leur siège de Médine à Damas l'an 661. de J. C. et gouvernèrent leur empire par des Émirs, c'est-à-dire des lieutenans qu’il envoient dans les provinces.
 
Tel étoit l'état florissant des Sarasins dans le tems que Rodéric monta sur le trône d'Espagne. Ces infidèles avoient déjà tenté de pénétrer dans ce roiaume sous le règne de Wamba : mais ce prince les avoit repoussez et rendu leur tentative inutile. Muza lieutenant du calife et gouverneur d'Afrique aiant enlevé depuis à Wittiza une partir de la Mauritanie Tingitane que les rois Visigots possédoient, cherchoit l'occasion de passer de l'autre côté du détroit pour y étendre ses conquêtes, quand le comte Julien gouverneur de Ceuta et du pays que les Visigots avoient conservé au-delà de la mer, mécontent du roi Rodéric, lui en présenta une très favorable.
 
La plupart des historiens Espagnols prétendent que ce seigneur, qu’ils nous représentent comme un homme courageux et adroit, mais entreprenant et vindicatif, et qu'ils font proche parent du roi Wamba, piqué contre Rodéric de ce qu'il avoit abusé de sa fille, d'autres disent de sa femme, résolut de se venger de ce prince en appelant les Sarasins en Espagne : mais aucun auteur contemporain ne dit rien du sujet de mécontentement que ce comte avoit contre le roi. Il paroit seulement qu'il se ligna avec les Sarasins contre lui, qu'il les introduisit en Espagne, et qu'il s'unit pour cela avec d'autres mécontens, entr'autres avec les fils du roi Wittiza que Rodéric avoit chassez de ses états, et qu'on nomme diversement.
 
Luc de Tuy ajoute que Julien pour mieux tromper Rodéric et réussir plus aisément dans les projets qu'il avoit formez contre lui, feignit d'être extrêmement attaché à ses intérêts ; que lui aiant fait part des préparatifs des Sarasins et des François contre ses états, il lui conseilla d'envoier sa cavalerie et ses meilleures troupes dans les Gaules et en Afrique pour résister à ses ennemis ; et lui fit entendre qu'il n'avoit rien a craindre dans l'intérieur de l'Espagne où il régnoit en sûreté ; que ce prince donna dans ce piége ; et que les Sarasins profitant de cette diversion, firent une descente en Espagne, favorisez par ce comte et les fils de Wittiza : circonstance sur lesquelles on ne sçaurait faire beaucoup de fonds à cause du silence des historiens contemporains. Ce qui paroit certain, c'est que Muza lieutenant en Afrique pour Ulit ou Walid calife des Sarasins, aiant équipé une flotte, l'envoia débarquer sur les côtes d'Espagne vers le détroit, au mois d'octobre ou de Novembre de l'an 711 sous la conduite du général Tarif ou Tarik, et de plusieurs autre capitaines de sa nation ; que les Arabe s'assurèrent d'abord de quelques places maritimes, et qu’ils s'étendirent ensuite dans l'intérieur de l'Espagne où ils portèrent la désolation.
 
(712) - Livre VII - LXXXIII - Fin du roiaume des Visigotz
Muza informé de l'heureux succès de cette tentative, passa lui-même la mer avec une armée formidable, et aiant abordé vers le détroit sans trouver aucune résistance, il étendit ses conquêtes jusqu'à Tolède. Il commit partout des ravages affreux par la trahison d'Oppa fils du roi Egica, qu'on prétend avoir été évêque de Séville et usurpateur du siège de Tolède, qui lui livra cette dernière ville. Ce général Arabe réussit d'autant plus aisément dans ses entreprises, que I’Espagne étoit alors livrée à des divisions intestines, et désolée par le feu de la guerre civile, car un grand nombre de seigneurs Visigots, soit qu'ils fussent d'intelligence avec les Sarasins, soit qu'ils voulussent se venger de leur roi Rodéric, avoient pris les armes contre ce prince. A la faveur de ces divisions, les infidèles continuèrent la conquête du roiaume des Visigots, et s'étendirent dans toute l'Espagne (an 712). Tarik commandoit entr’autres un grand corps d'armée avec lequel il désoloit la Betique ou Andalousie et portoit le fer et le feu dans toute cette province.
 
Rodéric après avoir assemblé ses forces, se mit en marche contre ce Général. Il se flattoit de le battre avec d'autant plus de facilité, que les mécontens aiant fait semblant de faire leur paix avec lui, avoient joint leurs troupes aux siennes pour combattre les Sarasins. Ce prince s'étant avancé jusques sur les bords de la petite rivière de Guadalete auprès de Xerez de la Frontera, y rencontra l'armée de Tarik à qui il livra bataille un jour de Dimanche 17 de juillet de l'an 712. Il fut bientôt mis en fuite par la trahison d'une grande partie de son armée qui lâcha le pied et prit la fuite. Il en coûta cependant la vie a la plupart des fuyards que les Sarasins taillèrent en pièces malgré leur trahison.
 
Isidore de Beja auteur contemporain assure que le roi demeura lui-même sur le champ de bataille, et qu'il y perdit la vie avec son roiaume ; ce qui fait voir le peu de fonds qu'il y a à faire sur plusieurs historiens postérieurs dont les uns prétendent qu'il se sauva et qu'il fut assassiné quelque tems après dans sa fuite, et les autres qu'aiant échappé, il trouva moien de se réfugier dans la Lusitanie ou Portugal, où s'étant retiré dans un ermitage pour faire pénitence, il vécut encore long tems après, inconnu aux hommes. C'est ainsi que périt ce dernier roi des Visigots après une année de règne, et que finit le roiaume de ces peuples en deçà des Alpes, après avoir duré pendant près de trois cens ans, depuis qu'ils en eurent établi le siège à Toulouse l'an 419.
 
Il fut encore plus aisé aux Sarasins après cette mémorable défaite de soumettre le reste du roiaume des Visigots. Muza s'étendit en effet ensuite de tous côtez sans aucun obstacle, et conquit avec une égale facilité l'Espagne Ulterieure et la Citerieure jusqu'à Saragosse qu'il prit, qu'il livra au pillage et au glaive de ses soldats, et dont il emmena les habitans en captivité. Il traita avec une plus grande sévérité plusieurs autres villes des plus considérables d'Espagne, car il les réduisit en cendres, après avoir fait souffrir les plus cruels tourmens à leurs habitans. Il vouloit par cette conduite barbare intimider celles qui étoient en état de lui résister ; et de fait la terreur de ses armes jeta une si grande consternation dans tout le pays, que ces villes offrirent d'elles-mêmes de capituler et se rendirent par composition pour prévenir de plus grands maux.
 
La plupart de leurs habitans ne se fiant pas cependant à la parole des Sarasins, et craignant d'être exposez à leurs mauvais traîtemens, prirent la fuite et se réfugièrent dans les montagnes, où malgré la disette des choses les plus nécessaires pour leur subsistance, ils défendirent le reste de leur liberté au péril de leur vie. Il est vraisemblable que plusieurs se retirèrent dans la Septimanie où les Sarasins ne portèrent pas sitôt leurs armes, surtout s'il est vrai, comme l'assure un historien Espagnol, que les François aiant déclaré la guerre aux Visigots dans le même-tems, ils leur tuèrent beaucoup de monde, et défirent entr'autres le débris de leur armée d'Espagne qui s'étoit réfugiée dans les Gaules. Par là Muza acheva la conquête de presque toute l'Espagne et la rendit tributaire en moins de quinze mois, à compter depuis que le général Tarik eut débarqué vers le détroit.
 
Ce gouverneur Arabe (Muza) établit ensuite sa résidence à Cordouë, qu'il choisit préférablement à toutes les autres villes d'Espagne pour y tenir sa cour et en faire la capitale des étals des Sarasins en deçà de la mer, à cause de sa beauté et de son heureuse situation. Ces infidèles s'emparèrent quelques années après de la Septimanie, ce qui causa une nouvelle révolution dans celle province dont nous ferons le récit, quand nous aurons parlé des moeurs des peuples du pays sous le règne des Visigots.
 
(712) - Livre VIII - IX - Efforts des Sarasins pour s'emparer de la Septimanie ou Gaule Narbonnoise.
Le général Muza après avoir heureusement terminé vers la fin de l'an 712 la conquête de l'Espagne en moins de quinze mois, et établi son siège à Cordoue, fut rappelé peu de tems après à Damas parle calife Walid. Il laissa en partant sort fils Abdelazis pour gouverner à sa place, et se rendit ensuite à la cour de ce prince, à qui il présenta les plus riches dépouilles de sa conquête, et en particulier un grand nombre d'esclaves des plus qualifiez et des mieux faits de l'un et de l’autre sexe. Abdelazis gouverna l’Espagne pendant trois ans après le départ de son père, et régla le tribut que devoient payer les peuples soumis.
 
Il prit pour épouse la reine Egilone veuve du roi Rodéric, et pour ses concubines plusieurs princesses et autres personnes de la première condition de la nation Gothique, dont il composa son sérail. L'abus qu'il fit de son pouvoir, fut cause de sa perte. Il se laissa séduire par l'ambition de la reine Egilone qui lui persuada de s'ériger en souverain de toute l'Espagne, et de se soustraire à l'obéissance du calife. Ses desseins furent découverts par le général Ajub, qui aiant excité contre lui une sédition parmi les Arabes, le fit assassiner dans le tems qu'il étoit occupé à faire sa prière. Ajub fut élu à sa place pour gouverner l'Espagne en attendant l'arrivée du général Alahor qui avoit été déjà nommé pour relever Abdelazis par le calife Zulciman successeur de soir frère Walid mort vers le commencement de l'an 715.
 
Alahor arriva en Espagne vers la fin de la même année, un mois après la mort d'Abdelazis son prédécesseur. II gouverna ce roiaume pendant près de trois ans, et signala son administration par divers actes de sévérité et de justice autant que par ses exploits militaires. Il fil restituer entr’autres aux chrétiens du pays les biens que les Arabes avoient usurpez sur eux, et mit par là les premiers en état de payer le tribut annuel auquel ils étoient assujettis. II punit d'un autre côté par des supplices rigoureux plusieurs d'entre les Maures ou Sarasins, pour avoir détourné à leur profit une partie des thrésors et des autres dépouilles de l'Espagne qui devoient appartenir au fisc, et entreprit enfin de soumettre la Septimanie à la domination des Arabes.
 
Ces infidèles s'étoient conteniez jusqu'alors d'étendre et d'affermir leur autorité au-delà des Pyrénées, et ils n'avoient pas encore pensé à porter leurs armes en deçà de ces montagnes. Alahor plus hardi que les autres gouverneurs Sarasins ses prédécesseurs, entreprit d'en forcer les passages; et aiant reçu ordre du calife d'achever la conquête de toutes les provinces qui avoient fait partie du roiaume des visigots, il résolut d’assujettir la Septimanie ou Gaule Narbonnoise comme une des principales.
 
Dans cette vue il assembla une nombreuse armée, s'avança lors les Pyrénées, et attaqua cette province: mais il paroit que malgré les divers efforts qu'il fit pour y pénétrer, pendant près de trois années consécutives que dura son gouvernement, il ne put réussir, sans doute par la rigoureuse résistance des habitans du pays ; en sorte qu'il fut contraint d'abandonner son entreprise et de se contenter de soumettre à la puissance Mahométane tout le pays de la Tarragonnoise situé aux environs des Pyrénées vers l'Aragon et la Catalogne, qui n'avoit pas encore subi le joug des infidèles, et qu'il rendit tributaire.
 
(719) - Livre VIII - X - Première irruption des infidèles dans les Gaules.
Zama qui lui succéda immédiatement fut beaucoup plus heureux : il entra enfin dans la Septimanie et l'assujettit à la domination des Sarasins. Il commenta d'exercer le gouvernement d’Espagne l’an 718 et à ce qu'il paroit, vers le mois de Juillet sous le calife Omar II qui avoit succédé la même année à Zuleiman son cousin germain, et avoit pris pour collègue son frère lzid ou Jezid auquel il céda toute l'autorité au mois de Février de I'an 720. Zama, à qui nos anciens historiens donnent quelquefois le titre de roi, de même qu’aux autres gouverneurs Sarasins d'Espagne, quoiqu’ils ne fussent que de simples officiers soumis au calife de Damas, donna d'abord tous ses soins à régler la police et le gouvernement de l'intérieur de l'Espagne. II fit faire un dénombrement général de tous les chrétiens sujets au tribut, et songea ensuite  à étendre les conquêtes de sa nation.
 
Dans ce dessin il se mit en campagne vers la fin de l'an 719 ou la neuvième année depuis l'entrée des Sarasins en Espagne, s’avança vers les Pyrénées et tenta le passage de ces montagnes du côté du Roussillon ou du diocèse d'Elne. Le succès de son entreprise aiant répondu à ses souhaits, il soumit ce pays qui faisoit partie de la Septimanie. Il vint camper ensuite sous les murs de Narbonne et forma le siège de cette importante place qui devoit lui faciliter la conquête du reste de cette province.
 
(720) - Livre VIII - XI - Conquête de Narbonne et de la Septimanie par le général Zama.
Nous ignorons le détail de ce qui se passa à ce siège; nous sçavons seulement que Zama se rendit le maître de Narbonne vers la fin de la même année ou au commencement de la suivante, qu'il fit passer au fil de l'épée tous les habitans qui l'avoient défendu et qu'il emmena captifs en Espagne les femmes et les enfans, dont le nombre devoit être d'autant plus grand, que cette ville, de même que le reste de la Gothie ou Septimanie, servoient alors d'asile et de retraite à une infinité de Gots que la dureté des gouverneurs Arabes avoit obligez de sortir d'Espagne pour s'y réfugier (an 720)
 
Cette ville (Narbonne) étoit trop forte et trop importante, pour que le général Zama ne prit pas toutes les mesures possibles afin de s'en assurer la possession. Il y mit en garnison l'élite de ses troupes sous le commandement d'un de ses généraux appelé lbin-Aumar, et s'avança ensuite dans la Septimanie pour continuer la conquête de cette province. Les anciens historiens ne disent rien des circonstances qui accompagnèrent cette expédition. II paroit certain cependant, suivant le témoignage d’Isidore de Beja auteur contemporain, que les Sarasins soumirent alors presque toute la Gaule Gothique, qui, outre l'ancien diocèse de Narbonne dont ceux d'Alet et de S. Pons faisoient alors partie, comprenoit ceux d'Elne, de Carcassonne de Béziers, d'Agde, de Maguelonne, de Lodève et de Nismes, avec celui d’Alais démembré de ce dernier dans la suite.
 
(720) - Livre VIII - XII - Zama pourvoit au gouvernement de la Septimanie - Origine du mot Mozarabe.
Isidore ajoute que Zama après avoir soumis cette province et établi une forte garnison de Sarasins dans Narbonne pour assurer sa conquête, s'avança vers le, pays des François, fit la guerre à ces peuples et leur livra divers combats ; ce qui prouve que ces infidèles attaquèrent alors les états d'Eudes duc d'Aquitaine qui confinoient presque de toutes parts avec la Gaule Gothique ou Septimanie.
 
Nous verrons bientôt en effet qu'ils s'étendirent jusqu'à Toulouse, et qu'ils assiégèrent cette capitale du duché d'Aquitaine. Zama ne fut pas plutôt maître de la Septimanie, qu’il y établit le même gouvernement que les gouverneurs Sarasins d'Espagne ses prédécesseurs avoient déjà introduit dans ce roiaume, c'est-à-dire qu'il régla les tributs que les chrétiens devoient payer au thrésor roial, et qu'il partagea les terres du pays entre les Arabes ou Sarasins et les anciens habitans à qui il en laissa une partie, et appliqua l'autre au fisc, ou la donna à ses soldats.
 
Quant à la religion, les califes des Sarasins contens de voir dominer le Mahométisme dans le pays conquis, laissèrent aux anciens habitans la liberté de professer le Christianisme moiennant un tribut, ainsi que les Mahometans en usent de nos jours à l'égard des chrétiens leurs sujets, en sorte que Zama et ses successeurs permirent aux anciens peuples d'Espagne et de Septimanie l'usage de leurs rits et de leurs cérémonies, de même que celui de leurs loix.
 
Nous voions en effet que sous la domination de ces infidèles les différends des Gots furent décidez par des juges de leur nation, c'est-à-dire par des comtes dans les villes considérables, et dans les autres par des vicaires que nous appellons aujourd'hui viguiers, mais toujours cependant sous les ordres et l'autorité des gouverneurs Maures ou Sarasins.
 
C'est de ce mélange des chrétiens d'Espagne et de Septimanie avec les Arabes leurs vainqueurs qu'on prétend qu'a pris son origine le nom Mozarabes qu'on donnoit aux premiers, parce qu'ils étoient mêlez avec les autres mixti Arabes. D'autres ne conviennent pas de cette étymologie, et la tirent de Muza ou Moyze premier gouverneur Arabe d'Espagne, qui accorda le libre exercice de leur religion aux anciens habitans du pays. Il sont persuadez qu'on appella ceux-ci Muza-Arabes du nom de ce gouverneur et de celui de sa nation dont on a fait depuis celui de Mozarabes.
 
Un moderne assure enfin qu'on nomma d'abord Mostarabes, Mixti-Arabes Sarasins qui firent la conquête de l’Espagne, parce qu'ils n'étoient pas véritablement Arabes, mais seulement mêlez avec eux et soumis à leur domination ; et que ce nom passa ensuite aux chrétiens d’Espagne et de Septimanie, qui leur furent soumis. Quoi qu'il en soit de cette étymologie, l'ancienne liturgie Gothique qui fut en usage en Espagne et dans la Septimanie avant et après l'irruption des Sarasins, prit le nom de rit Mozarabe depuis la domination de ces infidèles, et cette liturgie, qui est encore en usage dans quelques églises d'Espagne, a conservé ce nom. Telle fut la forme du gouvernement que Zama établit dans la Septimanie, où les anciens habitans jouirent du libre exercice de leur religion pendant tout le tems qu'ils furent soumis aux Sarasins. Il est vrai que les gouverneurs d’Espagne successeurs de Zama persécutèrent dans la suite les chrétiens de ce roiaume et leur défendirent l'exercice de leur religion ; mais ce ne fut que long-tems après que ces infidèles eurent perdu ce qu'ils possedoient dans les Gaules.
 
(721) - Livre VIII - XIII - Siège et bataille de Toulouse. Défaite de Zama général des Sarasins par le duc Eudes.
Nous venons de dire que Zama après avoir fait la conquête de la Septimanie, attaqua les états d'Eudes duc d'Aquitaine. Il paroit qu’il tourna d'abord du côté du Rhône, et qu'il n'omit rien pour pénétrer dans le pays situé au-delà de cette rivière où ce duc étendoit sa domination; mais que la vigoureuse résistance des François rendit inutiles tous les efforts des Sarasins. Un de nos plus habiles auteurs conjecture avec assez de fondement que le secours que Eudes avoit donné aux Gots ou aux habitans de la Septimanie contre ces infidèles, fut le principal motif de la guerre que Zama entreprit contre ce prince. II est du moins certain que ce général Arabe après avoir livré divers combats s aux François et les avoir harcelez en différentes rencontres, s'avança enfin vers Toulouse capitale de l'Aquitaine et des états du duc Eudes, et qu'il l'assiégea en 721.
 
Les Sarasins après avoir formé la circonvallation de cette grande ville et fait les approches, la battirent avec toutes les machines de guerre qui étoient alors en usage. Ils employèrent surtout les frondes pour écarter les Toulousains de leurs remparts ; mais tous leurs efforts furent rendus inutiles par la vigoureuse défense des assiegez. C'est tout ce que les anciens historiens nous apprennent de ce fameux siège dont ; ils ne marquent pas la durée; ils ajoutèrent qu'Eudes duc d'Aquitaine aiant rassemblé une nombreuse armée, attaqua les Sarasins, leur livra bataille devant la même ville et les chassa de ses états.
 
Le combat fut d'abord très-vif la victoire balança quelque temps, entre les deux armées : mais les Chrétiens aiant fait plier enfin les Mahometans, les taillèrent en pièces et en firent un carnage horrible. Zama demeura lui même sur le champ de bataille ; et le reste de son armée s'étant dissipé, la ville de Toulouse fut par là délivrée du siège des infidèles, ce qui arriva vers le mois de Mai de l'an 721.
 
Anastase Bibliothécaire dit dans la vie du pape Grégoire Il « que les Sarasins dix ans après avoir conquis l'Espagne, firent tous leurs efforts l'année suivante pour passer le Rhône et s'emparer de cette partie de la France dont le duc Eudes étoit alors en possession ; que ce prince d’Aquitaine ( car c'est ainsi que le nomme cet historien ) aiant assemblé toutes ses forces, les enveloppa, les tailla en pièces et leur tua en un seul jour, selon la relation qu'il envoia à ce pape, trois cents soixante quinze mille hommes sans perdre de son côté que quinze cents François qui demeurèrent sur la place. »
 
Cet historien ajoute qu'Eudes fit distribuer à ses soldats avant le combat de petites parcelles de trois éponges bénites que le môme pape lui avoit envoiées depuis peu, et que pas un de ceux qui s'en trouvèrent munis, ne fut ni blessé ni tué. Quoi qu'il en soit de ce miracle, et du prodigieux nombre de Sarasins qui, au rapport d'Anastase, furent tuez dans cette action, nombre que nos auteurs modernes révoquent en doute avec fondement, il paroit du moins que cet auteur a voulu parler dans cet endroit de la victoire complète d'Eudes sur les Sarasins devant Toulouse l'an 721 et nullement, comme quelques auteurs l'ont cru, de celle de Charles Martel sur ces mêmes infidèles au mois d'Octobre de l’an 732 puisque Grégoire Il étoit mort alors depuis prés de deux ans.
 
(721) - Livre VIII - XIV - Thierri de Chelles reconnu pour roi de France.
Eudes après avoir entièrement défait l'armée des Sarasins, poursuivit long-tems les fuyards. Il y a apparence qu'il reprit alors sur ces infidèles une partie des conquêtes qu'ils avoient déjà faites dans la Septimanie, ou qu'il aida les habitans de cette province à les chasser de quelques unes de leurs places; car nous verrons que les Sarasins prirent quelques années après les villes de Carcassonne et de Nismes, ce qui fait voir que si Zama leur général les avoit conquises, ils durent les perdre depuis leur défaite devant Toulouse.
 
Il fut d'autant plus aisé à Eudes de tirer avantage de sa victoire sur les Sarasins, qu'il étoit alors en paix avec Charles-Martel. Ce duc d'Austrasie pour se maintenir dans l'autorité dont il s'étoit emparé sur tout le roiaume, et prévenir la révolte des peuples, que son pouvoir excessif pouvoit exciter, éleva sur le thrône de Neustrie d'abord après la mort de Chilpéric décédé à Noyon vers la fin de l'an 721, Thierri IV du nom, fils de Dagobert III.
 
Ce prince étoit encore enfant, et par conséquent peu en état de traverser les desseins ambitieux que ce duc des François avoit de se perpétuer dans le gouvernement de la monarchie. On donna à ce nouveau roi le surnom de Thierri de Chelles, parce qu'il avait été élevé dans ce monastère qui étoit alors double, ainsi que plusieurs autres, suivant l'usage de ce tems là.
 
(721) - Livre VIII - XV - Seconde irruption des Sarasins dans les Gaules.
Le reste de l’armée des Sarasins se trouvant dans l'impuissance de faire aucune entreprise dans les Gaules après la bataille de Toulouse, prit le parti de repasser en Espagne. Ces infidèles élurent le général Abdérame pour les commander à la place de Zama jusqu’à l’arrivée d’Ambiza que le calife Izid avait déjà nommé pour relever ce dernier, dont les trois années de gouvernement devoient bientôt expirer.
 
Ambiza arriva en Espagne un mois après l’élection d'Abdérame, c'est-à-dire vers le mois de juillet de l’an 721 et gouverna ce roiaume pendant quatre ans et demi. Il s'appliqua à réparer les portes que les Sarasins avoient faites dans les Gaules sous son prédécesseur. Il y envoia des troupes qui agirent séparément sous divers chefs, et qui attaquèrent différentes places sur les François, ce qui doit s'entendre sans doute sur Eudes duc d'Aquitaine dont les états confinoient avec la Septimanie.
 
Les efforts des Sarasins furent inutiles; ils ne purent se rendre maîtres d'aucune de ces places ; ils ne cessèrent cependant de les harceler et de tâcher de les surprendre, mais toujours à leur désavantage, et ils furent battus par les François en diverses rencontres, Ambiza voiant le mauvais succès de cette entreprise, résolut de passer lui-même dans les Gaules (an 725).
 
Sous prétexte de cette expédition, il doubla les impôts auxquels les chrétiens étoient assujettis, et partit ensuite à la tète d'une armée formidable, la dernière année de son gouvernement, cinq ans après l'entrée des Sarasins dans la Gaule Narbonnoise, et sous le règne du calife lscam ou Hiscam frère et successeur d'Izid. Ambiza après avoir traversé les Pyrénées, se mit en état de reprendre les places que Zama avoit perdues et de pousser ensuite plus loin ces conquêtes.
 
(721) - Livre VIII - XVI - Siège et prise de Carcassonne par Ambiza. Ce général étend ses conquêtes jusqu’a Nismes.
Carcassonne fut la première ville que ce général assiégea ; il l’emporta de force malgré l’avantage de sa situation et la vigoureuse défense des assiegez. Ce général étendit ensuite ses conquêtes jusqu'à Nismes, moins par force, que par adresse et par la ruse dont il se servit dans cette occasion ; il n'omit rien pour persuader aux habitans du pays de se soumettre volontairement, à l'exemple des villes d'Espagne qui s'étoient rendues de même aux Sarasins à leur entrée dans ce roiaume. Il ajouta sans doute que la Gaule Gothique étant une ancienne dépendance de l'Espagne qui appartenoit aux Sarasins par droit de conquête, ils ne pouvoient s'empêcher de reconnoître leur domination ; qu'il étoit de leur intérêt d'accepter les offres avantageuses qu'on leur faisoit, et qu'il valoit mieux se rendre de gré que de force. Les peuples de Septimanie, plus frappez de la crainte d'éprouver la fureur dont ces infidèles usoient à l'égard des villes qu'ils prenoient d'assaut, que de leurs remontrances, se voiant d'ailleurs hors d'état de se défendre, prirent le parti de se soumettre à l'obéissance des califes et de remettre leurs places à ce général, qui voulant s'assurer de leur fidélité, se fit donner des Otages qu'il envoia, à Barcelone. Ambiza soumit ainsi tout le pays jusqu'à Nismes.
 
(725) - Livre VIII - XVII - Fuite des religieux de S. Bauzile de Nismes. S. Romule leur abbé.
Ce fut sans doute dans celte irruption ou peut-être dans la précédente que les religieux de l'ancienne abbaye de S. Bauzile de Nismes craignant de tomber entre les mains des Sarasins, prirent la fuite et se retirèrent à Saissi (Saxiacum) les Bois, lieu situé en Bourgogne dans le diocèse d'Auxerre. Il est rapporté en effet dans un ancien monument, que les religieux de cette abbaye se réfugièrent dans ce lieu sous la conduite de S. Romule leur abbé par la crainte des incursions des barbares ; que nos rois leur en firent donation, et que le même S. Romule y fit bâtir une église sous l'invocation de S. Bauzile, proche de laquelle il s'établit avec ses religieux. Suivant le même monument, cette église aiant été rétablie l'an 878. par l'abbé Trutgaud, quelques-uns de ses moines allèrent à Nismes et obtinrent de l’archevêque de Narbonne des reliques de S. Bauzile leur patron et de S. Paul premier évêque de Narbonne ; ce qui nous donne lieu de croire que l'irruption des barbares qui obligea les religieux de S. Bauzile d'aller se réfugier dans le diocèse d'Auxerre, regarde plutôt les Sarasins que les Normans ; d'autant plus qu'il ne paroit pas que ces derniers aient jamais poussé leurs courses jusqu'à Nismes , comme firent les autres. Quoi qu'il en soit, l'abbaye de S. Bauzile de Saissi, qui devoit son origine à celle de Nismes, fut brûlée par les Normans l'an 910 et rétablie peu de tems après par Gaudin évêque d'Auxerre qui renferma dans une nouvelle châsse les reliques de ce saint. Elle fut unie dans la suite et vers le commencement du XIe siècle à celle de S. Germain d'Auxerre, de qui elle dépendit sous le titre de prieuré conventuel.
 
(725) - Livre VIII - XVIII - Ruine du monastère de Psalmodi par les Sarasins.
Il y a lieu de croire que ce fut durant la même irruption ou dans la précédente que les Sarasins détruisirent le monastère de Psalmodi situé à quatre lieues au midi de Nismes; car il est certain qu'il fut entièrement ruiné par ces infidèles. Cette abbaye, dont le tems de la fondation nous est inconnu, étoit située dans une isle dont la mer Méditerranée baignoit autrefois le côté méridional et qui en est à prisent éloignée de six milles ; en sorte que les ruines de cet ancien monastère sont aujourd'hui au voisinage de la rivière de Vistre au milieu des marais que la mer y a formez en se retirant. Il fut rétabli dans la suite, ou sous le règne de Pépin, dans le temps que ce prince se rendit maître de la Septimanie, ou sous celui de Charlemagne : il subsistoit du moins en l'an 788. On prétend que ce dernier prince lui soumit le monastère de S. Saturnin de Nodels voisin d'Aymargues dans le diocèse de Nismes, et qu'il lui donna la tour de Matafère où est aujourd'hui la ville d'Aigues-Mortes. Le premier abbé qui gouverna l'abbaye de Psalmodi après son rétablissement, fut un saint prêtre appelé Corbilien. Les moines se sont sécularisez dans la suite sous prétexte du mauvais air qui règne dans le pays. Leur chapitre fut d'abord transféré à Aigues-Mortes et uni sur la fin du dernier siècle ; celui de la collégiale d'Alais pour former ensemble le chapitre de la cathédrale de celle dernière ville. L'église de Psalmodi subsiste encore de même qu'une partie du dortoir et du cloître. Le reste fut ruiné dans le XVIe siècle par la fureur des Calvinistes.
 
(725) - Livre VIII - XIX - Nouveau ravages des Sarasins.
L'ancien auteur qui rapporte cette expédition d'Ambiza dans la Septimanie, et qui assure que ce général conquit tout le pays depuis Carcassonne jusqu'à Nismes par des voies de paix, ne dit pas s'il prit cette dernière ville. Il paroit cependant très vraisemblable qu'elle retomba alors sous la puissance des Sarasins, supposé que ces infidèles l'eussent déjà prise sous le général Zama, comme il y a lieu de le croire. Les Sarasins ne bornèrent pas là leurs conquêtes dans les Gaules durant cette campagne. Ambiza ou plutôt un détachement de son armée remonta le long du Rhône et de la Saône, entra en Bourgogne, pénétra jusqu'à Autun, fit le siège de cette Ville et la prit à un Mercredi 22 du mois d'Août de l’an 725. Les infidèles l’abandonnèrent ensuite après l’avoir saccagée et ruinée, et en avoir remporté de riches dépouilles.
 
C'est à cette irruption qu'il faut rapporter la plupart des ravages que les Sarasins firent en Bourgogne a la droite de la Saône et du Rhône où ils où ils portèrent le fer et le feu, et en particulier la désolation de l'abbaye de Beze qu'ils ravagèrent pour la troisième fois la même année qu’ils détruisirent !a ville d'Autun. Il y a lieu de croire que ce fut alors qu’ils assiégèrent la ville de Sens sous l'épiscopat de saint Ebbon, prélat également recommandable par son courage et sa vertu, qui les obligea de se retirer après avoir fait une vigoureuse sortie sur eux et les avoir battus.
 
On prétend que les Sarasins firent encore de plus grands progrès durant cette irruption ; qu’ils s'emparèrent du Rouergue et de I'Albigeois ; qu'ils ravagèrent le Quercy et le Périgord qu’Eudes duc d'Aquitaine à qui tous ces pays appartenoient, aiant marché à leur rencontre, les attaqua, leur livra une seconde bataille aussi sanglante que la première, et les défit entièrement ; et qu'enfin il reprit sur eux toute la partie de ses états dont ils s'étoient déjà emparez. Mais tous ces faits ne sont appuyez que sur des conjectures fort incertaines : et il paroit qu'on a confondu cette nouvelle défaite des Sarasins par Eudes avec celle de ces infidèles devant Toulouse par le même duc cinq ans auparavant. Nous n'avons en effet aucun monument qui prouve qui Ambiza ou les Sarasins aient porté leurs armes en Aquitaine durant l'année 725 et s'il est vrai que ces infidèles se soient jamais rendus maîtres de l'Albigeois et du Rouergue, ce fut sans doute durant quelque autre irruption. Il est cependant assez vraisemblable qu'Eudes se nuit en état d'arrêter les progrès d'Ambiza qui avoit porté la guerre sur les frontières de ses états ou dans ses états mêmes, supposé que les villes de Carcassonne et de Nismes furent alors soumises à sa domination, comme on peut le conjecturer. Ce duc peut donc avoir marché contre ce général Arabe et l'avoir battu; car nos anciens historiens font entendre qu'Ambiza prit la route de l'Espagne d'abord après son expédition de Nismes, et que sa marche avoit plutôt l'air d'une fuite que d'une retraite ; ce qui fait voir que la suite de son entreprise ne répondit pas aux commencement : mais les mêmes historiens nous en ont laissé ignorer les circonstances.
 
(725) - Livre VIII - XX - Retraite et mort d'Ambiza.
Ce qu'il y à de vrai, c'est qu'Ambiza aiant repris la route de l'Espagne, mourut en chemin dans la cinquième année de son gouvernement ou vers la fin de l'an 725. Avant que d'expirer il substitua par provision à sa place, en attendant que le calife lui eut nommé un successeur, le capitaine Hodera, qui après sa mort, prit le commandement de l'armée et la ramena dans ses quartiers.
 
Jahic successeur d’Ambiza arriva peu de temps après, et prit possession du gouvernement de l'Espagne et de la Septimanie : ce nouveau gouverneur, homme ferme et résolu, fit extrêmement respecter son autorité. Plus équitable que son prédécesseur, il fit rendre aux chrétiens plusieurs choses dont ils avoient été dépouillez par les Sarasins contre la foi des premiers traitez et des édits de paix. Deux ans et demi après (an 728), c'est-à-dire dans la troisième année du gouvernement de Jahic, le gouverneur d'Afrique pour les Sarasins de qui dépendoit le gouvernement d’Espagne, l'envoia relever par Codoyffa. Celui-ci n'entreprit rien de considérable, soit parce qu'il étoit naturellement inconstant, soit parce que son gouvernement ne dura que six mois. Celui d'Otsman ou Attuman son successeur, qui ne gouverna que quatre mois, aiant été encore plus court, les Sarasins demeurèrent dans l'inaction pendant cet intervalle et ne tentèrent de nouvelles entreprises sur les Gaules que sous le gouvernement d'Alcuta, que d'autres appellent Haittan, successeur d'Attuman.
 
(728) - Livre VIII - XXI - Troisième irruption des Sarasins dans les Gaules. Martyre de S. Chaffre abbé de Carméri dans le Velai.
Le vénérable Bede auteur contemporain fait mention sous l'an 729 d'une nouvelle irruption des Sarasins dans les Gaules ; mais il n'en rapporte pas les circonstances. Il fait entendre seulement que ces infidèles portèrent alors leurs courses dans l'Aquitaine ou dans les états du duc Eudes, et qu'ils commirent partout des ravages affreux. Cet historien ajoute que les Sarasins payèrent bien cher leurs brigandages, et qu'ils furent défaits peu de temps après dans la même province ; ce qui pourroit donner lieu de croie qu'Eudes les battit durant cette irruption. Bede écrivoit en effet son histoire en 731 un an avant la bataille de Poitiers où ces infidèles furent défaits par Charles-Martel, et il ne peut pas avoir eu en vue cette défaite : mais d'autres prétendent qu'il a ajouté postérieurement cette circonstance.
 
Quoi qu'il,en soit, les pays les plus voisins de la Septimanie , tels que le Toulousain , l'Albigeois, le Gévaudan et le Velai furent sans doute exposez alors à la fureur de ces infidèles ; et c'est apparemment dans le tems de cette irruption qu'ils firent mourir S. Chaffre.
 
Ce saint appelé Theotƒredus en latin et par corruption Chaffre dans le langage du pays , étoit le second abbé du monastère de Carmeri (Camiliacum) en Velai, dont nous avons déjà parlé, et successeur de saint Eudes son parent qui en avoit été le premier. Suivant l'auteur de l'histoire de son martyre qui a vécu long tems après lui, les Sarasins aiant fait une irruption dans le Velai, il n'eût pas plutôt été informé des approches de ces infidèles, qu'il ordonna à tous ses religieux de se retirer dans les montagnes et les forets voisines, et resta seul à la garde du Monastère sans autres armes que celles de la prière. Les Sarasins étant arrivez, voulurent d'abord le forcer de leur découvrir le lieu de la retraite de ses religieux qui avoient emporté avec eux les meilleurs effets de la maison, ce qu'aiant refusé, il fut roué de coups par ces infidèles. Le jour suivant le saint aiant reproché à un de leurs ministres l'impiété de sa religion, celui-ci le renversa sur la place d'un coup de pierre qui le blessa a mort. Ces barbares s'étant ensuite retirez, les religieux retournèrent à Carmeri, et aiant trouvé leur saint abbé dans cette triste situation, lui donnèrent tous les secours possibles, ce qui ne servit qu’à lui prolonger la vie de quelques jours. Il expira le 19 du mois d'Octobre. La place de ce saint abbé, qui fut depuis honoré comme martyr, fut remplie suivant quelques auteurs par saint Savinien : mais d'autres prétendent que ce dernier fut abbé de Menat en Auvergne.
 
(730) - Livre VIII - XXII - Eudes fait la paix avec les Sarasins et s'allie avec le général  Munuza.
Nous ignorons si les Sarasins durant cette irruption étendirent leurs courses bien loin dans l'Albigeois. Le Chronographe de l'abbaye de Castres parlant de Bertrand qui en étoit abbé, et qui mourut l'an 722 âgé de cents six ans sous l'épiscopat d'Hugues évêque d'Albi, auroit pu nous en apprendre quelque chose : mais il garde là-dessus un profond silence. Il est également incertain si ces infidèles s'emparèrent alors de Toulouse ; car l’histoire de la prise de cette ville par les Sarasins à la faveur de la trahison des juifs, rapportée dans la vie de  S. Théodard archevêque de Narbonne, paroit entièrement fabuleuse.
 
Nous ne sçavons donc de cette irruption que ce que le vénérable Bede en rapporte en deux mots, et sans lui elle nous seroit entièrement inconnue. Isidore évêque de Beja, historien contemporain qui s'étend sur les expéditions des Sarasins, n'en dit rien non plus. II nous apprend qu'Alcuta gouverneur d'Espagne aiant abusé de son autorité , fut dépossédé de sa charge au bout de dix mois par Mahomet commissaire envolé d'Afrique, et qu'Abderame fut mis à sa place, ce qui dut arriver vers le commencement de l'an 730 de J. C.
 
Il paroit cependant que cet historien fait indirectement mention de cette nouvelle entreprise des Sarasins sur les Gaules; car il rapporte qu'Eudes duc d'Aquitaine fit la paix vers ce temps-la avec ces infidèles à des conditions qui prouvent l’extrémité où ce duc devoit se trouver, et les maux que ces peuples devoient avoir causez dans ses états. Eudes fit en effet alors un traité d'alliance avec un général Maure appelé Munuz ou Munuza qui commandoit pour les Sarasins sur les frontières d'Espagne et des Gaules, c'est-à-dire, suivant un moderne, dans la Catalogne et la Septimanie. Ce duc pour éviter la guerre contre ces infidèles qui menaçoient d'envahir ses états, fut obligé d'acheter cette paix et ce traité d'alliance au prix de sa propre fille, princesse extrêmement belle, appelée Lampagie par quelques auteurs, qu'il donna en mariage à ce Mahométan, sacrifiant ainsi la religion à la politique.
 
(730) - Livre VIII - XXIII - Charles Martel déclare la guerre à Eudes.
Outre l'invasion de ses états qu'Eudes appréhendoit de la part des Sarasins, et qu'il évita par le traité dont nous venons de parler, il avoit d'ailleurs un intérêt particulier de vire en paix avec ces peuples et de se ménager leur protection en s'alliant avec eux ; car il avoit toute craindre de l'ambition de Charles-Martel, et il eut été très dangereux pour lui d'avoir en même temps ces deux puissants ennemis sur les bras.
 
Eudes avoit fait véritablement un traité avec ce dernier, lorsqu'il lui livra Chilpéric, mais il lui étoit aisé de s'apercevoir que toutes les démarches de ce prince des François ne tendoient qu'à s'emparer de toute la monarchie pour y régner en souverain, et que s'il l'avoit épargné jusqu'alors, et laissé jouir paisiblement de la souveraineté sur l'Aquitaine, ce n'étoit que pour l’assujettir ensuite plus aisément, après avoir soumis les autres provinces qui refusoient de se soumettre à son autorité. En effet Charles après avoir vaincu Rainfroi ancien maire du palais, qui à la tète, de quelques Neustriens défendoit encore un reste de liberté, dompté les Saxons, les Allemans, les Suabes et les Bavarois, et les avoir assujettis a sa domination, ne tarda pas long-temps à déclarer la guerre à Eudes dans la vue, sans doute de l'obliger à reconnoître sa supériorité (an 731).
 
Les auteurs Austrasiens, les seuls qui font mention de cette guerre, mais dont nos modernes ne peuvent s'empêcher de reconnoître la partialité, prétendent que le duc d'Aquitaine en fut le moteur, et qu’il y donna occasion en rompant le premier, le traité d'alliance qu'il avoit conclu avec Charles douze ans auparavant. Ils rapportent qu'Eudes arma secrètement contre ce prince dans le dessein de l'attaquer; que celui-ci aiant été averti de ses préparatifs par des émissaires qu'il avait en Aquitaine , il se mit en état de le prévenir ; et qu'enfin Eudes aiant été défait et mis en fuite, il appella pour se venger les Sarasins dans les Gaules : mais comme ces historiens nous en imposent certainement sur ce dernier article, il est très probable qu'ils en font de même sur l'autre, et qu'ils n'ont imputé à ce duc l'entrée des Sarasins dans les Gaules, que pour justifier la conduite de Charles â son égard, lorsqu'il lui déclara la guerre contre la foi du traité qu'il avoit fait avec lui. Quoi qu'il en soit, ils conviennent du moins que Charles marcha le premier contre Eudes, qu'il passa la Loire par deux fois dans la même campagne, et qu’après l'avoir mis en fuite, il ravagea sans obstacles toute l'Aquitaine, d'où il remporta un butin très considérable.
 
(730) - Livre VIII - XXIV - Quatrième irruption des Sarasins dans les Gaules.
Pour comble de malheur, la paix qu'Eudes se flattoit d'avoir avec les Sarasins fut de peu de durée ; ce qui l'obligea de se précautionner contre ces infidèles, dont les états confinoient avec les siens, et l'empêcha de prendre des mesures pour se venger de Charles. On découvrit en effet alors à la cour de Cordoue une conspiration que Munuza gouverneur de Catalogne et de Septimanie avoit formée, et on y prit la résolution de punir ce gouverneur ; ce qui attira enfin les armes des Sarasins sur le duc d'Aquitaine son beau-père et son allié, et donna occasion à une nouvelle irruption de ces infidèles dans les Gaules.
 
Munuza étoit Maure ou Africain de naissance. Ce général, homme courageux et déterminé, informé des maux que les Arabes ou Sarasins faisoient souffrir en Afrique aux Maures ses compatriotes, et des vexations continuelles que leurs gouverneurs leur suscitoient tous les jours, avoit résolu depuis long tems, par un sentiment plus digne d'un chrétien que d'un Mahométan, de les délivrer de la tyrannie à laquelle ils étoient assujettis, et de les rétablir dans leur ancienne liberté. Dans celle vue il avoit fait la paix avec Eudes et s'étoit allié avec lui, comptant sans doute d'en obtenir du secours pour l'exécution de ses projets, et de se ménager une retraite dans ses états, en cas que son entreprise vint à être découverte ou à ne pas réussir.
 
Peut-être même avoit il dessein d'embrasser le christianisme après avoir secoué le joug des Arabes. Munuza avoit déjà pris des mesures très justes pour exécuter ses projets contre les Sarasins d'Espagne, et il étoit déjà sur le point d'éclater, lorsqu Abderame gouverneur général de ce roiaume, qui tenoit sa cour à Cordoue, découvrit toute la conspiration. Ce gouverneur d'Espagne jugeant de la grandeur du péril par l'habileté et la valeur de celui qui avoit tramé l'entreprise, assembla aussitôt les principaux seigneurs de sa cour pour délibérer avec eux sur ce qu'il y avoit à faire. Il fut conclu d'un commun accord qu'il falloit apporter un prompt remède à un mal qui paroissoit extrême, et prévenir les desseins de Munuza avant qu'il eût le teins de se précautionner. Là dessus Abdérame assembla en diligence autant de troupes qu'il lui fut possible, et se mit en marche contre ce général qu'il espéroit surprendre (an 732).
 
Munuza fut surpris en effet et investi dans le teins qu'il y pensoit le moins. Incertain du parti qu'il avoit à prendre, il se jeta avec précipitation dans une ville du pays de Cerdagne appelée anciennement Julia Livia, prés des ruines de laquelle on a bâti depuis la forteresse de Puycerda, et résolut de s’y défendre jusqu'à la dernière extrémité Abderame satisfait d'avoir renfermé son ennemi, forma aussitôt le siège de cette place et le poussa très vivement. Munuza se voiant sans ressource, et d'ailleurs manquant d'eau pour étancher la soif dont il étoit extrêmement pressé trouva le moien de s’évader ; mais par malheur pour lui, et par un juste jugement de Dieu, qui voulut sans doute venger sur sa personne tant de milliers de chrétiens qu’il avoit fait périr, il ne put se dérober à la poursuite d'Abderame. Il erra d’abord dans les montagnes, dont il connoissoit parfaitement les détours, et il auroit peut être échappé, si le désir de sauver sa femme fille du duc d*Aquitaine, qu'il avoit passionnément, mais à qui la délicatesse de son sexe autant que l'âpreté des chemins ne permettoient pas de marcher aussi vite que lui, ne I'eut obligé de retarder sa marche.
 
Ce retardement donna le tems aux troupes d’Abderame de l'atteindre et de et de l’envelopper. Munuza se voiant perdu, aima mieux se donner lui-même la mort, que de tomber entre les mains des ses ennemis ; il se précipita du haut d’un rocher en bas et se tua. L’historien contemporain remarque que ce général Maure méritoit une telle fin par les cruautez qu’il avoit exercées envers les chrétiens, et en particulier sur un évêque appelé Anambade qu*il avoit fait brûler tout vif au siège d'une place. On croit que ce prélat étoit évêque d’une ville d'Aquitaine, et que Munuza l'avait fait périr durant la guerre qu’il avoit entreprise contre Eudes avant de conclure la paix avec ce duc. Munuza eut à peine expiré, que ceux qui l’avoient. poursuivi, saisirent de son corps, lui coupèrent la tête et l’apportèrent à Abdérame. Ils lui présentèrent en même tems la femme de ce rebelle qu’ils avoient arrêtée, et que ce général envoia aussitôt à Damas, à cause de sa beauté, pour entrer dans le sérail du calife. Tel fut le sort infortuné de cette princesse d’Aquitaine, suite funeste  d’un mariage où l’intérêt du duc son père avoit eu sans doute plus de part de son inclination.
 
Abderame animé par le promt et heureux succès de celle expédition et par l'ardeur que ses soldats témoignoient de combattre, se voiant d'ailleurs au voisinage des Gaules, prit la résolution d'y porter la guerre dans le dessein de ravager les états du duc Eudes, et de punir par là ce prince des liaisons qu'il avoit euës avec les rebelles. Il prit sa route du côté de Pampelune et de la Navarre, d'où il entra dans la Gascogne après avoir passé les cols des Pyrénées qui séparent cette province de l'Espagne.
 
(732) - Livre VIII - XXV - Défaite d'Eudes par les Sarasins.
A son arrivée il porta la terreur et la désolation dans tout le pays, qu'il ravagea sans obstacle. Il s'approcha ensuite tic la Garonne, alla mettre le siège devant Bordeaux, l'emporta de force et livra cette ville au pillage. Cela fait, Abderame passa la Dordogne et rencontra Eudes au-delà de cette rivière. Ce duc sur le bruit de l'irruption des Sarasins avoit rassemblé à la hâte le plus de troupes qu'il avoit pu pour s'opposer aux progrès de leurs armes, et n'aiant pas eu le tems de secourir la Gascogne, il avoit pris le parti d'attendre Abderame de ce côté là dans le dessein de l'attaquer au passage et de l'empêcher du moins de pénétrer plus avant dans ses états : mais ses efforts furent inutiles; car aiant livré bataille aux Sarasins, il fut battu et mis en fuite après avoir perdu la plus grande partie de son armée, dont les infidèles firent un carnage horrible. Le nombre des chrétiens qui furent tuez dans celle sanglante bataille fut si grand, qu'au rapport d'Isidore de Beja, historien contemporain, il n'y a que Dieu seul qui ait pu le sçavoir.
 
Eudes fut vivement poursuivi dans sa fuite par l’armée victorieuse qui ruina ensuite ou brûla impunément tout ce qu'elle trouva sur sa route, à la réserve des places fortes que leur situation avantageuse mit à couvert de la fureur des soldats Arabes. Ce duc se trouvant sans ressource et en danger de perdre dans peu le reste de ses états ou d'en voir l'entière ruine, prit le parti d'implorer la protection de Charles Martel, et d'aller trouver ce prince pour lui demander du secours contre les Sarasins qui menaçoient d'envahir tout le roiaume, et contre lesquels il avoit par conséquent un égal intérêt de prendre les armes.
 
(732) - Livre VIII - XXVI - Bataille de Poitiers. Défaite des Sarasins par Charles Martel.
En effet ces infidèles après avoir ravagé le Périgord, la Saintonge, l'Angoumois et le Poitou, massacré un grand nombre de chrétiens, pillé et brûlé l'église de saint Hilaire dans les fauxbourgs de Poitiers, étoient sur le point de pousser leurs ravages jusqu'à Tours, ville du domaine de Charles Martel , dans l'espérance de s'enrichir du pillage de la célèbre église de S. Martin, lorsque ce prince oubliant les sujets de querelle qu'il avoit contre Eudes, résolut de le secourir et de faire tous ses efforts pour traverser les desseins des infidèles. II forma une puissante armée des troupes qu'il leva à la hâte dans les trois roiaumes de Neustrie, d'Austrasie et de Bourgogne ; et après avoir passé la Loire, il marcha contre Abderame, le rencontra aux environs de Poitiers, et l'empêcha de passer outre.
 
Les deux armées demeurèrent en présence durant sept jours sans faire aucun mouvement, et se préparèrent pendant ce tems au combat qui devoit décider de la destinée de toute la France. L'action s'engagea un Samedi du mois d'Octobre de l'an 732. Le choc fut d'abord très violent des deux cotez ; mais enfin la victoire, après avoir balancé quelque tems, commença à se déclarer en faveur de Charles. Les soldats du Nord suivant l'expression d'un auteur contemporain, plus forts, plus robustes et mieux disciplinez que ceux du Midi l'emportèrent aisément sur ces derniers ; en sorte qu'on vit les François semblables à ces murs épais dont les pierres sont extrêmement bien liées (c'est la comparaison du même historien) combattre toujours sans pouvoir être jamais ni ébranlez ni séparez et se faire jour â travers les bataillons Arabes dont ils firent un carnage affreux. Abderame général de ces infidèles aiant été tué sur la place, la victoire acheva de se déclarer entièrement en faveur de Charles. Les Sarasins continuèrent cependant de se défendre avec beaucoup d'acharnement et disputèrent le terrain pied à pied; et il n'y eut que la nuit qui put séparer les combattans. Chacun se retira alors dans son camp, mais avec une contenance bien différente ; les François l'épée à la main, encore fumante du sang de leurs ennemis ; et ceux-ci honteux de leur défaite, et consternez de la perte de leur général.
 
Les Sarasins se votant extrêmement affaiblis par le nombre prodigieux de leurs morts qui étoient demeurez étendus sur le champ de bataille, prirent le parti de décamper à la faveur de la nuit. Ils laissèrent en partant leurs lentes toutes dressées pour dérober leur fuite aux François. Charles ne s'aperçut pas en effet de leur retraite, et il se disposait le jour suivant à livrer de grand matin un nouveau combat à ces infidèles, quand il apprit par des espions qu'ils s'étoient relirez. Ce prince parut d'autant plus mortifié de leur retraite, qu'il se flattoit de remporter sur eux une nouvelle victoire. Il balança d'abord s'il devoit les poursuivre; mais dans la crainte qu'il eut de quelque feinte ou de quelque embuscade de leur part, il se contenta de piller leur camp, et après en avoir partagé les dépouilles à ses soldats, il décampa et repassa la Loire.
 
C'est le récit fidèle qu'un auteur grave et contemporain nous a laissé de cette fameuse journée. Quelques auteurs ajoutent qu’Eudes duc d'Aquitaine s'étant joint aux François, se trouva à cette action, et qu'il y fit des prodiges de valeur, mais ce fait nous paroit un peu douteux, et nous croions qu'on a confondu avec cette bataille la défaite des Sarasins devant Toulouse par ce duc.
 
D'autres historiens accusent Eudes d'avoir appelé les Sarasins en France dans cette occasion pour s'en servir contre Charles Martel son ennemi, comme nous l'avons déjà dit, et font par là retomber sur lui tous les maux que ces infidèles causèrent alors dans le roiaume, mais le simple récit que nous venons de faire, suffit pour détruire cette fable Nous sçavons d'ailleurs que les anciens Annalistes Austrasiens,adulateurs perpétuels des ancêtres de Charlemagne, n’ont rien omis pour rendre ce duc odieux à la postérité parce qu'il étoit ennemi de Charles Martel et de sa famille. Peut on en effet se persuader qu'Eudes ait été capable de travailler à sa propre ruine pour attirer celle de son ennemi ?
 
Plusieurs circonstances que quelques auteurs rapportent de la défaite des Sarasins à la bataille de Poitiers ne paroissent pas moins fabuleuses ; entr'autres celle du nombre prodigieux de trois cens soixante quinze mille de ces infidèles qu'on prétend avoir été tuez dans cette action, sur l'autorité de Paul Diacre et d'Anastase bibliothécaire qui ont confondu cette bataille avec celle qu’Eudes livra au général Zama devant Toulouse onze ans auparavant. Pour rendre celle circonstance plus vraisemblable, on ajoute qu'on doit comprendre parmi ce grand nombre de morts les femmes, les enfans et les esclaves que ces peuples avoient amenez avec eux dans la vûë de s'établir dans les Gaules, mais un de nos, plus célèbres historiens a fait voir que dans l'irruption dont nous parlons, il n'y eut que les seuls soldats d'Abderame qui passèrent en deçà des Pyrénées, et qu'ils n'avoient aucun dessein de s'établir dans les Gaules, mais seulement d'en piller et ravager les provinces.
 
733 - Livre VIII - XXVII - Ravage des Sarasins dans leur retraite. Vains efforts d'Abdelmelec successeur d'Abderame pour rentrer dans les Gaules. 
Après la bataille de Poitiers, le reste de l'armée des Sarasins reprit la route des Pyrénées par le Limousin, le Querci, l'Albigeois et le Toulousain. Ces infidèles laissèrent dans tous ces pays de tristes marques de leur barbarie et portèrent partout la désolation ; et si le monastère de Guéret en Limousin échappa à leur fureur, il en fut uniquement redevable aux prières de saint Pardulphe qui en étoit abbé. Ces infidèles se retirèrent ainsi dans la Septimanie, province soumise à leur domination et de là en Espagne.
 
Un critique moderne prétend que les Sarasins ne furent pas long tems sans tirer vengeance de leur défaite par la novelle irruption qu'ils firent l'année suivante dans les Gaules, et durant laquelle ils désolèrent toute la Bourgogne. Cet auteur ajoute que ces hostilités obligèrent Charles Martel de se rendre en diligence dans ce roiaume pour apaiser les troubles et remédier aux maux que ces infidèles y avoient causez par leurs excursions. Nous sçavons en effet que l'année d'après la bataille de Poitiers, ce prince fit un voiage en Bourgogne pour arrêter le cours de quelques mouvements qui s'y étoient élevez ; mais les historiens ne marquent aucune irruption des Sarasins ni dans ce pays ni dans les Gaules sous cette année (an 733.).
 
Il est vrai qu'Abdelmelec successeur d'Abderame dans le gouvernement général de l'Espagne et de la Gaule Gothique, fit quelques efforts pour réparer la honte de la défaite de ce général, et qu'il tenta d'entrer dans les Gaules pour renouveler la guerre contre les François ; mais tous ses projets furent inutiles. Abdelmelec étoit un homme violent et avare qui pendant près de quatre années d'administration vexa cruellement les peuples et les livra à l'avidité des juges et des officiers des provinces. Sa négligence à venger sur les François la défaite de son prédécesseur, lui attira des reproches très vifs de la part du calife. Sensible à ces reproches, il résolut de réparer les pertes que sa nation avoit faites dans les Gaules; il arma puissamment, partit de Cordoue à la tête de toutes ses troupes vers l'an 734 et s’avança vers les cols des Pyrénées qui séparent la Navarre de la Gascogne, mais il fut arrêté au passage par une petite troupe de Chrétiens qui le harcelèrent vivement du haut des montagnes et des rochers où ils s'étoient rassemblez, et lui tuèrent beaucoup de monde en différentes escarmouches, ce qui l'obligea d'abandonner son entreprise et de retourner honteusement sur ses pas.
 
735 - Livre VIII - XXVIII - Mort d'Eudes. Son fils Hunold lui succède dans le duché d'Aquitaine et le Languedoc François. 
La réconciliation qui se fit avant la bataille de Poitiers entre Eudes et Charles Martel fut sans doute sincère et de bonne foi; et nous ne voions pas qu'elle ait été altérée pendant le reste de leur vie. Ce dernier étoit alors trop occupé à pacifier les troubles de Bourgogne et à réduire les Frisons par les armes, pour songer à réveiller ses anciennes querelles contre l'autre. Quoi qu'il en soit, Eudes mourut en paix en 735, et à ce qu'il paroit, dans un âge assez avancé. Il fut inhumé dans l'église du monastère qu'il avoit fondé avant sa mort de concert avec Valtrude son épouse, cousine de Charles Martel, dans l’isle de Ré, sur les côtes du pays d'Aunis. Ce monastère fut ruiné dans la suite par les Normans, et il ne subsistoit plus l’an 845. Eudes laissa en mourant trois enfans mâles de Valtrude son épouse.
 
Hunold l'aîné lui succéda dans tous ses états, fut duc d'Aquitaine ou de Toulouse, et étendit par conséquent son autorité sur toute la partie du Languedoc François qui dépendoit de ce duché, et qui comprenoit le Toulousain, l’albigeois, le Gévaudan, le Velai et le pays d'Usez. Hunold régna aussi sur toute la Gascogne, et sur une partie de la Provence: mais les Sarasins lui enlevèrent bientôt après ce dernier pays dont Charles Martel s'empara ensuite sur ces infidèles.
 
Hatton second fils d'Eudes est qualifié duc d'Aquitaine dans un ancien monument, ce qui prouve qu'il posséda une partie de ce duché conjointement avec son frère. On présume que le Poitou lui échut en partage, et il paroit en effet qu'il faisoit sa résidence à Poitiers. On pourroit croire aussi qu'il posséda le Limousin, car nous sçavons qu'il fut inhumé à S. Martial de Limoges. Il épousa Vrandrade descendante et plus proche héritière de Sadregisile duc d'Aquitaine, laquelle en cette qualité lui apporta les droits qu'elle avoit sur plusieurs terres dans le Limousin, que le roi Dagobert avoit confisquées sur les enfans de ce duc, et qu'il avoit données à l'abbaye de S. Denys.
 
Nous ignorons ce qu'eut en partage Remistan frère puisné d’Hunold et d'Hatton, et si son père lui laissa quelques pays de l'Aquitaine en appanage. Nous avons dit ailleurs qu’Eudes avoit un frère appelé Imitarius qui, à ce qu'il paroit, mourut sans postérité, et lui laissa par conséquent les droits qu'il pouvoit avoir sur une partie de l'Aquitaine. Nous avions parlé de la fille de ce duc qui épousa le général Munuza, et qui devoit être alors être dans le sérail de Damas où Abderame l'avoit envoiée.
 
Eudes fit parler de lui dans son tems ; mais il n’a pas été assez bien connu dans le nôtre, ce qui est cause sans doute que nos historiens modernes ne lui ont pas rendu la justice qu'il mérite. On ne l'a presque regardé jusqu'à nos jours que comme un aventurier qui avoit profité des troubles du roiaume pour s'emparer de toute l'Aquitaine, mais si l'on considère son extraction roiale, il ne paroîtra pas extraordinaire qu'il ait prétendu à une partie de la monarchie et qu'il se soit opposé de toutes ses forces aux entreprises de Charles Martel qui vouloit envahir toute la France à son préjudice et de la famille régnante. On ne doit pas être surpris non plus que les descendans de l'un et de l'autre aient vécu entr'eux dans une inimitié perpétuelle. De là vient sans doute que les historiens Austrasiens qui sont entièrement devoüez à la race de Charlemagne, et qui sont presque les seuls qui nous restent de ce tans là, n'ont rien négligé pour rendre la mémoire d'Eudes odieuse à la postérité et pour le rabaisser de même que ses successeurs. Quoique nous ne prétendions pas justifier toutes ses actions, on voit cependant par ce que ces historiens ont laissé échapper, et par quelques autres monumens du tems, que ce duc fut un très grand prince, et il nous paroîtroit sans doute encore plus grand, s'il avoit eu le même bonheur que Charles Martel, et autant de panégyristes.
 
736 - Livre VIII - XXIX - Guerre de Charles Martel contre les enfans d'Eudes. Sa paix avec eux. 
Charles fut à peine informé de la mort de ce duc d’Aquitaine, qu'il assembla les principaux de la nation pour délibérer sur le parti qu'il falloit prendre dans celle conjoncture. Ce ministre qui n’avoit pu jusqu'alors obliger Eudes à reconnoître que son duché relevoit de la couronne, et l'assujettir par conséquent à son autorité, se persuada qu'il lui seroit plus aisé de réduire Hunold et ses frères a son obéissance sous prétexte de les soumettre à celle du roi; il fil donc résoudre dans le conseil qu'il avoit assemblé, de leur déclarer la guerre. Dans ce dessein il passa la Loire à la tête de ses troupes, et s’étant avancé sans opposition dans Ie pays, il marcha jusqu'à la Garonne et assiégea Bordeaux qu'il emporta avec le château de Blaye; et après avoir soumis les environs de ces deux places, il retourna victorieux en France (an 736.).
 
Ce prince pour achever de soumettre le reste de la Gascogne, sous le nom de laquelle plusieurs de nos anciens historiens comprennent tous les pays situez entre la Loire et les Pyrénées, repassa cette rivière la campagne suivante. Les enfans d'Eudes qui étoient demeurez jusques là dans l'inaction, et qui, soit par faiblesse ou par crainte d'en venir aux mains avec un capitaine aussi expérimenté et aussi redoutable que Charles, n'avoient fait aucun mouvement contre les François l'année précédente, se prirent en campagne durant celle-ci et parurent à la tête d'un corps de troupes pour résister à ce prince; ils lui livrèrent divers combats qui furent sanglans, mais dont le détail nous est inconnu. Il paroit seulement, au rapport d'un ancien auteur, que cette guerre ne fut pas désavantageuse aux princes Aquitains, excepté au duc Hatton qui, selon l’expression assez obscure d'un de nos historiens, fut garrotté dans une action ; c'est-à-dire, comme nous croions pouvoir l'expliquer, qu'il y fut fait prisonnier, à moins qu’on ne veuille dire qu'il se ligua contre Hunold son frère avec Charles Martel. Nous verrons en effet dans la suite que ses descendans furent très attachez à la postérité de ce maire du palais.
 
Quoi qu'il en soit, Charles fut obligé d'en venir avec Hunold à un traité de paix, par lequel il consentit que ce prince demeurât paisible possesseur de l'Aquitaine sous le litre de duc, à condition (ce qui est remarquable ) qu'il tiendrait ses états à foi et hommage de lui et de Carloman et de Pépin ses enfans, sans faire la moindre mention qui montre à quel degré de puissance Charles Martel étoit par tenu alors, puisqu'il ne gardoit pas même les bienséances et les dehors sous lesquels il avoit caché son ambition les premières années de son gouvernement. Hunold soit par crainte ou par impuissance ratifia ce traité, et prêta serment de fidélité à Charles Martel.
 
736 - Livre VIII - XXX - Cinquième irruption des Sarasins dans les Gaules.
Les nouveaux troubles qui s'élevèrent en Bourgogne, et qui furent suivis d'une irruption des Sarasins dans ce roiaume, dûrent être un des motifs qui engageront Charles à accélérer son traité de paix avec le duc d'Aquitaine. Quelques auteurs confondent cette nouvelle irruption avec celle que ces infidèles avoient faite en Aquitaine quatre ans auparavant ; mais celle dont nous allons rapporter le sujet, est évidemment différente.
 
Jusif-Ibin-Abderame gouvernoit alors pour les Sarasins la Gaule Gothique ou Narbonnoise. Ce seigneur Arabe eut à peine pris possession de son gouvernement vers l'an 735, qu'il résolut de se signaler par quelque action d'éclat, et de rétablir les affaires de sa nation dans les Gaules. La situation où se trouvoit alors la Provence lui en fournit une occasion favorable.
 
Mauronte duc ou gouverneur d'une partie de cette province cherchant à secouer le joug de l'autorité de Charles Martel, et à se rendre indépendant, s'étoit ligué secrètement avec les autres gouverneurs de cette partie du roiaume Bourgogne, situé entre les Alpes, le Rhône et la Méditerranée depuis Lyon jusqu'à Marseille. Tous ces seigneurs résolus de se mettre en liberté avoient tramé un complot dans l'espérance que Charles alors occupé de différentes guerres, soit contre les peuples de là Germanie et les Aquitains, soit contre les Sarasins, seroit hors d'état de traverser leurs entreprises. Ils étoient sur le point d'éclater, quand ce prince sur Ie soupçon qu'il eut de leurs menées, entra en bourgogne en 733 à la tête d'une armée et tâcha de rétablir la paix et la tranquillité dans le pays. Il eut soin de pourvoir à sa sûreté, et prit des mesures pour prévenir les desseins des mal-intentionnez et des rebelles.
 
II donna entr'autres le gouvernement des places frontières, et en particulier ; celui de Lyon,  à des personnes dont il avoit éprouvé la fidélité, et partit ensuite, comptant d’avoir pacifié cette province; mais ce n'étoit qu'en apparence.
 
En effet Mauronte et ses confédérez furent beaucoup plus circonspects pendant quelque tems, mais non pas plus fideles. Résolus de se soustraire à quelque prix que ce fut à l'obéissance de Charles, ils formèrent une ligue secrète avec Jusif gouverneur de la Septimanie pour les Sarasins. Ce général leur promit du secours, et ils lui promirent à leur tour de l'introduire au-delà du Rhône et de lui livrer certaines places fortes du même côté. Les Sarasins acceptèrent d'autant plus volontiers ces offres, qu'ils souhaitoient depuis long-tems de s'établir au-delà de ce fleuve, et d'en avoir le passage libre, pour étendre ensuite leurs courses à leur gré dans tout le roiaume.
 
Après la mort d'Eudes, les rebelles de Provence et de Bourgogne voiant Charles Martel occupé à la guerre qu'il faisoit en Aquitaine aux enfans de ce prince, en prirent occasion de lever l'étendard de la rébellion : mais Charles aiant terminé en diligence ses différends avec Hunold et ses frères, marcha promptement contre ces rebelles, soumit en peu de tems tout le pays depuis Lyon jusqu'à Marseille et Arles et pourvut de nouveau à sa sûreté. Cela fait, il partit pour retourner en France, où sur l'avis qu'il eut de la révolte des Saxons, il se mit aussitôt en marche a la tête de son armée pour aller dompter ces peuples.
 
736 - Livre VIII - XXXI - Prise d'Arles, d'Avignon, d'Uzès, de Viviers par les Sarasins. Leurs ravages en Provence et en Bourgogne.
Mauronte et les autres rebelles que la présence de Charles avoit intimidez, furent à peine informez que ce prince avoit passe le Rhin pour faire la guerre aux Saxons, qu'ils reprirent aussitôt les armes, et en exécution du traité secret qu'ils avoient fait avec les Sarasins, ils leur livreront la ville d'Avignon.
 
Il y a lieu de croire qu'ils les introduisirent aussi dans celle d'Arles, car ces infidèles y entrèrent dans le même tems ; et malgré la soumission volontaire de cette ville qui se rendit par composition, ils la livreront, au pillage. Les Sarasins s'emparèrent d'autant plus aisément de celte place, qu'aiant été du domaine du duc Eudes, les successeurs de ce prince qui ne s'attendoient pas a celle surprise , n'étoientl pas alors en état d'en prendre la défense.
 
Ces peuples curent à peine franchi les barrières du Rhône, qu'il portèrent la désolation dans tous les pays situez des deux cotez de ce fleuve. Les villes d'Usez, de Viviers, de Valence, de Vienne, de Lyon et plusieurs autres, éprouveront ainsi que celles d'Arles et d'Avignon, la fureur de ces infidèles appellez Vandales par quelques anciens historiens, parce que la plupart d'entr'eux étoient originaires d'Afrique où ces derniers peuples s'étoient anciennement établis. Pendant un séjour de quatre ans que les Sarasins firent au-delà du Rhône, ils renouvellerent tous les ans leurs courses dans la province d'Arles, et portèrent partout le fer et le feu sous la conduite de Jusif gouverneur de la Septimanie, mais avec tant d'excès et de fureur, que suivant le récit d'un ancien auteur on voioit de toutes parts des églises détruites, des monastères ruinez, des villes pillées, des maisons saccagées, des châteaux démolis, et un nombre infini de personnes massacrées, sans que personne osât s'opposer au cours de tant de maux, ni arrêter la fureur des barbares.
 
On pourroit entendre de cette irruption des Sarasins au-delà du Rhône sous le commandement de Jusif surnommé Abderame, ce que Roderic de Tolède raconte du général Abderame qui fut tué à la bataille de Poitiers.
 
Cet historien prétend que ce dernier étant occupé au siège d'Arles, défit une armée de François qui marchoient au secours de cette place : mais il paroit certain que ce général y ne passa jamais le Rhône, et qu'il n'en approcha pas même. Si donc les François furent battus en allant secourir la ville d'Arles assiegée par un général des Sarasins nommé Abderame, ce fut sans doute par Jusif-Abderane gouverneur de la Septimanie qui porta ses armes au-delà du Rhône ; et Roderic de Tolède peut aisément avoir confondu l'un avec l'autre. Cet Historien ajoute que les corps de tous les chrétiens tuez dans celte occasion furent jetiez dans le Rhône ou inhumez dans le cimetière d'Arles, ou l'on voioit encore de son tems leurs tombeaux. Il en reste un grand nombre de pierre creusez dans le roc a demie lieue de cette ville prés de l'abbaye de Montmajour : mais nous n'oserions assurer qu'ils aient été construits pour les chrétiens qui périrent par le glaive de ces infidèles. C'est sans doute dans cette même irruption, qui dura quatre années de suite, que ces barbares ruinèrent le monastère de Lerins situé dans une isle sur les côtes de Provence où ils martyriseront environ cinq cens religieux. On peut rapporter aussi a ce tems-là les ravages que les Sarasins commirent dans une partie de la Bourgogne à la gauche du Rhône et de la Saône.
 
737 - Livre VIII - XXXII - Charles Martel repousse les Sarasins, assiège et prend Avignon.
Charles .Martel informé des désordres que les Sarasins commettoient au-delà du Rhône à la faveur de son éloignement, et de la guerre qu'il faisoit alors aux Saxons, résolut d'en arrêter le cours. Il assembla avec toute la diligence possible une armée composée de François, de Bourguignons et des autres peuples de sa domination, et l'année suivante des que la saison le permit, il se mit en marche pour aller chasser ces infidèles des villes dont ils s'étoient emparez en Provence. Il détacha d'abord le duc Childebrand son frère avec quelques autres généraux pour investir Avignon dont ces peuples avoient fait leur principale place d'armes. Il suivit de prés ce détachement avec le reste de ses troupes, et a son arrivée il assiégea cette ville dans toutes les formes, et l'emporta enfin d'assaut. Tous les Sarasins furent passez au fil de l'épée, et la ville livrée au pillage et ensuite réduite en cendres pour la plus grande partie.
 
737 - Livre VIII - XXXIII - Ce prince passe le Rhône, entre dans la Septimanie, et assiège Narbonne.
Après la prise d'Avignon Charles passa le Rhône avec toute son armée, et entra dans la Gothie ou Septimanie dont les Sarasins étoient les maîtres. Il traversa cette province sans que personne osât se présenter ni s'opposer à sa marche, et aiant passé comme un éclair au milieu des diocèses d'Usez, de Maguelonne, d'Agde et de Béziers, il arriva devant Narbonne, dont il forma le siège. Ce prince se détermina a commencer la conquête de la Septimanie par cette place, parce que c'étoit la plus forte et la plus considérable de celles que les Sarasins possedoient en deçà des Pyrénées, et qu'il a voit lieu d'espérer par cette prise de chasser entièrement ces infidèles des Gaules et de leur en fermer l'entrée pour jamais. Athima général des ces peuples commandoit alors un corps de troupes aux environs : mais n'osant attendre l'arrivée des François, ni leur tenir tête, il se jetta dans Narbonne pour en prendre la défense.
 
Cette ville est coupée par un bras de la rivière d'Aude qui va se jetter dans un étang voisin, lequel communique avec la mer au grau de la Nouvelle qu'on nomme aujourd'hui le port de S. Charles; c'est à la faveur de ce canal qu'on peut faire entrer les plus grosses barques jusqu'au milieu de la ville. Charles pour empêcher les Sarasins de recevoir du secours de ce côté-là, fit élever des fortifications en forme de tête de bélier sur les deux bords de cette rivière , forma la circonvallation et dressa ses machines contre la place.
 
737 - Livre VIII - XXXIV - Bataille de Berre ou de Narbonne.
Tandis que ce prince poussoit vivement ce siège, le général Ocba ou Aucupa qui commandoit alors en Espagne pour les Sarasins, averti du danger où se trouvoit la ville de Narbonne, et persuadé que la conservation de tout ce qu'ils possedoient dans les Gaules dépendoit de celle de cette place, résolut de la secourir. Ce général avoit été envoié depuis peu en Espagne pour examiner la conduite d'Abdelmelec gouverneur de ce roiaume, et l'aiant trouvé coupable d'une infinité de malversations, il l'avoit fait renfermer dans une étroite prison, et avoit fait punir en même tems les officiers des provinces complices de ses injustices. Il avoit pris ensuite les rênes du gouvernement d'Espagne , et s'étoit signalé par sa sévérité extrême à exiger des chrétiens dont il fit faire un nouveau dénombrement, le tribut auquel ils étoient assujettis; par son exactitude à faire rendre la justice et punir les malfaiteurs, et par son attention à faire juger un chacun suivant les lois particulières de sa nation : ce qui prouve que les peuples de la Septimanie se maintinrent dans l’usage de leur jurisprudence sous le gouvernement des Sarasins.
 
Ocba voulant secourir la ville de Narbonne, fit partir incontinent un corps de troupes sous la conduite du gênerai Amoroz qui pour hâter sa marche, et éviter les passages longs et dificiles des Pyrénées, s'embarqua avec ses troupes, et arriva au port de la Nouvelle, d'où il se flattoit sans doute de pouvoir remonter la rivière d'Aude : mais surpris de trouver ses bords également bien gardez et fortifiez, il prit le parti de débarquer sur la côte, et de conduire ses troupes par terre au secours de la place. Charles ne lui en donna pas le tems ; sur l'avis qu'il eut de son arrivée, (c'étoit un Dimanche) il laissa une partie de son armée pour continuer le siège, se mit à la tête de l'autre et marcha contre les infidèles. Il les trouva campez dans une vallée des Corbières, prés d'un ancien palais que les rois Visigots avoient fait bâtir autrefois et qui portoit le nom de ce pays. Amoroz s'étoit posté avantageusement auprès de la petite rivière de Berre entre VilIe-SaIse et Sigean à demie lieue de la mer et a sept milles au midi de Narbonne. Charles se vit à peine en présence des ennemis, qu'il les attaqua brusquement, et sans presque leur donner le tems de se reconnoître. Les Sarasins, quoique surpris, soutinrent avec toute la valeur possible le premier feu des troupes Françoises ; mais Charles aiant tué de sa main le général Amoroz, ces infideles prennent aussitôt l'épouvante et se mettent en fuite. Les François voiant leur déroute, les poursuivent vivement et en font un carnage horrible. Les fuiards cherchent a gagner leurs vaisseaux et se jettent avec précipitation dans l'étang voisin pour se sauver a la nage : mais les François s'emparent en même tems de quelques barques, les suivent dans l'étang, et en font périr encore un grand nombre à coups de dards, ou les enfoncent dans l'eau ; en sorte qu'ils furent presque tous tuez, noyez, ou faits prisonniers. Après cette victoire Charles revint devant Narbonne, triomphant et chargé des dépouilles des infidèles.
 
737 - Livre VIII - XXXV - Charles lève le siège de Narbonne, et fait démanteler Beziers, Agde, Maguelonne et Nismes.
 Ce duc ne profita pas cependant tout-à-fait de sa victoire ; il s'ennuya de la longueur du siège de Narbonne ; et soit que la saison fût déjà avancée , et qu'on fût alors au mois d'Octobre, comme le prétend un auteur Espagnol, ou plutôt que la résistance opiniâtre du général Athima et des assiégez, lui fist désespérer de pouvoir réduire sitôt cette place également forte et bien munie, il prit le parti de décamper et de retourner en France où ses affaires l'appelloient. Il se contenta de laisser en partant quelques troupes, et de convertir le siège en blocus pour réduire celte place, s'il étoit possible, par la famine. Charles reprit la route du Rhône, et s'empara en passant de la ville de Béziers dont il fit raser les murs et brûler les faubourgs. Il en usa de même à l'égard d'Agde, et fit détruire Maguelonne de fond en comble. Cette dernière ville étoit située dans une petite isle dont nous avons parlé ailleurs, et qui servoit de place d'armes aux Sarasins par la commodité de son port et la facilité qu'ils avoient d'y aborder en venant d'Espagne. Ils exerçoient de là impunément la piraterie et infestoient toute la côte, ce qui engagea Charles, pour leur ôter cet azile, à faire raser entièrement cette place. L'évêque et le chapitre se retirèrent alors à Substantion, lieu du diocèse ou ils firent leur résidence jusqu'au rétablissement de la ville de Maguelonne qui se fit trois cens ans après : l'ancienne cathédrale subsiste encore en entier, c’est le seul monument qui reste dans cette ville. Il y a dans cette isle une espèce de port qu'on appelle encore à présent le Port-Sarasin.
 
Charles traita la ville de Nismes avec moins de rigueur. Il se contenta d'en faire brûler les portes et de mettre le feu aux Arènes, c'est-à-dire à l'ancien amphithéâtre des Romains qui servoit alors de forteresse, et que les flammes épargnèrent ; car il subsiste encore de nos jours presque dans son entier. Ce prince après avoir fait le dégât dans toute la Gothie, porté la désolation dans tout ce pays, et en a voir fait raser toutes les forteresses pour empêcher les infidèles de s'y fortifier, obligea les habitans de lui donner des otages pour s'assurer de leur fidélité, et retourna en France également chargé des dépouilles des Sarasins et de celles de cette infortunée province qui se vit alors aussi maltraitée par les chrétiens, qu'elle l'avoit été auparavant par les infidèles.
 
738 - Livre VIII - XXXVI - Les Sarasins conservent une partie de la Septimanie.
 Il est aisé de comprendre par ce que nous venons de rapporter, que Charles-Martel ravagea la Septimanie plutôt qu'il ne la soumit à son obéissance. Il est certain que malgré la précaution qu'il prit d'emmener avec lui les otages des villes principales, le pays ne reconnoissoit plus son autorité peu de tems après, soit que les Sarasins eussent repris cette province d'abord après son départ, ou que les peuples du pays se voiant délivrez de la tyrannie de ces infidèles, se fussent mis en liberté ; ce qui nous donne lieu de faire à ce sujet la même réflexion qu'un de nos plus sçavans historiens a déjà faite à l'occasion des victoires que Charles remporta sur les Saxons , et dont par trop de précipitation il perdit le fruit principal qui devoit être la soumission des peuples et des provinces où il portoit ses armes.Ce fameux capitaine fondoit d'abord comme un torrent impétueux dans les pays qu'il vouloit ou conquérir ou remettre sous son obéissance, sans que rien ne fût capable d'arrêter la rapidité de sa course : mais content de gagner des batailles, de battre ou de réduire les rebelles, de vaincre ses ennemis, de mettre les provinces a feu et à sang, et de se charger des dépouilles des villes qu'il avoit ruinées, il revenoit ensuite avec la même vitesse sans prendre la précaution d'assurer ses conquêtes ou par la réduction des places fortes, ou par de bonnes garnisons dans celles dont il s'étoit rendu maître : ce qui faisait que ces peuples rebelles conservant toujours dans leur cœur l'amour de l'indépendance, se soulevoient à la première occasion , que les ennemis cherchoient à se venger des maux qu'il leur avoit faits, et que les uns et les autres portoient à leur tour la désolation dans les provinces du roiaume, tandis que ce prince occupé ailleurs étoit hors d'état d'arrêter leurs entreprises.
 
738 - Livre VIII - XXXVII - Nouvelles entreprises de ces infidèles dans les Gaules.
La mort du roi Thierry IV qui arriva au mois de Septembre de l'an 737 fut sans doute un des principaux motifs qui engagèrent Charles-Martel à abandonner le siège de Narbonne dont la conquête lui auroit assuré celle de toute la Septimanie. Ce ministre craignant sans doute que malgré l'autorité souveraine dont il s'étoit emparé, il n'arrivât après la mort de ce roi quelque révolution dans le roiaume pendant son absence, jugea a propos de se rendre en diligence a la cour, et contint dans le devoir par sa seule présence tous ceux qui auroient eu envie de remuer. Voiant enfin que son pouvoir étoit parfaitement affermi, il laissa le thrône vacant, quoiqu'il y eût encore des princes de la race roiale en état de le remplir, et il régna seul le reste de ses jours sous le litre de duc ou prince des François.
 
Une nouvelle révolte des Saxons l'aiant obligé de passer le Rhin la campagne suivante (an 738), les Sarasins profilèrent de son absence pour faire de nouvelles entreprises dans les Gaules. Ocba gouverneur d'Espagne pour rétablir les affaires de sa nation dans la Septimanie, partit de Cordouë et s'avança vers celle province avec une armée formidable : mais sur l'avis qu'il recul à Saragosse que les Maures s'étoient révoltez dans toute l'Afrique contre les Arabes leurs vainqueurs, et qu'ils avoient remporté divers avantages sur eux, il rebroussa chemin avec toutes ses forces, retourna à Cordouë, passa ensuite la mer et soumit enfin les rebelles d'Afrique, ce qui fit échouer ses desseins sur la France.
 
Diverses provinces de ce roiaume n'en furent pas moins exposées aux ravages des infidèles : ceux d'entr'eux qui s'étoient cantonnez au-delà du Rhône firent de nouvelles courses le long de ce fleuve et dans toute la province d'Arles sous le commandement de jusif dont on a déjà parlé, et qui, à ce qu'il paroît, s'étoit maintenu dans Arles et dans plusieurs autres villes situées dans les montagnes de Provence sous la protection du duc Mauronte son allié et maître de tout ce pays jusqu'à la Méditerranée. Ces excursions que les Sarasins renouvelleront l'année suivante (an 739), firent enfin résoudre Charles Martel  à se mettre en marche pour dompter une bonne fois les rebelles de Provence et pour chasser entièrement les infidèles de ce pays.
 
Il fit prendre les devans au duc Childebrand son frère et à la plupart des autres ducs ou comtes qui servoient dans son armée, et se rendit bientôt après lui-même à Avignon ou étoit le rendez-vous général.
 
739 - Livre VIII - XXXVIII - Les Sarasins chassez de la Provence par Charles Martel.
Ce prince après avoir rassemblé ses troupes aux environs de cette ville, marcha contre Mauronte et les Sarasins. Pour réduire plus aisément les rebelles qui occupoient toutes les monlagnes jusqu'aux frontières d'Italie où régnoit alors Luitprand roi des Lombards, il engagea ce prince à venir lui-même en personne à son secours. En effet tandis que Charles agissoit du côté du Rhône et le long de la côte avec l'armée Françoise, Luitprand attaqua le duc Mauronte dans les défilez des montagnes avec toutes ses forces, le mit en fuite et le poursuivit jusques dans les cavernes des rochers voisins de la nier où il fut obligé dose cacher. Enfin les Sarasins n'osant se mesurer avec les François et les Lombard, prirent le parti de repasser le Rhône. L'heureux succès de cette expédition acquit à Charles toute la Provence jusqu'à Marseille et au pays situé le long de la mer qu'il soumit à son obéissance ; il mit fin par là aux ravages que les infidèles avoient faits pendant quatre années de suite dans les provinces de delà le Rhône. Il paroît qu'ils n'osèrent plus rien entreprendre dans la suite au-delà de ce fleuve, et qu'ils ne passèrent plus les bornes des pays qu'ils conservèrent encore dans la Septimanie, et d'où Charles ne se mit pas en peine de les chasser. Leur puissance diminua d'ailleurs de jour en jour par les divisions et les guerres intestines qui s'élevèrent parmi eux en Espagne, et qui les mirent hors d'état de tenter de nouvelles entreprises dans les autres provinces de France.
 
752 - Livre VIII - XLVI - Pepin prend le titre de roi. Il entreprend de soumettre la Septimanie et de chasser les Sarasins des Gaules.
 Pepin étoit alors occupé à chercher les moiens de faire réussir le projet qu'il méditoit depuis long-temps de se faire déclarer roi des François et d'en prendre le titre après en avoir eu pendant long-tems toute l'autorité. Il en vint enfin à bout, et il eut la gloire de voir toute la nation concourir à son élection, à la réserve des Aquitains, qui, à ce qu'il paroit, n'y eurent aucune part. Il fut proclamé à Soissons et sacré par S. Boniface archevêque de Mayence au commencement du mois de Mars de l'an 752 au préjudice de Childeric dernier roi de la première race. Ce prince que la nation déposa dans la même assemblée, étoit alors dans la dixième année de son règne. Il fut rasé et ensuite envoie au monastère de S. Bertin où il prit l'habit monastique, et où il passa le reste de ses jours.
 
Un des premiers soins de Pepin après son couronnement fut de chasser entierement les Sarasins des Gaules, et d'empêcher par là ces infidèles de tenter à leur gré de nouvelles excursions dans ses états, et de porter la désolation par tout le roiaume qu'ils avoient déjà mis plus d'une fois à deux doigts de sa perte ; ce qu'ils seroient en état de recommencer tandis qu'ils possederoient quelque chose en deçà des Pyrénées. L'occasion d'exécuter ce dessein lui parut d'autant plus favorable, que les étals des califes et surtout l'Espagne étoient alors extrêmement affoiblis par les guerres civiles et les différents troubles arrivez depuis quelques années parmi les Arabes. Nous allons rapporter en peu de mots l'origine et la suite de ces révolutions qui influerent beaucoup sur le sort de la Septimanie.
 
740 - Livre VIII - XLVII - Etat des affaires des Sarasins en Espagne et dans la Septimanie.
Nous avons déjà dit que la dureté excessive avec laquelle les Arabes traitoient les Maures leurs sujets, engagea ceux-ci à chercher à secouer leur joug ; et que ceux d'Afrique s’étant révoltez vers l'an 738. Ocba gouverneur général d'Espagne avoit été obligé de passer la mer pour agir contre eux et d'abandonner l'irruption qu'il projettoit de faire alors en deçà des pyrenées. Ce général revint triomphant à Cordouë sa capitale vers l'an 740 après avoir soumis les rebelles et terminé heureusement cette expédition : mais il ne demeura pas long-tems tranquille. Les Maures d'Espagne, à l'exemple de ceux d'Afrique se soulevèrent, le destituèrent de son gouvernement l'an 742. tirèrent Abdelnelec prédécesseur de la prison où il l'avoit enfermé, et rétablirent ce dernier dans son ancienne dignité.
 
Les excès ausquels le calife Iscam s'abandonna, le rendirent d'un autre côté si odieux parmi ses sujets, qu'ils se révoltèrent en même tems contre lui presque de toutes parts. Les Maures d'Afrique surtout reprirent les armes et secouèrent le joug des Arabes. Iscam pour soûmettre ces fit marcher contr’eux une armée de cent mille hommes sous la conduite du général Cultus : mais elle fut entièrement défaite par les Maures qui en tuerent une grande partie, et obligèrent l'autre de chercher son salut dans la fuite. Le général Belgi, qui étoit à la tête des rebelles, s'étant rendu à Ceuta, tenta ensuite de passer d’Afrique en Espagne : mais Abdelmelec lui en refusa l'entrée cl s'opposa à sa descente.
 
Quelques auteurs expliquent différemment le texte d’Isidore de Beja fort obscur en cet  endroit comme en plusieurs autres, et prétendent que Belgi étoit à la tête du débris de l’armée arabe qui venoit d’être défaite. Quoi qu’il en soit, les maures d’Espagne prirent alors le parti de leurs compatriotes d’Afrique, et s'étant mis en armes, ils se partagent en trois corps : l'un marche vers Tolède et l'assiège ; l'autre prend sa route vers Cordouë pour se saisir de la personne d'Abdelmelec, et le troisième accourt au bord de la mer pour favoriser le passage des Africains. Le gouverneur d'Espagne, quoiqu'environné de tant d'ennemis, ne se déconcerta pas : après avoir ramassé autant de troupes qu'il lui fut possible, il les partagea aussi en trois corps.
 
II donna le commandement du premier à son fils Humeia qui s'avança vers Tolède, et défit entièrement les Maures qui en avoient entrepris le siège. Le général Arabe Almançor avec le second corps attaqua ceux qui avoient tourné du côté de Cordouë, et les battit : mais il lui en couta beaucoup de monde et sa propre vie. Abdelmelec marcha de son côté avec le troisième corps vers la mer et mit en déroute les Maures qui s’étoient avancez pour favoriser le passage de leurs compatriotes d Afrique. Belgi trouva moien cependant d'entrer en Espagne ; et après s'être rendu maître de Cordouë, il fit souffrir à AbdelmeIec un supplice des plus rigoureux, et le fit mourir. Humeia fils de ce gouverneur soutint son parti après sa mort avec le secours d'Abderame gouverneur de Narbonne, et fit une cruelle guerre à Belgi. Abderame passa au-delà des Pyrénées avec un corps considérable de troupes parmi lesquelles il y avoit un grand nombre de Chrétiens qui furent obligez de servir les infidèles dans l’une et l'autre des deux armées, durant tout le tems des guerres civiles qui s'élevèrent parmi eux.
 
Tandis que l'Espagne étoit en proie à ces divisions intestines, le calife Iscam mourut au mois de Févriers de l’an 743 après un règne de vingt ans. Walid II, fils d'Izid son prédécesseur lui succéda, et envoia l'année suivante le général Abulcatar pour prendre le gouvernement de l’'Espagne et pacifier ce roiaume. Ce nouveau gouverneur n’omit rien pour mettre fin aux guerres civiles qui désoloient ce pays : mais les révolutions qui arrivèrent bien tôt après à Damas, et les nouveaux troubles qui s'élevèrent en Espagne, dont il fût la victime, ne lui permirent pas d'achever ce qu'il a voit heureusement commençé. En effet le calife Walid II, fut déthrôné  et tué par les factieux au mois d'Avril de l’an 744. Izid III son fils et son successeur ne régna que cinq mois et eut à se soutenir contre Marva qui excita une révolte contre lui. Ce chef des rebelles continua la guerre contre Ibrahim frère et successeur de ce calife, le massacra dans son propre palais après un règne de deux mois et quelques jours, et occupa sa place.
 
Le règne de Marva qui monta sur le thrône des Sarazins à la fin de l'an 744, ne fut pas plus tranquille que celui de ses prédécesseurs. Il eut en tête des ennemis dangereux, et entr'autres Soliman neveu du calife Ibrahim qui lui firent une guerre continuelle jusqu'à ce qu'ils l'eurent déthrôné. Outre les divisions intestines dont l'Espagne et la Septimanie continuèrent d'être agitées pendant le gouvernement de ce calife, ces provinces furent affligées en particulier de la famine ; ce qui augmenta leur désolation. Abulcatar qui en avoit l'administration éprouva le même sort que ses prédécesseurs. Les Arabes se soulevèrent contre lui vers la fin de l'an 746, le défirent entièrement dans une embuscade, lui ôterent la vie, et mirent à sa place de leur propre, autorité le général Toba capitaine expérimenté. Celui-ci ètant mort un an après, Juceph-Ibin-Abderame, le même que le général de ce nom qui avoit gouverné auparavant la Septimanie, fut nommé pour lui succéder vers la fin de l'an 747. Ce nouveau gouverneur déjà fort avancé en Age, étoit un homme vif, courageux et emporté, mais qui d'ailleurs ne manquoit pas de conduite. Les Arabes tentèrent d'exciter de nouveaux troubles en Espagne sous son gouvernement; il les défît, en tua un grand nombre et rétablit pour un tems la tranquillité dans ce roiaume. Plus équitable que ses prédécesseurs qui éxigeoient des chrétiens le tribut pour ceux d'entr'eux qui avoient péri durant les guerres civiles, et dont le nombre étoit fort considérable, il fit faire un nouveau dénombrement, et rayer des registres publics le nom de tous ceux qui avoient été tuez pendant les troubles. Juzif gouverna l'Espagne plus long-tems qu'aucun de ses prédécesseurs.
 
Il paraît que ce fut avec une autorité despotique et indépendante des califes. La guerre civile que Marva eut à soutenir en Orient pendant son règne qui fut de cinq ans, ne lui permettoit gueres en effet de se mêler des affaires d'Occident. Ce prince fut enfin chassé de son palais et mis en fuite vers la fin de l'an 749 par Abdalla premier Calife de la famille des Abassides qui s'empara du thrône.
 
Abdalla detacha en même temps contre lui son oncle Zalin qui le poursuivit long-tems, l'atteignit enfin vers le Nil en 750, et lui livra bataille; elle dura trois jours consécutifs.
 
Marva fut entièrement défait le troisième jour et tué pendant l'action, où y périt une infinité de Sarasins. Ce calife fut le dernier de la famille des Ommiades.
 
752 - Livre VIII - XLVIII - Les Gots ou anciens habitants de la Septimanie s’affranchissent du joug des Sarasins et se mettent en liberté.
 Telle étoit la situation des affaires de ces infidèles en Espagne et dans la Septimanie, quand Pepin, après son élévation sur le thrône, entreprit de les chasser des Gaules et de se rendre maître de ce qu'il leur restoit encore en deçà des Pyrénées. Il suivit en cela l'exemple d'Alfonse le Catholique roi des Gots ou Espagnols réfugiez dans les montagnes des Asturies, qui profitant de ces heureuses conjonctures, avoit déclaré la guerre .aux infidèles, et les avoit chassez depuis peu de toute la Galice.
 
Nous avons lieu de croire que les Gots ou les Chrétiens de la Septimanie, à l'exemple de ceux des Asturies, firent tous leurs effort pour s'affranchir de la tyrannie des Sarasins, et que la plupart se mirent en liberté pendant les divers troubles d'Espagne dont nous venons de parler. Cette entreprise leur étoit d’autant plus facile, qu'ils étoient fort éloignez de Cordouë, siege des gouverneurs d’Espagne, et le principal théâtre de ces révolutions. Nous lisons en effet dans les anciennes annales de Moissac et d'Aniane, écrites par un auteur contemporain, que dans le tems de l'élévation de Pepin sur le thrône un seigneur Gots nommé Ansemond étoit maître des villes de Nismes, de Maguelonne, d’Agde et de Beziers dont il avoit formé un petit état ; soit que les peuples du pays l'eussent élu pour leur chef ou gouverneur, soit qu'il se fût ingéré de lui-même dans ce gouvernement. Ce seigneur de concert avec les autres comtes ou gouverneurs particuliers du pays avoit sans doute chassé les Sarasins de toutes ces villes, ainsi que firent alors plusieurs autres seigneurs Gots d'Espagne qui par leurs conquêtes sur les Maures donnèrent lieu à l'établissement de plusieurs principautez en ce roiaume. Ansemond pouvoit dailleurs s'être emparé très-aisément de ces places que Charles Martel avoit déjà fait démanteler : mais il y avoit lieu de craindre que les Sarasins qui étoient toujours maîtres de Narbonne ville forte et bien munie, ne les reprissent sur lui avec la même facilité ; ce qui le fit résoudre à prendre des mesures pour s'empêcher de retomber avec les peuples du pays sous la domination des infidèles.
 
752 - Livre VIII - XLIX - Ansemond comte Goth traite avec Pepin et lui livre la plupart des villes de la Septimanie.
 Il paroit que Waifre duc d'Aquitaine avoit des vues sur la Septimanie, et qu'il fit quelques efforts vers le même-tems pour la soûmettre à sa domination. Celle province étoit d’autant plus à sa bienséance, qu'elle étoit Iimitrophe de ses états, et que par sa conquête il pouvoit espérer d'en fermer pour toujours l’entrée aux Sarasins, aux courses desquels ils etoient fort exposez. Nous scavons en effet que ce prince fil alors une excursion jusqu'à Narbonne où il fit le dégât ; et il paroit d’ailleurs qu'il eut à combattre contre les Visigots, dont il tua un grand nombre dans une occasion ; ce qui nous donne lieu de croire qu'il vouloit assujettir ces peuples et qu'ils s'opposèrent à ses entreprises. Quoi qu'il en soit, Ansemond et les autres seigneurs de la Septimanie aimèrent mieux vivre sous la dépendance de Pepin que sous celle de Waifre et offrirent au premier, dont ils pouvaient espérer une plus puissante protection contre les Sarasins leurs voisins, de lui livrer les places dont ils étoient en possession.
 
Pepin étoit trop habile pour ne pas profiter de cette occasion d’unir la Septimanie à la couronne de France. Il partit aussitôt, et à son arrivée dans cette province Ansemond et les autres comtes Gots lui livrèrent les villes et les pays de Nismes, d’Agde, de Béziers et Maguelonne, dont ce nouveau roi prit possession. Il paroit que ce prince maintient ces seigneurs, et en particulier Ansemond dans leurs gouvernemens. Nous en avons une preuve en la personne du père de S. Benoit abbé d Amane, qui étoit alors comte de Maguelonne, et qui après avoir livré cette ville à Pepin et s'être soumis à son obéissance fut conservé par ce prince dans son comté. Nous ignorons le nom de ce seigneur, qui signala dans la suite sa fidélité envers Pepin, et lui rendit des services considérables.
 
Ce roi acquit ainsi une grande partie de la Septimanie par la soumission volontaire des peuples du pays qui le reçurent sans doute dans leurs villes, aux mêmes conditions que les Gots de Narbonne dont nous parlerons ailleurs. Ce prince dans la vue d'enlever aux Sarasins ce qu'ils possedoient en de ça des Pyrénées, s’approcha de Narbonne. Il fit d’abord le dégât dans tous les environs, et entreprit ensuite le siège de cette ville une des plus fortes des Gaules et la principale de ces infidèles en deçà de ces montagnes, dont la conquête lui devoit assurer tout le reste de la province.
 
753 - Livre VIII - L - Siège de Narbonne par Pépin.
Les Sarasins connoissant combien il leur importoit de conserver cette place, dont la possession leur assûroit de leur côté l'entrée libre des Gaules, n'avoient rien omis pour la mettre en état de soutenir un long siegc et de faire une vigoureuse défense. Aussi rendirent-ils inutiles tous les efforts de Pepin qui après avoir demeuré long-tems à la battre, et emploié toute sorte de moiens pour s'en rendre Maître, désespérant de réussir, prit le parti de décamper. Ce prince laissa cependant un corps de troupes aux environs, tant pour harceler la garnison et bloquer la place dans l'espérance de la réduire enfin par famine, que pour empécher les Sarasins de rien entreprendre contre la partie de la Septimanie qui venoit de se soumettre.
 
753 - Livre VIII - LI - Pepin après la levée du siège de Narbonne, fait la guerre à Waifre.
 Le dessein qu'avoit Pepin de porter incessamment la guerre en Aquitaine, fut sans doute un des motifs qui l'engagerent à lever le siège de Narbonne, dont la longueur auroit retardé l'exécution de ses projets. Ce roi avoit résolu d'aller punir le duc Waifre de la retraite qu'il avoit donnée dans ses états à Grippon son frère, du refus qu'il avoit fait de le remettre aux ambassadeurs qu'il lui avoit envoiez pour le lui demander, et surtout de son obstination à ne pas vouloir reconnoitre sa souveraineté conformément au serment de fidélité qu'Hunold lui avoit prêté autrefois et à Charles Martel son père. Pepin se mit donc en marche contre ce duc, et comme le Toulousain et l'Albigeois furent, à ce qu'il paroit, les premiers pays soumis à Waifre que ce prince rencontra sur sa route en venant de Narbonne, ils furent sans doute les premiers livrez au pillage de l'armée Françoise. Nous ignorons du reste le succès de cette expédition ; il paroit seulement que Waifre n'osant se mesurer avec Pépin, prit le parti de se renfermer dans ses places fortes, et que Grippon se mit de son côté en lieu de sûreté, jusqu'à ce que le roi eût quitté l'Aquitaine.
 
Ce prince ne-demeura pas long-tems, ce semble, dans ce pays : la révolte des Saxons l'obligea la campagne suivante de passer le Rhin à la tête de son armée pour aller remettre ces peuples sous son obéissance.
 
Grippon prévoiant cependant qu'il s'exposoit par son séjour dans l'Aquitaine à tomber tôt ou tard entre les mains de Pepin son frère, profila de son absence pour abandonner ce pays et se réfugier dans un autre où il fut plus à l'abri des entreprises de ce prince (an 753). Il prit la roule d'Italie dans la vue de se retirer chez les Lombards. Pepin le prévint et donna de si bons ordres, que ce prince fut arrêté dans la vallée de Maurienne au passage des Alpes, par quelques comtes du roiaume de Bourgogne qui s'étant mis à sa poursuite, le tuèrent dans un rude combat.
 
753 - Livre VIII -LII - Suite du blocus de Narbonne. Mort du comte Ansemond.
 Le soin que prit Pepin de protéger le pape Etienne et de le soutenir contre Astolphe roi des Lombards qui le persécutait, et les différentes expéditions qu'il entreprit à son occasion dans l'Italie, ne lui permirent pas de reprendre le siège de Narbonne dont la conquête devoit lui procurer celle du reste de la Septimanie. Nous avons déjà remarqué que ce prince avant son départ de celle ville avoit laissé des troupes pour la bloquer et en harceler la garnison. Ansemond seigneur Gots qui avoit livré à Pepin une partie de cette province, et qui étoit un des principaux généraux que ce prince avoit laissez pour l'attaque de celle place, fidèle à son nouveau souverain, fit les derniers efforts pour l'acquérir aux François : mais aiant eu le malheur de tomber dans le piège que lui avoit tendus un de ses propres domestiques nommé Ermenmarid, il fut tué misérablement devant une des portes de la ville, dans le tems sans doute qu'il étoit occupé à repousser les Sarasins dans quelqu'une de leurs sorties.
 
753 - Livre VIII - LIII - Sédition dans Nismes. Pépin envoie dans cette ville un comte François.
Caune, épouse de ce comte, eut bientôt après le même sort. Ce seigneur, qui, à ce qu'il paroit, faisoit sa résidence ordinaire à Nismes, l'avoit laissée dans cette ville dans le tems qu'il suivit l'armée de Pépin pour le siège de Narbonne. Il est assez vraisemblable que les autres seigneurs Gots jaloux de l'honneur et de l'autorité qu'Ansemond s'étoit acquis auprès de ce prince par le service qu'il lui avoit rendu de lui livrer une grande partie de la Septimanie, conjurèrent des-lors la ruine de sa famille, et résolurent de se soustraire à la domination des François. Nous sçavons du moins qu'il s'éleva une sédition considérable parmi les citoiens de Nismes, que la femme de ce comte en fut la victime, et qu'elle y perdit la vie. Au reste il ne paroit pas que cette sédition ait eu d'autres suites.
 
Nous voions en effet que Pepin continua d'en être le Maître, et qu'il en donna quelque tems après le gouvernement au comte Radulphe avec celui de la ville d'Usez que les Gots, à ce qu'on prétend, possédoient auparavant; ce qui prouveroit que les habitans d'Usez s'étoienl mis en liberté à l'exemple de ceux des villes voisines; et que s'étant soustraits à l'obéissance des ducs d'Aquitaine leurs anciens maîtres, ou peut-être des Sarasins qui pouvoient s'être emparez de leur ville sur ces derniers, ils s'étoient soumis volontairement à Pépin dans le même-tems que ceux de Nismes. Quoi qu'il en soit, on donne à Radulphe le premier rang parmi les comtes François de celle dernière ville.
 
753 - Livre VIII - LIV - Abderame premier roi des Sarasins d'Espagne. Les Gots livrent la ville de Narbonne à Pepin.
Les divisions intestines qui se renouvellerent en Espagne parmi les Sarasins assurèrent à Pépin la possession des places qu'il avoit déjà acquises dans la Septimanie, et lui facilitèrent l'acquisition du reste de cette province sur ces infideles. En effet peu de tems après que le calife Abugiafar Almançor eut succédé à son frère Abdalla, mort au mois de Juin de l'an 754, il arriva une révolution en Espagne qui causa une nouvelle guerre civile entre les Arabes de ce roiaume. Voici à quelle occasion.
 
Abderame descendant du calife Moavia et petit-fiIs du calife Iscam, de la race des Ommiades, s'étoit réfugie en Afrique après avoir échappé au massacre de sa famille qu'Abdalla avoit fait périr. Il apprit que les Sarasins d'Espagne étoient fort mécontens de Juzif leur gouverneur qui les traitoit avec beaucoup de durreté ; ce qui lui fit prendre la résolution de former un parti dans ce roiaume dans le dessein de s'en emparer, et de rétablir par ce moien la couronne des Sarasins dans sa famille. Il envoia des émissaires qui sondèrent les esprits, et en trouverent un grand nombre disposez à se déclarer en sa faveur. Sur cet avis il passa la mer, arriva en Espagne au mois de Septembre de l'an 753, et se mil à la tête de plusieurs Arabes qui embrassèrent ouvertement son parti.
 
Juzif étoit alors occupé à dissiper une révolte qui s'étoit élevée à Saragosse, dont il punit les coupables avec tant de rigueur qu'il indisposa encore davantage les Sarasins contre lui. Ce gouverneur s'attendoit si peu a la conjuration qui venoit d'éclater, qu'il étoit résolu de sortir de son gouvernement et de porter la guerre dans le pays des Chrétiens ; ce qui nous fait conjecturer qu'il avoit dessein d'entrer dans la Septimanie, tant pour délivrer la ville de Narbonne des armes des François, que pour reprendre sur eux les pays qu'ils avoient acquis depuis quelques années dans celle province. Juzif averti de la descente d'Abderame, fut oblige de changer de système et de se mettre en état de défense contre un rival si dangereux : mais il ne put empêcher que le parti de ce chef des conjurez ne grossit de jour en jour.
 
Abderame soumit en effet en peu de tems une grande partie de l'Andalousie où il fut proclamé roi et souverain d'Espagne le 15 de Mars de l'an 756. Juzif marcha contre lui au printems de la même année, et les armées étoient en présence, lorsqu'on fit quelques propositions d'accommodement : les deux compétiteurs n’aiant pu convenir, ils en vinrent à une sanglante bataille le 20 de Mai (756), dans laquelle Juzif fut défait, mis en fuite et obligé de se réfugier à Tolède. Ce général soutint encore néanmoins son parti pendant trois ans, et fit durant ce tems-là la guerre a son concurrent. Il fut assiégé et pris dans Grenade par Abderame, des mains duquel il trouva moien de s'évader. Il se retira alors à Merida où il tâcha de ranimer son parti : mais il fut encore mis en fuite et contraint de se réfugier a Tolède où ses propres partisans le firent mourir. Par sa mort (an 759) Ahderame devint paisible possesseur de toute l'Espagne, sur laquelle il régna avec une autorité absolue, quoique pourtant sous le simple litre d'Emir dont ses successeurs se contentèrent, à son exemple, jusqu'au Xe siècle qu'ils prirent celui de calife. Depuis ce tems-Ia l'empire des Arabes demeura partagé en trois monarchies indépendantes l'une de l'autre; sçavoir de Syrie, d'Afrique et d'Espagne.
 
Ces guerres civiles et quelques nouveaux troubles qui s'élevèrent ensuite en Espagne, et qui obligèrent le roi Abderame à employer les premières années de son règne à pacifier le dedans de ce roiaume, empêchèrent les Sarasins de songer à rétablir leurs affaires dans la Septimanie et a délivrer Narbonne des mains des François qui bloquoient toujours cette place. Il paroit même qu'ils en avoient repris le siège depuis trois ans : mais tous leurs efforts avoient été jusqu'alors inutiles.
 
Ces peuples après sept ans de blocus ou de siège étoient en effet aussi peu avancez que le premier jour. Ils desesperoient même de prendre cette ville, quand faisant attention que la plus grande partie des habitans, alors très-nombreux, étoient Gots, et que faisant profession du Christianisme, ils souffroient sans doute impatiemment le joug des Sarasins, ils ménagèrent avec eux des intelligences secrètes, et leur promirent solennellement avec serment « de les maintenir dans l'usage de leurs loix et de leurs coutumes », s'ils vouloient leur livrer la place, ce qu'ils pouvoient faire fort aisément. A ces conditions, les Gots aiant pris les armes, se rendirent maîtres de Narbonne, après avoir égorgé la garnison et fait main basse sur tous les Sarasins qui se trouvoient dedans ; ensuite conformément à leur traité, ils livrèrent la place en 759 aux troupes du roi Pépin. C'est ainsi que cette ville fut délivrée du joug des infidèles qui l'avoient possédée pendant quarante années de suite, et qu'elle vint enfin au pouvoir des François.
 
759 - Livre VIII - LV.- Le reste de la Septimanie se soumet aux François on à des conditions honorables.
 Depuis la conquête de cette importante place, il fut aisé à ces peuples de se rendre maîtres du reste de la Septimanie. Nous ne doutons pas qu'ils ne soient entrez bientôt après dans Carcassonne et Lodeve, les seules d'entre les citez de cette province avec celle d'EIne dont les historiens ne font pas mention ; à moins que les deux premières ne se fussent déjà soumises a Pepin lorsqu'Ansemond et les autres gouverneurs du pays reconnurent la souveraineté de ce prince, ou qu'elles ne fussent alors entre les mains de Waifre duc d'Aquitaine. Ce dernier pouvoit les avoir enlevées aux Sarasins durant les guerres civiles d'Espagne, ou peut-être elles s'étoient soumises volontairement à son obeissance. Quant à celle d'EIne, elle suivit de près I’exemple de Narbonne avec tout le Roussillon le Conflant. Ainsi Pépin eut la gloire d’unir la Septimanie à la couronne, et de la délivrer entierement de la domination des Sarasins. Ce prince fut le premier roi François qui régna sur tout ce pays ; car quoique les rois de la première race, et en dernier lieu Charles Martel après eux, en eussent acquis une partie, leur acquission n’avoit été que passagère, par rapport à la plupart des villes qui étoient retombées peu de tems après sous la domination de leurs anciens maîtres. Ce n'est donc pas par droit de conquête que cette province a été unie à la couronne de France, mais par un traité solemnel suivant lequel Ies Gots qui l’occupoient en vertu de la cession des empereurs Romains, la cédèrent à leur tour aux François qu’ils appellerent à leur secours pour éviter la domination des infidèles.
 
L'acquisition que Pépin fit de la Septimanie est le premier litre de la propriété et du domaine de nos rois sur cette province qui fait aujourd hui la plus grande partie du Languedoc. C’est en même-tems le principal fondement des libériez et des privilèges du pays établis sur des traitez solemnels : privilèges a dans lesquels nos rois ont bien voulu le maintenir jusqu'à présent, pour récompenser autant la soumission volontaire de ses peuples que leur constante fidélité. Au reste on doit entendre par les Gots qui traiteront avec les François pour les introduire dans Narbonne, et qui reconnurent Pépin pour leur maître et pour souverain de la Septimanie, non seuleement les Gots d'origine, mais aussi les Romains ou anciens habitants du pays. Nous  voions en effet que les écrivains de ce tems là, comprennent indifferemment sous le nom general de Gots, tous les habitants de cette province pour les distinguer des Sarasins avec lesquels ils vivaient, de même que des François, des Gascons, des Aquitains et des peuples des autres provinces voisines. C'est par la même raison qu'on donnoit le nom de la Gothie à la Septimanie, et celui de Gots à tous les Chrétiens d'Espagne, soit qu'ils fussent Romains ou Visigots d'origine, par opposition aux Arabes ou Mahometans qui dominoient dans ce roiaume. Il est d'ailleurs certain que dans ce siècle et encore dans les suivans, il y avoit un grand nombre de Romains ou Gaulois d'extraction qui habitoient la Septimanie et qui étoient distinguez des Gots, avec lesquels ils étoient cependant confondus par rapport aux peuples des autres provinces de France. Cette distinclion se prouve par divers monumens, et en particulier par leurs noms, mais surtout parce que les uns et les autres se conservèrent dans l’usage des loix qui leur étoient propres comme nous le verrons dans la suite. Il n'y a donc pas lieu de douter que le roi Pepin en confirmant « les Gots de la Septimanie dans l’usage de leurs loix », n'ait également eu en vue les loix Romaines comme les loix Gothiques; car si nous trouvons que ces dernières furent en vigueur long-lems après dans cette province par rapport aux Gots naturels, nous voions en même-tems que les Romains ou anciens habitans du pays se maintinrent dans l’usage du droit Romain, et qu'ils se gouvernèrent suivant l'abrégé du code Theodosien sous la domination de Charlemagne, qui confirma l'usage de ce code avec son commentaire attribué a Anien la vingtième année de son règne. Ainsi lorsque les François pour entrer dans Narbonne promirent solemnellement aux Gols de les conserver dans l'usage de leurs loix, cela doit s'entendre autant des Romains ou anciens habitans du pays que des véritables Gots d'origine. On doit présumer  qu’Ansemond avoit livré sept ans auparavant à Pépin les pays de Nismes, de Maguelonne, de Béziers et d’Agde aux mêmes conditions.
 
767 - Livre VIII - LXX - Continuation de la guerre de Pépin contre Waifre.
Après une expédition si heureuse, Pépin revint en France par la même route qu'il avoit tenue pour entrer en Septimanie. Il s'arrêta en passant à Vienne sur le Rhône pour y célébrer la fête de Pâques qui cette année tomboit le 19 du mois d'Avril. Après son arrivée dans cette ville, voiant ses troupes également fatiguées de leur marche et de l'expédition qu'elles venoient de faire dans une saison peu propre à tenir la campagne, il les envoia en quartier de rafraîchissement.
 
Il remit au mois d'Août suivant la conquête du reste de l'Aquitaine et des forts où Waifre s'étoit renfermé. Comme ce roi devoit tenir alors à Bourges l'assemblée générale du champ de Mai, que son expédition l'avoit obligé de différer, il assigna à ses troupes les environs de cette ville pour leur quartier général, et leur donna ordre de s'y trouver dans le tems de la dicte. Il s'y rendit lui-même au tems marqué ainsi que la reine Bertrade son épouse avec laquelle il logea dans le nouveau palais qu'il venoit de faire construire dans cette ville. L'assemblée finie, ce prince laissa la reine à Bourges avec une partie de sa cour, et se mit en marche accompagné du reste des seigneurs du roiaume pour tâcher de se rendre maître de la personne de Waifre et de terminer entièrement cette guerre.
 
767 - Livre VIII - LXXL - Remistan abandonne le parti de Pepin, et se déclare en faveur de Waifre son neveu.
Ce duc (Waifre) que la crainte tenoit caché, et qui pour dérober à ses ennemis le véritable lieu de sa demeure passoit successivement dans les divers châteaux qui lui restoient, ranima son courage abattu par tant de perles, en voiant son oncle Remistan venir à son secours. Ce seigneur honteux d'avoir abandonné son parti pour prendre celui de Pépin, et d'avoir ainsi contribué à la ruine de sa propre famille, quitta le Berri où il commandoit sous les ordres du roi, vint se jetter aux pieds de son neveu, lui demanda grâce, et lui offrit ses services. Le duc d'Aquitaine qui se trou voit alors dans, une extrême nécessité, accepta volontiers ses offres , et non content de lui pardonner le passé, il le chargea du commandement de ses troupes, et du soin d'agir contre Pépin et les François.
 
Remistan fidèle à ses nouveaux engagemens, se mit à la tète de toutes les milices qu'il put ramasser dans l'Aquitaine et harcela les garnisons que Pépin avoit mises en différentes villes de ce duché. Il attaqua les François, et après les avoir battus en différentes occasions, il fil des courses dans le Berri et le Limousin qu'il désola. Il jetta par tout une si grande terreur, que les laboureurs et les vignerons n'osant se hasarder d’aller à leur travail, les champs et les vignes demeurèrent sans culture.
 
Pépin s'étant mis de son côté en marche après sa dicte de Bourges, s'avança dans l'Aquitaine et  chercha long-tems, mais toujours sans succès, à se rendre maître de la personne de Waifre. Ce duc sut si bien dérober ses marches, que le roi voiant qu'il ne pouvoit le surprendre, prit le parti de terminer la campagne par le siège de quelques-uns des forts ou châteaux qui tenoient encore le parti de leur duc. La plupart étoient de difficile accès el situez sur des rochers escarpez ou dans les défilez des montagnes. Quoique leur attaque fût trés-malaisée, Pépin les assiégea cependant et se rendit maître de ceux de Scoraille et de Peyrusse dans la haute Auvergne, et de celui de Turenne dans le Limousin sur les frontières du Querci. Enfin ce roi après avoir couru toute l'Aquitaine jusqu'à la Garonne, et tenté inutilement de surprendre le duc, voiant que la saison étoit déjà avancée, décampa et reprit le chemin de Bourges où il passa l'hiver avec la reine son épouse, et d'où il envoia son armée hiverner en Bourgogne.
 
767 - Livre VIII - LXXIL - Remistan pris et pendu.
Pépin impatient de terminer entièrement cette guerre par la prise de Waifre, et d'assurer par là toutes ses conquêtes, fit sortir ses troupes de leurs quartiers à la mi-Février de l'année suivante, se mit en campagne peu de tems après, et prit la route de Saintonge. Ce prince voiant la difficulté de se saisir à force ouverte de la personne du duc d'Aquitaine et de celle de Remistan son oncle, détacha une partie de ses troupes sous la conduite de Chunibert comte de Berri et des comtes Hermenald, Berenger et Childerade, avec ordre d'observer tous les mouvemens de Remistan, et de ne rien omettre de leur côté pour le faire tomber dans quelque piège, tandis que du sien il marcherait à la découverte et à la poursuite de Waifre (an 768). Ces quatre comtes s'acquittèrent de leur commission avec succès : ils surprirent bientôt après Remistan dans une embuscade, et l'aiant lié et garroté, ils l'amenèrent avec son épouse au roi Pépin qui se trouvoit alors dans la ville de Saintes. Ce seigneur fut jugé et puni sur le champ comme criminel de léze-Majesté; et le roi voulant ajouter l'ignominie au supplice, ordonna à Chunibert et à Ghiselar comte de Berri de le faire pendre comme le dernier des malheureux ; ce qui fut exécuté sans autre formalité. L'un de ces deux comte devoit avoir succédé à Remistan dans la partie du gouvernement du Berri qui avoit été détachée de l'autre en sa faveur. Il y a lieu de présumer que Pépin plus humain à l'égard de l'épouse de ce prince Aquitain, lui accorda la vie. Nous savons du moins qu'il usa de clémence envers la mère, la sœur et les nièces de Waifre qu'on prit et qu'on lui présenta en même-tems, qu'il se contenta de s'assurer de leurs personnes, et qu'il ordonna de les traiter avec honneur.
 
768 - Livre VIII- LXXIII - Les Gascons se soumettent à Pepin.
Après cette exécution Pepin s'avança jusqu'à la Garonne a un endroit que nos historiens appellent Montès, dans le dessein apparemment de passer celle rivière et d’aller soumettre les Gascons : mais ces peuples informez de sa marche, n'attendirent pas son arrivée dans leur pays : ils lui envoierent une députation solemnelle qui le rencontra au même endroit. Les députez lui jurèrent une fidélité inviolable aussi-bien qu'à Charles et à Carloman ses enfans, et lui donnèrent des otages pour gage de leur parole. Plusieurs seigneurs et peuples d'Aquitaine qui étoient encore attachez au parti de leur duc, furent aussi joindre le roi au même endroit, le reconnurent pour leur souverain, et en cette qualité lui prêtèrent serment de fidélité. Les historiens mettent au nombre de ces seigneurs Aquitains Ebervic ou Hervic qui lui présenta une autre sœur de Waifre qui étoit peut-être son épouse. Pépin reçut les soumissions de ces peuples et de ces seigneurs avec de grands témoignages de bonté et de bienveillance, après quoi voiant qu'il ne pouvoit surprendre le duc d'Aquitaine qui erroit alors dans la forêt de Ver en Perigord, et se déroboit à toutes ses recherches, il laissa à ses troupes le soin de le poursuivre, et partit pour aller célébrer la fête de Pâques au palais de Sels sur les bords de la Loire, où l'attendoit la reine son épouse qui s'y étoit déjà rendue.
 
768 - Livre VIII - LXXIV - Anbassade du calife d'Orient à Pépin pour l’engager à faire la guerre aux Sarasins d'Espagne.  Outre le motif de pieté et de religion qui portoit Pépin à interrompre le cours de ses affaires, pour célébrer en repos les solemnitez de Noël et de Pâques, il avoit encore alors une raison particulière de se rendre incessamment a Sels, où il avoit donné rendez-vous aux ambassadeurs que le calife d’Orient lui envoioit chargez de riches et magnifiques presens. Ces ministres étoient arrivez à .Marseille dans le tems que ce prince se préparoit pour sa dernière expédition d'Aquitaine et avoient passé l'hiver à Metz où Pepin qui ne vouloit pas interrompre ses exploits, les avoit fait conduire avec de grandes marques d'honneur et de distinction. Il paroit par le récit qu'un ancien historien nous a laissé de cette ambassade, qu'il se tramoit depuis quelque tems une négociation entre le roi et le calife ; mais cet historien nous en laisse ignorer le sujet. II est cependant assez vraisemblable que ce dernier informé de la réputation et des victoires de Pépin, dans le dessein de rétablir son autorité en Espagne, vouloit l'engager à porter ses armes dans ce roiaume et déclarer la guerre à Abderame qui avoit usurpé ce roiaume, et qui refusoit de le reconnoitre pour son souverain. Quoi qu'il en soit, il est certain que cette négociation étoit commencée depuis long-tems, puisque les ambassadeurs du calife arrivèrent en France avec ceux que Pépin lui avoit envoiez trois ans auparavant.
 
Quelques auteurs prétendent que cette négociation se passa entièrement entre Pépin et Abderame roi de Cordoue, parce que ce dernier avoit pris le titre d'Emir ou d'Amiramomeni, titre sous lequel est désigné le prince qui envoioit des ambassadeurs en France : mais on scait que ce titre de dignité étoit commun aux trois califes ou rois des Sarasins, qui étoient indépendans les uns des autres depuis que la vaste monarchie de ces infidèles fut parlagée en trois roiaumes vers l'an 356 et que chacun de ces princes prit depuis le titre d'Emir ou d'Amiramomeni. D'ailleurs si celte affaire n'eût été négociée que de France en Espagne et et d’Espagne en France, il n'est pas croiable que les envoiez de Pépin eussent emploié trois ans entiers dans leur voiage, qu'ils eussent été débarquer avec les ambassadeurs Arabes au port de Marseille, et qu'ils se fussent rembarquez au même port, puisqu'il leur étoit trés-aisé de passer par le Roussillon ou de se mettre en mer dans quelque port de la Septimanie, du domaine de Pépin.
 
768 - Livre VIII - LXXV - Mort de Waifre. Fin de la guerre d'Aquitaine.
 Ce roi (Pepin) après avoir passé les fêtes de Pâques à Sels, partit de ce palais avec peu de monde et arriva à Saintes avec tant de diligence que le duc d'Aquitaine qui ne s'attendoit à rien moins, et qui durant son absence s’étoit mis un peu au large, craignant d'être surpris, prit nouvelles précautions et retourna dans sa retraite : mais Pépin qui avoit juré la perte de ce duc à quelque prix que ce fût, rendit toutes ses précautions inutiles. Le roi fut a peine arrivé à Saintes, qu'il en partit après y avoir laissé la reine son épouse, et s'avança vers le Perigord dans le dessein d'y surprendre Waifre qui s'y étoit retiré. Pour réussir dans son entreprise, il fit quatre détachemens de ses troupes sous la conduite de divers chefs à qui il ordonna de battre la campagne pour tâcher de se saisir de la personne de ce duc.
 
Pepin avoit déjà pris d'un autre côté des mesures plus assurées pour ne pas le manquer. II avoit gagné quelques-uns des domestiques du même duc ou des gens de sa suite, qui promirent de s'en défaire. Ces malheureux trop exacts à s'acquitter de leurs promesses l’assassinèrent dans le Périgord la nuit du deuxième de Juin de l'an 768, et ce fut apparemment dans son lit. C'est ainsi que Waifre tomba enfin dans les pièges de Pépin au rapport d'un auteur contemporain, partisan de ce roi, qui avouë que de son tems il étoit publiquement accusé d'avoir été l'auteur de cet assassinat. Suivant une ancienne chronique, Waifre périt par la trahison d'un nommé Waratton qui fut sans doute son principal meurtrier. La chronique de S. Denys ajoute que parmi les dépouilles de ce duc, Pépin enleva après sa mort des brasselets d'or, garnis de pierreries dont Waifre avoit coutume de se parer les jours des grandes fêtes que le roi en fit présent à cette abbaye où il les fit attacher comme un monument éternel de sa victoire, et qu'on les appeloit « les poires de Waifre ». On attribue à ce duc d'Aquitaine la fondation du monastère de S. Sauveur ou de S. Martial de Limoges où quelques princes de sa famille furent inhumez. Sa mort mit fin à la cruelle et sanglante guerre que Pépin lui faisoit depuis neuf ans, à laquelle la retraite de Grippon son frère dans les états de ce duc avoit donné la première occasion.
 
On prétend que le corps de Waifre fut apporté auprès de Bourdeaux et inhumé dans un lieu marécageux qu'on croit être le même où est aujourd'hui la chartreuse de cette ville. Waifre fut le dernier duc héréditaire d'Aquitaine de la famille d'Eudes qui descendoit de la première race de nos rois. Nous n'entreprenons pas de faire ici l'apologie de ce duc infortuné ; nous nous contentons de remarquer que si Pépin le fit assassiner, comme le témoignage du Continuateur de Fredegaire, ne permet gueres d'en douter, c'est une tache qui ternit beaucoup les grandes qualitez de ce premier de nos rois de la seconde race; il paroit du moins qu'on ne sçauroit l'excuser des ravages infinis que ses troupes causèrent durant cet intervalle dans toute l'Aquitaine, et qu'il auroit pu épargner aux peuples de cette province en se saisissant d'abord des places fortes, comme il fit dans la suite ; il paroit enfin que ce roi témoigna trop d'ardeur à poursuivre la ruine et la mort d'un prince qui lui offroit toutes sortes de soumissions, et qui lui demandoit la paix à quelques conditions qu'il eût voulu lui prèscrire. Comme nous ne connoissons le duc Waifre que par quelques traits que nous ont laissez les historiens Austrasiens, partisans de Charlemagne, et ennemis de ce duc et de sa famille, nous ne scaurions donner ici une juste idée de son caractère ; quelques-uns d'entre ces mêmes historiens sont cependant obligez de convenir qu'il avoit de la bravoure et de là capacité. Ce duc laissa en mourant un fils appellé Loup, qu'il avoit eu de la duchesse Adèle sa femme : nous en parlerons ailleurs. Après celle importante conquête, Pépin réunit à la couronne toute l'Aquitaine et la Gascogne : mais il n'eut pas le tems de pourvoir au gouvernement de ces provinces.
 
768 - Livre VIII - LXXVL - Partage du roiaume entre Charles et Carloman après la mort du roi Pépin leur père. Loup duc de Gascogne.
Ce prince (Pépin le Bref) survécut en effet peu de tems à la mort de Waifre. Dès qu'on lui en eut annoncé la nouvelle, il alla joindre la reine son épouse à Saintes où il fut aussitôt attaqué d'une maladie dont il ne put obtenir la guérison ni au tombeau de S. Martin de Tours où il se fit transporter, ni dans l'église, de S. Denys qu'il alla visiter. Il mourut dans cette dernière abbaye le 24 de Septembre de I'an 768 cent jours après la mort du duc d'Aqitaine. (Waifre)
 
II partagea ses états avant sa mort, de l'avis des principaux seigneurs du roiaume, à ses deux fils Charles (Charlemagne) et Carloman. Celui-ci eut en partage la Bourgogne, la Provence la Gotie ou Septimanie, l'Alsace et l'AIlemagne, qui n'étoit alors qu'une partie de l'ancienne Germanie. L'autre eut pour le sien le roiaume d'Austrasie, et sans doute aussi celui de Neustrie avec les autres provinces de la Germanie dont nos historiens ne font aucune mention; sans quoi le partage n’eût pas été aussi égal qu'ils l'assurent.
 
L'Aquitaine dont Pépin venoit de faire la conquête fut d'abord partagée également entre les deux frères ; maison ignore le pays qui échut précisément a chacun des deux on peut conjecturer cependant que Pépin suivit l'ancienne division de celle partie de la monarchie, et qu'il donna les pays qui avoient dépendu autrefois du roiaume d'Austrasie à Carloman, et a Charles, ceux qui avoient été de la Neustrie. Au reste ce partage de l'Aquitaine entre ces deux princes ne subsista pas long-tems, puisque le dernier la posséda bientôt après toute entière.
 
778 - Livre VIII - LXXX - Les troupes de la Septimanie servent dans l’expédition de Charlemagne au-delà des Pyrenées.
Charlemagne après avoir dompté les Saxons, peuples extrêmement remuans, tenoit l'assemblée du champ de Mai à Paderborn dans la Westphalie pour y recevoir leur serment de fidélité, quand Ibin-Alarabi gouverneur de Saragosse pour les Sarasins, suivi de quelques seigneurs de la même nation, arriva à cette diete pour demander à ce prince son secours et sa protection contre l'émir Abderame (an 777). Parmi ces seigneurs, qui étoiene tous ou parens ou amis de Juzif que cet émir avoit dépouillé du gouvernement d'Espagne, étoient entr'autres deux fils de ce gouverneur, dont l'un nommé Alarvis étoit gendre d’Alarabi. Ils n'avoient cessé depuis la mort de Juzif de faire tous leurs efforts pour secouer le joug de la domination d'Abderame et pour se venger sur lui de la mort Juzif. C’est par ce motif que Salinoan ou Zuleiman parent de celui-ci et gouverneur des villes de Barcelonne et de Gironne s'étoit donné à la France l'an 759, et qu'il s'étoit mis sous la protection de Pépin. Ibin-Alarabi de concert avec quelques autres seigneurs Arabes du côté des Pyrénées vers l'Aragon et la Catalogne, avoit tenté d'en faire de même : mais Abderame sur l'avis de leur dessein s’étant aussitôt mis en marche, les avoit forcés de se soumettre. Ces seigneurs dissimulèrent pendant quelque tems ; ils s'adressèrent enfin à Charlemagne dont ils connoissoient la puissance et la valeur ; et après l’avoir reconnu pour leur souverain à la diète de Paderborn, ils le prièrent de vouloir passer au-delà des Pyrénées pour les aider a se soustraire à l'obéissance du roi de Cordouë avec promesse de lui faciliter l’entrée et la conquête de l'Espagne.
 
Charles charmé de trouver l'occasion d’étendre sa domination et de signaler en même-tems sa piété en délivrant les Chrétiens d’Espagne du joug des infidèles, écouta favorablement la proposition de ces seigneurs Arabes, et se rendit volontiers à leurs prières. Il assembla une puissante armée, et prenant au printems de l'année suivante la route des Pyrénées, il s'avança jusqu'au palais de Casseneûil dans l'Agenois qu'il avoit assigné pour le rendez-vous de toutes ses troupes, et où il célébra la fête de Pâques avec la reine Hildegarde son épouse. La situation de ce palais, autrefois du domaine des ducs d'Aquitaine, dont Charles avoit fait une maison roiale étoit des plus agréables. Il étoit bâti sur la rive droite du Lot près d'un lieu où est aujourd'hui Villeneuve d'Agen entre cette ville et l’endroit où on a bâti depuis le monastère de sainte Liurade (an 778).
 
Ce prince (Charlemagne) après avoir célébré la fête de Pâques, et laissé la reine son épouse dans ce palais, partit pour son expédition d'Espagne. Il partagea son armée en deux corps et leur fit prendre des routes différentes. Il fit marcher le premier composé de milices levées dans les roiaumes d'Austrasie, de Bourgogne, et de Lombardie, et les provinces de Baveere, de Provence et de Gothie, par le Toulousain, la Septimanie et le Roussillon. Il se mit à la tête de l'autre formé des troupes levées dans le reste de ses états, et prit la route de la Gascogne et de la Navarre par où il entra en Espagne malgré les Sarasins, qui aiant voulu lui disputer le passage, furent battus dans une bataille qui se donna un jour de Dimanche. Après cette victoire il assiégea Pampelune, et la reddition de cette place importante fut suivie de l'hommage que vint rendre Abitaurus gouverneur Sarasin d’Huesca, de Jacca et de quelques autres places d'Aragon qui le reconnurent pour leur souverain.
 
Charles s'étant ensuite approché de l'Ebre, passa à gué cette rivière, et s'avança jusqu'à Saragosse qu'il assiégea. C'est là qu'il fut joint par le corps d'armée qui conformément à ses ordres avoit passé par la Septimanie et par le Roussillon, et qui dans sa route avoit reçu les hommages du gouverneur Sarasin des villes de Barcelone et de Gironne, et de tout le pays connu aujourd'hui sous le nom de Catalogne, lequel se soumit de nouveau aux François.
 
Ces infidèles assiégez dans Saragosse ne soutinrent pas long-tems l'attaque de Charlemagne : ils se rendirent à ce prince et reçurent avec soumission Ibin-Alarabi qu'il leur donna pour gouverneur. Ce roi étoit sur le point de pousser plus avant ses conquêtes ; et déjà toute l'Espagne trembloit au bruit de ses armes, quand sur l'avis que les Saxons avoient profité de son éloignement pour se révolter, il se vit obligé de repasser les monts pour aller dompter ces peuples. Avant que de partir de Saragosse d'où il enleva de grandes richesses, il s'assura de la fidélité d'Ibin-Alarabi et des autres gouverneurs Arabes qui s'étoient soumis à son obéissance, et leur fit donner des otages qu'il emmena avec lui. Il confia a ces mêmes gouverneurs la garde de toutes les conquêtes qu'il avoit faites en Espagne; et ce ne fut que quelques années après qu'il établit des comtes François dans une partie de ce pays. Ce prince (Charlemagne) après avoir soumis toute la partie de l'Espagne située entre les Pyrénées et la rivière d'Ebre, reprit la même route qu'il avoit tenue en venant de France, et à son passage par Pampelune, pour se conserver l'entrée libre de celle ville, il en fil raser les murailles.
 
778 - Livre VIII - LXXXI Défaite d'une partie des troupes de Charlemagne à Roncevaux.
Charlemagne dont les armes avoient toujours été jusqu’alors très-heureuses, reçut à son retour un échec auquel il fut extrêmement sensible. Il fut attaqué par une troupe de Gascons montagnards à la tête desquels s'étoit mis Loup leur duc fils de Waifre, à qui ce prince avoit laissé la libre possession de ce duché. Le désir de se venger des maux que la famille de Charles avoit faits à la sienne et de rentrer dans l'héritage de ses pères, fut sans doute le principal motif de l'entreprise de Loup. Ce duc n'osant attaquer l'armée Françoise à force ouverte, prit le parti de la surprendre à son retour d'Espagne et au passage des défilez des montagnes ; ce qui lui étoit d'autant plus aisé que Charles ne s'attendoit à rien moins qu'à cette attaque. Loup qui connoissoit parfaitement les routes du pays, se mit en embuscade sur les hauteurs qui dominent des deux cotez la vallée de Roncevaux située sur les frontières de la Navarre et de la France, par où l'armée de Charles devoit passer, et prit grand soin de se dérober à la vue de ce prince à la faveur des forêts qui le couvroient.
 
Ce duc qui n'étoit fort que par l'avantage des lieux, laissa d'abord passer l'avant-garde de l'armée Françoise conduite par le roi : mais comme celle vallée est fort étroite, et qu'il falloit beaucoup de tems pour faire défiler toutes les troupes, le soleil étoit déjà couché quand l'arriere-garde, où étoient tous les équipages, vint à passer. Loup sortant alors de sa retraite, fondit avec ses Gascons sur cecorps d'armée, l'enveloppa et le mil en désordre. Les François quoique surpris se défendirent cependant avec toute la valeur possible, et firent les derniers efforts pour résister à ces montagnards; mais comme ils étoient pesamment armez et obligez de combattre sur un terrain très-désavantageux , les Gascons armez à la légère, et qui se battoient dans un pays dont ils connoissoient toutes les routes, les défirent entièrement et laissèrent entr'autre sur la place les généraux Eghart grand-maître d'hôtel du roi, Anselme comte du palais, et Rolland gouverneur de la côte de Bretagne qui commandoient cette arrière-garde. Après cette action, les Gascons s'étant emparez sans obstacle de tout le bagage de l’armée Françoise, se dispersèrent dans les montagnes à la faveur de la nuit sans qu'on pût être informé des lieux de leur retraite.
 
CharIes étoit déjà bien avancé quand il apprit cette défaite : il en eut plus de chagrin qu’il n'avoit eu de satisfaction des victoires qu’il venoit de remporter en Espagne. II fut surtout extrêmement piqué de la perfidie de Loup dont il résolut de faire un exemple.
 
Il donna de si bons ordres que ce duc fut pris et pendu aussitôt ignominieusement. Charles confisqua sur lui le duché de Gascogne. Ce prince usa cependant de clémence envers Adalaric fils de ce duc, qui étant encore fort jeune n'avoit pas eu sans doute part à la révolte de son père : il lui donna en fief pour son entretien la partie de ce duché la plus voisine des Pyrénées, entr'autres, comme on verra ailleurs, la Bigorre, le Bearn et la basse Navarre, et établit des comtes François pour le gouvernement du reste de cette province.
 
778 - Livre VIII - LXXXII - Naissance de Louis le Debonnaire. Charles destine à ce prince le roiaume d'Aquitaine, où il établit de nouveaux comtes.
Le roi rejoignit à Casseneuil en Agenois la reine Hildegarde son épouse qui y étoit heureusement accouchée de deux jumeaux pendant son absence. Le premier qui mourut deux ans après fut nommé Lothaire, et l'autre Louis. Charles dans le dessein de rétablir le roiaume d'Aquitaine ou de Toulouse, le destina pour ce dernier. Plusieurs motifs portèrent ce prince au rétablissement de ce Roiaume, et à en confier l'administration à ses fils. L'un des principaux fut que se voiant obligé de résider sur les frontières de la Germanie à cause des fréquentes révoltes des Saxons, il ne pouvoit veiller également par lui-même au gouvernement de toutes les provinces de ses états. Il vouloit d'ailleurs affermir son autorité dans les pays situez à la gauche de la Loire qui avoient été réunis depuis peu à la couronne, et où il restoit encore quelque semence de rébellion. Enfin les Aquitains accoutumez depuis long-tems à n'obéir qu'à un prince de leur nation, souffroient impatiemment le nouveau joug de la domination Françoise : et il y avoit lieu d'espérer qu'aiant un roi particulier, ils se soumettroient plus volontiers.
 
En attendant que le jeune Louis pût aller résider en Aquitaine, le roi Charlemagne son père pourvut au gouvernement du pays. Dans cette vue avant que de le quitter pour marcher contre les Saxons rebelles, et après avoir tâché de se concilier les évêques Aquitains par toutes sortes de marques d'estime et de bienveillance, il donna les comtez ou gouvernemens des villes et diocèses à des seigneurs François dont il connoissoit la probité, et dont les services passez étoient de sûrs garants de leur fidélité pour l'avenir. D’une quinzaine de comtez ou gouvernemens particuliers compris alors dans les deux Aquitaines avec le Toulousain qui en faisoit partie, nous en connoissons neuf où Charles établit alors de nouveaux comtes : Humbert à qui Sturbius succéda bientôt après, eut le Berri ; Abbon, le Poitou ; Widbalde, le Perigord ; Icterius, l'Auvergne ; Siguin, le Bourdelois ; Roger, le Limousin ; Chorson, le Toulousain ; Aimon, l'Albigeois ; et Bullus, le Velai. Ces trois derniers pays font aujourd'hui partie du Languedoc. Les six autres comtez ou pays particuliers de l'Aquitaine, scavoir, le Rouergue, le Querci, l'Agenois, l'Angoumois, la Saintonge et Ie Gevaudan ne sont pas nommez, soit que l'historien les ait omis, ou plutôt que Charlemagne en ait laissé l'administration à ceux qui en étoient déjà pourvus, et dont il connoissoit sans doute la fidélité. Au reste c'est mal à propos que quelques modernes ont rapporté à cette époque le premier établissement des comtes en Aquitaine, puisqu'il y en avoit déjà plusieurs siècles auparavant. Charlemagne ne fil là-dessus aucune nouvelle institution ; il mil seulement des comtes affidez à la place de ceux dont la fidélité lui étoit suspecte, ou dont les emplois étoient peut-être vacans.
 
782 - Livre IX - III - Monastère de S. Paul et de sainte Marie de Narbonne.
L'église de S. Paul qui étoit alors situé au dehors de cette ville, se trouve aujourd'hui I  dans son enceinte. C’étoit un ancien monastère ou abbaye qui subsistoit au commencement du IXe siècle et vraisemblablement sous le règne des Visigots : il a été changé depuis long-tems en collégiale séculière. On y conserve les reliques de S. Paul, premier évêque de Narbonne. L'église de sainte Marie dont il est parlé dans le même monument, est aussi un ancien monastère qui n'est plus a présent qu'un prieuré conventuel dépendant de l'abbaye de S. Victor de Marseille. On l'appelle, l’Amourguier (Monachia), c'est-à-dire, Monastère, parce que le terme de Mourgué dans le langage du pays signifie Moine. La plupart des lieux ou villages dont il est fait mention dans cet acte ont conservé leur ancien nom : l'un des principaux est Quillan qui est aujourd'hui une petite ville du diocèse d'AIet.
 
785 - Livre IX - IV - Milon I. comte François de Narbonne.
Milon est le premier comte François de Narbonne que nous connoissions. II paroit par le jugement qui fut prononcé contre lui, qu'il devoit avoir été élevé à cette dignité, du moins quelques années auparavant : il ne la possedoit plus en 791 que Magnarius lui avoit succédé. Il contribua beaucoup à Ia fondation de l'abbaye Caunes, dont après Charlemagne il est regardé comme le principal fondateur. On voit par ce que nous venons de dire, combien se trompent ceux qui mettent durant cet intervalle au nombre des comtes ou gouverneurs particuliers de Narbonne, Aymeric prétendu père de S. Guillaume fondateur de l'abbaye de Gellone, et Chorson comte ou duc de Toulouse, qui ne possédèrent jamais ce comté.
 
785 - Livre IX - V - Charlemagne appelle à sa cour le roi d’Aquitaine son fils.
Les anciens historiens ne nous apprennent rien de ce qui se passa en Aquitaine pendant les quatre premières années du règne de Louis le Débonnaire. Ils rapportent qu'en 785 Charlemagne, occupé alors de la guerre contre les Saxons, fit appeller à sa cour ce jeune prince pour y passer l'hiver. Il vouloit s'instruire par lui-même du progrès de son éducation, réformer en lui ce qu'il trouveroit de défectueux, et empêcher qu'étant élevé dans un pays étranger, il ne prit de mauvaises impressions dans un âge ou l'on est très-susceptible.
 
Louis, ou plutôt son conseil, donna ordre avant son départ aux comtes ou gouverneurs qui commandoient sur la frontière, et qu'on appelloit Marquis, de veiller pendant son absence à la garde du pays pour prévenir les surprises des Sarasins, les seuls ennemis qu'on eût alors à craindre de ce côté-là. Cela fait, ce jeune prince monta à cheval, à l'exercice duquel il commençoit à se former, quoiqu'il n'eût encore que sept ans. Il arriva ainsi à Paderborn où Charlemagne le reçut avec toute la joie et la tendresse d'un père. Ce jeune roi parut devant lui habillé à la manière d'Aquitaine, avec une espèce de pourpoint parfaitement rond sur une chemise dont les manches étoient fort larges, de grandes brayes, de petites bottines où il y avoit des éperons, et un javelot à la main. Il étoit accompagné d'une troupe, de jeunes seigneurs Aquitains vêtus et équippez de même. Charlemagne fut charmé de voir Louis dans cet équipage ; il le retint auprès de lui jusqu'à ce que sur l'avis qu'il reçut des mouvemens qui s'étoient élevez depuis son départ sur les frontières d'Espagne, il le renvoia en Aquitaine sur la fin de l'automne.
 
785 - Livre IX - VI - Louis étend les frontières de ses états dans la Marche d'Espagne.
Les guerres de la Germanie n'aiant pas permis à Charlemagne d'affermir sa domination au-delà des Pyrénées, Abderame avoit profité de cette diversion pour remettre sous son obéissance la plupart des places que les François avoient conquises entre ces montagnes et la rivière d'Ebre ; ce qu'il avoit fait avec d'autant plus de facilité, que Charles n'avoit mis aucune garnison Françoise dans ces places, et qu'il en avoit laissé le gouvernement à divers seigneurs Arabes, comme nous l'avons déjà observé. Charles pour rétablir son autorité sur cette frontière, ordonna aux comtes ou marquis qui y commandoient, d'assiéger la ville de Gironne dont le gouverneur appellé Mahomet étoit un de ceux qui après avoir reconnu sa souveraineté, en avoit secoué le joug. Les François entreprirent le siège de cette place : mais tous leurs efforts eussent été inutiles, si les Chrétiens qui y étoient en grand nombre, ne la leur eussent livrée. Après la prise de Gironne Charles en chassa entièrement les Sarasins, et y mit un comte François pour la gouverner. Il y a lieu de croire qu'il prit aussi alors sur ces infidèles Urgel et Ausonne ; car nous voions que ces deux villes étoient soumises peu de tems après à la domination Françoise. C'est là l'époque de l'établissement des comtes François sur celle frontière qu'on appella depuis Marche d'Espagne ou de Gothie. On lui donna ce dernier nom à cause de son voisinage de la Septimanie nommée aussi Gothie, avec laquelle elle fut unie dans la suite et ne fit qu'un seul gouvernement, comme nous le verrons ailleurs. Ce pays à la vérité avoit reconnu auparavant la souveraineté de nos rois ; mais comme le gouvernement étoit demeuré jusqu'alors entre les mains de divers seigneurs Sarasins, ceux-ci avoient été ou subjuguez par Abderame, ou s’étoient mis en liberté.
 

785 - Livre IX - VII - Origine du comtez de Rasez et de Fenoûilledes.

Charlemagne et le roi Louis son fils établirent le même gouvernement dans les autres villes de ce pays dont ils se rendirent maîtres dans la suite, c’est-à-dire qu'après en avoir chassé les Sarasins, ils y mirent des troupes Françoiscs. Il y eut cependant quelques gouverneurs Arabes qui continuèrent de reconnoitrc la souveraineté de nos rois ; mais ce ne fut la plupart du tems que pour se rendre indépendant, et s'affranchir, à la faveur de la protection de ces princes, du joug des émirs qui regnoient en Espagne. On croit que Charlemagne partagera vers le même-tems les diocèses de cette frontière en plusieurs comtez ou gouvernemens particuliers, afin de veiller plus facilement à la garde du pays ; au lieu que suivant la police jusqu'alors en usage dans le roiaume, un diocèse ne composoit qu'un comté ou gouvernement particulier.

 

C'est aussi sans doute par la même raison que ce prince divisa en plusieurs comtez quelques diocèses de la Septimanie, voisins de cette frontière ; on en usa de même dans la suite à l'égard des diocèses du roiaume les plus étendus. Les anciens monumens nous apprennent que dès la fin du VIIIe siècle et au commencement du IXe le diocèse d'EIne étoit partagé en deux comtez, de Roussillon et de Conflans, et que les comtez de Rasez et de Fenoûilledes qui furent démembrez de celui de Narbonne ou de l'ancien diocèse de cette ville, subsistoient alors. L'ancien comté de Rasez (Redensis) tiroit son nom d'un château du pays appelle Redas, lequel ne subsiste plus. Il s'étendoit sur tout ce qu'on appelle encore aujourd'hui le Rasez ou officialité de Limoux qui dépend pour le spirituel du diocèse de Narbonne ; et sur une partie de celui d'Alet dont le reste étoit compris dans le comté ou pays de Fenoûilledes. Comme les anciens comtez avoient la même étendue que les diocèses, il arriva dans la suite qu'on donna quelquefois le nom de diocèse a plusieurs de ces nouveaux comtez démembrez des anciens ; c'est peut-être ce qui donna lieu aux archevêques de Narbonne de se dire archevêques de Narbonne et de Rasez. Il est pourtant plus vraisemblable que ce fut a cause que le Rasez demeura uni au roiaume d'Aquitaine après que le comté de Narbonne en eut été démembré en 817 avec la plus grande partie de la Septimanie, comme on le verra ailleurs, et parce que le diocèse de Narbonne demeura partagé depuis ce tems-là pour le temporel entre deux gouvernemens différens. Cette distinction dure encore de nos jours. Les archevêques de Narbonne tiennent actuellement un officiai ou vice-gérant à Limoux capitale du Rasez pour le jugement des affaires ecclésiastiques de ce pays pour le temporel fait un diocèse particulier. Il est joint pour les contributions et la députation aux Etats avec celui d'Alet.

 

790 - Livre IX - VIII - Chorson duc de Toulouse marche contre les Gascons rebelles. Il est pris par ces peuples.

Les troubles qui s'élevèrent quelque tems après dans l'intérieur de l'Aquitaine, retardèrent sans doute le progrès des armes Françoises contre les Sarasins sur les frontières de ce roiaume. Nous avons dit que Charlemagne après avoir puni la révolte de Loup duc des Gascons qui a voit défait son arrière-garde dans la vallée de Roncevaux, touché de compassion pour le jeune Adalaric fils de ce duc, lui laissa une partie de la Gascogne à titre de duché. Adalaric n'en fut pas plus reconnoissant. Il fut à peine en âge de porter les armes, que soit pour venger la querelle de ses ancêtres dépouillez du duché Aquitaine par la famille de Charlemagne, soit pour quelqu'autre motif que nous ignorons, il se mit à la tête de ses sujets et commit diverses hostilitez. Chorson duc de Toulouse se mit en campagne pour les arrêter ; mais il eut le malheur d’être pris par ce duc. Celui-ci lui offrit sa délivrance à des conditions qu'un homme d'honneur et un sujet fidèle à son prince auroit rejettées ; Chorson qui souhaitoit de se voir en liberté, les accepta pourtant ; et joignant la lâcheté a la félonie, promit au duc de Gascogne de ne jamais porter les armes contre lui, non pas même par ordre du roi son maître ; et qu'en cas que ce prince le lui commandât, il refuseroit d'obéïr.

 

790 - Livre IX - IX - Adalaric duc de Gascogne, jugé et absous dans une diete D'Aquitaine tennue dans la Septimanie.

Louis ou plûtôt le conseil qui avoit en son nom l'administration de l’Aquitaine, résolut de punir séverement Adalaric de sa felonie. Dans cette vue ce duc fut cité à l'assemblée générale du ce roiaume que Louis convoqua exprès dans un lieu de la Septimanie que nos anciens historiens nomment la mort des Gots, Mors Gothorum, mais dont ils ont négligé de marquer la situation.

 

Adalaric qui se sentoit coupable, et qui craignoit de subir un jugement digne de ses actions, s'excusa de comparoitre, à moins que pour la sûreté de sa personne on ne lui donnât des ôtages, avec offre d'en donner de son côté pour gage de sa parole. Louis fut obligé d'accepter celle condition, et les otages aiant été livrez de part et d'autre, le duc de Gascogne parut (an 788) à l'assemblée, où il tâcha de justifier sa conduite. La crainte qu'eut la diète d'Aquitaine que les Gascons ses sujets ne fissent mourir les otages qu'on lui avoit donnez, le sauva, et il fut renvoié absous. Ce duc après s'être tiré de ce mauvais pas, retourna en Gascogne non seulement sans avoir subi aucune peine, mais encore chargé de présens que lui fit le roi d'Aquitaine. Il reprit ensuite ses otages et rendit ceux qu'il avoit reçus, et demeura ainsi paisible possesseur de son duché.

 

790 - Livre IX - X - Exil d'Adalaric et destitution de Chorson à la diete de Wormes.

Charlemagne qui, comme nous avons déjà remarqué, s'étoit réservé la principale autorité dans le roiaume d'Aquitaine, mécontent du jugement d'Adalaric, résolut de soumettre l'affaire de ce duc a un nouvel examen, et d'y faire juger en même-tems celle de Chorson duc de Toulouse qui n'etoit gueres moins coupable. Il appella auprès de lui dans la Germanie pendant l'été de l'année suivante, le roi Louis son fils. Ce jeune roi se mit en marche avec un simple équipage de voiageur, et arriva (an 789) à Wormes où il attendit, le retour de son père occupé alors à la guerre contre les Saxons.

 

Charlemagne retint ce prince a sa cour pendant tout l'hiver qu'il passa dans la même ville, il y assembla au prinicius suivant (an 790) la diete générale de la nation, et y fit citer Adalaric pour rendre compte de sa conduite. Ce duc comparut avec d'autant moins de répugnance devant les deux rois, qu'il étoit persuadé qu'ils confirmeroient son absolution. La dicte lui donna une entière liberté déparler et de dire tout ce qu'il voulut pour sa justification ; mais n'aiant pû répondre à tous les chefs d'accusation qu'on forma contre lui, il fut proscrit et condamné à un exil perpétuel.

 

790 - Livre IX - XI - Guillaume nommé duc de Toulouse ou d'Aquitaine à la place de Chorson.

 
 
A suivre… article en cours de numérisation !
 
 
Dom Devic et Dom Vaissete, 1745