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JAMES PRADIER & JULIETTE DROUET

par Marcel FABRE, membre résident de l'Académie

Extrait des Mémoires de l'Académie de Nîmes, 1933-34-35

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Le portrait de Juliette Drouet et la tête de la statue de la Fontaine Pradier  à Nîmes

Une ressemblance troublante ! ! !

 

Le 12 Septembre 1807, mourait à l'hospice de Fougères où il était entré peu de jours auparavant dans un profond état de délabrement physique, un pauvre diable âgé de trente ans, julien Gauvain, établi comme tailleur rue de la Révolution, dans un faubourg de la ville. Quelques voisins qui l'avaient connu dans la misère, végétant du produit incertain de menus ouvrages, accompagnèrent sa dépouille à la fosse commune. Pas de parents derrière son cercueil. Sa femme, Marie Marchandet, était morte après avoir mis au monde, le 10 Avril 1806, une fille, Julienne, Joséphine. Personne à Fougères pour prendre soin de cette orpheline. L'hospice qui avait recueilli le père agonisant prit charge de l'enfant.

 

On se disposait à le confier aux enfants trouvés quand survint un oncle, le sous-lieutenant René Drouet, un invalide de la Grande Armée comptant huit campagnes et une blessure au pied qui lui interdisait tout service actif. C'est pourquoi on en avait fait un canonnier garde-côtes quelque part dans un coin perdu de la côte bretonne. A la nouvelle du décès de julien Gauvain il était accouru à Fougères, songeant à la petite Julienne. Il obtint de l'hospice qu'elle lui fut confiée et l'emmena avec lui sur l'âpre littoral où sa batterie faisait bonne garde contre les croisières des canonnières anglaises.

 

Indulgent aux espiègleries de la fillette il la laissa végéter comme une petite sauvageonne, feignant d'ignorer pour ne pas avoir à sévir, qu'elle savourait journellement les douceurs de l'école buissonnière. Mais cette existence si remplie de charmes pour l'enfant devait avoir une fin.

 

En effet vint un jour où le brave oncle Drouet alors que Julienne allait sur ses dix ans, se dit que sa nièce ne pouvait de la sorte continuer à courir sur la lande avec les gardeuses de bestiaux. Il avait à Paris une soeur et une cousine, religieuses au couvent des Bénédictines de l'Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement, mère des Anges et mère Sainte-Mechtilde. Il leur confia julienne pour qu'elle reçut au pensionnat du couvent l'instruction dont elle avait un si grand besoin et qui la préparerait à devenir elle aussi une sainte religieuse. La petite espiègle était douée d'une intelligence remarquable. Bien dirigée elle eut tôt fait de rattraper le long temps perdu à musarder de complicité avec le trop débonnaire papa Drouet.

 

A la faveur d'une éducation soignée, encouragée par les attentions dont elle était l'objet de la part de ses deux parentes, elle acquit non seulement les connaissances qui lui manquaient, mais aussi toutes les grâces de l'esprit et un aimable savoir vivre. Toutefois, sa nature indépendante ne parvint jamais à se plier complètement à la rude discipline du pensionnat et aux pratiques pieuses qui absorbaient tout le temps laissé libre entre les heures de classe et de courtes récréations. Si dans son âme d'enfant se développa un sincère sentiment de religiosité, un certain penchant mystique, jamais en dépit des soins de ses éducatrices ne se manifestèrent en elle les signes évidents d'une vocation à la vie conventuelle.

 

Ses pensées s'envolaient trop volontiers par dessus les murs du cloître vers un monde dont elle ignorait tout mais pour lequel elle se sentait une invincible attirance. Aussi, quand à seize ans, elle dut subir en présence de Mgr de Quelen, archevêque de Paris, l'épreuve préparatoire au noviciat, si sa grâce se révéla indéniable, sa piété n'apparut que trop incertaine et sa présence en ce couvent où la règle exigeait un esprit absolu de pénitence et de dures mortifications, ne fut plus jugée désirable.

 

Elle en sortit en 1822. Pour aller où ?

 

On ne sait au juste. Retourna-t-elle auprès de l'oncle Drouet ?

 

C'est à croire car certainement mère des Anges et mère Sainte-Mechtilde ne la laissèrent pas s'aventurer sans plus de surveillance sur le pavé parisien et son oncle, averti par leurs soins, dut venir la chercher. Quoiqu'il en soit, si elle revint en Bretagne sous le toit du bon parent qui lui avait servi de père, elle n'y resta pas longtemps car, sans qu'on sache à la suite de quelles circonstances, la voilà de nouveau à Paris, mais en quel endroit, mon Dieu !

 

Si dissemblable de l'austère maison des soeurs Bénédictines. C'est en effet rue de l'Abbaye, dans l'atelier du sculpteur Pradier qu'on la retrouve en 1825. Pradier et son atelier ! Quel homme et quel milieu !

 

James Pradier alors âgé de trente trois ans était dans le rayonnement d'une renommée qui devait s'affirmer au point d'en faire le sculpteur le plus en vogue de sa génération. Ce Genevois issu d'une famille de réfugiés français originaires du Languedoc, ancien prix de Rome, professeur à l'École des Beaux-arts, touchait presque à la gloire. Il venait d'exposer au Salon de 1824 une Psyché débordante de grâce sensuelle qui l'avait consacré maître dans son art.

 

Cependant il était surtout brillant par ses intentions qu'il ne devait jamais réaliser pleinement, car malgré ses dons indéniables il ne réussit pas à s'élever au dessus d'une élégance correcte, un peu froide, prisonnière d'un modelé banal. En lui, si l'artiste était doué d'un talent certain, l'homme était plutôt de vilaine nature. Brutal, grossièrement vaniteux, sans tact, cynique à l'occasion, il se donnait des airs de grand viveur, courant les femmes, entassant les aventures les plus vulgaires, si bien que sous les dehors d'un dandysme raffiné il dissimulait les moeurs d'un jouisseur bassement sensuel.

 

Avec raison on a pu dire que s'il avait une adresse inconcevable dans les doigts, il n'avait que cela, car l'âme, chez lui était nulle. De plus, verbeux à l'excès, il était tout en paroles promettant beaucoup ne tenant que très rarement. Cherchant à éblouir par sa faconde qui, trahissait ses origines méridionales, il exposait à ses auditeurs dix projets par jour dont le lendemain il ne restait rien. En lui l'imagination déchaînée bouillonnait sans cesse, l'action avortait presque toujours.

 

Son atelier de la rue de l'Abbaye était deux fois par semaine le rendez-vous d'une société étrangement composée : peintres, poètes, musiciens, vedettes du monde politique, écrivains, femmes du monde y coudoyaient la théorie des maîtresses d'hier et d'aujourd'hui, des modèles, des actrices de tout rang et de tout talent, des bohèmes faméliques et vaniteux.

 

Il y trônait en polonaise de velours violet à brandebourgs, chaussé de hautes bottes découpées en coeur, ayant à ses côtés un énorme lévrier écossais et tout en discourant il travaillait étourdissant ses visiteurs par son verbe impétueux, les charmant par les beautés qu'il faisait naître sous son ciseau.

 

Ce fut dans ce inonde aussi brillant que mêlé qu'en 1825, avec tout le charme de ses dix-neuf ans et l'éclat de sa séduisante beauté, amenée par qui ?

 

Poussée par quel mobile ?

 

On ne sait, pénétra julienne Gauvain. Son visage régulier et .pur, son admirable chevelure noire, son cou, ses épaules et ses bras aux lignes harmonieuses en faisaient pour un artiste l'idéal des modèles. Pradier ne la laissa pas échapper. Elle posa devant lui pour de nombreuses études de tête et de nu qu'il devait par la suite utiliser comme documents dans la réalisation de la plupart de ses oeuvres. Il ne tarda guère à en faire sa maîtresse et julienne, en 1826, mit au monde une fille à qui les deux amants donnèrent le prénom de Claire. L'évènement fut de ceux qui excitèrent le verbe de Pradier. Il conçut pour l'avenir de l'enfant quelques beaux projets, les exposa avec grandiloquence, s'agita pendant quelques jours et ce fut tout. Pas un instant il ne songea à régulariser cette paternité en épousant la mère de sa fille. Il ne pouvait décemment, pensait-il, alors qu'il était à la veille d'entrer à l'Institut, faire sa femme de l'un de ses modèles. Voulant cependant tout en sauvegardant sa situation officielle avoir l'air de faire face à ses nouveaux devoirs, il mit la petite Claire en nourrice chez de braves campagnards, les époux Dupuis, à Vert prés, de Mantes et, sous prétexte d'assurer à julienne un avenir il la dirigea vers le théâtre. Pas à Paris assurément car il redoutait les inconvénients d'un voisinage qui pourrait lui procurer plus d'ennuis que de satisfactions.

 

Comme il avait quelques relations à Bruxelles ce fut dans cette ville qu'il envoya sa maîtresse la confiant aux soins d'une certaine dame Giraudier dont elle passa pour la fille. De loin il veillait sur elle à sa façon, bornant sa sollicitude à lui envoyer des conseils sur un ton de prédicant qui lui était familier, la laissant pourvoir à son entretien comme elle le jugeait bon.

 

A cet égard il trouva tout naturel de lui mander un jour qu'elle devait se ménager un protecteur auquel elle ne refuserait pas une espérance qu'elle devrait bien se garder de combler possédant beaucoup d'autres jolies qualités pour récompenser ceux qui seraient assez nobles pour l'aider !

 

Et d'avoir adressé cyniquement pareille recommandation Pradier se croyait quitte envers julienne. Des subsides ? Comment eut-il fait pour en envoyer ? Il était continuellement sans argent. Quand Julienne se risqua à lui demander une petite somme l'avisant qu'elle avait engagé au Mont-de-piété tout ce quelle possédait « le seul engagement, lui écrivait-elle, que mes talents m'aient procuré », il répondit qu'il était sans le sou et lui envoya un livre de romances qu'il venait d'illustrer.

 

S'il était pareillement indifférent aux besoins de la mère, il se montrait tout de même un peu plus soucieux de ceux de l'enfant. De temps en temps il allait voir Claire à Vert, s'amusait un moment de ses gentilles manières, prodiguait ses conseils à la maman Dupuis laissait quelques hardes, parfois un écu et repartait en promettant une visite prochaine qui souvent se faisait attendre. Il en fut ainsi jusqu'à l'automne de 1828 où la fillette venant d'avoir deux ans, Pradier estima qu'il pouvait s'occuper personnellement de l'élever.

 

Le 15 Octobre il la ramena à Paris : « Il faut espérer, écrivait-il ce même jour à Julienne, que nous la conserverons et que nous en ferons un sujet distingué. » Tout à son rôle d'éducateur Pradier garda auprès de lui dans son atelier, où elle jouait tout le jour avec des accessoires de décoration, la petite Claire qui devint l'enfant gâté des modèles et des visiteurs. Attentif aux progrès de la fillette dont la grâce se révélait chaque jour plus attachante, il ne tarissait pas d'éloges dans ses lettres à julienne: Il vantait ses « cheveux blonds comme de l'or très clair », ses yeux « bruns et malins » ses joues « en pomme rouge », le nez « qui se redresse joliment » et rappelle « aimablement » celui de sa mère. Il découvrait en elle un « beau naturel, de l'intelligence et une extrême sensibilité ». Il exposait ses hésitations à développer ou à contenir cette sensibilité, Il rêvait de voir Claire devenir un jour une artiste qui surprendrait par ses beaux élans et ses nobles réalisations et, s'exaltant, s'abandonnant à son imagination, il peuplait de somptueux châteaux en Espagne tout un monde de rêve sur lequel il voyait sa fille régner en souveraine par sa grâce et son talent. «Chère amie, écrivait-il à Julienne, tu es bien heureuse d'avoir une Claire qui te sera d'une grande consolation pour tes vieux jours».

 

Et pendant que Pradier exultait ainsi, Juliette menait à Bruxelles une existence misérable dans la vaine attente d'un engagement qui lui ouvrirait enfin les portes d'un théâtre. A quelles extrémités n'en fut-elle pas arrivée si le hasard ne l'avait mise en présence d'un singulier personnage jovial et bon enfant, Félix Haret, un ancien préfet des Landes pendant les Cent jours, exilé par les Bourbons, pour lors amant de Mlle George, rédacteur au Nain Jaune et régisseur au Théâtre Royal.

 

Ému de la détresse de la jeune femme, il la fit enrôler dans sa troupe et, en Février 1829, elle débutait. Julienne s'empressa de faire part à Pradier de cet heureux évènement, marquant que les journaux s'étaient montrés flatteurs dans leurs appréciations, à quoi Pradier répondit par quelques uns de ces vagues aphorismes dont il était si prodigue envers elle :

 

« N'as-tu pas un poids de moins sur le coeur toi qui as l'âme élevée ? Comme il est bon ce pain que l'on a gagné si honorablement ; ta persévérance sera récompensée... Travaille toujours : d'ailleurs on n'a pas le temps de trouver la vie longue quand on s'occupe honorablement, l'étude a plus de fleurs que d'épines. »

 

Certes, c'étaient là de belles et nobles paroles, mais ce n'était pas ce qu'attendait Julienne. Elle pensait qu'après ses débuts sur la scène, Pradier la rappellerait à Paris et l'aiderait à trouver un engagement lui permettant d'assurer sa vie et d'avoir auprès d'elle sa petite Claire qu'elle savait si jolie et si gentille et qu'elle mourait d'envie d'embrasser. Elle se leurrait. Quand elle s'en ouvrit à Pradier celui-ci poussa de hauts cris :

 

Quitter Bruxelles en un pareil moment ! Y pensait-elle ! Mais ce serait perdre un engagement dont elle ne trouverait jamais l'équivalent à Paris. Qu'elle attende.

 

En réalité Pradier craignait de voir julienne tomber à sa charge ce qu'il ne voulait à aucun prix. Cependant ses avis intéressés restèrent sans effet. Le désir de julienne de revoir sa fille était trop vif. Elle eût plutôt couvert à pied, disait-elle, la traite qui la séparait d'elle. Aussi profita-t-elle d'une occasion qui s'offrit à elle. Harel venait d'être l'objet d'une mesure de grâce de la part de Charles X et il s'apprêtait à rentrer en France avec Mlle George. Julienne les suivit. Harel ayant réussi à obtenir la direction du théâtre de la Porte St-Martin la fit débuter sur cette scène en Février 1830.

 

On ne sait trop pourquoi elle abandonna alors son nom de Gauvin pour prendre désormais celui du bon oncle qui avait eu charge de son enfance. Elle se fit appeler Juliette Drouet, mais au théâtre, sur l'affiche, elle ne fut toujours désignée que sous le nom de Mlle Juliette tout court. Harel ayant pris également la direction de l'Odéon, elle joua alternativement sur les deux scènes.

 

Alors commença pour Juliette Drouet une période calme relativement exempte de gros soucis : elle avait un engagement assuré de 6.000 fr. par an payables par douzièmes, elle voyait sa petite Claire tantôt chez Pradier, tantôt chez elle où elle la gardait de longs jours, la choyant sans mesure dans les explosions d'une tendresse longtemps contenue. Cependant, il faut bien le dire, plus belle et plus enjouée que jamais, elle se laissa aller au bras de nombreux amants appartenant à tous les mondes. Trois ont été plus particulièrement l'objet de liaisons sérieuses : le décorateur Charles Séchan qui travaillait pour la Porte St-Martin dans l'atelier du peintre Ciceri, puis l'écrivain Alphonse Karr, plus jeune qu'elle de deux ans, il n'avait que vingt quatre ans, auteur fêté du roman Sous les Tilleuls, un besogneux qui lui emprunta de l'argent sous prétexte qu'il allait l'épouser, enfin un grand seigneur, le prince Demidoff, dont la fortune lui permit de satisfaire ses goûts de luxe dans un somptueux appartement, rue de l'Échiquier.

 

Alors se produisit un événement qui la jeta dans les bras d'un nouvel amant, et fixa sa vie définitivement. En, janvier 1833, Harel avait mis en répétition à la Porte Saint-Martin un nouveau drame de Victor Hugo, Lucrèce Borgia.

 

Il confia à Juliette Drouet un petit bout de rôle, celui de la princesse Negroni qui ne faisait que traverser la scène en prononçant quelques mots. Huit ou neuf mois auparavant, Victor Hugo avait eu l'occasion d'apercevoir Juliette dans un bal d'artistes. Sa beauté l'avait ébloui, mais timide, prévenu contre les artistes et de surcroît fidèle à sa femme, il avait fui cette troublante apparition. Les répétitions de Lucrèce Borgia le remirent en présence de Juliette. Peu à peu le charme opéra. Le triomphe de la pièce, au soir du 2 Février, le succès de Juliette qui avait su dans sa rapide apparition sur la scène créer une ravissante figure de princesse italienne, firent le reste. Elle devint la maîtresse du poète qui, de tout son génie, dominait cette époque en proie au bouillonnement romantique. Elle avait vingt-sept ans, lui trente et un. Pour tous deux ce fut l'ivresse amoureuse largement épandue. Leurs destins s'unirent et en dépit de quelques orages passagers rien ne les sépara jusqu'à la tombe pendant plus de cinquante ans.

 

Dès le début de cette liaison, Juliette prit complètement auprès d'elle sa fille Claire, mais, afin d'éviter à Victor Hugo une situation délicate et d'assurer l'avenir de l'enfant, elle demanda à Pradier de reconnaître leur fille. Pradier, comme toujours, protesta de ses bonnes intentions; mais le moment, dit-il, ne lui paraissait pas opportun pour les réaliser, il était encombré de grosses dettes, il verrait plus tard de tout arranger de manière à ne troubler l'avenir ni la tranquillité de personne. Juliette fut outrée de cette réponse :

 

« Pradier, écrivit-elle à Victor Hugo est un misérable imbécile, un homme vil et bête, un drôle stupide à l'âme lâche et sans foi. »

 

Vainement Victor Hugo s'entremit-il. Il se heurta à son tour à un refus enveloppé de grands mots, de gesticulations et de serments. Toutefois, devant l'insistance du poète, et l'intervention d'un huissier, Pradier promit de servir pour sa fille une pension alimentaire, promesse qui lui avait été arrachée plutôt qu'il ne l'avait faite de bon gré. Bientôt une nouvelle intervention auprès de lui devint nécessaire pour régler l'entrée en pension de Claire qui allait avoir neuf ans. Pradier décida, comme s'il cherchait toutes les occasions d'infliger à Juliette une peine nouvelle, de confier sa fille à une institution de Saumur dirigée par une dame Watteville pour le compte de qui un certain M. de Barthès recrutait à Paris des élèves.

 

Juliette supporta avec une résignation mal contenue cette séparation qui navrait cruellement son coeur. Dans des lettres câlines elle épanchait sa tendresse éperdue. Claire ayant été souffrante peu de temps après son arrivée à Saumur, elle lui écrivit en ces termes charmants pour lui annoncer l'envoi d'une poupée :

 

« Bonjour ma chère petite Claire, j'espère que lorsque tu liras ma lettre tu seras tout à fait guérie... Prévoyant que tu pourrais avoir besoin de distractions, je t'envoie de Paris une campagne bien charmante toute disposée à t'amuser. Mais comme il ne serait pas juste qu'elle demeurât à ta charge tout le temps de son séjour auprès de toi, je t'envoie aussi un grand sac d'argent pour subvenir à son entretien. Tu l'emploieras selon ta sagesse et tes besoins. M. Toto, (c'est ainsi que dans l'intimité elle appelait Victor Hugo) n'a pas moins de prévoyance pour elle que d'amitié pour toi. Il a donc joint à mon envoi un énorme panier de provisions de bouche. J'espère que la petite fille n'aura pas tout mangé en route et qu'il en restera encore assez pour que tu y goûtes. Ce n'est pas tout : j'ai aussi pensé à ta garde-robe, ma chère petite, et je t'envoie un schall pour tes promenades, une robe blanche à pois et son pantalon, une robe en foulard à dessins, une robe à raies solitaire, sans pantalon, un tablier à manches. Adieu, chère bonne, tu me diras si j'ai bien choisi ; aime-moi, amuse-toi pour que je te trouve grande, forte et belle quand j'irai te voir. »

 

Quelques jours après, elle écrivait encore ceci :

 

« Ma chère petite fille, sois bien sage auprès de la bonne Mme Watteville. Tu m'as écrit deux gentilles petites lettres. Je t'embrasse fort pour te remercier. M. Toto fait comme moi. »

 

Victor Hugo, dont la bonté était grande, et qui aimait sincèrement l'enfant, joignait ses cajoleries à celles de Juliette

 

« Nous t'aimons bien, ici, écrivait-il à Claire. Dis tous les soirs au bon Dieu, dans ta prière, que tu le remercies de t'avoir donné un aussi bonne petite mère, comme elle le remercie, elle, de son côté, de lui avoir donné une aussi charmante petite fille. »

 

En post-scriptum à une lettre de Juliette il disait à l'enfant :

 

« M. Toto aime bien et embrasse bien sa petite amie. Il voudrait l'avoir encore pour voyager avec elle dans tous les pays possibles. Mais il voudrait l'avoir surtout pour l'embrasser et la soigner comme son enfant. »

 

En Avril 1836, cet exil de Claire à Saumur prit fin. Juliette ne pouvait plus longtemps accepter l'éloignement de sa fille. Pradier d'ailleurs venait de se marier et l'occasion se présentait de régler définitivement une situation fort gênante pour tous et douloureuse, infiniment, pour Juliette. Victor Hugo proposa donc à Pradier, qui s'empressa d'accepter, de s'occuper lui-même de placer Claire dans un établissement de Saint-Mandé tenu par une dame Marre. Ce fut alors pour l'enfant l'ère des gâteries continuelles et pour sa mère le ravissement. Tous les jeudis jours de parloir, Juliette faisait, au bras de Victor Hugo la promenade de Saint-Mandé, apportant toujours un petit paquet, bonbons, livre d'images, colifichets. Le Dimanche, Claire le passait chez sa mère, rue Sainte Anastase, dans le petit appartement où le poète, terriblement jaloux, tenait sa maîtresse dans une véritable claustration. La fillette apportait avec elle de la joie, emplissant la demeure de ses cris, de ses chansons naïves, de ses gambades.

 

Puis, quand M. Toto arrivait il s'instituait son professeur. Dans la chambre de Juliette un petit coin était aménagé, véritable sanctuaire, un fauteuil devant une table chargée de livres et d'un bel encrier. C'était ce que Victor Hugo appelait son atelier, sa table de travail où il passait de longues heures. Il avait permis à Claire de s'y installer; pour faire ses pages d'écriture dont il choisissait lui même les modèles dans la Bible, pour conjuguer des verbes glanés dans Notre-Dame de Paris, pour apprendre des vers dans les Odes et Ballades ou dans les Feuilles d'automne. Et, quand son élève s'était montrée appliquée, il la récompensait d'un large sourire et de bons baisers sur ses « deux joues de pêche » comme il disait. Puis, Juliette enseignait à Claire quelques travaux d'aiguille, lui faisant repriser les chaussettes ou broder les pantoufles de M. Toto. C'était pour cet enfant au foyer jusque-là incertain, des journées baignées dans une atmosphère véritablement familiale, délicieusement enveloppées de câlineries infinies.

 

Aussi, Claire rentrée à la pension Marre, à Saint-Mandé, tout en s'appliquant de son mieux aux études, rêvait au prochain jeudi et surtout au prochain Dimanche.

 

Son âme s'épanouissait ainsi au gré des sentiments éprouvés pour les trois personnes qu'elle avait vues s'empresser autour d'elle. Un amour très vif pour Pradier, son père, dont les gâteries avaient été les premières, les seules qu'elle ait reçues alors que sa mère était à Bruxelles et qu'elle ignorait presque son existence. Puis cette mère était venue et s'était révélée à elle passionnément affectueuse. Elle avait appris à l'aimer d'une tendresse infinie. Enfin, aux côtés de sa mère, un jour avait pris place un grand Monsieur qui lui souriait et l'embrassait avec effusion. M. Toto, auquel elle avait d'abord manifesté de l'hostilité, jalouse de voir qu'il lui prenait large part de l'affection maternelle. Mais, M. Toto s'était montré si bon, si tendrement prévenant que peu à peu elle était revenue de ses préventions et s'était mise à l'aimer beaucoup, beaucoup. Ces sentiments pour ces trois personnes ne se combattaient pas.

 

Chacune d'elles avait place dans son affection et les gâteries de Victor Hugo ne lui faisaient pas oublier celles reçues jadis de Pradier. Et cependant son père se détachait d'elle de plus en plus. Marié, ayant des enfants légitimes, le souvenir de sa fille naturelle lui était devenu importun. La pension alimentaire promise n'était payée que bien irrégulièrement. Les étrennes au début de l'année il n'y pensait pas. Il lui arrivait souvent d'oublier les entrevues auxquelles il avait cependant consenti et vainement Claire l'attendait dans l'atelier de la rue de l'Abbaye à l'heure convenue. Malgré toutes ces marques de désaffection elle s'obstinait à l'aimer, fidèle au souvenir de ses premières années où elle n'avait eu d'autres caresses que les siennes. Cet amour pour son père eut à subir un rude assaut quand elle atteignit sa quinzième année. Juliette la jugeant assez sérieuse pour lui confier la vérité, lui Révéla l'irrégularité de sa naissance, en même temps qu'elle lui apprit le refus de Pradier de la reconnaître légalement et lui exposa à quel point il manquait à ses devoirs de père et tout ce que faisait Victor Hugo pour suppléer à tant d'indifférence.

 

Claire fut profondément attristée par ces révélations et le grand chagrin qu'elle en conçut excita sa piété. Sous la douce impression de sa première communion qu'elle venait de faire, un peu tardivement, une intense ferveur religieuse s'empara d'elle. Recherchant la solitude, à la pension elle restait plongée dans de longues rêveries à l'écart des autres élèves et les jours de sortie, avant de rejoindre sa mère, il lui arrivait souvent de s'attarder chez M .l'abbé Chaussotte, curé de Saint-Mandé.

 

Sa piété devint telle qu'en 1842, le 16 Mars, Juliette écrivait à Victor Hugo : « Claire ne quitte plus les églises. » Ce zèle mystique subitement manifesté n'alla pas sans nuire un peu au travail de classe. Victor Hugo fit à Claire de paternelles remontrances, attirant son attention sur les difficultés de la vie et ne lui cachant pas que pour se préparer, à y faire face elle serait obligée de prendre de bonne heure un métier. Claire se laissa raisonner ; avec résignation et courage elle déclara être prête à lutter. Il fut convenu qu'à dix-huit ans, en 1844, elle deviendrait sous-maîtresse dans la pension de Mme Marre et qu'en même temps elle préparerait les examens du brevet de capacité afin de devenir institutrice.

 

Claire soutenue par sa piété, encouragée par la tendresse dont l'entouraient les deux êtres chers qui veillaient sur elle, se mit tout de suite à l'ouvrage avec ardeur, avec joie, car elle avait conscience de remplir un grand devoir. Juliette était heureuse de la voir s'appliquer avec intelligence. Elle disait tout son bonheur à Victor Hugo dans ces lettres quotidiennes, véritable journal imposé par le poète, qu'elle lui remettait lorsqu'il venait la voit :

 

« Clairette m'a aidée aujourd'hui, écrivait-elle le 17 Septembre 1843. Pauvre enfant ! Il me semble que sa figure a gagné, depuis que tu lui as parlé, l'expression tranquille, loyale et heureuse que je désirais lui voir depuis longtemps. C'est à toi qu'elle devra tout, mon cher amour, mon ange gardien, mon bien aimé si généreux, si doux et si indulgent. Ta bonté se communique à moi ; elle m'a fait suivre avec cette pauvre enfant, une règle de conduite que je n'aurais peut-être pas suivie si j'avais été livrée à ma seule nature. »

 

Quelques jours après elle écrivait encore :

 

« Je travaille en compagnie de Claire, nous causons tendrement et sérieusement de son avenir. Le bon Dieu lui a ouvert les yeux. Elle voit son devoir ; elle a le désir et la résolution de le remplir. Pauvre enfant ! Ce sera une bien grande tranquillité pour moi quand je la saurai à l'abri du besoin et de toute! mauvaise tentation. »

 

Comme il avait été décidé avec Mme Marre, à la rentrée des classes de 1844, Claire inaugura ses fonctions de sous-maîtresse, nourrie, logée, mais non appointée. Juliette exultait :

 

« C'est toi, écrivait-:elle à Victor Hugo, le 20 Octobre, qui as fait de Claire ce qu'elle est. Sans ta patience, sans ta douceur, et sans ton dévouement, jamais elle ne serait arrivée au point où elle est... Que Dieu te rende dans tes enfants tout ce que tu as fait à la mienne... La voilà, elle vient de la messe, elle est charmante ce matin. Le bonheur lui va bien. »

 

Le bonheur ? Juliette s'illusionnait, car vraiment Claire devenue jeune fille se laissa envahir par une telle mélancolie qu'il est fort douteux qu'elle ait été heureuse. Sans doute, souriait-elle à sa mère, faisait l'enjouée devant elle, mais tout cela n'était que façade, pour ne pas peiner Juliette. Dans le fond de son coeur Claire était triste, profondément triste, et cette tristesse elle l'épanchait dans un petit cahier contenant pêle-mêle ses réflexions et des projets de devoirs pour ses élèves :

 

« Je rêve bien souvent de ceux que j'aime, lit-on sur une des pages de ce cahier, et lorsque je m'éveille, je souhaiterais de dormir toujours. »

 

Un des sujets de composition esquissé par elle avait pour titre : « Sur une tombe abandonnée » et se terminait par cette phrase navrante par l'immense désespoir qu'elle traduisait :

 

« La pierre sépulcrale s'était doublée sur la jeune fille : au marbre du mausolée, le monde avait ajouté le marbre de l'oubli. »

 

Sur une autre page, elle écrivait un éloge de la piété, si nécessaire, disait-elle, à tous ceux qui souffrent. Pourquoi cette tristesse en ce jeune coeur à l'âge des illusions et de l'insouciance ?

 

C'est que précisément des illusions elle en gardait bien peu et le souci d'un avenir incertain obscurcissait son horizon. L'abus de lectures romantiques faites sans un discernement suffisant avait favorisé son penchant à la mélancolie qui n'avait fait que s'accentuer quand elle avait bien saisi, en tout ce qu'elle avait d'étrange et de poignant, la situation qui était la sienne. Un père, son vrai père, manifestant pour elle une indifférence de plus en plus accusée.

 

Une mère affectueuse et dévouée, mais, et ceci choquait ses sentiments religieux, vivant irrégulièrement avec un homme si bon, si bon et qui lui, un étranger pourtant lui témoignait l'attachement et l'intérêt affectueux qu'elle ne trouvait pas chez son vrai père. Et puis, une santé délicate, un corps chétif, lent dans sa formation, grelottant à la moindre fraîcheur, des nerfs souvent exaspérés, une sensibilité excessive, génératrice de sombres pressentiments. C'était de tout cela qu'était faite la tristesse de la pauvre fille qui, tout en s'appliquant à sa tâche quotidienne et le soir venu en s'abîmant dans une fervente prière, se disait que peut-être la vie ne voudrait pas d'elle.

 

Ce coeur pareillement endolori allait connaître une suprême douleur. Pradier avait eu de son mariage trois enfants : deux fils, et une fille, Charlotte, la cadette. Non seulement il avait voulu que Claire fit leur connaissance, mais encore , idée pour le moins étrange, il avait placé sa fille Charlotte à la pension de Saint-Mandé, si bien que l'enfant se trouvait confiée à la surveillance de Claire qui prit au sérieux son rôle de grande sueur. Avec un soin pieux elle dirigeait les études de cette élève pour elle précieuse entre toutes. Au mois de mai 1845, elle lui fit adresser à son frère aîné, John, en pension à Auteuil, une petite lettre à laquelle elle en joignit une personnelle signée, Claire Pradier. Innocente démarche, toute naturelle, lui semblait-il, puisque les enfants légitimes de Pradier savaient qu'elle était pour eux une soeur.

 

Pradier qui eut connaissance de la chose, la considéra comme une grave inconvenance et notifia à Claire ce qu'il en pensait en ces termes dépourvus de toute indulgence :

 

« Ma bonne grande Claire. J'ai vu le maître de pension qui m'a appris que tu avais écrit à John, ainsi que Charlotte ; je pense qu'il ne faut pas habituer les jeunes filles à se servir de leur plume pour faire connaître leurs sentiments ; cela donne trop d'habitudes, en ce genre de conversation il faut savoir, mais ne pas s'en servir... Ne signe plus pour eux Pradier, car on sait tout et cela pourrait donner matière à chicane de la part de bien des gens. Tu n'as pas besoin de cela pour être aimée et respectée... Il faut que mes enfants s'habituent à ta situation telle quelle ; ils te porteront plus d'intérêt plus tard. Encore, puisque c'est l'heure des conseils, quand tu écris, aye donc une autre formule que chère adoré, ou bien aimé, j'y suis peu habitué et je ne suis pas un dieu... Dis-moi autre chose qui me semblera plus naturelle et que je n'ai pas besoin de te souffler, ton coeur te le dira. Écris aussi plus lisible pour moi, car je ne reçois tes lettres que le soir ; et surtout écris quand tu auras quelque chose à me dire de nécessaire. Ne deviens pas écrivassière pour rien, je veux dire pour le seul plaisir de prendre la plume. »

 

Quelle dureté dans cette lettre ! Quelle sécheresse de coeur de la part de ce père !

 

« Ne signe plus Pradier. Ne m'appelle plus père adoré ou bien aimé. Ne m'écris plus aussi souvent. »

 

C'était, à lire entre les lignes, un véritable reniement. Claire ne s'y trompa pas. Elle pleura des larmes de sang, s'épanchant auprès de sa mère et de Victor Hugo qui ne parvinrent pas malgré leurs flots de tendresse à cicatriser la blessure largement ouverte en son coeur si aimant. A partir de ce jour elle garda le silence au sujet de son père, souffrant au-delà de toute expression. Cette brutale lettré de Pradier était datée du 25 Avril 1845. An début du mois de juin avaient lieu à l'Hôtel de Ville les examens pour le brevet de capacité qui devaient décider de l'avenir de Claire. Elle s'y présenta avec plus de chagrin que d'espoir. Elle échoua. Ce fut l'effondrement de ses projets. Tout ressort était brisé en elle, définitivement. Machinalement, elle reprit ses fonctions de sous-maîtresse, mais il n'était plus de but dans sa vie. Plus que jamais elle s'abîma dans la prière, dernier refuge à sa souffrance.

 

Sa santé déjà si frêle minée par la phtisie s'altéra rapidement. Comme si elle s'était sentie déjà à l'heure des adieux suprêmes et des ultimes recommandations, le 1er janvier 1846, elle écrivit à Victor Hugo cette lettre émouvante :

 

« Monsieur, je vous remercie de tout mon coeur de l'affection que vous voulez bien me témoigner, toute indigne que j'en sois, je vous en remercie, car, maintenant, je sais l'apprécier et je sens toute la grandeur de ce que, jadis, je craignais si peu de perdre. Aussi, n'ayant rien à offrir qui puisse égaler ce que vous voulez bien faire pour moi, je me contente de prier en silence ce Dieu, que votre beau génie sait si bien peindre, de vous payer au centuple dans l'éternité, ce que vous avez bien voulu donner sur la terre à une chétive petite créature. Puisse t’il m'exaucer et vous accorder sur cette terre le bonheur et la joie. Adieu, Monsieur Toto, ayez toujours bien soin de ma chère maman qui est si bonne et si charmante, et soyez sûr que votre Claire en sera bien reconnaissante. »

 

L'hiver fut dur pour la pauvre fille en proie à une toux qui ne cédait point. Le mal allait vite. Le 21 Mars 1846 sa mère vint la voir à Saint-Mandé pour lui apporter le dessin d'une tapisserie que Victor Hugo désirait lui voir broder, ses armoiries de vicomte destinées à orner les dossiers de deux fauteuils gothiques dans son appartement de la place Royale. Dans une note explicative il avait indiqué les nuances qu'il désirait. Comme Claire penchée sur cette note l'étudiait, en reportant les indications sur le canevas de la broderie, elle fut prise de suffocations.

 

Juliette la laissa dans son lit en proie à une fièvre intense. Elle avait compris et c'est en chancelant qu'elle reprit le chemin de Paris. Victor Hugo était venu, comme d'habitude, à ses devants dans le Faubourg Saint-Antoine. Elle s'effondra dans ses bras, en larmes. Dés le lendemain Victor Hugo vint, à Saint: Mandé et ramena Claire qu'il installa dans l'appartement de la rue Saint Anastase. II voulut que chaque jour le Dr Triger, le médecin qui soignait sa mère, vienne la visiter. La jeune malade était à bout de forces physiques et morales. Ses gestes, ses paroles, laissaient comprendre que pour elle tout désormais lui était indifférent.

 

Un jour cependant, timidement dans un souffle, elle demanda que son père fût prévenu de sa maladie. Ce fut Victor Hugo qui s'en chargea. Pradier se contenta de répondre par quelques mots. Victor Hugo insista. Il vint. Ce fut de sa part, comme toujours, un débordement de gestes et de grands mots devant le lit de sa fille. Il offrit d'installer la malade et sa mère à Auteuil dans une villa qu'il possédait, disait-il. Encore une exagération. Quand, 1e ter Mai, on transporta Claire à Auteuil, la soi disant villa se réduisit à un appartement au troisième étage d'une maison de rapport. N'importe, Auteuil c'était presque la campagne, du soleil, de la verdure, un air plus pur.

 

Juliette s'installa au chevet de sa fille, ne la quittant plus. Presque tous les jours Victor Hugo venait apportant à Claire des brassées de roses. Quand il ne venait pas, Juliette lui envoyait des nouvelles. Il amena un jour le Dr Louis, médecin de l'Hôtel-dieu qui se consacrait à l'étude des maladies de poitrine. Les soins ordonnés par cet illustre praticien restèrent vains. Le mal progressait, implacable. Pradier vint deux ou trois fois. Sa présence ranimait la malade un moment. Du fond de son coeur souffrant, sans en rien dire, sans doute absolvait-elle l'indifférence dont elle avait tant souffert pour ne se rappeler que la tendresse dont ce père avait entouré ses jeunes années.

 

Son pauvre visage s'amenuisait de plus en plus, les crachements de sang devenaient quotidiens. Dans les premiers jours de juin le doute ne fut plus permis, la fin approchait à grands pas. Le coeur de Juliette était brisé :

 

« Tout est toujours dans le même état qu'hier, mandait-elle à Victor Hugo, à l'accablement près que j'aurais pu attribuer à la chaleur si le médecin ne m'avait pas désabusée hier si cruellement. La nuit n'a pas été très mauvaise, enfin la pauvre créature ne souffre presque pas. Elle parait ne pas tenir plus à la vie que la vie ne parait tenir à elle. Tout est apathie et profonde indifférence clans cette triste maladie. Je n'ai pas pu la lever aujourd'hui du tout. Elle est restée couchée sur son lit en proie à une abondante et constante transpiration. Tous les toniques qu'on lui donne ne produisent aucun bon effet. Sa faiblesse, c'est à dire la mort, gagne d'heure en heure. Je prie, mais je ne sens au dedans de moi aucun soulagement, aucune confiance. Le bon Dieu dédaigne ma prière et la repousse, je le sens bien. Pourtant je l'aime et je l'admire dans ce qu'Il a fait de plus doux, de plus grand, de plus noble, de plus généreux et de plus beau. Je l'aime comme ses saints et ses anges l'aiment dans le ciel. Que faut-il donc de plus pour trouver grâce devant lui? Il m'a ôté ma mère en venant au monde, il veut m'ôter ma fille avant de l'avoir quitté, est-ce là sa justice ? Je ne veux pas blasphémer, mais je suis bien malheureuse et si je ne te vois pas, si tu ne peux venir aujourd'hui qu'est-ce que je deviendrai mon Dieu ? »

 

Le 6 Juin, Claire demanda le curé de Saint-Mandé. Le 16 elle fut administrée et deux jours après, elle entra dans le délire. Son agonie dura quatre jours. Le 21 elle expira. Elle avait vingt ans à peine. Le lendemain on l'ensevelit au cimetière d'Auteuil en toute simplicité.

 

Quelques jours après, Juliette et Victor Hugo trouvèrent dans sa chambre, à Saint-Mandé, un testament écrit le 30 Novembre 1845. Page poignante, reflet d'une âme toute de bonté et de pieuse ferveur chrétienne :

 

« Mon testament, avait écrit Claire en haut d'un feuillet arraché à son cahier intime Je supplie ma mère bien-aimée de vouloir bien l'exécuter. Je donne mon âme à Dieu qui m'a créé et que j'aime par dessus toute chose en ce monde. Puisse-t-il oublier les fautes dont je me suis rendue coupable, et me recevoir près de lui dans la céleste félicité !

Je prie ma mère bien-aimée de porter toujours, en souvenir de sa fille, le bracelet d'argent, avec la médaille espagnole, et ma grosse bague.

Je laisse à ma Charlotte, pour qu'elle se souvienne de moi, mon médaillon et ma broche ; à Thérèse ma petite croix d'or, à Estelle mon petit coffre, avec ce qu'il contient, à Adèle ma papeterie et ma littérature bleue, avec mon chapelet rouge, à Louise Rivière, les boucles d'oreilles que je porte, à Julie, mes boucles d'oreilles avec une turquoise, à ma mère bien-aimée, mon livre de messe et mon Imitation afin qu'elle prie quelquefois pour sa fille.

Je prie qu'on m'habille comme le jour de ma première communion, qu'on me porte à bras et qu'on m'enterre dans le cimetière de Saint-Mandé. Je demande encore que ce soit M. l'abbé Chaussotte qui dise la messe de mon enterrement et qu'on mette de l'herbe verte sur ma tombe.

C'est là tout ce que j'attends de l'affection de ma mère bien aimée. Que Dieu lui rende en consolation et en bonheur tout ce qu'elle m'a donné d'amour et de dévouement. Quand je ne serai plus, je n'en serai pas moins près d'elle. La vie n'est qu'un voyage. Nous nous reverrons tous un jour dans le port. »

 

Il fallait, devoir sacré, que le voeu suprême de la pauvre créature : reposer dans le cimetière de Saint-Mandé, fut satisfait. Victor Hugo s'y employa. Il s'entendit avec Pradier pour faire exhumer le corps de Claire du cimetière d'Auteuil.

 

Le 11 Juillet 1846 les élèves et les compagnes de Claire firent une blanche escorte au char funèbre derrière lequel marchaient Victor Hugo et Pradier. Prostrée dans sa douleur, Juliette n'avait pas eu la force de se joindre à eux. Pradier allait, gesticulant, confiant à mi-voix à Victor Hugo le projet du tombeau que de ses mains il ferait à sa fille :

 

« C'est une dette sacrée, lui disait-il. Je l'acquitterai avec tant d'amour que jamais mon ciseau n'aura rien produit de plus chaste ni de plus beau ».

 

A Saint-Mandé l'abbé Chaussotte dit les dernières prières et le cercueil fut confié au dernier asile que Claire s'était choisi.

 

En rentrant à Paris Victor Hugo marchait pensif, sans mot dire, inattentif aux propos de Pradier qui discourait toujours sur le tombeau qu'il allait édifier pour sa fille. En cette triste journée le poète vivait avec la vision de deux mortes

 

Claire la fille d'adoption de son coeur et sa Léopoldine, sa vraie fille si tragiquement enlevée à sa tendresse, loin de lui, elle aussi dans sa vingtième année, trois ans auparavant, alors qu'il était dans les Pyrénées avec Juliette et dont il n'avait pu accompagner la dépouille au petit cimetière de Villequier. Le soir même, absorbé dans cette double vision, il jetait sur le papier cette pièce de vers qu'il datait ainsi :

 

« 11, juillet 1846. En revenant du cimetière de Saint-Mandé »

 

et que très certainement dans sa pensée il dédiait aux deux mortes, toutes les deux unies en son coeur dans une égale affection, cette pièce de vers dont on a dit qu'elle était belle comme une pensée de Pascal :

 

On vit, on parle, on a le ciel et les nuages

Sur la tête, on se plait aux livres des vieux sages

On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement

En voiture publique à quelque endroit charmant,

En riant aux éclats de l'auberge et du gîte

Le regard d'une femme en passant vous agite

On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !

On écoute le chant des oiseaux dans les bois

Le matin, on s'éveille, et toute la famille

Vous embrasse, une mère, une sueur, une fille !

On déjeune en lisant son journal. Tout le jour

On mêle à sa pensée espoir, travail, amour

La vie arrive avec ses passions troublées

On jette sa parole aux sombres assemblées

Devant le but qu'on veut et le sort qui vous prend

On se sent faible et fort, on est petit et grand

On est, flot dans la foule, âme dans la tempête

Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête

On arrive, on recule, on lutte avec effort...

Puis le vaste et profond silence de la mort !

 

Le souvenir de Claire, la douleur de Juliette, inspirèrent à Victor Hugo plusieurs pièces de vers qui trouvèrent leur place dans les deux volumes des Contemplations, ces «Mémoires de son âme » comme il les appela. Il en est une exquise et sublime intitulée : Claire P... dont voici la première partie :

 

Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd'hui ?

L'éternité. Ce front pendant une heure à lui.

Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;

Elle semblait porter de radieuses gerbes ;

Rien qu'à la voir passer, on lui disait : Merci !

Qu'est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?

Et, moi, je l'avais vue encor toute petite.

Elle me disait vous, et je lui disais tu.

Son accent ineffable avait cette vertu

De faire en mon esprit, douces voix éloignées,

Chanter le vague choeur de mes jeunes années.

Il n'a brillé qu'un jour, ce beau front ingénu.

Elle était fiancée à l'hymen inconnu.

A qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?

Un vague et pur reflet de la lueur des cierges

Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;

Elle était grande et blanche et gaie ; et maintenant,

Allez à Saint-Mandé ; cherchez dans le champ sombre

Vous trouverez le lit de sa noce avec l'ombre

Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil

Et c'est là que tu fais ton éternel sommeil,

Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie

Mêlais à la madone auguste d'Italie

La Flamande qui rie à travers les houblons,

Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

Elle s'en est allée avant d'être une femme ;

N'étant qu'un ange encor ; le ciel a pris son âme

Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,

Et l'herbe sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

 

Le 4 juin 1852, Pradier mourut. Huit ans s'étaient écoulés depuis la mort de sa fille et il n'avait pas .trouvé le temps de réaliser ce mausolée qu'il devait ciseler avec tant d'amour. Et pourtant, exécuter ce projet c'était pour lui, avait-il dit, une dette sacrée.

 

Victor Hugo par Nadar, 1878

 

Quand Victor Hugo, alors en exil à jersey, apprit que Pradier était mort sans avoir tenu sa promesse, il eut à coeur de l'accomplir lui-même dans la mesure où le permettait son éloignement.

 

Il commanda pour Claire un tombeau modeste, mais décent et voulant que le suprême désir de la chère morte fût exaucé, il ordonna qu'on entourât ce tombeau d'une bordure d'herbe verte. Sur la pierre, en 1855, il fit graver ces quatre vers extraits d'un poème intitulé : Claire, qu'il venait de composer.

 

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise
Voilà que tu n'es plus ayant à peine été !
L'astre attire le lys, et te voilà reprise
O vierge, par l'azur, cette virginité !

 

Juliette Drouet jeune

 

Le onze Mai 1883. Juliette Drouet, âgée de soixante-dix sept ans, décédait après cinquante et un ans de fidèle attachement à Victor Hugo. Le 12 Mai, elle fut inhumée, comme elle l'avait demandé, au cimetière de Saint-Mandé, à côté de sa fille, mais sur sa tombe aucune inscription ne fut gravée, pas même son nom. Elle avait cependant écrit à Victor Hugo, le 1er Novembre 1881, qu'elle désirait pour épitaphe quelques uns des « sublimes vers » qu'il avait composés pour elle. Le poète mourut deux ans après sans avoir exaucé ce désir. Après lui, nul dans son entourage ne s'en préoccupa. Comme l'avait écrit Claire Pradier en un jour de désespérance, dans son petit cahier de confidences douloureuses sans se douter que cette phrase s'appliquerait un jour à sa mère : « au marbre du mausolée le monde avait ajouté le marbre de l'oubli »

 

Marcel FABRE, 1935

 

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