PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXVII

 

Impulsion donnée par Talabot à la création de la ligne des Apennins, et des chemins sud-autrichiens. - Projet d’amener les eaux du Rhône à Nimes.

 

« Le viaduc de Beaucaire suffirait pour immortaliser le nom de Paulin Talabot. Mais il en a exécuté bien d'autres, dont aucun ne porte son nom, et l'on remarque avec peine que la création de la ligne des Apennins lui a donné, en Italie, dans toutes les classes de la population de cette contrée, une célébrité bien plus grande que celle dont il jouit en France. » (1)

 

(1) Notes de M. Fargeon.

 

Cette ligne, à l'établissement de laquelle Talabot a pris part en effet (sans exercer là toutefois la même influence souveraine qu'à la Compagnie P.L.M.), fait suite à celle de Vintimille à Gênes, oeuvre du duc de Galliera, qui forme le prolongement de la dernière section du chemin français de la Méditerranée.

 

Cet ensemble de voies ferrées joint au mérite de l'utilité celui d'un aspect pittoresque, que n*ont pas toujours les grandes oeuvres de l'industrie. C'est de la mer, ou de l'extrémité des promontoires, que produit tout son effet le passage des trains, tantôt serpentant sur les corniches ou franchissant ponts et viaducs, tantôt s'engouffrant, avec un grondement sourd, dans les tunnels dont les ouvertures, s'empanachant de fumées, simulent des bouches de volcans. A ce littoral, l'une des « grandes attractions » du monde civilisé, le chemin de fer a ajouté un charme de plus, celui de l'animation, du mouvement, du bruit même, qui, amorti dans ces vastes espaces, cesse d'être importun et semble le roulement lointain et majestueux d'un orage. A ces attraits poétiques se joint le mérite positif de la facilité d'accès, qui a fait cette région aussi riche que belle en centuplant le nombre des visiteurs.

 

Les difficultés d'exécution étaient graves et nombreuses. Ce ne sont que tunnels, tranchées rocheuses, ponts, viaducs, corniches entaillées dans le roc, murs de soutènement surplombant l'abîme. En plus d'un endroit, il a fallu recourir à des courbes plus ou moins prononcées pour contourner des obstacles infranchissables.

 

Mais les plus sérieux se trouvaient rassemblés, accumulés sur la ligne de l'Apennin (Gênes à la Spezzia), dont la dernière section, à partir de Sestri di Levante, n'a été ouverte qu'en 1874. Dans ce trajet de 88 kilomètres il a fallu percer quatre-vingt-neuf tunnels, d'une longueur totale d'environ 45 kilomètres ! Ainsi, plus de la moitié de ce parcours est souterrain, et le reste tout en ponts, viaducs et tranchées. Les ouvrages les plus remarquables de cette ligne sont à la sortie de Gênes, le viaduc de quarante-huit arches, qui précède le tunnel courbe de San Martino (1388 mètres), creusé dans la colline sur laquelle s'élève le village de San Martino d'Albaro, position célèbre dans l'histoire du siège de Gênes, en 1800 ; à .Y Bogliasco, le pont-viaduc de quatorze arches (six de 6 mètres, et huit de 18 mètres d'ouverture), qui franchit, à une très grande hauteur, le torrent du même nom ; à quelques kilomètres plus loin, le pont hardiment jeté au-dessus de l'anse de Buontempo ; puis le pont viaduc du Molinetti (cinq arches de 12 mètres), et celui du Recco, plus remarquable encore, qui n'a pas moins de dix-neuf arches de 13 mètres, divisées en deux parties inégales par une grande arche de 30 mètres d'ouverture ; le tunnel de Ruta (3047 mètres), le plus considérable de la ligne ; le viaduc, long de 117 mètres et composé de cinq grandes arches, sur le Zoagli et le golfe du même nom ; le pont métallique, long de 100 mètres, en quatre travées, sur l'Entella,entre les stations de Chiavari et de Sestri di Levante, etc…

 

Nous citerons encore, sur les chemins de fer de l'Italie du Nord, deux ouvrages métalliques de premier ordre, dont les pièces principales ont été exécutées à Paris. L'un est le pont sur le Pô, à Plaisance, servant à la jonction entre les chemins lombards et ceux de l'Italie centrale. Ce pont, long de 600 mètres, avec des travées de 75 mètres d'ouverture, repose sur des caissons en tôle, maçonnés à l'intérieur, et installés à 27 mètres de profondeur au-dessous des plus basses eaux.

 

L'autre est le grand pont tubulaire, en fer, de Mezzanacorti, également sur le Pô, entre les stations de Cava-Manara et de Bressana sur le chemin de fer de Pavie à Novi, l'un des plus importants ouvrages de ce genre qui existent en Europe. (1)

 

(1) Ce pont, d'une longueur totale de 826 mètres, subdivisée en dix travées, est à deux étages. Celui de dessous sert au passage de la double voie du chemin de fer ; l'étage supérieur, à la grande route. Les fondations, faites au moyen de l'air comprimé, ont été poussées jusqu'à la profondeur de 23 mètres au dessous des plus basses eaux. L'exécution de ce travail offrit cette particularité exceptionnelle, qu'il fallut, en quelque sorte, supprimer provisoirement le fleuve pour installer le pont; détourner ses eaux par un canal latéral de près de 2 kilomètres, puis recreuser son lit, une fois le pont terminé. Ce pont a été fabriqué par la maison Gouin, de Paris, sur les plans de M. Cottrau, ingénieur d'origine française établi en Italie. On y a employé près de 5 millions de kilogrammes de fer, et il a coûté environ 15 millions.

 

Talabot fut également l'un des promoteurs principaux des chemins Sud Autrichiens, exécutés par un ingénieur français d'un grand mérite, qui, dans plus d'une occasion, eut recours à ses conseils, notamment pour le projet du chemin de fer du Semmering, le premier qui ait franchi les Alpes.

 

La voie ferrée du Semmering, dit M. É. Reclus, n'atteint pas même l'altitude de 1000 mètres. Mais, à l'époque où elle fut commencée, c'était une véritable merveille de l'industrie humaine ; et ses viaducs, ses galeries, ses courbes rapides, tracées au milieu des roches, des vallons, des forêts, en font toujours un des travaux d'art les plus curieux à visiter. (1)

 

(1) On y compte quinze souterrains, ayant une longueur totale de 3275 mètres, dont le plus long, celui qui traverse le massif de Semmering, est de 1,428 mètres, et seize viaducs, dont la hauteur varie entre 11 et 45 mètres. Le sommet du Semmering n'est qu'à 114 mètres au-dessus de la voûte du tunnel.

 

Depuis 1854, année pendant laquelle les premières locomotives gravirent les escarpements du Semmering, l'audace de l'homme s'est grandement accrue, et l'on a pu songer à poser des rails entre les plus hauts massifs neigeux des Alpes autrichiennes, dans la dépression du Brenner, ouverte comme une porte entre l'Allemagne et l'Italie. Le chemin du Brenner, plus élevé de 350 mètres que celui du Semmering, et pourtant beaucoup plus simple de construction, a l'avantage de ne pas avoir à franchir successivement plusieurs chaînes divergentes, comme la voie ferrée de Vienne à Trieste (celle du Semmering). Il s'élève uniformément sur le versant septentrional, pour redescendre vers l'Italie, en suivant le cours de l'Eisack et de l'Adige par la « cluse » (Klause, chiusa) de Brixen. La voie du Brenner est une des grandes artères commerciales de l'Europe. A cette entreprise, comme jadis à celle du chemin d'Alais à Beaucaire, Talabot avait su assurer le puissant concours du baron J. de Rothschild.

 

C'est un grand Honneur pour Talabot d'avoir donné une énergique impulsion à de tels travaux, apporté le concours de son expérience technique et financière à ces invasions, à ces conquêtes pacifiques de la grande industrie, où l'esprit d'initiative, la furia francese, retrouvent un emploi encore digne d'elles. Une popularité méritée par de tels succès vaut bien celle que donne la gloire militaire ! De plus, suivant la très juste observation de M. Noblemaire, on distingue aisément, dans les nombreuses entreprises auxquelles Talabot a été mêlé, la suite et le développement d'une idée .persistante, l'unité d'un dessein constant. Il n'en est pas une qui ne se rattache, par un lien plus ou moins direct, à l'accroissement du trafic et de la prospérité de la grande voie de Paris à la Méditerranée. C'était là le but et le résumé de toutes ses vues, de tous ses efforts. Il ne cessa pas non plus de porter un intérêt profond, en quelque sorte paternel, au département du Gard, théâtre de ses premiers succès, et en particulier à la ville de Nîmes, où il avait si longtemps résidé. Il aurait voulu doter cette ville d'un approvisionnement d'eau plus abondant, mieux en rapport avec la mise en scène allégorique de la fontaine monumentale qui décore la principale place. (1)

 

(1) On sait que cette fontaine est ornée de cinq statues de Pradier, représentant la ville de Nîmes flanquée des figures symboliques du Rhône, du Gardon, des fontaines de Nimes et d'Eure.

 

Un de ses élèves favoris, M. Chalmeton, lui avait soumis un projet de canal apportant à Nimes une prise d'eau empruntée à l'Ardèche, et auquel on aurait donné le nom de Talabot. Celui-ci voulait mieux faire. (1)

 

(1) Un passage d'une très ancienne lettre de son ami Didion prouve que, dès 1832, Talabot songeait à augmenter l'approvisionnent d'eau de Nîmes.

 

Il avait non pas rêvé (n'étant pas de ceux qui s'attardent à des rêves), mais préparé très-sérieusement un projet de canal de dérivation, empruntant non à l'Ardèche, mais au Rhône lui même, une prise d'eau dix fois plus considérable. L'allégorie de Pradier, qui a installé la figure du Rhône en plein Nimes, serait ainsi devenue une vérité. Suivant sa coutume, Talabot s'occupa immédiatement des voies et moyens. La dépense de ce canal était évaluée â 14 millions. Il avait su intéresser à cette entreprise le chef de l'État, et obtenir de lui une promesse de à millions. Cinq autres devaient être votés par le conseil général. L'exécution de ce grand et utile travail semblait certaine et prochaine….., au commencement de l'année 1870 ! !

 

 

 

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