PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXV

 

Transport mémorable de l'armée d'Italie par la Compagnie P. L. M., en 1859. - Fusion définitive en 1862 ; Talabot devient directeur général. - Convention du 1er mai 1863; nouvelles concessions acceptées par Talabot. - Son heureuse résistance à diverses tentatives d'empiétement sur son réseau, et à l'établissement d'une concurrence de Calais à Marseille.

 

Cette année 1859 est une date mémorable, à plus d'un titre, dans l'histoire de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée et de ses chefs. En même temps que ceux-ci entaient et arrêtaient les articles de la nouvelle Charte des Compagnies (le régime des conventions), ils concouraient, par leur activité patriotique, au succès des armes françaises en Italie, et donnaient un exemple mémorable de l'emploi des chemins de fer en temps de guerre.

 

Dans l'espace de quatre-vingt-six jours, du 10 avril au 15 juillet 1859, 227669 hommes et 36357 chevaux furent expédiés directement vers le théâtre de la guerre par la grande ligne Paris-Méditerranée. Les mouvements les plus considérables eurent lieu du 20 au 30 avril. Pendant cette période on transporta chaque jour, en moyenne, 8241 hommes et 512 chevaux. Le 25 avril, on alla jusqu'à 12148 hommes et 655 chevaux, maximum qui n'a été dépassé dans aucune guerre jusqu'en 1870.

 

Pendant ce transport il circula sur la ligne, sans aucun accident, 2636 trains, dont 253 trains militaires spéciaux. Enfin, on a calculé que les 75996 hommes et les 4169 chevaux transportés en dix jours, du 20 au 30 avril, en auraient mis soixante a pour faire le même trajet par étapes.

 

On avait donc obtenu une vitesse sextuple par l'emploi du chemin de fer, et bien à propos, car la situation du Piémont était déjà fort critique à la fin d'avril, quand apparurent les premières troupes Françaises. On voit combien a été, grande l'influence de cette célérité sur les événements, puisque les armées alliées ont pu opérer leur jonction, livrer les combats de Montebello, de Palestro , la bataille de Magenta, pendant le temps que nous avait fait gagner le transport par les voies ferrées.

 

Ce transport de 1859 est encore cité comme l'un des types les plus accomplis des opérations de ce genre. L'honneur en revient, en grande partie, à Talabot et à Audibert.

 

L'année 1862 vit disparaître la ligne de démarcation transitoire entre les sections Nord et Sud. Conformément à l'article 30 des statuts, le nombre des administrateurs fut réduit à trente, et il n'y eut plus pour le réseau entier qu'un seul directeur général. L'ensemble de ces lignes définitivement fusionnées constituait la plus vaste entreprise de ce genre qui eût été jusque-là réunie dans les mêmes mains. La direction supérieure de l'exploitation du réseau entier l'ut confiée au plus digne, à Audibert. Il y avait là une tâche d'unification à accomplir, oeuvre singulièrement  délicate et complexe, qu'Audibert exécuta avec un succès complet. (1)

 

(1) Cette position le mettait à la tête d'une véritable armée de plus de 30000 travailleurs de tout ordre, dont Audibert su se faire aimer et obéir.

 

L'année suivante, par une nouvelle convention dont Talabot avait de longue main préparé les éléments, sa Compagnie accepta, moyennant subvention et garantie d'intérêts, un supplément de concessions, qui portèrent l'étendue du réseau de 4404 kilomètres à 5806. Cette augmentation s'appliquait à presque toutes les parties du réseau. Plusieurs de ces embranchements étaient imposés d'urgence par l'annexion de la Savoie et de Nice, notamment celui du Var à la nouvelle frontière d'Italie (Vintimille), qui, par cette raison, devait être exécuté dans le délai de trois ans. Le même avantage de priorité était conféré à deux autres lignes, celles de Marseille à Aix et d'Arles à Lunel. La première était une indemnité promise depuis longtemps à l'ancienne capitale de la Provence, à laquelle Talabot avait enlevé, dans l'intérêt général, le bénéfice du passage de la grande communication Marseille-Lyon-Paris, en faisaient adopter le tracé par la vallée du Rhône.

 

Quant à la ligne d'Arles à Montpellier, par Lunel, sa prompte exécution était la suite du vif débat qui venait d'avoir lieu à propos de la demande de concession, faite au mois d'août 1861 par la Compagnie du Midi, d'un chemin direct de Marseille à Cette, par le littoral. Cette demande avait été énergiquement combattue par Talabot. II condamnait, en thèse générale, ces empiétements  d'une Compagnie sur le domaine de l'autre, à plus forte raison sur celui de la Compagnie qu'il dirigeait. Des intérêts locaux importants étaient en jeu de part et d'autre dans ce débat. Le conseil général de l'Hérault s'était prononcé vigoureusement en faveur du projet, repoussé non moins vigoureusement par le conseil général du Gard, dont Paulin Talabot faisait partie. A Marseille, le conseil municipal et la chambre de commerce avaient été également unanimes, le premier pour, l'autre contre le projet.

 

Le gouvernement donna satisfaction au droit de la Compagnie P. L. M. Il ne jugea pas qu'il y eût lieu d'autoriser la construction du chemin de fer direct de Cette à Marseille par le littoral.

 

Mais, en compensation, il exigea la construction à bref délai de la ligne, d'Arles à Montpellier par Lunel, et introduisit dans la convention de 1863 des clauses qui assuraient au public, sur la com­munication de Cette à Marseille, les avantages dont il aurait joui sur un chemin direct. (1)

 

(1) Par l'article 5 de cette convention, la Compagnie P.L.M. s'engageait à réduire à 160 kilomètres (longueur qu'aurait eue le chemin direct) le nombre de kilomètres soumis aux tarifs pour les voyageurs et les marchandises à destination ou en provenance du réseau de la Compagnie sur Marseille; à établir des trains sans transbordement de Marseille sur Cette, Toulouse et Bordeaux, etc.

 

D'autres tentatives du même genre devaient échouer contre l'inflexible résistance de Talabot, conforme à l'intérêt public, aussi bien qu'à celui de la Compagnie qu'il dirigeait. II eut notamment à combattre, plus d'une fois, des demandes d'établissement d'une ligne directe de Calais à Marseille. Le plus violent de ces assauts eut lieu en février 1873, devant l'Assemblée nationale. Ce projet de concurrence avait rallié une assez forte minorité dans la commission d'enquête parlementaire sur le régime de nos voies de transport. L'un des membres de cette minorité adjurait ses collègues de ne pas se laisser enchaîner par de vieilles combinaisons, arrêter par des considérations secondaires (!) et des difficultés de détail.

 

« En voyant, disait-il, dans le présent, et encore plus dans un avenir prochain, cet immense cou­rant de voyageurs et de marchandises qui afflue déjà et ira toujours en s'augmentant à travers les plus riches contrées de notre France, entre la Méditerranée et la Manche, nous sommes convaincu qu'il y a place pour toutes les entreprises. » En concluant contre ce projet, le rapporteur de la commission (M. Cézanne) eut le courage de rendre justice au système des conventions, oeuvre du régime précédent. « Reconnaissons, dit-il, que la marche suivie dans le passé a pré­senté des avantages assez considérables pour faire accepter quelques inconvénients. Qui donc aurait pu se charger de tant de lignes improductives, sinon ces Compagnies puissantes ? Si l'on s'en était tenu au régime du laisser-faire que l'on réclame aujourd'hui, on aurait peut-être, il est vrai, trois lignes se partageant le trafic de Paris à Marseille. Mais qui donc aurait construit ces 2800 kilomètres de lignes improductives, sur lesquelles la ligne actuelle de Paris à Marseille déverse annuellement un tribut de 50 millions ? »

 

Ce projet de concurrence fut repoussé à une grande majorité. Mais, pour prévenir le retour de tentatives semblables, Talabot accepta la concession du second chemin de la vallée du Rhône, celui de Lyon à Nîmes, par la rive droite du fleuve, dont il ne s'éloigne qu'à la hauteur d'Avignon. Cette ligne est parallèle à la grande ligne Lyon-Marseille, et vit surtout à ses dépens. Mais cet inconvénient est bien compensé par l'avantage d'empêcher l'établissement d'une voie concurrente, qui n'eût été possible que dans cette direction.

 

 

 

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