Les propriétaires de la Maison Carrée

Léon Ménard, 1758.

 

 

La Maison Carrée, superbe édifice changea de destination, et devint un hôtel de ville vers le onzième ou douzième siècle. D'abord on divisa l'intérieur en plusieurs pièces, et même en deux étages, on y forma des voûtes, on y construisit une cheminée qui fut adossée contre le mur du levant et un escalier à vis contre celui du couchant. De plus, pour éclairer ces nouveaux appartements, on y fit quelques fenêtres carrées. Les consuls ajoutèrent dans la suite quelque chose à cet ordre. Ils firent fermer le vestibule par une muraille qui allait d'une colonne à l'autre. Alors on ouvrit d'autres fenêtres, et l'on fit une cave de la voûte souterraine du vestibule. On abattit aussi le perron. Tous ces changements ne laissèrent pas d'ébranler l'édifice, de manière que ce monument ne fut jamais plus prochain de sa ruine.

 

Il passa depuis à un particulier, nommé Pierre Boys, qui donna en échange à la ville une vieille maison qu'il avait dans le quartier appelé l'île de la Colonne, et dont on fit un nouvel hôtel de ville. Ce particulier construisit une petite maison contre le mur méridional de la Maison Carrée, qui ôta la vue des colonnes de ce côté jusqu'aux volutes des chapiteaux, et il fit appuyer l'escalier contre ce mur, ce qui l'endommagea beaucoup.

 

J'ai rapporté ailleurs, le noble projet qu'avait formé la duchesse d'Uzès en 1576, de faire de la Maison Carrée un tombeau pour le duc son mari et pour elle, et d'y fonder deux hôpitaux.

 

Or, en vint même à des propositions d'achat avec les dames de Seynes et de Valeirargues, filles et héritières de Pierre Boys. Mais ce projet ne fut pas exécuté.

 

L'édifice parvint ensuite aux seigneurs de Saint-Chaptes de la famille de Brueïs. Sous ceux-ci, cette superbe maison eut un sort des plus ignobles. Elle servit longtemps d'écurie. Ce qui excita les regret: des savants et de toutes les personnes de goût, qui faisaient des voeux ardents pour voir reprendre à ce monument son premier lustre et sa première splendeur. Félix Brueïs de Saint-Chaptes le vendit, en 1670, aux augustins. Ce fut là l'occasion du rétablissement de cet édifice. Mais auparavant il essuya des risques dont il est à propos que je rende compte.

 

La Maison Carrée parut si superbe aux yeux de Jean-Baptiste Colbert, surintendant des bâtiments, que voulant embellir Versailles ou la ville de Paris de quelque magnifique morceau d'ancienne architecture, il forma le superbe et extraordinaire dessein de taire transporter celui-ci à Paris. En conséquence, ce célèbre ministre, qui a fait de si grandes choses pour l'avancement des arts et des sciences, et pour la perfection des ouvrages ordonnés par le feu roi, envoya d'habiles architectes à Nîmes, afin d'examiner si la chose était possible. On s'était proposé de numéroter chaque pièce, et de les arranger ensuite dans le même ordre.

 

Les architectes visitèrent l'édifice avec la plus grande exactitude, et ne laissèrent rien échapper dans l'examen qu'ils firent des moindres morceaux. Mais ils jugèrent l’exécution de ce dessein entièrement impossible, par le mauvais état où se trouvaient certains endroits. Ils crurent que le bâtiment étant une fois dérangé, il y aurait quantité de pierres qui ne pourraient plus être employées, soit par l'état de dégradation où elles étaient sur la place même, soit par le dommage qu'elles ne pouvaient manquer de souffrir dans le transport. De sorte que l'édifice demeura comme il était, et l'on se contenta de le réparer de la manière que je vais dire.

 

Les augustins qui en étaient devenus propriétaires par l’achat dont j’ai parlé, se proposaient d’en faire une église. Mais ils rencontrèrent de grandes difficultés de la part de l'intendant Bazin de Bezons, qui les obligèrent de recourir au conseil du roi. Ils y obtinrent un arrêt en 1672, qui leur permit d'y bâtir une église et leur monastère auprès, mais à condition de ne rien détruire de l'ancien édifice. Ils ne laissèrent pas d'essuyer encore de nouveau obstacles. Alors ils eurent recours à la munificence du roi, et en obtinrent, en 1673, un don spécial de l'édifice, afin de les mettre en état d'exécuter plus promptement la construction de leur église et de leur monastère. Ces religieux mirent alors la main à l’oeuvre. Ils firent de l'intérieur du bâtiment une église très régulière, bâtie de pierres de taille, et en forme de cul de four.

 


On y a pratiqué, quoique dans un espace très petit, des chapelles, une nef, un choeur et des tribunes, avec tout l'art et toute la délicatesse possibles. Le souterrain du portique fut destiné à servir de caveau pour y inhumer les particuliers. Les religieux s'en firent pratiquer un sous le sanctuaire. On passe de l'un à l'autre par l'ancien aqueduc, devenu depuis une petite galerie à l'usage de cette communication.

 

On ne négligea rien pour fortifier cet édifice, et pour en perpétuer la durée. Dans cette vue, on mit au haut du bâtiment, entre la voûte de l'église et la charpente du couvert, de longues et fortes barres de fer qui portent d'un mur à l'autre, eu long et en travers. On répara avec une extrême exactitude toutes les colonnes et l'extérieur de l'édifice. On recouvrit par un mur de pierre l'ancien soubassement qui régnait tout autour, et l'on fit un nouveau perron formé de dix marches.

 

L'intendant de Bâville, ce magistrat si distingué, prit à coeur le .rétablissement de ce superbe édifice, avec un zèle qui mérite les plus rands éloges. Il en dirigea toutes les réparations, et ne les perdit jamais de vue pendant tout le temps qu'il exerça l'intendance de Languedoc.

 

Ces réparations étant finies en 1689, on plaça sur la porte d'entrée une inscription latine, conçue en ces termes

 

LUDOVICUS MAGNUS

HANC ÆDEM, ARTE ET VETUSTATE CONSPICUAM

LABENTEM RESTITUIT

PROFANAM SACRIS ADDIXIT

CURA ET STUDIO

NICOLAI DE LAMOIGNON, PER OCCITANIAIM PRÆFECTI

ANNO DOMINI M. DC. LXXXIX.

 

On aurait cependant rétabli sans fruit la Maison Carrée, si l'on n'avait en même temps procuré le moyen d'en parcourir sans peine toutes les beautés. Ce fut à quoi l'on travailla en 1601. On abattit toutes les maisons qui étaient contiguës à l'édifice, et qui le masquaient entièrement. De manière qu'on l'a, par ce moyen, rendu isolé dans les quatre faces. On s'aperçut depuis que les eaux pluviales pouvaient à la longue endommager les murs de cet édifice et en causer l'entier dépérissement. Dans la vue de remédier ce danger on fit, en 1714 couvrir de plomb toute la corniche de l entablement.

 

Telles furent les voies par lesquelles ou parvint à rendre à ce superbe édifice son premier éclat et sa première splendeur. Il ne cesse depuis de faire l'admiration des curieux et des artistes, qui le regardent tous comme un chef d'oeuvre de sculpture et un monument inimitable. Rien n'approche surtout de la beauté et de la délicatesse de ses chapiteaux corinthiens et de leurs fouillages. Aussi en a-t-on vu prendre inutilement des modèles en plâtre pour les rapporter ailleurs, jamais on n'a pu parvenir à en faire d'aussi parfaits que ceux-là. Les plus habiles architectes et sculpteurs de Paris et de Rome qui les sont venus admirer, ont assuré que la sculpture de ces parties n'avait été poussée ni recherchée en aucun endroit du monde avec un si grand art. Cette admiration est générale. Dirai-je qu'on a vu le cardinal Alberoni, à son passage à Nîmes en 1720, s'écrier, en voyant cette magnifique maison, qu'elle méritait d'être conservée avec un étui ou une enveloppe d'or.

 

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