PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XIV

 

Conclusion du Mémoire de Talabot. - Reprise récente de son projet par une Compagnie anglaise.

 

12° Conclusion. - Talabot résumait en finissant les réponses aux objections générales contre tout projet de canal, et les arguments spéciaux en faveur du sien. Tout en réfutant les partisans exclusifs du chemin de fer, il n'avait garde de leur rendre la pareille; il demandait au contraire que l'exécution de ce chemin fût menée de front avec celle du canal. « Chacune de ces voies, disait-il, a son utilité spéciale « l'une pour les voyageurs, l'autre pour les marchandises, et le trafic est plus que suffisant pour toutes deux. » C'est que le chemin de fer était le corollaire indispensable de son projet. Par son emploi pour les voyageurs et la messagerie, il faisait disparaître ou du moins atténuait l'un des plus grands avantages du tracé direct, la célérité.

 

Mais on entrevoit que, tout en proposant les moyens d'exécution qu'il jugeait les moins coûteux et les plus facile, il désirait avant tout que la question fût résolue promptement en faveur de l'établissement d'une communication entre les deux mers, dut l'autre tracé obtenir la préférence. Cette résignation patriotique se fait jour en quelque sorte malgré lui, dans plus d'un passage de son Mémoire, et notamment dans les lignes finales

 

« En présence d'un mouvement commercial qui dépasse déjà 2 millions de tonnes, et qui est destiné à croître rapidement, les avantages que présente cette entreprise sont largement suffisants pour en assurer l'exécution immédiate. L'Égypte et la Turquie, jusqu'ici contraires à toute tentative de ce genre, se montrent aujourd'hui mieux disposées, mais le vif intérêt que témoi­gnent la plupart des puissances européennes pour cette question est tenu en échec par l'indifférence, ou même par l'opposition de l'une d'entre elles. C'est là qu'est aujourd'hui la véritable, la seule difficulté. Tant qu'elle ne sera pas résolue, tant que subsisteront les oppositions ouvertes ou dissimulées que soulève aujourd'hui ce projet, toutes les tentatives faites pour le réaliser resteront sans résultat. »

 

Il insistait encore en terminant, pour que l'usage et la neutralité du canal fussent réglés d'avance par une convention internationale, mesure d'autant plus équitable, plus nécessaire, que les résultats commerciaux de cette grande entreprise, malgré leur importance, « n'étaient rien auprès des conséquences qu'on devait en attendre pour la civilisation du monde ! » (1)

 

(1) Talabot revenait, dans plus d'un endroit de son Mémoire, sur ce caractère essentiellement humanitaire de l'entreprise :

« Quelle impulsion et quelle puissance acquerraient ainsi les efforts des puissances européennes pour civiliser l'Inde, pour ouvrir la Chine et le Japon au commerce du monde, pour coloniser la Malaisie, la Mélanésie, l'Océanie !...

Mais, en tenant seulement compte des contrées sur lesquelles l'influence de la voie nouvelle j'exercerait plus directement et plus immédiatement, les résultats dépasseraient encore tout ce qu'on a jamais obtenu d'une oeuvre de l'industrie humaine. Les 20 000 kilomètres de côtes qui bordent le bassin occidental de la mer des Indes, la mer Rouge, le golfe d'Oman, le golfe Persique, l'Arabie, l'Abyssinie, tant d'autres contrées autrefois prospères, et que la barbarie, livrée à elle-même, s'acharne à transformer en déserts; la côte orientale d'Afrique, voilà le champ que le canal ouvrira à l'activité et à l'esprit d'entreprise des races civilisées ! »

Et ailleurs : « La canalisation de l'isthme est une oeuvre universelle; elle touche plus ou moins aux intérêts de toutes les nations; elle ne peut donc être exécutée au profit de l'une d'entre elles. »

 

Il prévoyait, bien qu'il eût garde de le dire, qu'à défaut de cette précaution, certaine grande puissance maritime céderait quelque jour à la tentation de s'emparer du canal, pour se consoler de n'avoir pu en empêcher l'exécution. Les événements de 1882 n'ont que trop bien justifié cette prévision.

 

Il nous reste à expliquer pourquoi le projet de Talabot vient d'être repris par une Société anglaise, qui propose d'en faire une succursale du canal direct. C'est que, dans l'état actuel, celui-ci ne suffit plus à sa tâche. On avait prévu un transit annuel de 6 millions de tonnes au maximum. Or, il est passé, en 1883, 3307 navires jaugeant ensemble plus de 8 millions de tonnes, et un nouvel accroissement est à prévoir. Bien que Talabot eût conseillé de porter à 50 mètres la largeur du canal au plafond, on avait cru que 22 mètres suffiraient. Aussi les accidents se multiplient, par suite de l'encombrement, d'autant plus grand que le trajet nocturne est présentement impossible; par suite aussi de l'insuffisance de profondeur pour les grands navires de guerre actuels. Le Bayard, par exemple, en rapportant les restes du regrettable amiral Courbet, a eu l'une de ses hélices gravement endommagée dans le passage (août 1885).

 

Il est donc question aujourd'hui de tripler la largeur du canal, de creuser davantage le thalweg, d'empierrer les berges pour empêcher les érosions, d'employer l'éclairage électrique qui permettrait de passer de nuit. Et c'est l'Angleterre, si opposée jadis à l'établissement du canal, qui en réclame l'agrandissement avec le plus d'insistance ! Les événements expliquent ce changement d'attitude. Les trois quarts des navires qui utilisent ce détroit sont anglais. De plus, le gouvernement britannique est devenu, .par l'achat des actions du Khédive, l'un des principaux actionnaires du canal, et s'en est arrogé la suzeraineté.

 

Enfin, les Anglais ne se contentent même plus d'un seul canal, maintenant que l'Égypte leur appartient. Quelques mois après la défaite d'Arabie, deux ingénieurs anglais, MM. John Fowler et Benjamin Baker, ont mis au jour le projet d'un second canal de communication entre les deux mers, partant d'Alexandrie. (1)

 

(1) A Sweet-water ship-canal through Egypt. Nineteenth Century, janv. 1883. Ce projet a été reproduit dans le tome X de Reclus, p. 532.

 

Ce projet, de leur propre aveu, n'est autre que celui de Talabot. La seule différence, c'est que dans le tracé anglais, les deux branches sont prolongées en amont du barrage jusqu'à Boulak, pour éviter la dépense du pont canal. Ensuite la branche de droite, au lieu de déboucher dans le bassin des Lacs Amers où la place est prise maintenant par l'autre canal, serait prolongée à l'ouest de ces lacs. Cette solution avait été indiquée comme la meilleure, dans tous les cas, par Talabot lui-même.

 

« Au lieu de jeter la navigation dans le bassin des lacs, disait-il, il serait infiniment préférable de le prolonger à l'ouest, en le continuant sans interruption jusqu'à la mer Rouge. Ce système présente trois avantages importants : il évite les difficultés qu'entraînerait le maintien des passes à l'entrée et à la sortie du bassin; il économise la dépense d'eau considérable qu'entraînerait son alimentation; il met la navigation à l'abri des inconvénients que présenterait souvent la traversée des lacs. »

 

L'établissement de ce débouché auxiliaire permettrait, dit-on, d'exécuter avec moins de précipitation et plus de soin les travaux d'amélioration de la voie directe, et de la fatiguer moins à l'avenir, tout en satisfaisant aux exigences croissantes du transit. Il aurait aussi cet important résultat, de donner satisfaction aux intérêts du Caire, à ceux surtout d'Alexandrie, et de mettre un terme à la rivalité qui existe entre cette ville et celle de Port-Saïd, au détriment de toutes les deux.

 

Ce ne serait pas le premier exemple d'hospitalité plus ou moins désintéressée accordée par l'Angleterre à une idée française. (1)

 

(1) En concurrence avec ce projet renouvelé de Talabot, on propose aussi le creusement d'un second canal direct, parallèle au premier.

 

Nous retournons maintenant à la grande oeuvre de Paulin Talabot, oeuvre entreprise, poursuivie menée à bien avec une persévérance indomptable. C'est là surtout que nous allons le voir déployer, à travers bien des obstacles, des péripéties, ces qualités maîtresses qui assurent, nous dirions volontiers qui imposent les succès : l'énergie, le sang-froid, la hardiesse dans la conception, le sens pratique dans l'exécution et aussi un talent qu’il possédait au plus haut degré, celui de faire travailler, en discernant les aptitudes de ses auxiliaires, et employant chacun à ce qu'il était capable de faire le mieux.

 

 

 

> retour page chapitres

> suite chapite XV

 

Edition Georges Mathon 2003 - NEMAUSENSIS.COM