PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXVI

 

Autres entreprises de Talabot, - Les docks de Marseille. - Les chemins de fer de l'Algérie. - Les mines de Mokta-el-Hadid. - La Société des transports maritimes.

 

Talabot était déjà plus que sexagénaire à l'époque où il « couronnait son oeuvre maîtresse par la fusion définitive du réseau Lyon-Marseille avec le réseau Paris-Lyon ». Mais il n'avait rien perdu de son activité juvénile. Parmi les grandes et utiles entreprises de sa vieillesse, il faut citer au moins la création des docks de Marseille; l'établissement des chemins de fer de l'Algérie; la fondation, dans cette colonie, de la Société dite Algérienne; de celle des transports maritimes, et surtout de celle des mines de Mokta-el-Hadid, l'une de ses oeuvres de prédilection.

 

Par la création des docks, il a eu grande part à la transformation de Marseille, l'une des plus prodigieuses de notre siècle. Ceux qui ont vu Marseille en 1815, écrivait Edmond About il y a vingt-cinq ans, en parlent comme d'une succursale du Grand-Désert. Sa population ne s'élevait qu'à 90,000 habitants, mourant de faim. (1)

 

(1) Il est juste d'ajouter due, des 1845, grâce à trente années de paix, ce chiffre s'était relevé déjà au-dessus de 150000

 

Aujourd'hui, si l'on y ajoute la population flottante, les étrangers, elle se monte à près de 90.000 âmes. Depuis cette époque, et nonobstant les péripéties politiques, ce progrès n'a cessé de s'accentuer d'année en année. En 1876, la population fixe de Marseille atteignait déjà le chiffre de 320000 âmes, et ce nombre n'a fait qu'augmenter depuis.

 

Dès 1854, le gouvernement avait cédé à cette ville l'ancien Lazaret, et les terrains conquis ou à conquérir sur la mer, c'est-à-dire tous ceux qu'occupent aujourd'hui les trois nouveaux basins, la ville neuve, la gare maritime, les quais et les docks. Le périmètre de ces derniers comprend, à lui seul, environ 18 hectares. (Décret du 23 août 1860.) Cet espace est occupé maintenant par la gare maritime, que l'embranchement de la Joliette relie à la grande ligne ; et par les docks, divisés en deux parties ou compartiments. Le dock de la Douane, inauguré le 1er janvier 1864, comprend, outre les hangars de quai, quatorze magasins pouvant contenir ensemble 75000 tonnes de marchandises. Celui du Commerce peut en contenir la même quantité, répartie dans dix magasins. Ces établissements sont complétés par le bâtiment monumental de l'administration, situé près de la gare maritime, et par un Entrepôt commercial pouvant recevoir 80000 tonnes de marchandises. Près de 3000 mètres de quais, sillonnés de voies ferrées, mettent les docks de Marseille en communication avec les nouveaux bassins.

 

Paulin Talabot a pris une part considérable à l'établissement de ces docks, non-seulement par l'empressement qu'il a mis, comme directeur de la Compagnie P.L.M., à faire installer les voies de service, et par des indications utiles pour l'installation et l'aménagement intérieurs, mais par des sacrifices personnels.

 

Ce fut vers la fin de 1862 qu'ayant enfin accompli pleinement ses vues par rapport à la grande communication Paris-Méditerranée, il se retourna du côté de l'Algérie, et songea à réaliser les projets qu'il avait conçus depuis longtemps pour donner une impulsion (bien nécessaire) au progrès industriel dans cette colonie. « Il aborda cette tâche avec sa résolution et son activité ordinaires. »

 

Les chemins de fer de l'Algérie, trop longtemps différés, furent concédés à la Compagnie P.L.M. Dès 1865 on commençait à poser des rails sur les deux lignes principales d'Alger à Oran, et de Philippeville à Constantine. Moins de dix ans après, ces deux lignes, d'ensemble 506 kilomètres, étaient déjà en exploitation. Leur construction a été, ou sera prochainement suivie de celle de plusieurs embranchements, d'une importance presque égale au point de vue militaire et commercial, comme le prolongement de la grande ligne du littoral, depuis Alger jusqu'à Tizi-Ouzou, qui donne à cette seule ligne une longueur totale de 525 kilomètres ; l'embranchement qui relie Sidi-bel-Abbès à cette même ligne par la station du Tlélat ; celui qui relie les mines de Mokta au port de Bone; la ligne de Bone à Tébessa, etc.

 

Paulin Talabot vint lui-même en Algérie, en 1867, pour se rendre compte par ses propres yeux de l'état des travaux de chemins de fer, et de la situation des diverses entreprises qu'il avait orga­nisées par correspondance. Le public algérien lui fit un accueil des plus sympathiques, car il comprenait que la colonie allait, grâce à ces entreprises fécondes, entrer dans une voie toute nouvelle. (1)

 

(1) P. Talabot, par M. Parran, directeur de la Compagnie de Mokta. Cette notice, courte mais substantielle, a été publiée à la mort de Talabot, pour rappeler au personnel de ces mines la reconnaissance qu'il doit au fondateur de l'entreprise.

 

Pendant cette excursion en Algérie, Talabot exprima à plusieurs reprises le regret de n'avoir pu s'occuper plus tôt de cette colonie. II l'aurait radicalement transformée en peu d'années, disait-il, par l'emploi des chemins de fer à voie étroite. Néanmoins, il a pu encore faire beaucoup pour elle. Tous les hommes compétents et impartiaux s'accordent à reconnaître que « le développement remarquable qu'a pris l'Algérie depuis 1867 doit sa première impulsion à l'initiative de Paulin Talabot ». (Id.) L'une de ses créations les plus heureuses dans ce pays a été la Compagnie de Mokta-el-Hadid. Nous empruntons quelques détails sur cette entreprise à M. Parran, choisi par Talabot lui-même pour la diriger, et qui a pleinement justifié sa confiance.

 

« Ces mines de fer de Bone, concédées dès 1845, étaient renommées pour la qualité de leurs minerais. Mais jusqu'en 1864, faute de débouchés et de moyens de transport, elles n'avaient pu trouver dans la métropole l'écoulement de leurs produits. Les deux hauts fourneaux de l'Alélik, construits sur les bords de la Seybouse, consommaient, il est vrai, quelques milliers de tonnes de minerai, mais leur existence devait être de peu de durée. (1)

 

(1) Une première Société, formée en 1853 pour l'exploitation des minerais de Bone et des hauts fourneaux de l'Alélik, avait envoyé à l'Exposition universelle de 1855 des échantillons de minerai de fer, des fontes, des fers et des aciers en barres. Le rapport du jury sur ces produits de l'Alélik avait été des plus favorables mais l'entreprise, mal montée et dépourvue de moyens de transport, ne tarda pas à sombrer. Les haut fourneaux cessèrent de fonctionner, et l'extraction du minerai était réduite presque .à rien, quand l'affaire fut vivement relevée par Paulin Talabot sur une base plus large, et dans des conditions en rapport avec les progrès de l'industrie.

 

« Les premières applications à la production de l'acier des procédés Bessemer et Martin, qui devaient bientôt révolutionner la métallurgie, avaient frappé l'esprit pénétrant de Talabot, et lui firent pressentir le parti que les usines françaises devaient tirer des minerais algériens. (1)

 

(1) L'un des premiers, Talabot a deviné l'avenir du rail d'acier, et en a fait faire l'essai en grand, sur les lignes du réseau P.L.M.

 

« Réunir en un seul faisceau les mines les plus importantes de Boute, s'assurer la possession dans le Gard de concessions houillères susceptibles de fournir, au besoin, le combustible nécessaire au traitement des minerais : conclure, toutefois, de préférence des marchés avec les usines décidées à adopter les nouveaux procédés, telles furent les vues de Paulin Talabot, lorsqu'il combina en 1864 la création de cette entreprise... Une année fut nécessaire pour étudier les gisements, réunir le personnel et préparer les marchés. Enfin, à la suite des assemblées des 23 mars et 29 avril 1865, la Société de Mokta-el-Hadid fut définitivement constituée. »

 

Ici vient se placer un incident peu connu, digne pourtant d'être rappelé, parce qu'il donne une juste idée de l'habileté pratique de Talabot. Quand il organisa cette Société, sa première idée avait été d'appliquer aussi sur ce terrain le système de fusionnement qui venait de lui réussir si bien dans l'organisation des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée. Il songeait à réunir, dans une seule et même entreprise, les minerais algériens, les houilles du Gard et la Société des forges et chantiers de la Méditerranée, pour constituer une colossale usine métallurgique. Mais ce projet, connu d'avance, souleva une véhémente opposition de la part des principaux chefs d'établissements de ce genre, notamment de l'habile directeur du Creuzot. Ils prévinrent loyalement Talabot que, s'il organisait contre taux cette redoutable concurrence, il devait s'attendre à les voir se coaliser pour exclure de leurs établissements les minerais algériens. En industrie comme ailleurs, le mieux est souvent l'ennemi du bien, et un ennemi mortel ! Talabot le comprit, et renonça à une combinaison qui aurait pu déterminer un conflit dangereux.

 

Nommé président du conseil d'administration de cette nouvelle Société, Talabot, dit encore M. Parran, avait tenu à avoir sous la main la direction de cette entreprise, qui resta une de ses oeuvres de prédilection. Elle avait sa place à l'hôtel de la rue Laffitte, qui fut longtemps, comme on sait, le siége de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée. Talabot présida les assemblées générales de cette Société jusqu'à l'époque où il fut frappé de cécité, et ne cessa de présider les séances du Conseil d'administration qu'à la fin de 1883.

 

Ce fut principalement pour assurer des débouchés aux produits des mines de Mokta, dont il venait de réorganiser l'exploitation, que Talabot organisa la Société Algérienne et celle des Transports maritimes, qui a pris depuis un si grand développement. Elle dessert aujourd'hui non seulement les ports de l'Algérie et de la Tunisie, mais ceux d'Espagne et du Brésil. Toutes ces entreprises, chemins de fer, mines, transports de minerai et de passagers, étaient désignées et presque confondues, en Algérie, sous le nom de Sociétés Talabot. Ce nom, devenu populaire, fut même appliqué à un nouveau type de steamers à quatre mats, qu'on appela et qu'on appelle encore les Talabots.

 

 

 

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