Notice des travaux de l'Académie du Gard, 1810

Lettre sur une coutume locale qui tire son origine de l'anti­quité
par M. Gasparin.
Rapport fait à l'Académie par M. Alexandre Vincens.

L'époque antique et la Déesse Maîa

Un usage communément répandu dans les provinces méridionales de la France, qui s'é­tend peut-être ailleurs et se renouvelle tous les ans au premier dimanche de mai, a fourni la matière d'une dissertation sous forme de lettre qui a été communiquée à l'Académie par M. Gasparin d'Orange, son auteur et notre associé. On pensait assez généralement que l'usage dont il est ici question était un reste du culte de la déesse Maïa. M. Gasparin nous montre que les fêtes de cette divinité ne sont pas les seules que rappelle la coutume qui fait l'objet de sa lettre, et qu'il va lui-­même nous décrire et nous expliquer :

« Je revenais, avec quelques amis, de goûter le charme d'une belle soirée de printemps notre attention longtemps fixée sur le spectacle ravissant que nous offrait la nature, ne put en être détournée que par la vue du théâtre antique d'Orange dont la masse colorée par les derniers rayons de soleil, nous offrait la ruine la plus pittoresque. Ainsi ramenés dés beautés naturelles qui finissent toujours, mais toujours se renouvellent, à ces restes d'ancienne grandeur qui laissent tant de regrets mêlés à notre admiration, noua déplorions le sort de ce grand peuple qui a rempli tout l'univers du bruit de ses exploits, dont les descendants ont presque oublié le nom, et dont les usages ont été effacés par ceux de tant de barbares, sortis de leurs déserts pour détruire l'empire du goût et celui des nobles sentiments.

Tout à coup une jeune fille vêtue de blanc et parée de rubans à défaut de bandelettes, vint interrompre ces réflexions en nous demandant notre offrande pour la Maïa. Nous ne nous doutions, pas d'avoir devant nous une prêtresse de la bonne déesse, et qu'au pied des édifices romains ruinés on célébrait les fêtes de Ieurs anciennes divinités.

Cependant, ce nom nous frappa, et nous fûmes curieux de connaitre les détails de ce culte. Nous vîmes une jeune fille, la plus jeune de la troupe, immobile au fond d'une petite chapelle de bois, ornée de festons, de rubans, de branches d'arbres ; c'était elle qui représentait la mère des dieux. Nous déposâmes nos offrandes aux pieds de la déesse, et cette jolie petite troupe nous remercia de nos dons avec effusion de coeur.

Quand même cette cérémonie ne se célébrait pas dans toute l'étendue des deux vastes provinces où les Romains ont fait le plus long séjour, de la même manière et à la même époque, le premier dimanche de mai, il serait difficile de ne pas être tenté d'en chercher l'origine dans l'ancien culte de la déesse Maïa dont elle a conservé le nom. Il resterait alors à savoir quelle est cette Maïa ? Car les Romains en connaissaient deux. La première était Cybèle elle-même dont on célébrait la fête à Rome, le premier jour de mai, selon Macrobe. La seconde était la mère de Mercure, dont on tire aussi l'étymologie du nom de ce mois. Notre Maïa est évidemment celle dont la fête se célébrait au commencement de mai. Ovide et Macrobe nous apprennent que l'on célébrait, le premier de mai, la fête de la consécration du temple de la bonne déesse.

Il faut pourtant avouer que, si les auteurs anciens ne donnaient lieu aucune autre conjecture, il serait assez inutile de chercher dans cette cérémonie un reste de moeurs romaines, et qu'il serait surtout difficile d'y trouver quelque vestige de ces cérémonies que Juvenal nous peint d'un pinceau si énergique :
Nota bonœ deœ, cum tibis lumbos
Incitat : et cornu pariter, vinoque féruntur
Attonitœ, crinemque rotant, ululantque Priapi
Mœnades : etc.

et le reste de ces infimes orgies. Voyez Juvenal, satyre 6me, vers 313 et suivant.

Ce ne sont point ici ces Menades excitées par le vin au libertinage ; on ne se cache pas ici dans l'ombre de la maison d'un souverain pontife, dont on a soin d'éloigner les hommes, aux yeux desquels on craindrait encore de rougir ; ce sont d'aimables enfants qui vous demandent votre offrande dans le but innocent d'en former la dot de leur petite divinité. Point de mystères cachés, le temple est construit au détour d'une rue, dans un carrefour. Et les fêtes compitales (Fêtes que les Romains célébraient, dans les carrefours, en l'honneur des dieux domestiques) qui se célébraient le 2 mai, n'étaient-elles pas dédiées aux dieux des carrefours ?

Cette idée fut pour moi un trait de lumière, et plus j'étudiai les fêtes compitales, plus je me convainquis qu'ayant été réunies le premier dimanche du mois avec la fête de Cybèle, elles l'avaient emporté sur celle-ci à cause de leur popularité, tandis que la bonne déesse ne nous avait laissé que son nom plus imposant et plus célèbre que celui des Lares.

C'est l'ancien calendrier romain décrit par Paul Manuce (de dierum apud Romamos reteres ratione) et qui existe à Rome, gravé sur le marbre, qui nous apprend que l'on célébrait, en l'honneur des Lares, la fête des compitales, le lendemain des Kalendes de mai. D'accord avec ce calendrier, Ovide nous dit :
 
Prœstitibus Maiœ Laribus videre Kalendœ Aram constitui, signaque parva deum. Fastes , lib. 5.

Plusieurs auteurs entrent dans le détail de cette fête. Macrobe et Pline nous en donnent .chacun une origine différente qu'il est inutile de rapporter ici. Mais le passage de Denys, d'Halicarnasse qui y a rapport est bien plus positif et cet auteur semble dé­crire notre fête provençale.
Dans ce texte en latin trop long pour être rapporté ici, qu'en est-il ? nous voyons des chapelles de bois dressées aux génies dans les carrefours, et les offrandes de toutes les maisons du quartier mises en commun. Et à Orange, n'est-ce pas aussi une chapelle construite dans une rue, et des dons sollicités auprès des passants et des voisins ? N'est-ce pas, dans les dernières classes du peuple, que cette coutume s`est conservée, et ne semble-t-elle pas ainsi garder une trace de plus de sa première origine ? La ressemblance est assez frappante pour ne pouvoir échapper aux moins attentifs qui auraient vu la fête, et liront le passage.

Une seule phrase de cet auteur peut causer quelque difficulté. Denys d'Halicarnasse fixe, après les Saturnales, l'époque de notre fête, et les Saturnales se célébraient dans le mois de décembre. En effet, notre ancien calendrier indique pour cette époque d'autres compitales. Cependant, nous serions assez embarrassés entre la confiance que nous devons à ce marbre antique. Et celle que réclame de nous un historien du poids de Denys qui ne fixe qu'une époque à ces fêtes ; si Suétone ne venait à notre secours. Mais cet auteur, d'accord avec notre calendrier, et sans attaquer en rien l'autorité de Denys, nous indique deux autres époques pour la célébration des compitales.
 

Compitales lares ornare bis anno instituit; (Augustus), vernis floribus et œstivis? Suétone, Auguste, cap. 31.

Voilà donc deux nouvelles époques consacrées au culte des dieux des carrefours ; et en effet, nous trouvons trois de ces fêtes, annoncées dans le calendrier de
Manuce. Il est bien naturel ensuite, qu'il ne soit réglé que celle qui était célébrée dans la belle saison ; car le lieu des cérémonies ne permettait guères de les célébrer en décembre, quand on n'était plus incité par le zèle religieux.


On conçoit maintenant que , quand la religion chrétienne vint abolir les fêtes de la Bonne Mère que personne n'avait plus d'intérêt à soutenir, puisqu'il ne pouvait plus en revenir que de l'infamie aux femmes qui osaient encore se mêler à ses mystères, les esclaves qui retiraient un profit des dons communs apportés pas le voisinage, durent chercher à maintenir le culte des compitales, et qu'il survécut ainsi à tous les autres. Bientôt la sévérité des principes chrétiens contre les idolâtres ne permit même ces cérémonies que comme amusement aux enfants des dernières classes ; et ces jeux, à l'aide du véhicule de l'intérêt, se sont perpétués jusqu'à nous, tandis que l'on a vu périr tant d'autres coutumes anciennes plus précieuses qui n'étaient garanties que par leur excellence. »