Le Taureau Camargue

Conférence de M. Bouzanquet en 1928

 

 

 

Avez-vous jamais supposé qu'un bon Méridional, un bon Nîmois, puisse être mal à l'aise, quand il doit parler « taureaux » ?

 

C'est cependant mon cas aujourd'hui !

 

Si un tel sujet vous est présenté, après les conférences si doctes, que vous avez entendues, n'en accusez que mes collègues de l'Ecole Antique, auxquels j'avais fait part de mon dessein de redire ici, les impressions que j'ai déjà traduites, au cours de la session hivernale, d'un voyage en Syrie et en Palestine.

 

D'un commun accord, ils ont pensé qu'au lieu de vous narrer ce que j'avais pu voir à Jérusalem, il y avait, pour moi, mieux à faire, en essayant de vous expliquer une de nos très vieilles coutumes régionales.

 

Au cours de vos randonnées, vous avez eu l'occasion de traverser certains de nos villages en fête; et vos guides éminents vous ont dit qu'aucune réjouissance « votive » ne se passe, sans que les édiles de l'endroit, ne se croient obligés d'offrir, à leurs électeurs, la traditionnelle course de nos petits taureaux camarguais ?

 

Sans la moindre honte, je reconnais avoir été, et être encore, un fervent de ces spectacles populaires; et dans un ouvrage magnifiquement illustré, luxueusement présenté, par les « éditions du Cadran » à Paris, j'ai pris plaisir à écrire le texte de la documentation, de ce qui constitue nos coutumes tauromachiques provençales et languedociennes. Ma gêne provient du risque de paraître prétentieux en faisant une réclame, que je crois cependant bien due, à un éditeur aussi aimable que courageux. Je compte sur mes amis pour vous affirmer mon complet désintéressement en la matière.

 

Notre petit taureau noir, vraiment sauvage, et qui sert uniquement au jeu de la course, est indéniablement de race asiatique. Le savant naturaliste Samson, dans son traité de Zootechnie, le classe comme tel, et le distingue, très nettement, du taureau de race ibérique, avec lequel on pratique la « Corrida Espagnole ».

 

taureau Espagnol

 

Sans vouloir entreprendre une discussion trop longue sur cette question, ou vous donner des précisions qui vous paraîtraient oiseuses, je vais seulement par l'image, vous démontrer l'absolue ressemblance du taureau de l'époque égéenne, avec notre taureau Camargue actuel.

 

Ce taureau Crétois, en terre cuite, laquelle est conservée au Musée de Candie, et ce deuxième taureau, lequel n'est autre que l'étalon dénommé le « Paré », et qui fut célèbre dans toute la Provence et tout le Languedoc, ne vous paraissent-ils pas être frères ?

 

Je me garderai, soyez-en persuadés, de toute appréciation fantaisiste. Il nie suffira de citer des textes, de reproduire des documents, pour que vous reconnaissiez vous-mêmes les analogies frappantes qui existent entre les coutumes de nos jours, et celles de l'antiquité, par, ou à l'occasion du taureau.

 

Aucun de vous n'ignore que les populations orientales pratiquèrent le culte ancestral du taureau. On n'est, malheureusement, pas très bien fixé sur la façon dont se déroulaient certaines cérémonies, dont les noms, cependant, nous sont restés.

 

Qu'était exactement la « tauropolie », qu'Hesychius, philosophe grec du 6e siècle, présente comme une fête d'Artémis ? Qu’était la « taurophonie », fête religieuse, qui se pratiquait à Anaphé, dans les Cyclades, et à Mylassa, en Carie ? Mystères !

 

Mais on connaît mieux deux cérémonies dont nous allons parler : le « taurobole » ; les « taurocathapsies ».

 

Le « taurobole » était, d'après le poète chrétien Prudence, qui le décrit longuement, le sacrifice d'un taureau, à l'occasion d'un baptême païen, qui faisait renaître le néophyte à une vie nouvelle.

 

Au devant de l'autel taurobolique, dans le genre de celui que je vous présente à l'écran, on creusait une fosse, laquelle était recouverte d'une forte planche percée de nombreux trous. Celui qui devait être baptisé, descendait dans la fosse, et recevait sur lui le sang du taureau qui était égorgé. Puis, le taurobolié revenait à la lumière du jour, et, sordide, se présentait à la foule qui l'acclamait, et saluait, en lui, l'être nouveau.

 

Comme tous les sacrifices sanglants, celui du taureau impliquait l'assistance de prêtres, de victiniaires, et de musiciens.

 

La cérémonie du taurobole n'allait pas sans un grand luxe de préparatifs. C'est en cortège, qu'on se rendait au lieu fixé pour le sacrifice ; et la promenade moderne du bœuf gras, n'est, sans doute, qu'une survivance caricaturale de l'apparat des temps antiques.

 

Au square de Nîmes, Antonin le Pieux

 

En Gaule, le sacrifice taurobolique n'est apparu qu'assez tard ; le plus ancien qui soit connu, est du milieu du second siècle de notre ère et se rapporte à Antonin le Pieux.

 

Un autre sacrifice, commémoré par un autel découvert à Tain, remonte à l'empereur Commode. D'autres autels furent trouvés à Valence, à Périgueux, et dans d'autres parties de la Gaule. Deux grands centres tauroboliques étaient connus dans le Midi de la France actuelle; l'un à Lectoure, l'autre à Die. Les autels étaient à peu près tous de même forme. La face antérieure présentait l'inscription; les autres faces étaient ornées de reliefs, parmi lesquels on remarque, invariablement, le couteau, de forme particulière, qui servait à l’égorgement du taureau ; la flûte dont on jouait pendant la cérémonie ; les vases destinés à contenir l’eau lustrale ; une tête de taureau, dont les cornes sont ornées de bandelettes.

 

Très près de Nîmes, un autel rappelle une cérémonie en l'honneur de l'empereur Philippe, de sa femme Octacilie et de son fils ; il a été enchâssé dans la façade de l'église de Caveirac ; petit village, tout voisin de notre cité.

 

A l’origine de ce culte spécial, on n'a vraisemblablement pour être certain de la pureté de l'animal, immolé que des taureaux sauvages ; et leur capture se rattachait aux « taurocathapsies ».

 

Une inscription, trouvée à Pergame et datée de l’an 137 avant notre ère, se rapporte à cette capture.

 

Un bas-relief en marbre, beaucoup plus ancien, provenant de Thessalie, et conservé au Musée d'Oxford, en traduit les péripéties. Des jeunes gens, montés sur des chevaux, qui, par leur taille ressemblent à nos chevaux camargues, poursuivent le taureau. Quand ils l’ont fatigué à la course, l'un des cavaliers frôlant le fauve, le saisit par les cornes, en abandonnant sa monture, et en bondissant sur le taureau. Pesant alors de tout son poids sur les cornes, il le terrasse en lui tournant la tête, qu'il maintient au sol jusqu'à ce que ses compagnons viennent lier les membres de la bête prisonnière. (Katapteïn, lier).

 

Le marbre antique ne reproduit pas le liage des jambes. Cependant une peinture de vase, représentant la capture du taureau de Marathon, par Thésée, nous montre le héros faisant manifestement usage d'une corde.

 

Le roman de « Théagène et de Chariclée », par l’Evêque Héliodore d'Emèse (III siècle) est, en littérature, le digne pendant du bas-relief d'Oxford, dont je viens de parler. On connaît le sujet du roman. Le Thessalien Théagène est prisonnier d'Hydaspe, roi d'Ethiopie, dont la fille Chariclée est promise à un certain Morœbus, célèbre par ses triomphes dans les jeux athlétiques. Or, l'aimable Chariclée a secrètement donné son cœur à Théagène qui, hélas, doit être immolé à la Lune, lors du prochain sacrifice.

 

Le mariage de Chariclée, avec le détesté Morœbus, est sur le point d'être célébré. Il sera précède du sacrifice à la Lune. Au cortège de la cérémonie, figurent, avec le taureau qui doit être égorgé, les présents offerts aux fiancés et parmi eux, une très grande girafe. Après celui du taureau et de 4 magnifiques coursiers blancs, aura lieu le sacrifice de Théagène. Arrivé au devant de l'autel le taureau effrayé à la vue de la girafe, fait un brusque écart, échappe aux victimaires et s'enfuit dans la plaine. Mais Théagène, le thessalien, aussitôt a bondi ! Ayant enfourché l'un des coursiers blancs, il s'est élancé à la poursuite du taureau.

 

Les assistants avaient cru tout d'abord à la fuite du prisonnier. Mais ils le voient, au contraire, s'acharnant après le taureau, le saisissant par la queue, pendant la course effrénée, puis le dirigeant vers le roi Hydaspe, que ce spectacle, tout nouveau pour lui, intéresse au plus haut point.

 

Taureau à la corde dans la Vaunage, Clarensac fin années 50 - Collection André Gras

 

Anecdote, le 8 juillet 1804 (19 messidor an XII), à Nîmes, des nîmois rassemblés devant l'abattoir refusent d'obéir aux ordres des commissaires de police et de se disperser, on bouscula quelques malheureux gendarmes, les portes furent enfoncées, des boeufs de Camargue furent enlevés de force aux bouchers, et la course « à la bourgine » se déroula par les rites avec ses péripéties habituelles.
La bourgine était pratiquée depuis fort longtemps dans Nîmes et sa région. On aimait beaucoup la course à la corde ou à la bourgine. Toutes les fois qu'on amenait aux abattoirs un taureau de Camargue, voire un boeuf paisible, la foule se saisissait de l'animal et lui faisait parcourir au galop rues et places de la ville, tandis qu'une corde le maintenait et permettait de l'arrêter s'il devenait dangereux, d'où course folle, sauts, bousculades, scènes comiques et joie générale, les coups de corne, les chutes et les étalages renversés constituant le revers de la médaille.
L'autorité s'émut, et le préfet, par deux arrêtés sévères des 13 et 16 juillet 1804, (24 et 27 messidor) défendit ce divertissement, qu'il déclarait « dangereux, indigne d'un siècle et d'un peuple civilités »
Mais toute législation contraire au vœu public ne peut durer. Un événement heureux, la naissance du Roi de Rome (20 mars 1811), fit lever l'interdiction. Dés le 6 avril, une circulaire du ministre de l'intérieur avait recommandé aux préfets de veiller à ce que l'on célébrât partout des fêtes solennelles, et au besoin, pour donner à la joie publique tout son essor, de « renouveler d'anciens usages chers aux peuples de certaines contrées

 

Quand l’animal est assez fatigué, Théagène le saisit par les cornes, et le renverse comme je viens de vous l'exposer, en vous détaillant le bas-relief d'Oxford. Les spectateurs applaudissent frénétiquement. Hydaspe reconnaît que son prisonnier peut rivaliser de force et d'adresse avec Morœbus, et celui-là est aussitôt mis aux prises avec lui. Théagène triomphe de son adversaire, et vous devinez qu'il devient l'époux de Chariclée, tremblante d'émotion.

 

L'histoire est simplette. Mais nous savons que l’évêque Héliodore avait habité la Thessalie. Il est donc tout à fait probable que son récit reproduit fidèlement une « taurocathapsie ».

 

Le grammairien Artémidore, 230 ans avant notre ère, raconte les combats à Eleusis (au nord-ouest d'Athènes) de jeunes gens contre des taureaux.

 

Une inscription trouvée à Caryanda (Asie Mineure) et conservée au Musée du Louvre, confirme la coutume de ces jeux.

 

Des peintures mises au jour à Cnossos (en Crète) dans les ruines d'un palais de l'époque dite « minoenne », 3 ou 4.000 ans avant notre ère, représentent des acrobates jouant avec des taureaux.

 

Les archéologues ne doutent pas que ces peintures reproduisent diverses scènes de cérémonies religieuses. Je me garderai bien de discuter.

 

Cependant il est permis de croire que les fêtes religieuses dégénérèrent, plus ou moins vite, en jeux laïques et sportifs. Sur un rhyton (vase à boire) le jeu du taureau voisine, en effet, avec des exercices de lutte ou de pugilat.

 

Un lien, tout permet de le supposer, si les preuves matérielles manquent pour l’affirmer, a du exister entre les fêtes religieuses de la civilisation minoenne, et les taurocathapsies de Thessalie.

 

Il est certain, en tout cas, que de la Thessalie et de l’Attique, les jeux du taureau passèrent à Rome. Selon Pline, le naturaliste, (mort en l’an 79) ce fut Jules César, qui, le premier, les autorisa. L’historien Suétone (mort en 141) nous apprend que l’empereur Claude donna des courses de taureaux, et que la victoire consistait à renverser a bête. L'historien Dion Cassius, contemporain de Suètone, parle de courses qui eurent lieu du temps de l’empereur Néron. Le grammairien Asconius (1° siècle) explique qu'on excitait les taureaux de course, en leur jetant des mannequins bourrés de paille, sur lesquels ils s'acharnaient, dans leur première, furie. L'expression « homme de paille » si couramment employée de nos jours, dans un sens détourné, n’a-t-elle pas son origine précisément dans les jeux romains du taureau ?

 

Étant donnée la place qu'a tenue cet animal dans l'antiquité, puisqu'on en avait fait un Dieu, il me serait facile de remplir toute cette causerie en vous énumérant les œuvres d'art, qu'en particulier la statuaire a su produire, en s inspirant de lui.

 

 

Les taureaux des Arènes de Nîmes

 

Parmi celles-ci, tout au moins, vos,Professeurs au cours de vos promenades dans Nîmes, n’ont sans doute pas manqué de vous faire remarquer au fronton, qui, dans leur partie Nord, décore nos arènes les deux attributs tauromachiques dont il est paré.

 

Sur les monuments publics, aux façades de maisons privées, un motif qui revient très souvent, est composé de guirlandes de feuilles et de fruits, (figues, nèfles, pommes de pin, épis de blé), alternées avec des bucrânes ; etc. etc.

 

Devant, aujourd'hui, vous parler tout spécialement du taureau Camargue, je n'insisterai pas outre mesure sur les productions artistiques des sculpteurs grecs ou romains.

 

Au-surplus, ainsi que je vous l'ai déjà dit, les occasions ne me manqueront pas au cours de cette causerie d'en évoquer quelques-unes, pour vous faire constater combien les coutumes actuelles, qui se rattachent au taureau, rappellent celles des temps antiques.

 

Mais, allez-vous me demander, le taureau camargue est-il resté sauvage ?

 

Sans doute, vous avez pu en douter, si au cours de vos pérégrinations, il vous a été donné d'apercevoir, ne serait-ce que de loin, les troupeaux noirs, paissant dans les prairies, le plus tranquillement du monde, et que les piétons approchent sans la moindre crainte.

 

Ainsi réunis, formant, le plus souvent, une masse compacte, ces animaux, qui détestent être séparés de leur grande famille, paraissent, en effet, des êtres tout-à-fait paisibles.

 

Or, quel signe détermine généralement l'animal domestique ? Celui-ci, principalement, qu'il reconnaît son maître, et s'attache à celui qui le soigne, lui donnant, parfois, des signes d'affection très manifestes.

 

Avec le taureau Camargue, rien de semblable !

 

Au cours de son élevage (mais retenez bien, qu' « élevage », avec lui, ne signifie pas domesticité) il est dirigé par des gardiens (disons, si vous le voulez bien, « gardians ») lesquels, à pied, et le plus souvent à cheval, s'occupent de l'amener dans tel pâturage, de préférence à tel autre, lui apportant le supplément de nourriture que le pré ne paraît pas suffisant à fournir ; le font entrer, la nuit, dans une sorte de réserve, dite : « le Bouvaou », etc. etc. Le gardian adore 'son bétail, et il accomplit son métier plutôt par passion, que par intérêt, car il est, d'ordinaire, mal rétribué. Le taureau Camargue, comme le ferait un animal domestique, lui rend-il un peu de cette affection ?

 

Ah ! que non certes ! Si l'un d'eux vient à être amené dans une arène, ou plus simplement dans un réduit isolé, l'animal toujours sur ses gardes, si son surveillant paraît, bondira sur lui, comme sur toute personne qui se présentera, et l'attaquera à coup de cornes. Je dis bien : « l'attaquera » ; car parmi les animaux sauvages, si le lion, le tigre et tant d'autres, commencent par fuir, à l'approche de l'homme, le taureau est le seul qui sans attendre d'être provoqué ou traqué, engage résolument le combat.

 

Le troupeau, que nous appellerons désormais la « manade », pour employer le terme usité en Languedoc, comme nous dirions « ganaderia » si nous étions en Espagne, obéit docilement à ses soigneurs, au moins pour ce qui regarde son bien être. Il pourrait, du reste, s'en passer facilement, car il a ses habitudes, et connaît parfaitement ses heures. Vient, par exemple, celle de boire. Un cours d'eau passe non loin de l'endroit où parque la manade. Un taureau se détache dans sa direction ; deux ou trois autres suivent, en apparence nonchalants. Ils n'ont pas parcouru cinquante mètres, que tout le troupeau s'est ébranlé dans la même direction. Parti sans la moindre surveillance, il revient de même façon.

 

De retour au pâturage, chaque taureau s'étend mollement sur l’herbe ; c'est l’heure de la « sieste ». Ils « chaument » disent les gardians. L'élevage de la manade n'est donc qu'un semi-élevage. Son propriétaire n'intervient que pour décider des endroits où elle devra être amenée, pour trouver une nourriture certaine et suffisante, sans toutefois empiéter sur les propriétés voisines, et pouvoir être la cause d'accidents, par sa sauvagerie naturelle.

 

Le temps me manque pour pouvoir vous donner ici, tous les détails de la vie du taureau dans les pâturages.

 

Deux cependant, méritent que j'attire sur eux votre attention.

 

Le premier est le « sevrage » des jeunes veaux, qu'on ne peut, trop longtemps, laisser s'allaiter à leur mère.

 

  

Les pâturages mis à la disposition des manades sont, en effet, généralement, des plus maigres. Ce ne sont point, comme dans le Nivernais ou le Charollais, des prairies aux herbages très nourissants. C'est la lande de sable, salée, marécageuse, où pousse le roseau, où croit la salicorne où, le long des ruisseaux (ou roubines) s'élèvent quelques très rares buissons d'olivier de bohème, ou de tamaris. En été, seulement, par suite d'un droit de dépaissance qui subsiste encore dans certaines communes, les taureaux, après l'enlèvement des récoltes premières, sont conduits dans les prés d'Aimargues, de Vauvert, ou du Cailar, où ils seront assurés de repas plus abondants. Pour donc, que le jeune bouvillon n'épuise pas trop rapidement une mère, qui, en hiver surtout, ne mange toujours pas à sa faim, et puisque, faute de locaux, on ne peut l'en séparer, il convient, tout au moins, de rendre sa nourriture à la mamelle impossible.

 

Pour cela, les gardians ont inventé un appareil, à l'aspect fort primitif, en tout cas très ingénieux, qu'on appelle le « mourraou », et qu'on place sur le « mourre » ou museau du petit animal. La fête, au cours de laquelle on appliquera l'appareil, s'appellera « la muselade ».

 

Le « mourraou » est en bois très tendre, de forme plate, en demie-lune, perforé dans le milieu, en laissant deux bouts arrondis, lesquels viendront se loger dans chacune des narines du jeune veau.

 

Vous comprenez ce qui va se produire, si le bouvillon veut aller téter sa mère. Dès qu'il lèvera la tête, pour atteindre les mamelles, le « mourraou » s'abaissera, et obstruant la bouche, empêchera tout mouvement de succion. Si, au contraire, le veau baisse la tête pour manger à terre, le morceau de bois, basculant en avant, lui permettra de brouter.

 

Le « mourraou », peu de temps après, l'animal ayant grandi, tombe lui-même des narines ; ou bien les gardians l'en retirent au cours de la seconde opération, à laquelle j'ai promis de vous intéresser, et qui s'appelle « la ferrade ». Elle est à noter tout particulièrement à cause des réjouissances auxquelles elle donne lieu, et, surtout, parce qu'elle est l'acte officiel par lequel on incorpore les jeunes taureaux dans leur « manade ».

 

 

Quand un propriétaire est prêt à donner sa « ferrade », il y convoque ses amis, une foule d'autres invités, et des gardians de manades voisines, sur lesquels il compte, pour prêter main-forte. Ceux-ci, et les gardians-amateurs, appelés avec eux, se rendent sur le terrain choisi, amenant en croupe, sur leurs petits chevaux camargues blancs, de gracieuses provençales, fières, ce jour-là, de revêtir le costume arlésien, au joli châle, à l'exquise chapelle, et peut-être aussi d'enserrer dans leurs bras, celui qui bientôt deviendra leur mari. Après avoir déposé leurs jouvencelles au pied des charrettes, qui serviront d'estrades à la foule pour .suivre et admirer le spectacle qui va se dérouler, tous les cavaliers se rendent auprès de la manade, où le propriétaire et ses gardians les attendent. Tous, une fois réunis, ils se rangent en ligne, et au galop des chevaux fringants, le trident élevé à bout de bras, ils viennent saluer la masse des curieux qui les acclame, quand ils s'arrêtent brusquement, en avant de la ligne des véhicules. Puis les cavaliers reviennent auprès du troupeau. Avec adresse, ils en écartent, un à un, les jeunes bouvillons qui leur sont désignés comme devant être marqués avec le fer spécial de la manade, d’où le nom de « ferrade ».

 

Dès le taurillon hors du troupeau, tous les gardians s'élancent à sa poursuite, le dirigeant à l'aide du trident, mais cependant sans brutalité, vers les piétons, qui se tiennent sur la lande, en arrière d'une ligne tracée par le soc d'une charrue.

 

C'est une démarcation que les cavaliers ne devront jamais dépasser. A peine le petit taureau est-il arrivé à cette limite, que des jeunes gens, robustes et courageux, se précipitent au devant de lui, le saisissent au passage par une corne, et, s'en rendant maîtres, tentent de le renverser. Ce n'est là qu'un jeu pour certains, dont les muscles sont particulièrement solides. D'autres sont plus lents à mater l'animal, et la lutte entre l'homme et la bête ne manque pas de susciter vociférations, railleries, ou applaudissements frénétiques.

 

 

Par les vues qui viennent de défiler à l'écran, vous avez pu juger de la série de mouvements émis par les divers acteurs au cours de la ferrade.

 

Puisque nous nous sommes promis de les comparer à ceux des temps antiques, examinons, deux monnaies de Larissa ou Larissaia. Sur la face de l’une d'elles, Thessalos est à cheval, lancé au grand galop. Au revers, le taureau, poursuivi, détale à toutes jambes !...

 

La numismatique ne nous représente t’elle pas, très fidèlement, un de nos intrépides gardians actuels, et l'un de nos taureaux camargues ?

 

Et, sur la seconde monnaie, que pensez-vous de la façon dont Thessalos essaie de renverser le taureau qu'il vient de saisir ? Nos hardis amateurs n'ont-ils aujourd'hui, très exactement, le même geste ?

 

Le bouvillon, une fois renversé, est maintenu à terre, jusqu'à ce qu'on apporte le fer, chauffé au rouge, dans un feu de charbon de bois, allume entre deux pierres, ou plus commodément encore, sur un réchaud apporté tout exprès. Avec ce fer, aux initiales du propriétaire, ou représentant un attribut quelconque adopté comme indice spécial du troupeau, on marquera l'animal sur la cuisse droite. Puis, pour encore mieux le distinguer de congénères voisins, avec lesquels il risque de se mélanger, et d'être confondu, on lui incise, une, ou parfois les deux oreilles, en donnant à celles-ci une forme qui, de très loin sera facile à reconnaître. Cette entaille spéciale s'appelle en languedocien « l’escoussuro ».

 

 

Des ferrades sont données parfois au public, et également en pleine campagne, par des entrepreneurs de spectacle. Elles se passent à peu près de même façon avec cette seule différence, qu'au lieu de jeunes bouvillons, on y emploie de vieux et forts taureaux qui pourront résister plus aisément aux attaques de la foule. Vu l'âge, la vigueur et la ruse des animaux poursuivis, il n'est pas rare, hélas, que, dans ces exhibitions payantes, on n'ait à déplorer des accidents fort graves.

 

Venons-en maintenant, au «jeu du taureau» ou à la course proprement dite ; et voyons comment elle se déroule, dans nos plus petites cités, à l'occasion des fêtes votives, auxquelles, sans doute, nous devons la conservation de nos vieilles coutumes. La réjouissance publique est une pièce en trois actes, si je puis m'exprimer ainsi, et qui comprend :

 

1° l'amenée des taureaux ou « abrivado » ;

2° la course ;

3° le lâcher des animaux ou « la bandisso ».

 

Etudions-les, un à un.

 

Dès six heures du matin, du village intéressé, jusque aux pâturages, où se trouve la manade qui doit fournir le bétail destiné à la course, c'est un défilé très original de véhicules les plus divers, qui se rendent, à l'endroit même ou doit se faire le choix ou « triage » des six encornés avec lesquels les « raseteurs » devront se mesurer durant l'après-midi.

 

En attendant les gardians de métier et les cavaliers du village, ou des villages voisins, qui viennent les aider dans l'opération de l’« abrivado », les citadins et leur famille déjeunent sur l’herbe, et des danses, au son du hautbois, s'improvisent.

 

Puis, à un signal donné, les gardians se mettent en selle ; tous les spectateurs, par précaution, remontent sur leurs véhicules ; et le triage de la course commence. Les cavaliers pénètrent dans le troupeau. Rassurez-vous ! Si l'on vous a souvent parlé du danger que courent, en Espagne, les « vaqueros » en pleine campagne, ou les « picadors » dans les arènes, nos petits chevaux blancs, et par contre-coup ceux qui les montent, n'ont rien, ou presque rien à redouter du taureau Camargue, car côte à côte, ils vivent la même vie sauvage, et sont habitués à être mélangés dans les pâturages. Une entente tacite semble s'être établie entre ces disgraciés de la nature, qui ne songent même pas à se disputer la maigre pitance mise à leur disposition.

 

Les gardians s'emploient, tout d'abord, à séparer de ses congénères l'un des vieux taureaux, facile à distinguer par la sonnaille qu'il porte au cou, et à le pousser vers un point très rapproché, sur lequel il restera maintenu sous la surveillance d'un cavalier qui l'empêchera de retourner à sa manade.

 

Ceci fait, les cavaliers, sur l'indication que leur donne le propriétaire, ou le gardian chef, entraînent hors du troupeau, d'abord un premier taureau qu'ils essaient de conduire vers l’ancêtre, bien calme près de là. Dès que le jeune aperçoit son aîné, il cesse de tenter de se soustraire à la poursuite des cavaliers, et se dirige docilement vers lui.

 

C'est que, chez la gent taurine, le respect des jeunes pour les vieux est un fait des plus marquant, et tellement indéniable, que l'homme, dès longtemps, avec son sens de l'observation, a dû le mettre à profit. C'est le cas dans l’ « abrivado ».

 

Un deuxième, un troisième, et jusqu'à six taureaux sont, de la même manière, extraits du troupeau, et leur poursuite a amusé la foule venue pour jouir d'un spectacle toujours attrayant pour elle.

 

Le petit groupe de sept taureaux étant enfin constitué, les cavaliers l'encerclent pour l'amener vers le village où la course doit avoir lieu. Il est suivi par une longue file de voitures, dont les occupants veulent jouir, jusqu'à la dernière minute, des divers incidents qui pourront se produire au cours de la randonnée. Cavaliers et quadrupèdes auront, à travers champs, dès qu'ils s'écarteront des routes, à franchir des fossés ; plus loin, c'est peut-être un cours d'eau qu'ils devront traverser.

 

Mais allez-vous me demander, les chevaux traversent-ils un cours d'eau aussi aisément que le fait un taureau ?

 

Nage-t-il aussi bien ?

 

Est-il aussi adroit pour se tirer de la boue, car nos rivières, et notamment le Vistre, sont à fond très fangeux ?

 

Tout ce que franchit un taureau, le cheval, ou du moins le cheval Camargue est capable de le franchir aussi.

 

Et puisque, au cours de notre promenade dans les pâturages du Cailar, vous avez pu apercevoir la minuscule passerelle, que je projette à l'écran, reconnaissez que peu de chevaux, autres que le cheval Camargue, seraient capables de réussir l'exercice d'acrobatie que M. le Marquis de Baroncelli a fait à plus de cent reprises exécuter à un cheval qu'il appelait « Sultan » !

 

Ailleurs, tel taureau essaiera d'abandonner le groupe et de revenir au pâturage ; cependant les cavaliers l'auront vite ressaisi, ramené, et encerclé à nouveau. Le plus souvent, les encornés suivraient sans résistance le vieux« dountaïre », auquel ils ont coutume d'obéir aveuglément, et parviendraient sans encombre, au toril, si, dès l'entrée du village, des hommes et des jeunes gens ne s'étaient massés, résolus à tenter, par leurs gestes et leurs vociférations, de dissocier les cavaliers, d'avec les taureaux, dont ils ont pris charge. C'est que la fuite d'un de ceux-ci, et sa nouvelle poursuite par les gardians, est un régal pour les habitants qui ne se lassent pas d'avoir encore une occasion d'apprécier la ruse des uns, l'habileté des autres, sans se soucier des fatigues qu'ils ont pu endurer en cours de route.

 

Aussi, pour éviter que les piétons réussissent à faire échapper les taureaux, le groupe, en arrivant dans les villages, s'élance-t-il au grandissime galop, et défile t’il à toute allure dans les rues, ce qui justifie le terme d' « abrivado », que prend ce premier acte du jeu du taureau.

 

Mistral, dans son fameux dictionnaire, publié sous le titre de « Trésor dou Félibrige », traduit « abrivado » par « élan », « essor », « hâte ». Quand on fait signe à quelqu'un de se dépêcher, on lui crie en provençal : « Abriva ! », c'est-à-dire : hâte-toi ! accours !

 

Le rideau tombe sur l'entrée au toril du vieux taureau, qu'on appelle le « dountaire », ou le « Simbèu », et de ses six suivants.

 

« Dountaire » est le taureau qui « dompte » les autres, ou, si vous préférez, qui les dresse aux habitudes de la manade. « Simbèu » est traduit par Mistral, par « enseigne » « point de mire ».

 

Le Simbèu, est bien, en effet, l'enseigne, le point de mire, sur lequel ont coutume de se guider les jeunes du troupeau.

 

La numismatique, qui s'est tant inspirée du taureau, n'y a généralement représenté que l'animal en pleine force, les cornes dirigées en avant, dans l'attitude du combat.

 

Monsieur Bret, de l'Académie de Nîmes, a eu le bonheur, voici quelques années, de découvrir dans le lit de notre Cadereau, une monnaie, frappée, sans nul doute, par les Volsques Arécomiques, et imitée des pièces Massaliotes. L'animal, sur la monnaie de M. Bret, porte au cou une sonnaille.

 

Le graveur, certainement, avait dû voir un de nos « dountaire », et avait décidé de sortir de la formule usagée. La pièce, est, de ce fait, très précieuse. Elle est la seule connue de ce genre. Et nous voici, maintenant, au second acte, c'est-à-dire à la course, qui, dans chaque village, va se dérouler sur la place principale, si elle est assez spacieuse, ou sur un terrain préparé pour la circonstance. L'arène improvisée sera formée par des charrettes, des tréteaux, des tonneaux, dont la liaison continue sera assurée, et sur lesquels logeront les spectateurs. Au pied de ces estrades de fortune, se tiendront les hommes qui n'auront pu trouver de siège, et pour lesquels c'est un véritable amusement de grimper aux roues des véhicules ou sur les futailles, dès que le taureau fera mine de se diriger vers leur côté. Ils se seront donnés l'illusion d'êtres braves, quand l'animal était loin ; et se féliciteront de leur agilité s'ils sont jeunes, de leur souplesse conservée, s'ils sont vieux, dès que le danger leur apparaîtra. Quant au jeu du taureau, il se présente, immuablement sous la même forme.

 

L'animal sort du toril, porteur au milieu du front, d'une cocarde, que les gardians lui ont attachée aux cornes, pendant qu'il était serré contre ses congénères (opération fort délicate, et qui se fait à bout de manche du trident), dans ce réduit où, généralement, les pauvres bêtes étouffent de chaleur, et sont la proie des taons, des moustiques et des mouches. Il s'élance, aveuglé, un moment, par la lumière extérieure qui le surprend, mais, bien décidé à faire payer très cher ses heures de martyre dans l’infecte et minuscule prison, aux imprudents qui oseront l'affronter.

 

Les hommes, qui se livrent à cet exercice dangereux, sont connus sous le nom de «raseteurs». Ayant cité ou provoqué le taureau, ils passent en courant devant la brute qui s'est élancée sur eux, la « rasent » d'aussi près qu'ils peuvent, en l'obligeant, par un demi-cercle savant, à ralentir sa course. Le taureau, en effet, n'est pas assez souple, pour se détourner en plein élan. Profitant du court instant où la bête, inclinant le corps, lance son coup de télé pour l'atteindre avec ses cornes, le raseteur allonge le bras, et avec un crochet dont les dents sont très affilées, il essaie de couper la ficelle qui retient la cocarde, en emportant en même temps, celle-ci quand son coup est réussi.

 

Si le taureau est jugé d'une vitesse trop grande, pour permettre une attaque de face, l'homme surprend le taureau pendant que celui-ci lui tourne le dos. Entendant du bruit, l'animal Se retourne, et le raseteur profitant de cette contorsion gênante, je viens de le dire, pour la brute, étend son bras, et tente de saisir la cocarde.

 

 

Course de Taureaux Congeniès 1928

 

Dans les deux cas, le mouvement de bras est à peine accompli, que l'homme doit s'enfuir à toute vitesse. La bête, en effet, gênée, un moment, par l'inclinaison de son corps, a repris sa poursuite, et ne l'arrêtera que lorsque le raseteur, soit en s'enfilant prestement entre les interstices des futailles, soit en sautant sur les véhicules, au risque d'y bousculer les spectateurs, qui excusent tout, aura pu se mettre à l’abri des cornes meurtrières.

 

Quand un taureau n'est pas considéré comme assez combattit deux gardians se présentent, porteurs du trident, qui les a tant aidés pendant l'opération de l’abrivado. Serrés l'un contre l'autre, au point de paraître ne faire qu'un seul corps, ils profitent d'un moment d'inattention du taureau, pour s'approcher de lui. Frappant du pied, ils attirent l'animal, qui se précipite sur eux. Les deux hommes, rabaissent alors leur arme, reçoivent la brute à bout de trident, lui enfoncent les dents dans les narines, et, par un violent effort le rejettent de côté.

 

Sous l'effet de la douleur, le plus souvent, le taureau n'insiste pas, et s'enfuit. Mais il revient parfois à la charge et les hommes doivent subir un nouveau choc, ce qui n'est pas sans danger. Aussi le public acclame-t-il toujours les gardians quand ils se livrent à cet exercice, qui nécessite force et courage.

 

Ne pouvons-nous le comparer à celui qui, dans l'antiquité, consistait à attaquer l'animal avec un pieu à l'extrémité rendue très pointue ? Dans le combat que nous représente le bas-relief antique, le taureau pouvait trouver la mort, tandis que le trident, dont nous ignorons l'époque de création, sert surtout à guider le taureau, et vous venez de le voir, à l'exciter, sans l'endommager tellement.

 

Les raseteurs travaillent à leurs risques et périls, sans toucher le moindre salaire fixe. Des sommes sont simplement attribuées comme prime à l'enlèvement de la cocarde. Elles varient selon la férocité connue du taureau, et peuvent même augmenter au cours de son exhibition soit parce que sa combativité est vraiment remarquée de tous, soit pour exciter la convoitise des amateurs, que l'ardeur de la brute pourrait rebuter.

 

N'est-ce pas par la course à la cocarde, qu'ont débuté les jeux laïques, après les taurocathapsies religieuses ?

 

Je serais, pour ma part, tenté de le croire, en considérant cette superbe tête de taureau en argent, aux cornes d'or, portant au milieu du front, une cocarde également en or, et qui fut trouvée dans l'Acropole de Mycènes. Sans doute, avec les archéologues, je dois reconnaître que ce devait être, là, un emblème religieux. Mais il a pu être déposé dans le Temple comme « ex voto », et j'imagine assez volontiers un grand éleveur des temps antique, un Pouly, un Granon, un BaronceIIi, de l'époque, assez reconnaissant envers la divinité, qui lui a fait la grâce de doter sa manade d'un animal aussi fameux qu'un «Paré», un «Sanglier», ou un «Prouvenço», pour porter, au pied de sa statue, l'offrande d'un si précieux objet.

 

Le troisième acte, après ceux de l’abrivado et de la course, est «lou bandimen», ou en languedocien «la bandissa», c'est-à-dire le «lâcher des taureaux».

 

En fin de course, la porte du toril sera, le plus simplement du monde, ouverte, dès que deux gardians à cheval, seront entrés dans l'arène; et, s'étant placés aux deux côtés de l’écurie, se seront déclarés prêts à poursuivre le bétail auquel la liberté va être rendue. Cette chevauchée, d'ailleurs fort courte, derrière les encornés, n'a d'autre but que de forcer ceux-ci à prendre un élan aussi rapide que possible afin que le public, rangé sur son passage, n'essaie d'en saisir quelques uns par les cornes, pour s'en amuser encore. Ils les guideront, à toute allure, à travers les rues, jusqu'à la sortie du village; et là, les laisseront se débrouiller tout à leur aise.

 

Cependant, ces taureaux qu'on a pris tant de soin à encercler le matin, dans un groupe de cavaliers, pour les amener..., que vont-ils donc devenir une fois abandonnés à eux mêmes ?

 

Rassurez-vous sur leur sort ! Guidés par le «dountaïre», ils vont, au tout petit trot, bien tranquillement, maintenant que personne ne s'inquiète plus d'eux, retourner à la manade. Aucun animal, en effet, n'est doué de plus de flair et de mémoire que le taureau sauvage. Du moment qu'il a parcouru une route pour aller, on peut être certain qu'il la retrouvera pour revenir, et surtout, comme c'est le cas dans la «bandissa» si on a eu soin de le lancer sur le premier chemin à suivre.

 

J'aurais pu, chers auditeurs, si le temps suffisant nous avait été donné, vous initier à bien d'autres détails, qui sans doute vous auraient intéressés.

 

L'important était que vous puissiez vous faire une idée générale de cette coutume méridionale qui tient tant au cœur des gens de notre pays.

 

Le jeu du taureau, quand il devient un spectacle payant, s'agrémente d'une série d'exercices que ceux qui les exécutent aujourd'hui, s'imaginent avoir inventés.

 

Affronter, de pied ferme, la brute qui se précipite, et au moment où elle va donner son coup de corne fatal, l'attirer, par un balancement de corps, à droite, et la tromper en se rejetant brusquement sur la gauche, c'est l’«écart», pratiqué chez nous, mais surtout dans le pays « landais

 

Sauter l'animal à pieds joints, au moment où il fonce pour frapper et profiter de sa vitesse acquise pour s'esquiver, après être retombé derrière lui, est un exercice que nos amateurs exécutent couramment.

 

Attendre courageusement la brute, et pratiquer au-dessus d'elle le saut périlleux, en prenant avec les mains, un léger point d'appui sur son échine, voilà un autre jeu, avec lequel quelques toréadors modernes se taillent une certaine renommée.

 

Sans vouloir diminuer en rien leur mérite, permettez-moi, en terminant, de vous exposer que ces exercices étaient pratiqués déjà dans la plus haute antiquité.

 

Par le vase de stéatite d'Haghia-Triada, conservé au Musée de Candie, vous pouvez apprécier que les acrobaties les plus étonnantes, étaient, à l’époque égéenne, tentées avec le taureau.

 

Et, ce qui ne sera pas le moins étonnant, pour vous, mesdames et mesdemoiselles, c'est que vous ne pourrez nier, après la vue que je projette à l’écran, (une fresque du Palais de Tirynthe, en Argolide, fresque de l'époque égéenne), que même des jeunes filles prenaient, alors, part à ces jeux.

 

Je ne veux croire que les femmes « toréadors » comme nous en avons vu dans nos Arènes de Nîmes, existaient déjà; et je préfère, avec les archéologues, supposer que ces jeux, à cette époque encore étaient donnés à l'occasion de fêtes religieuses.

 

Si oui, quand vous entendrez vilipender, à son .sujet, nos populations méridionales, je vous demande de bien vouloir prendre leur défense.

 

Vous aurai-je chères auditrices, et chers auditeurs, prouvé que notre course provençale n'a rien d'aussi sanguinaire qu'on avait pu vous le conter ?

 

Aux beuveries des tavernes, aux lampées de boissons alcooliques, nos populations préfèrent, s'amusant à bon compte, sous un soleil de feu, s'intéresser à un spectacle, tout à fait d'agilité, d'adresse, de courage, et qui n'est vraiment dangereux que pour l'homme.

 

Le jeu du taureau Camargue mérite-t-il donc les foudres des Sociétés Protectrices des Animaux ?

Vous avez, mesdames et messieurs, jusqu'à notre session de l'année prochaine pour me répondre, ...et pour maudire celui qui, si longtemps, a retenu votre attention.

 

Permettez que je termine en vous remerciant de me l'avoir prêtée de façon si bienveillante.

 

Extrait de Ecole Antique de Nîmes, 9° session, 1928, Bouzanquet - P 75-97.

 

Une suite d'articles sur la Tauromachie
> Origine des Courses de Taureaux à Nîmes de 1804 à 1820
> Origine des corridas en Espagne, texte de 1854
> Début de la Tauromachie Espagnole en France, texte de 1854
> Première corrida à Nîmes en 1853
> Reprise des corridas dans les Arènes de Nîmes, les 10 et 14 mai 1863.
> Descriptif avec images de la tauromachie, article du milieu du XIXe siécle
> L'art tauromachique contemporain à Nîmes
> Les taureaux des Arènes
> Le taureau de Camargue
> Article Midi Libre du 29 janvier 2006
> Article Midi Libre du 28 mai 2006

 

>  Contact Webmaster