PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XVIII

 

Révolution de 1848. - Aggravation de la crise. - Concessions de Pari-Lyon et de Lyon-Avignon abandonnées. - Ligne d'Avignon à Marseille mise sous le séquestre. - Commencements d'Audibert.

 

La révolution de Février vint redoubler l'intensité de cette crise. Elle portait au pouvoir les hommes qui avaient attaqué les concessions avec le plus de persistance, et qui rêvaient pour l'État le rôle de producteur, de pourvoyeur universel. En conséquence ils débutèrent par proclamer que « l'existence des Compagnies financières était radicalement incompatible avec le principe d'un gouvernement républicain, démocratique et unitaire » ; système qui devait reparaître trente ans plus tard dans les conseils de la nation.

 

Un projet de reprise générale des chemins de fer par l'État, conforme à ces aspirations, rencontra Heureusement à l'Assemblée nationale une opposition telle, qu'après le rapport du comité des finances, le ministre auteur de ce projet dut le retirer immédiatement. Il promit que cette proposition ne serait pas reprise, au moins par lui, restriction encore peu rassurante. L'impression d'anxiété produite par cette tentative de spoliation sous prétexte d'utilité publique, de progrès social, pesa lourdement sur les valeurs des Compagnies pendant plusieurs années.

 

Cette aggravation de la crise détermina l'aban­don de la concession de la ligne Paris-Lyon, sur laquelle la Compagnie concessionnaire avait commencé les travaux avec un courage digne d'un meilleur sort. La révolution de Février qui porta deux coups, l'un et l'autre mortels. D'abord; là portion réalisée du capital social avait été placée en rentes sur l'État, et l'on sait l'effet des révolutions sur le cours de ces valeurs. D'autre part, en Février 1848, la Compagnie n'avait encore touché de ses actionnaires que 250 francs par action; faire un appel de fonds, dans de telles circonstances ; ç'eût été crier dans le désert. La Compagnie fut mise en liquidation par une loi du 17 août 1848, qui autorisa le rachat de ce chemin de fer par l'État, à la charge de donner à chaque porteur d'action un coupon de rente 5 pour 100 de 7 fr. 60, ce qui représentait au cours du jour 109 francs environ, de telle sorte que chaque actionnaire subissait une perte des trois cinquièmes sur son versement de 250 francs.

 

C'était une façon de concordat que l'État débiteur imposait, et qu'on subissait par force majeure. Tels sont les profits des révolutions, pour les capitalistes et aussi pour les travailleurs !

 

Les deux sections terminées de cette ligne (Paris-Tonnerre et Dijon-Châlon) furent exploitées provisoirement pour le compte de l'État par M. Jacqmin à partir du 12 août et du 2 septembre 1848. Ce fut en dirigeant cette exploitation, qui se prolongea jusqu'au commencement de 1852, que le futur auteur de l'étude aujourd'hui classique sur l'Exploitation des chemins de fer par l'État, put constater, par son expérience personnelle, « les difficultés, l'incompatibilité d'humeur qui existent entre cette chose correcte, formaliste, qui s'appelle l'administration publique, et cette chose variable, multiple, qui s'appelle l'administration d'un chemin de fer. » (1)

 

(1) Voir Jacqmin, page 40 et suiv. (op. cit.). Les faits accumulés pendant cette expérience de trois ans auraient dû suffire pour dégoûter à jamais de toute tentative semblable.

 

L'abandon de cette concession réduisait encore le nombre des kilomètres concédés, de 4041 à 3529, dont 875 seulement exploités. C'étaient les lignes de Paris à Saint-Germain, Versailles, Orléans, Rouen et le Havre, de Strasbourg à Bâle, et, en majeure partie, celle d'Avignon à Marseille.

 

Cette dernière Compagnie qui avait supporté vaillamment l'assaut de 1847, fléchit sous celui de 1848, et fut mise le 21 novembre sous le séquestre. C'était faire naufrage, ou du moins rester en détresse en vue du port, car, sauf l'arrivée à Avignon (viaduc de la Durance), tous les travaux étaient terminé, et les diverses sections de la ligne venaient, d'être livrées à la circulation, grâce à l'activité infatigable de Paulin Talabot et de ses collaborateurs.

 

Parmi ceux-ci, figurait au premier rang un jeune ingénieur des mines, destiné à jouer un rôle important et honorable dans l'organisation des chemins de fer français, Edmond Audibert. Sorti le troisième de l'École polytechnique, le premier de l'École d'application, Audibert était employé dans le service de l'État, quand ses aptitudes précoces fixèrent l'attention de Talabot, qui l'attacha en 1846 à l'entreprise de la ligne Marseille-Avignon. Il l'envoya d'abord en Angleterre faire auprès de Robert Stephenson, sur les lignes de Manchester à Birmingham et à Londres, l'étude pratique du nouveau système de locomotion. A son retour en France (1847), Audibert fut chargé par Talabot d'organiser le service de l'exploitation sur la ligne d'Avignon-Marseille. Pour son début, il se trouvait aux prises avec les difficultés d'une création de toutes pièces. Il fallait une volonté et une énergie peu communes pour lutter contre l'opposition, contre les résistances sourdes ou déclarées qui surgissaient de toutes parts, sous l'empire d'intérêts froissés ou effrayés, qui n'avaient pas encore eu le temps de calculer la portée d'un changement si profond dans les relations commerciales, et de se plier à ses exigences.

 

En même temps que l'éducation du public, il fallait faire celle du personnel exploitant. Dans cette tâche, si lourde et si délicate, Audibert déploya tout ensemble une audace et une patience qui ne se rebutaient d'aucune peine, d'aucun détail, si infime qu'il fût. Caissier, comptable, contrôleur, graisseur, donneur de billets, conducteur de train, Audibert fut tout, sans cesser d'être ingénieur et directeur. C'est qu'il sentait la nécessité absolue de substituer chez ses agents, au laisser-aller et à la fantaisie locale (auxquels on n'est que trop enclin dans le Midi), la régularité et la précision qui, nécessaires à la conduite de toute grande entreprise, sont, la condition indispensable de la sécurité d'un service de chemin de fer. Il savait aussi quel empire acquiert sur ses subordonnés de tout rang un chef qui n'ignore aucun détail de la tâche confiée à chacun d'eux.

 

Grâce à sa collaboration, la section de Saint-Chamas à Rognonas fut livrée à la circulation le 18 octobre 1847; celle de Saint-Chamas au Pas-des-Lanciers, le 1er novembre suivant ; celle du Pas-des-Lanciers à Marseille, comprenant le tunnel de la Nerthe, le 15 janvier 1848. Secondé par cet auxiliaire aussi capable que dévoué, Talabot avait pu mener de front les travaux d'achèvement et de mise en exploitation de cette ligne, et les études du canal d'Alexandrie à Suez, qui nécessitèrent sa présence en Égypte pendant quelques mois. A la même époque encore, préoccupé des embarras financiers de la Compagnie d'Avignon à Marseille, il avait imaginé une combinaison financière dont nous aurons bientôt à reparler ; combinaison qui obtint plus tard, un succès éclatant, et qui aurait probablement évité à cette Compagnie la pénible nécessité du séquestre, si elle avait été adoptée en temps utile.

 

Mais proposer en 1847 une émission de titres d'emprunt de 300 francs, c'était avoir raison trop tôt !

 

 

 

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