PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

X

 

Analyse de ce Mémoire. - Description, nature, formation de l'isthme. - Formation du Delta. - Régime du Nil. -Niveaux relatifs du Nil et des deux mers ; rectification des erreurs de nivellement commises par les ingénieurs français en 1799. - Historique des tentatives faites pour canaliser l'isthme. - Vestiges de l'ancien canal. - Projets modernes antérieurs â 1847.

 

Dans les premières pages de son Mémoire, Talabot résumé, les antécédents de la question, d'après les textes originaux d'Hérodote, d'Aristote, de Diodore, de Strabon (le plus explicite sur le tracé de la canalisation primitive), de Pline, de Plutarque, les auteurs arabes, les traditions locales et les restes encore existants des anciens travaux.

 

Description de l'isthme. Pour mettre la mer Rouge en communication avec le bassin du Nil, il suffisait de couper les deux seuils, hauts seulement de 3 à 54 mètres, placés, l'un près de Suez, au sud du bassin des Lacs Amers; l'autre près des ruines de Sérapéum. Si l'on préférait établir la communication directe avec la Méditerranée, il faudrait de plus couper (comme on l'a fait) le col d'El-Ferdan, haut seulement de 18 mètres, entre les lacs Timseh et Menzaleh. Dans l'un et l'autre cas, les obstacles sont insignifiants.

 

Nature et formation de l'isthme. Talabot discute et réfute l'opinion de Danville, qui a si longtemps fait autorité dans le monde savant ; opinion suivant laquelle le seuil de Suez se serait formé par des dépôts successifs, et à une époque relativement moderne. II est constaté aujourd'hui que ce seuil est une formation tertiaire, analogue aux terrains à gypse qu'on rencontre sur divers points de la Méditerranée. Par conséquent, son émersion est antérieure de plusieurs milliers d'années aux temps historiques, et les plus anciens documents se rapportent à la situation actuelle.

 

Formation du Delta. L'exhaussement du sol est évalué, en moyenne, pour tout le Delta, à 6 centimètres par siècle. L'avancement dans la mer a beaucoup varié, suivant les lieux, mais en général les rives ont peu changé depuis les temps historiques, par suite de l'influence du courant littoral.

 

Régime du Nil. La hauteur des crues, mesurée à l'échelle du méqyas (nilomètre) du Caire, varie entre 5 et 9 mètres. Quand la crue reste au dessus de 5m40 ou dépasse 8 mètres, il y a famine. Ces limites de crues, favorables ou nuisibles, n'ont guère varié depuis le temps d'Hérodote. Ce fleuve débite en moyenne, par seconde, dix fois plus d'eau que la Seine, à peu près le double du Rhône, huit fois moins que le Mississipi, cinquante fois moins que l'Amazone.

 

Niveaux relatifs du Nil et des deux mers. Ici Talabot signale, pour la première fois, les deux erreurs capitales commises dans leurs opérations de nivellement par les ingénieurs de l'expédition française d'Égypte (1799). Suivant eux, le niveau des basses eaux du Nil au Caire ne dépassait pas 5m11, et celui de la mer Rouge aurait été plus élevé, en moyenne, de 8m46 que celui de la Méditerranée. Le nivellement, dit Bourdaloue, exécuté en 1847 sous la direction de Talabot, et plusieurs fois contrôlé depuis, a, au contraire, constaté :

 

1° Que la différence de niveau des basses eaux du Nil au Caire, avec celui de la Méditerranée, était, en réalité, non de 5m11, mais de 13m27 ;

 

2° Que le niveau de basse mer était à peu près le même de part et d'autre, et la mer moyenne plus élevée de 0,80 dans la mer Rouge que dans la Méditerranée, à cause de l'amplitude au moins trois fois plus considérable de la marée.

 

« Les opérations de 1799 avaient donc eu ces deux résultats, également erronés, de relever le niveau de la mer Rouge de près de 8 mètres, en même temps qu'elles abaissaient le niveau du Nil au Caire de même quantité; c'est-à-dire que le niveau des basses eaux du Nil à cette place, qui est, en réalité, de plus de 13 mètres au-dessus du niveau des basses mers, aurait été d'environ 2 mètres au-dessous de ce niveau. On comprend la portée d'erreurs aussi graves, et l'on ne sera pas surpris qu'elles aient eu pour conséquence d'obscurcir l'histoire de l'isthme, et de donner naissance à des projets impraticables. »

 

Il faut dire, à la décharge des ingénieurs français, qu'ils travaillaient dans les conditions les plus difficiles, sans cesse harcelés par les Arabes, qui les prenaient pour des chercheurs de trésors. Malgré les précautions prises par Bonaparte pour leur sûreté, ils coururent plus d'une fois de sérieux dangers. (1)

 

(1) On connaît le commandement facétieux des officiers français dans la bataille des Pyramides : Les ânes et les savants au milieu des carrés ! Quand les savants mettaient pied â terre, les soldats appelaient leurs montures des demi savants,

 

Historique des tentatives faites pour canaliser l'isthme. Commencé avant la conquête persane et terminé par Darius Ier, le plus ancien canal de jonction se détachait de la branche Pélusiaque, alors l'une des principales ; un peu en amont de Bubaste, se dirigeait de l'ouest à l'est jusqu'au lac Timsah, puis, tournant au midi, traversait le bassin des Lacs Amer, pour aller déboucher à l'extrémité nord de la mer Rouge. Obstruée, faute d'entretien, lors du rétablissement éphémère de l'indépendance égyptienne (405-340 avant Jésus-Christ), (1) cette communication fut rétablie par Ptolémée II (Philadelphe), et perfectionnée par la construction d'un Euripe, sorte d'écluse rudimentaire, qui permettait, dit Strabon, de passer facilement du canal dans la mer, et réciproquement. Cette écluse avait encore le grand avantage d'empêcher l'action des marées sur les berges; aussi les constructeurs du canal actuel avaient d'abord songé à établir un ouvrage du même genre, et il est peut-être regrettable que cette idée ait été abandonnée.

 

(1) Peut-être avec intention, pour mieux se défendre d'une invasion nouvelle. D'après la tradition rapportée par Hérodote, cette même considération avait empêché l'achèvement du canal sous les anciens rois, un oracle ayant annoncé à l'un d'eux qu'il travaillait pour les barbares.

 

Selon toute apparence, la communication entre les deux mers par le canal dérivé du Nil avait été négligée sous les derniers Ptolémée, et n'était accessible aux navires exigeant un grand tirant d'eau que dans le temps des crues, puisque Cléopâtre, après la bataille d'Actium, fut réduite à essayer de faire transporter sa flotte par-dessus l'isthme, tentative à laquelle les attaques des Arabes l'obligèrent de renoncer. Il ne lui restait plus d'autre ressource que de séduire le vainqueur, « tentative qui aurait pu changer le sort du monde, a dit Pascal, si Cléopâtre avait eu le nez plus court ». Comme l'a fort justement remarqué Talabot, cette entreprise dans l'isthme eut lieu vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre, c'est-à-dire à une époque où les eaux du Nil étaient en pleine décroissance. (1)

 

(1) L'état d'abandon de ce canal s'explique naturellement par l'établissement d'une autre voie de transit pour les marchandises de l'Arabie et de l'Inde, dont la création remontait aussi à Ptolémée Philadelphe, par les ports de Bérénice et de Myoshormos, sur la mer Roue, d'où les marchandises étaient dirigées vers Coptos ou Koupti (auj. Kobt), sur le haut Nil. Cette communication n'avait pas tardé à prendre une importance plus grande que le canal, et demeura la plus fréquentée pendant la période de la domination romaine et byzantine. Le trajet se faisait en dix étapes, dont on trouve l'indication dans l'Itinéraire d'Antonin.

 

Pendant la domination romaine, de l'an 120 à 130, Trajan (ou plutôt son successeur Adrien) fit creuser une section de canal, partant de la Babylone d'Égypte (le Caire), pour aller rejoindre l'ancien canal à Phelbatis (auj. Belbeïs, Phelbe en copte) : « ce qui prouve bien, dit Talabot, qu'au delà de ce point l'ancien canal était praticable, mais qu'il était devenu nécessaire de reporter la prise d'eau du Nil au-dessus de la bifurcation, sans doute à cause de l'encombrement de la branche pélusiaque. » Obstrué de nouveau faute d'entretien, ou avec intention, à l'époque de la domination byzantine, le canal fut rétabli lors de la conquête musulmane par le célèbre Amrou ; tous les auteurs arabes sont d'accord sur ce point. La communication entre les deux mers resta ouverte jusqu'au règne du calife Àbasside Aboudjafar-al-Mansour (762), qui fit combler par précaution (ou, suivant une autre version, laissa s'obstruer par négligence) la section comprise entre le lac Timsah et la mer Rouge.

 

« Quelques auteurs arabes prétendent qu'Amrou avait formé le projet de joindre les deux mers par une communication directe à travers l'isthme, et qu'Omar s'y opposa dans la crainte d'ouvrir aux vaisseaux chrétiens l'accès de l'Arabie. Cette assertion prouve que les Arabes savaient à quoi s'en tenir sur les niveaux relatif...; d'autre part, c'est la première fois qu'on voit apparaître l'idée de la coupure directe... »

 

Cette coupure n'aurait eu aucun intérêt au point de vue commercial, ni sous les Pharaons, ni sous la dynastie perse, ni même sous les Ptolémée. Elle aurait été, de plus, contraire à leur sûreté; « bien loin de l'ouvrir, ils l'auraient certainement fermée, si elle avait existé ».

 

Vestiges de l'ancien canal. L'examen de ces vestiges prouve que « ce canal, principalement établi en vue d'une navigation antérieure, ne pouvait recevoir que des navires maritimes d'un très-faible échantillon » ... La question de la communication des deux mers par un canal disposé pour une grande navigation maritime n'a donc été ni résolue, ni même posée dans les temps anciens.

 

Projets modernes (antérieurs à 1847). Ces projets, reposant tous sur les nivellements erronés de 1799, n'ont qu'un intérêt de pure curiosité. Les principaux sont ceux de Lepère, ingénieur, membre de l'Institut d'Égypte, et de Linant de Bellefonds (Linant-Bey), le futur collaborateur de M. de Lesseps. Lepère proposait un canal de navigation intérieure, divisé en deux branches distinctes, et reliées par le Nil; l'une d'Alexandrie au fleuve (aujourd'hui canal Mahmoudié), l'autre du Nil à la mer Rouge, par l'Ouady Toumilat (1) et les lacs Amers, reproduction de l'ancien canal.

 

(1) C'est l'ancienne vallée on terre de Gessen de la Bible.

 

Mais Lepère ajoutait qu'il serait possible, et même facile, d'établir en outre une communication directe entre les deux mers par un canal à écluses (à cause de la différence supposée des niveaux des deux mers) ; « canal indépendant de celui de l'intérieur », dont l'objet spécial était de rattacher tout le commerce de l'Égypte à un centre commun.

 

Ainsi, dès cette époque, on avait l'idée qu'il pourrait être utile d'avoir deux canaux.

 

Parmi les projets de Linant, antérieurs à 1847, le plus remarquable est celui de la communication directe, dont il avait emprunté l'idée à Lepère. Ce projet, prototype de celui qui a été exécuté, était convenablement disposé d'après les niveaux attribués alors aux deux mers, et, par conséquent, a dû être remanié depuis de fond en comble.

   

 

 

> retour page chapitres

> suite chapite XI

 

Edition Georges Mathon 2003 - NEMAUSENSIS.COM