III - Le port au XIIIe siècle. - Le canal-Viel et Le Grau-Louis.
Le bassin actuel; dont le quai est parallèle aux remparts de la ville d'Aiguesmortes, est une oeuvre de création toute récente, et qui ne présente aucun intérêt de souvenir: Il n'est pas nécessaire de rappeler ici que du temps de S. Louis, les remparts de la ville n'existaient pas ; et que les travaux défensifs exécutés à. cette époque se sont bornés à la construction de la tour de Constance et de là petite tourelle qui la surmonte, sur l'emplacement très-probable de l'ancienne Tour-Matafère, de sorte qu'on est conduit à penser que la tour de Constance n'est autre que la Tour-Matafère reconstruite, transformée, et dont la partie supérieure avait été appropriée pour servir de fanal et éclairer le port et les étangs qui séparaient la ville de la mer.
Comme aujourd'hui, cette tour était placée sur le port même ; on ne retrouve d'ailleurs aucune trace de maçonneries qui pisse faire supposer' qu'il existât, au-dessous de la tour de Constance, un bassin, comme nous l'entendons de nos jours, mais on ne peut douter que les deux étangs de la Ville et de la Marette, aujourd'hui séparés par les travaux du nouveau bassin, communiquaient alors entre eux, et n'en faisaient pour ainsi dire qu'un seul. Ces deux étangs, et le dernier principalement, constituaient en réalité le port, qui se reliait ainsi, par l'étang des Caïtives et l'étang de Leyran, au Rhône et à Saint-Gilles, placé, comme Aiguesmortes, sur la rive droite du fleuve.
Les étangs de la Marette et de la Ville ne présentent plus aujourd'hui qu'une profondeur insignifiante, il est cependant certain que, à la fin du XVIIIe siècle, ils avaient été aménagés de manière à pouvoir recevoir les vaisseaux du plus fort tonnage de cette époque.
C'est vraisemblablement dans le premier de ces étangs, que S. Louis fit exécuter, pendant deux années, des travaux de déblai et de recreusement assez considérables, et dont les plus anciens chroniqueurs ont fait mention. C'est là aussi qu'il réunit lés navires de l'expédition de la Terre-Sainte.
Quelques années plus tard, lorsque, après la mort de son père, Philippe III fit élever les remparts qui sont restés le monument le plus complet et le mieux conservé que l'on connaisse aujourd'hui de l'architecture militaire du XIIIe siècle, il disposa le plan de l'enceinte de manière que son plus grand développement fût en regard de l'étang de la Ville ce qui semble déjà indiquer un déplacement du bassin du côté de l'Est.
La ligne des remparts (côté Sud) n'a pas moins de 500 mètres de longueur elle est percée de quatre portes et flanquée de six tours, mais la porte principale, située au centre de cette ligne de défense, a porté, depuis sa construction, le nom caractéristique de porte de la marine, qui indique assez nettement qu’elle devait donner accès à l’ancien bassin.
C'était en effet par cette porte qu'avait lieu le mouvement principal entre la ville et le port. On la trouve mentionnée plusieurs fois tans la curieuse relation que donne La Faille, dans ses Annales de la ville de Toulouse, de l'entrevue à Aiguesmortes (1538) de François fer et de Charles-Quint.
Ce n'est qu'après avoir traversé l'étang de la Ville que Charles-Quint s`avança sous les murs d’Aiguesmortes, et put débarquer en face de la porte de la Marine, autour de laquelle s'étaient réunis les consuls et le connétable de Montmorency, chargés de le recevoir.
Il est donc certain qu'au moyen âge les étangs
de la Marette et de la Ville constituaient le véritable port d'Aiguesmortes,
et les nombreuses communications de ce vaste bassin intérieur avec le cours
du Rhône devaient rendre facile la concentration en ce point de l'immense
matériel nécessaire à de vastes expéditions. On peut, en effet, concevoir, difficilement
que les approvisionnements considérables des deux flottes de 1248 et 1270 aient
été faits par une autre voie que la descente du Rhône. Les historiens les plus consciencieux portent
à soixante mille le nombre des hommes qui partirent pour la Terre-Sainte dans
chacune de ces expéditions. Filleau de la Chaise rapporte que les Croisés
des différentes nations étaient embarqués sur trente-huit grands vaisseaux,
sans compter ceux qui portaient le matériel de l'expédition. Joinville affirme que la frotte ne comptait
pas moins de dix-huit cents vaisseaux, grands ou petits, après toutefois
qu'elle eut rallié, devant l'île de Chypre, la flotte partie de Marseille et
sur laquelle il était embarqué. L'approvisionnement en vivres et munitions de
toute espèce eût été, à cette époque, presque impossible par la voie de
terre, et eût nécessité, des retards infinis. Le Rhône, communiquant alors
avec tous ses étangs et avec la Marette d'Aiguesmortes, recreusée à neuf,
fournissait au contraire un mode de transport rapide, et facile, et la
descente du fleuve a été très certainement le principal sinon le seul chemin
qu'ont dû suivre, non-seulement le matériel, mais encore la plus grande
partie des hommes des deux expéditions. Si donc il est difficile de préciser les
limites de l'ancien port d'Aiguesmortes, on peut du moins affirmer, en toute
certitude, qu'il s'étendait au Sud de la ville dans la partie occupée par les
étangs de la Ville et de la Marette, qui communiquaient alors entre eux, et
au Nord desquels nous commençons à retrouver des traces de l'ancien chenal. La distance qui sépare Aiguesmortes de la muer
est de cinq kilomètres et demi environ à vol d'oiseau, le chemin que
suivirent les Croisés est beaucoup moins direct, et n'a pas moins de neuf à
dix kilomètres de développement. A l'extrémité Nord de l'étang de la Marette,
un rétrécissement assez prononcé donne naissance à un canal, dont la section
est, à l'origine, de cent mètres environ, qui se dirige d'abord vers le
Nord-Ouest, et se recourbe bientôt brusquement pour prendre, la direction du
Sud, c'est-à-dire de la mer. Désigné de tout, temps dans le pays sous le nom
de Canal, Viel, c'est évidemment le chenal maritime qui faisait communiquer
autrefois les étangs de la Ville et de la Marette (le port) avec le rivage de la mer. Il est très aisé de
suivre cet ancien chenal, qui serait encore navigable s'il n'était
brusquement arrêté par les levées du nouveau lit du Vidourle, qu'il rencontre
presque à angle droit. Sa largeur moyenne est de 30 à 40 mètres, sa
profondeur de 0m50 à 0m80, à l'exception de quelques passages qui ont une
profondeur exceptionnelle de 2 mètres et même de 1m50 et 2 mètres. Ses,
rives, à peine élevées de quelques centimètres au-dessus du sol naturel, ne
paraissent pas avoir été autrefois utilisées comme chemins de halage, et il
est naturel de penser qu'à l'époque où la plus grande partie de la plaine
était submergée par les eaux du Rhône, le Canal-Viel était plutôt un chenal
tracé au milieu même des étangs qu'un canal, comme nous le voyons
aujourd'hui, au milieu de la terre ferme. On peut même s'étonner que ce chenal, dont les
berges ne sont protégées par aucun ouvrage en maçonnerie, n'ait pas
complètement disparu à la suite des inondations du Rhône qui l'ont envahi si
souvent depuis le XIIIe siècle. Les profils en travers, que nous avons
relevés dans cette première partie du Canal-Viel, montrent au contraire que
sa largeur et sa profondeur se maintiennent à peu près constantes, et sur
quelques points on remarque encore, le long de la rive, quelques débris de
vieux pilotis. Aujourd'hui, le Canal-Viel n'est plus exposé à
l'envahissement des eaux du Rhône, les terrains qui l'entourent, presque tous
livrés à la culture, ont acquis une certaine stabilité, et on peut considérer
comme parfaitement fixée la partie de cet ancien chenal maritime qui est comprise
entre l'étang de la Marette et l'embouchure de la brèche du Vidourle dans
l'étang du Repausset. . C'est dans cette partie du Canal-Viel que, en
1835, les travaux de terrassements exécutés pour l'ouverture de la brèche du
Vidourle ont mis à jour l'ossature principale d'une ancienne nef, qui fut
tout d'abord désignée sous le nom de galère de S. Louis, et qu'on n'hésita
pas à regarder, un peu prématurément, comme un des vaisseaux qui faisaient
partie de la flotte des Croisés. Cette découverte ne fut, en effet, qu'une
méprise et une déception pour les archéologues, qui avaient espéré
rencontrer, dans l'intérieur de la nef, des débris de l'expédition de la
Terre-Sainte, et dont toutes les recherches ont été absolument infructueuses.
On ne tarda pas à reconnaître que cette embarcation, quoique fort ancienne,
était loin de remonter au XIIIe siècle, longue d'une vingtaine de mètres
environ sur, quatre mètres de largeur, elle appartient tout simplement à la
famille des embarcations Latines, dont le type s'est maintenu sur le littoral
de la Méditerranée, et est encore aujourd'hui presque exclusivement adopté
pour toutes les tartanes qui font le service du petit cabotage ou de la pêche
côtière. La levée de rive gauche de la brèche du
Vidourle a depuis plus de trente ans, entièrement recouvert ces anciens
débris, dont l'emplacement mérite cependant d'être noté, car, à l'époque de
l'échouage de cette embarcation, la brèche n'existait pas, et les eaux du
Vidourle s'écoulaient par la branche dite de Cogul, aujourd'hui complètement
atterrie. Or, comme la branche de Gogul est à une distance de plus de trois
kilomètres du point où a été découverte la nef de 1835, il est certain que
cette embarcation devait naviguer non sur le Vidourle, ainsi que pourrait le
faire supposer sa position actuelle le long des rives de ce cours d'eau, mais
le long du Canal-Viel lui-même et qu'elle a dû se perdre et échouer
probablement à la suite d'une fausse manœuvre qui l'avait éloigné de cet
ancien chenal et l'avait portée un peu trop à droite dans l'étang de la
Marette, dont la superficie était alors beaucoup plus considérable
qu'aujourd'hui. Si donc la découverte de cette ancienne nef
n'à pas permis de retrouver des vestiges ou des épaves dé l'expédition de S.
Louis, elle est cependant fort intéressante au point de vue de la
détermination exacte de l'ancien chenal ; et elle ne permet pas de mettre en
doute que, longtemps après S. Louis, le Canal-Viel pouvait être encore
utilisé comme branche de navigation, faisant communiquer entre eux l'étang de
la Marette et l'étang du Repausset, communication aujourd'hui impossible à
cause des atterrissements de cet ancien chenal et du barrage que forment les
digues élevées le long du canal de la Brèche du Vidourle. Le Canal-Viel traverse la Brèche à angle
droit. Les plans du cadastre désignent cet endroit sous le nom de Port-Louis.
Notons cette désignation, qui est un indice de plus du passage et du séjour
de l'expédition sur cette partie du littoral, mais remarquons en même temps
que le nom de Port-Louis est ici très improprement appliqué, puisque le port,
d'après ce que nous avons dit plus haut, ne pouvait être que dans les étangs
de la Marette et de la Ville. Le Canal-Viel longe ensuite le cordon littoral
qui limite au nord l'étang du Repausset, sur une longueur de près de trois
kilomètres. Sur toute cette partie de son parcours, ses dimensions sont loin
d'être aussi bien définies que dans la première partie comprise entre l'étang
de la Marette et la Brèche. Les petites dunes de sable au travers
desquelles on peut retrouver sa trace sont dépourvues de végétation, sous
l'action des vents dominants du nord-ouest, elles ont dû subir bien des
déplacements, et ce n'est qu'avec peine qu'on reconnaît une sorte de
dépression de terrains dont le thalweg est en plusieurs endroits recouvert de
roseaux et de plantes marécageuses. Nous n'hésitons pas à déclarer que ces
indications sont fort vagues, et ne seraient pas suffisantes pour permettre
de déterminer avec une parfaite exactitude l'emplacement du Canal-Viel, mais,
si la nature essentiellement mobile du terrain a fait disparaître les anciens
vestiges du chenal, il reste heureusement d'autres indices qui permettent
d'en relever assez exactement la position. Immédiatement après le passage de la Brèche,
nous, avons retrouvé, sur les bords même de l'étang du Repausset, au point où
le Vidourle débouche dans ces étangs et a formé l'île de Montago, une double
ligne de pieux enfouis sous les dépôts du Vidourle, et dont la direction est
parallèle au rivage de la mer. Cette ligne de défense est renforcée par des
enrochements dont on aperçoit encore quelque débris, mais qui ont presque
tous disparu sous la couche de limon que le Vidourle a amenée dans l'étang du
Repausset. On conçoit assez facilement que, à l'époque où
cet étang avait une profondeur considérable, l'action des vents du Sud et du
Sud-Est pouvait souvent contrarier la navigation dans le Canal-Viel. L'étang du Repausset était une véritable
petite mer intérieure, qui avait ses vagues et ses tempêtes, et une digue
construite dans la direction de l’Est à l'ouest devait empêcher les lames de
se propager au Nord de l'étang, dans la partie où se trouvait le chenal
maritime qui conduisait alors d'Aiguesmortes, à la mer. Cette digue se rattache d'ailleurs à une
partie du terrain qui paraît avoir été de tout temps insubmersible et qui
mérite un examen tout particulier. On y voit d'abord une assez grande
agglomération de pierres frustes et rongées par l'air salé de la mer, et quelques
débris de vieux murs dont la présence a tout d'abord lieu de surprendre dans
un pays complètement dépourvu de matériaux d'aucune espèce. Enfin, dans la
partie qui regarde la mer, une pierre tumulaire, sur laquelle sont figurés en
relief deux écussons, marque l'emplacement d'une ancienne sépulture. Les
armes de cette pierre sont celles de la famille des Porcelets. Il existait entre les deux écussons une petite
pierre en relief de 0m25 de hauteur, sur 0m30 de largeur, sur laquelle devait
se trouver gravé, soit une inscription, soit un millésime. Cet écusson
central a été enlevé et un vide de quelques centimètres de profondeur marque
la trace de son emplacement. Cette sépulture, dont nous donnons très
exactement le dessin (planche III),
a été plusieurs fois bouleversée, mais on peut regarder comme certain que la
pierre tumulaire est encore aujourd'hui à peu de distance de l'endroit où
elle avait été primitivement posée. Le petit exhaussement de terrain sur lequel
elle se trouve porte encore aujourd'hui le nom caractéristique de Les Tombes, et on ne saurait douter que
les nombreux débris de matériaux que l'on rencontre en cet endroit n’aient
une origine aussi ancienne que la sépulture elle-même des Porcelets. Les
matériaux sont de même provenance, le temps leur a donné la même couleur, les
influences atmosphériques ont produit sur leurs faces les mêmes dégradations. Le sol sonne creux en plusieurs endroits et
dénote aussi la présence d'excavations, peu profondes à la vérité, mais qui
s'étendent sur un certain développement. Des ruines de même nature se retrouvent à deux
kilomètres plus loin, sur la même rive gauche du Canal-Viel. Elles sont situées presque à la limite des
départements du Gard et de l'Hérault, à l'extrémité Sud du Canalet. De même que
les premières, elles ne présentent au premier abord qu'un amas confus de
matériaux, qui ne permettent qu'imparfaitement de se rendre compte de la
destination première des constructions. On peut cependant reconnaître que les
fondations avaient une disposition rectangulaire de 20 mètres de largeur
environ sur 40 mètres de profondeur, elles paraissent divisées en deux
parties à peu près égales, et nous ne serions pas éloigné d'admettre que ces
vestiges indiquent les traces d'un bâtiment précédé d'une sorte de cour ou
d'avant-corps. Une tradition locale rapporte, en effet, que S. Louis fit
bâtir, non loin des Tombes, un hôpital destiné à recevoir les pèlerins à leur
retour de la Croisade. Cette tradition n'a rien que de
très-vraisemblable, mais nous devons dire que les ruines sont dans un état
tel qu'elles ne permettent pas d'y ajouter une confiance absolue. Ce qu'il y a de très-certain, c'est que ces
débris appartiennent incontestablement aux XIIIe siècle, et que, groupés le
long du Canal-Viel, ils en indiquent parfaitement le cours. Nous ajouterons même qu'ils paraissent avoir
fait partie de constructions essentiellement provisoires. Lorsqu'on compare,
en effet, le degré de conservation des remparts d'Aiguesmortes, de la Tour de
Constance et de la digue de la Peyrade, qui remontent à la même époque, avec
les ruines informes des Tombes et du Canalet, on est bien obligé, d’admettre
que ces dernières faisaient partie de bâtiments élevés à la hâte, comme tous
ceux qui ont pu être construits en vue de l'expédition, et qui n'ont pas
tardé à disparaître dés que leur utilité n'a plus été reconnue. La dernière partie du Canal-Viel est
entièrement située sur le territoire du département de l'Hérault ; elle
commence au Canal et se termine au Grau-Louis, son développement est de trois
kilomètres environ. La dépression du terrain y est à peine
sensible, et c'est avec beaucoup de peine que l'on peut suivre, à travers une
série de dunes, la plupart mouvantes, la direction de l'ancien chenal. Nous
n'avons retrouvé sur cette partie aucun vestige de l'ancien état des lieux. Les vents dominants du Nord et du Nord-Ouest
ont plusieurs fois balayé la plage formée d'un sable essentiellement mobile,
et tendent tous les jours à niveler et à faire disparaître les faibles traces
du chenal que l'on peut voir encore aujourd'hui. Le Grau-Louis, qui est le point exact où les
Croisés ont pris la-mer, est atterri depuis prés de six siècles, mais il se
dessine encore assez nettement. Ce Grau naturel n'avait jamais été l'objet
d'un entretien régulier, aucune digue en maçonnerie ne s'opposait à
l'envahissement des sables, et cette absence de défense, qui avait pour
résultat de rendre l'entrée du Canal-Viel souvent impossible a fini par
déterminer l'obstruction complète de la passe. Le Grau-Louis débouche normalement à la plage
en face d'un rocher sous-marin, distant du rivage de 1500 mètres environ, sur
lequel viennent se briser les vagues du Sud et du Sud-Est, et qui forme
ainsi, entre le rocher et la plage, une petite rade à l'abri des grosses mers
du large. Cette situation particulière constitue au devant du Grau-Louis une
sorte d'avant port, dont les avantages pour le mouillage et l'appareillage
des navires sont connus de tous les marins. Il n'est pas sans intérêt de consulter â ce
sujet, dans le manuscrit Esparron, un mémoire fort détaillé qui paraît
remonter à l'année 1670. L'auteur inconnu de ce précieux document ne
tarit pas sur l'excellence des conditions nautiques de la rade comprise entre
ce rocher, qu'il appelle le rocher d’Aiguesmortes, et la plage du Grau-Louis
il regrette qu'on n'ait pas tiré parti de cette situation, il voudrait que
des jetées, des tours, des fanaux, des travaux d'ornement même vinssent
compléter l’œuvre commencée par la nature; il déclare qu'aucun point du
littoral ne présente un meilleur fond pour l'ancrage, et une plus grande
sécurité comme port de refuge : « On a toujours
observé, dit-il, que l'espace entre ladite face intérieure du rocher et le
terrain est sans a aucune agitation, durant même les plus grandes tempêtes,
Il s'y forme un beau, large et profond bassin, gui jouit d'un calme parfait,
et qui fournit toutes les commodités, dont on peut s'avantager dans un port.
Aussi est-il de si bonne augure qu'il y a une infinité d'exemples que,
non-seulement quelques barques et vaisseaux, mais même des escadres et
flottes entières s'y sont venues réfugier, et que les observateurs des côtes
n'ont pas manqué de le marquer sur leurs cartes maritimes ou marines, pour
servir d'adresse à ceux qui avaient besoin de le venir reconnaître. » Cette description peut, sans doute, être taxée
d'exagération, encore moins doit-on penser, avec l'auteur du mémoire de 1670,
que, si des travaux défensifs étaient exécutés sur cette partie de la côte,
et que, « supposé ce grand Port tracé
sur la racle entre son rocher et la plage, ce serait un autre Texel pour
l'abord des grands bâtiments », mais on ne saurait cependant
méconnaître que le petit bras de mer compris entre le Grau-Louis et le banc
de rocher, dont il est ici question, ne forme aine sorte de rade naturelle
assez bien abritée, et qu'il devait; à l'époque où le Grau-Louis était
navigable et ouvrait l'accès du port d'Aiguesmortes, offrir des conditions
excellentes, soit pour le refuge des vaisseaux pendant les gros temps, soit
pour l'appareillage sous l'influence des vents dominants du Nord et du
Nord-Ouest. Nul doute, en effet, que c'est en cet endroit,
que s'est réunie la flotte avant son départ, et qu'elle a séjourné pendant
plusieurs jours à l'abri du rocher d'Aiguesmortes, avant que les vents
favorables lui permissent de gagner la haute mer. Ainsi, à la fin du XIIIe siècle, le port
d'Aiguesmortes, le seul qui existât alors sur les côtes de Languedoc, se
composait de trois parties distinctes : 1° Une rade foraine, abritée des vents et des
coups de mer glu large par un rocher sous-marin parallèle à la plage. 2° Un grand chenal sinueux de 10 kilomètres de
développement, qui conduisait d'Aiguesmortes à cette rade dans laquelle il
avait son embouchure naturelle, dépourvue de travaux, confortatifs ou
défensifs de môles, de jetées ou d'estacades. 3° Enfin, le port proprement dit, situé à
l'emplacement des étangs actuels de la Marette et de la Ville, et protégé par
la tour de Constance, dont la plate-forme était surmontée d'une tourelle
servant de phare, monument qui présente encore aujourd'hui un état parfait de
conservation. Il peut paraître tout d'abord singulier que le
séjour, à deux, reprises différentes, d'armées aussi considérables sur toute
la plaine qui sépare Aiguesmortes de la mer, et qui est encore désignée
aujourd'hui sous le nom de, Camp des Croisés, n'ait pas laissé de traces plus
durables que celles que no«s venons de décrire; qu'aucune arme de l'époque,
très-peu de monnaies, aucune inscription n'ait pu être retrouvée, malgré le
remaniement continu d'un sol aujourd’hui presque partout livré à la culture. Mais on doit remarquer qu'aucune raison ne
porte à croire que les deux armées qui firent l'expédition de la
Terre-Sainte, dans la seconde partie du XIIIe siècle, aient été concentrées
plutôt à Aiguesmortes que surtout autre point du littoral, Saint-Gilles était
assurément un point de ralliement beaucoup mieux choisi qu'Aiguesmortes, qui
ne présentait à cette époque que des ressources fort médiocres. Nous savons,
en effet, que, le 1 juin 1270, S. Louis vint célébrer à Saint-Gilles la fête
de la Pentecôte, et y tint une cour plénière, c'était donc à Saint-Gilles,
que devait se trouver la plus grande partie de l’armée, et ce n'est que peu
de temps avant leur embarquement que les Croisés ont dû se diriger vers
Aiguesmortes. Il n’est pas, du reste; sans intérêt de
remarquer qu'on retrouve sur les piliers de l'Eglise de Saint-Gilles, des
empreintes de nefs assez nettement dessinées, et presque identiques à celles
que l'on voit sur les parements intérieurs de la tour dé Constance
d'Aiguesmortes. De même que les pèlerins des premiers siècles de l'Eglise
avaient l'habitude d'écrire leurs noms à l'entrée des cryptes qu'ils
fréquentaient, les Croisés ont laissé des traces de leur passage sur les
piliers de l'église de Saint-Gilles et le long des murs de l'ancienne tour de
S. Louis, graffiti d'un dessin assez naïf, représentant tous des motifs de
bateaux et de nefs armées pour le départ, car la pensée de l'embarquement
devait être constamment présente à leurs imaginations pieusement exaltées. D'ailleurs, le séjour fait par les armées de
S. Louis n'a duré que deux ou trois mois au plus, ce fut plutôt un campement
qu'un séjour, et nous avons vu que les ruines retrouvées le long du
Canal-Viel semblent se rapporter à des bâtiments essentiellement provisoires,
nous ne saurions mieux les comparer qu'à ces logements d'une étendue souvent
considérable établis, à la bâte, aux abords dés grands ouvrages d'art de nos
voies ferrées, pendant la période de leur construction, et auxquels un
abandon de quelques années et une destruction incomplète donnent bientôt
l'aspect de ruines remontant à plusieurs siècles. Il faut, en effet, un séjour plusieurs fois séculaire
pour que l’homme laisse à la surface du sol une trace durable de son passage.
N'est il pas encore assez rare de rencontrer, dans le midi de la France, des
monnaies de Carthage, et cependant les armées d'Annibal ont traversé
l'Espagne, les Pyrénées et les Alpes, et stationné dans la Gaule pendant près
de deux ans. La chaîne des Alpes ne conserve plus aucun
vestige du passage merveilleux de l'armée carthaginoise, dont les cent mille
hommes de pied et les douze mille chevaux; Sans compter les transports, ont
dû laisser sur leur route de nombreux débris de toute nature. De même, les sentiers du mont Genèvre et du
mont Cenis peuvent être fouillés longtemps sans qu'on retrouve un débris
quelconque qui se rattache à l'expédition des Français au XVIe siècle. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le
court passage des Croisés, en 1248 et 1270, dans la plaine comprise entre
Saint-Gilles, Aiguesmortes et la mer, n'ait pas laissé de vestiges plus
nombreux que ceux que nous venons de décrire, et l'absence presque complète
de monuments contemporains de ces deux expéditions ne peut que provoquer en
nous de stériles regrets. La configuration du sol et des ruines que nous avons relevées peut seule nous donner l'itinéraire à peu près exact qu'ont dû suivre les vaisseaux de S. Louis entre le port d'Aiguesmortes et le Grau-Louis.
Nous l'avons rapporté aussi fidèlement que possible sur notre carte topographique, et nous croyons être en droit d'affirmer que les erreurs qui peuvent encore s'y rencontrer sont d'une très-faible importance, et que le tracé du Canal-Viel, c'est-à-dire l'itinéraire de S. Louis entre Aiguesmortes et la mer, y est indiqué avec tout le degré d'exactitude que la nature, mobile du sol permet d'obtenir.
EN SAVOIR PLUS SUR LA BAIE D'AIGUEMORTES > I - Opinions diverses sur les limites du littoral d'Aiguemortes au XIIIe siècle. > II - L'estuaire du Rhône au moyen-âge. > III - Le port au XIIIe siècle - Le canal-viel et le Grau-Louis. > IV - La Peyrade - Le Grau de Croisette. > V - Carte de la baie d'Aiguesmorte en 1870 et trajet de St Louis. > Le Littoral d'Aiguesmortes de Ch. Lenthéric 1868-69, texte intégral et original PDF > Les conditions de mouillage dans le Golfe d'Aiguesmortes de Lenthéric 1871, texte original PDF Période moderne, création d'une ligne CDF, Nîmes-Le Grau-du-Roi > Le 10 juillet 1909, inauguration du dernier tronçon de Chemin de Fer, Nîmes Le Grau-du-Roi
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