PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XVII

 

Effet considérable de l'adoption du projet de 1842. - Concessions des lignes d'Avignon-Marseille et d'Avignon-Lyon à des Sociétés formées par Talabot. - Lignes concédées à des conditions exorbitantes, et abandonnées par suite de la crise de 1847.

 

La promulgation de cette « Grande Charte » des chemins de fer, qui, comme l'autre Charte, cessa bientôt d'être une vérité, n'en détermina pas moins une reprise énergique. De 804, le nombre de kilomètres concédés se releva à 898 dès 1842, à 1032 en 1843, à 1919 en 1844, à 4088 en 1845, à 4952 en 1846. La concession du chemin d'Avignon à Marseille, faite en 1843 à la Compagnie dont Talabot avait préparé de longue main l'organisation, fut la première des nombreuses applications de l'amendement Duvergier de Hauranne. Paulin Talabot prit aussi une grande part à la formation d'une première Compagnie concessionnaire de la ligne d'Avignon à Lyon. Comme il arrive trop souvent en France, on était allé brusquement d'un extrême à l'autre, de la torpeur à une activité fébrile.

 

Ce débordement prit surtout des proportions inquiétantes pour la moralité financière en 1845, époque où, comme on vient de le voir, le nombre des kilomètres concédés fut tout à coup porté à plus du double. Ce qu'il y avait de fâcheux dans cet entraînement, ce n'était pas l'expansion des chemins de fer, car la plupart de ceux que l'on concédait alors étaient des lignes du plus grand avenir le futur réseau du Nord, les lignes d'Orléans à Bordeaux, de Tours à Nantes, de Paris à Strasbourg et à la Méditerranée. Tout eût été pour le mieux, si ces Sociétés avaient été solidement constituées, si leurs titres n'étaient pas devenus la proie des spéculateurs, qui n'y cherchaient qu'une occasion de trafic et de bénéfices immédiats. Les Compagnies surgissaient de tous côtés, prêtes à se disputer les concessions, mais prêtes aussi à vendre leur silence à des Compagnies rivales. La formation de Sociétés qui ne visaient qu'à prélever une dîme sur les adjudications projetées devint une industrie d'un nouveau genre.

 

D'autres raisons, d'un ordre plus élevé, contribuèrent à déterminer la réaction qui suivit. D'un côté, l'administration des travaux publics s'irritait de voir l'industrie privée envahir un domaine que les ingénieurs au service de l'État considéraient comme une sorte de patrimoine. Leur cause avait été défendue avec conviction et talent dans les conseils de la monarchie de Juillet par M. Legrand, directeur des ponts et chaussées, devenu ensuite sous-secrétaire d'État des travaux publics.

 

C'est à son influence qu'étaient dues les dispositions de la loi de 1842, qui mettait les travaux de la plupart des grandes lignes au compte de l'État. Mais ces dispositions furent systématiquement éludées par l'application du paragraphe additionnel Duvergier, dont on avait fait, pour la Charte des chemins de fer, ce que les derniers ministres de Charles X avaient voulu faire de l'article 14 pour la Charte de Louis XVIII.

 

D'autre part, l'opposition, par une de ces brusques évolutions qu'expliquent, sans les justifier, les haines politiques, se mit à critiquer amèrement les concessions qu'elle avait recommandées et votées, et s'empressa de suggérer ou d'appuyer l'insertion des clauses plus onéreuses dans celles qui suivirent.

 

Cette combinaison de la malveillance latente de l'administration des travaux publics et de l'hostilité bruyante de l'opposition produisit un effet déplorable. Les concessions n'étaient plus obtenues qu'à des conditions de durée ou d'exécution ruineuses. On peut en juger par la rigueur croissante de celles qui furent imposées aux concessionnaires des trois sections de la ligne Paris-Méditerranée.

 

Ceux de l'Avignon-Marseille (1843) avaient dû s'engager à construire à leurs frais, moyennant trente-huit années de jouissance et une subvention de 32 millions. Lyon-Avignon fut concédé pour quarante-sept ans de jouissance, sans subvention. Enfin, la Compagnie à laquelle fut adjugée, le 21 décembre 1845; la ligne Paris-Lyon, s'engageait non seulement à construire sans subvention, mais à rembourser environ 18 millions de travaux commencés par l'État, le tout, pour quarante et un ans de jouissance !

 

La dépense ayant été évaluée par les agents de l'État à 180 millions, cette Compagnie s'était constituée au capital de 200 millions seulement. Ayant ensuite acquis la certitude que le chemin coûterait au moins 100 millions de plus, elle porta, en 1847, ses doléances aux Chambres et obtint divers adoucissements, grâce auxquels elle aurait pu se tirer d'affaire sans la révolution de Février.

 

Sur d'autres points du territoire, il y eut des concessions pour trente-quatre, et même pour vingt-huit ans. « Ces conditions exorbitantes avaient été néanmoins acceptées de guerre lasse par des Sociétés qui, formées avec beaucoup de soins et de difficultés, répugnaient à se dissoudre, comme le firent quelques Compagnies qu'on accusait alors de timidité. » (1)

 

(1) De 1re crise industrielle sur les chemins de fer (Revue des Deux Mondes, août 1849.) Nous empruntons plusieurs traits qui peignent au vif la situation, à ce travail, rédigé sous l'inspiration de Paulin Talabot, sinon par lui-même, et signé par l'un des principaux actionnaires de la ligne Avignon-Marseille.

 

Pendant ce temps, ces contrats onéreux, ruineux pour elle, étaient, au contraire, dénoncés à la tribune et dans la presse opposante comme trop avantageux, et l'opinion publique, fourvoyée par ces déclamations, se retournait contre les entreprises et les Compagnies de chemins de fer. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil !

 

Cette mauvaise impression s'aggrava encore en présence des mouvements désordonnés de la Bourse, où la spéculation s'emparait de toutes les chances de brusques fluctuations que faisaient naître les discussions passionnées de la Chambre à propos de chaque nouveau projet de concession. L'histoire impartiale fera peser la responsabilité de ces scandales sur l'opposition de ce temps-là, qui ne reculait devant aucun moyen pour atteindre le but au delà duquel elle allait être entraînée en 1848.

 

Quand elle reprochait si mal à propos au gouvernement de livrer la fortune du pays à des traitants avides, de concéder les chemins de fer à des conditions qu'on proclamait fabuleusement avantageuses, ces accusations ne devaient-elles pas avoir pour résultat infaillible d'exciter la cupidité, de pousser follement à la hausse ces valeurs, ces titres, qui devaient, comme l'affirmaient à l'envi rapporteur, orateurs, journalistes, procurer d'immenses fortunes à leurs possesseurs ?

 

Le gouvernement, contre lequel on exploitait perfidement ces scandales, méritait bien aussi des reproches, mais absolument inverses de ceux qu'on lui adressait. Il y avait autour de lui des gens qui s'imaginaient, comme aujourd'hui, qu'il était avantageux à l'État d'imposer aux Compagnies des charges exorbitantes. Ils ne s'apercevaient pas plus qu'aujourd'hui que les frais des entreprises malheureuses retomberaient forcément, en dernière analyse, à la charge du public, comme actionnaire ou comme contribuable.

 

La fin de l'année 1845 marque l'apogée de cette fièvre, qui « s'emparait non seulement des imaginations, mais des consciences » . Pendant cette année, le nombre de kilomètres concédés avait été porté à plus du double (de 1919 à 4088). Malgré de sinistres présages, il s'accrut encore de près de 900 kilomètres l'année suivante (chemins de Caen, Cherbourg, Rennes, de Bordeaux à Cette, Paris-Lyon, etc...).

 

Ce fut seulement dans les derniers mois de 1846 qu'aux emportements de la spéculation succéda brusquement une panique, qu'aggravèrent encore les désastres causés par les inondations et la mauvaise récolte. En moins d'un an, le nombre des kilomètres concédés fléchit de 4,953 à 4,011, par suite de l'abandon des concessions de Bordeaux à Cette, et d'Avignon à Lyon.

 

« Les actions de cette dernière Compagnie, qu'un agiotage effréné avait poussées jusqu'à 750 francs, même avant que la concession fût obtenue, tombèrent bientôt, avec la même rapidité et sans plus de raison, au-dessous du pair, si bien qu'il devint indispensable, après des scandales de triste mémoire, de proclamer la dissolution de la Société (11 octobre 1847). »

 

Les études de la ligne avaient été ébauchées sous la direction de Talabot, mais la construction n'était pas commencée.

 

Sous le coup de cette perturbation morale, les lignes exploitées dans les conditions les plus pro­spères subirent elles-mêmes un tel discrédit, qu'à la fin de 1847, leurs actions se négociaient à un prix inférieur à leur revenu.

 

 

 

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