LA MAISON CARRÉE. Par Léon Ménard
enluminure de Ferdinand Pertus
Histoire des Antiquités de la ville de Nîmes, édition 1758.
Ce superbe édifice, qu'on regarde avec raison comme un chef-d'oeuvre de sculpture par les magnifiques ornements dont il est enrichi, forme un carré long isolé, qui lui a fait donner le nom de Maison Carrée. Il a 12 toises de longueur en y comprenant le vestibule. L'intérieur ou l'aire proprement dite de l'édifice, n'a pas plus de 8 toises de longueur 6 de largeur et autant d'élévation. L'entrée regarde le septentrion, et le fond le midi. Les murs de cet édifice sont en parpaing, et construits de très belles pierres blanches de l'épaisseur d'environ 2 pieds, avec de petites cannelures en liaison. Il régnait tout autour un soubassement de pierres de taille, que le temps avait extrêmement endommagé, et auquel on en a substitué un autre.
Le bâtiment est orné au dehors de trente colonnes cannelées, et dont chacune à vingt quatre cannelures. Ces colonnes sont d'ordre corinthien, toutes traitées dans un même goût. Elles sont à plusieurs assises et formées de diverses pièces dont à peine on aperçoit les joints. Elles ont la base attique, composée de quelques astragales un peu extraordinaires, et qui en cela même pourrait passer, selon l'observation de Palladio, pour une base composite, quoiqu'elle ne convienne pas mal aux colonnes corinthiennes. Les moulures de ces bases sont travaillées avec tant de délicatesse, qu'il semble que le tourneur les ait faites. Les chapiteaux sont taillés à feules d'olivier d'une grâce et d'une beauté inimitables. Ces feuilles sortent beaucoup et sont d'un travail très recherché. La rose qui est au milieu de chaque face du chapiteau, occupe toute la hauteur et de l'abaque et de l'orlet de la campane.
Quoique les chapiteaux aient des feuilles d'olivier, les modillons n'en ont pas de semblables: i's sont ici ornés de feuilles de chêne.
Palladio remarque comme une chose assez rare que sur la gueule droite, au lieu d'un orlet, il y a un ovicule en sculpture. Les colonnes sont placées à 4 pieds de distance l'une de l'autre, ou à deux diamètres d'une colonne, de manière que les entre colonnes sont selon la structure des styles.
J'ai pourtant observé qu'il y a 2 pieds de moins d'ouverture entre les deux colonnes qui sont aux deux extrémités de la façade. Partout ailleurs la distance est égale. Celles qui sont placées le long des murs sortent de la moitié de leur diamètre, et sont liées dans l'édifice aveu son architrave, sa frise et sa corniche. L'abaque est chargé d'ornements et de sculpture d'une agréable invention. Toutes les moulures le sont aussi. L'entablement fait la quatrième partie de la hauteur des colonnes.
L'architrave a trois grandes bandes. La frise est remplie de feuillages sculptés avec un art infini, et la corniche également enrichie d’une très belle sculpture. Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que contre l'usage constamment pratiqué dans tous les autres édifices qui nous restent de l’antiquité, les modillons sont ici places à rebours, c'est à dire que l'architecte a fait paraître par le devant la partie par laquelle ils doivent être attachés a la corniche.
Cette sorte d'irrégularité néanmoins ne laisse pas de faire un fort bel effet de manière qu’au jugement d’un des maître de la bonne architecture, ce qu’ils ont d’extraordinaire est néanmoins bien agréable à l’œil.
Voici le nombre de ces modillons, il y en à 30 le long de la base du fronton de la façade. 1 à l'angle qui en fait le sommet et 13 à chacun des côtés. Le fronton opposé en a 32 dans la base. 1 plus petit de la moitié que les autres, placé sous l'angle qui forme le sommet de cette base. 15 sur le côté occidental et 13 sur le côté qui lui est opposé. Le mur latéral de l'édifice, du côté du levant en a 54 et celui du couchant 62.
Au-devant de la façade du bâtiment règne un grand vestibule ou portique ouvert de trois côtés. Ce portique est soutenu par dix colonnes pareilles aux autres, mais isolées, qui entrent dans le nombre des trente, et dont six forment la face. Il va jusqu'à la quatrième colonne où commence le mur de l'édifice.
Le fronton qui est sur ce vestibule n'a point d'ornement au milieu. La frise et l'architrave n'en ont point non plus sur le devant. On y voit seulement plusieurs trous qui marquent que c'était là la place d'une inscription, dont les lettres n'étaient point sculptées, mais formées de lames de bronze. Ces lettres paraissent avoir eu plus d'un demi pouce de relief. Elles étaient postiches et fixées sur la pierre par des tenons ou crampons de métal et du même jet que les lettres, lesquels entraient en cognant, dans des trous garnis de plomb.
Cette inscription formait deux lignes, dont la première tenait toute la frise, et la seconde le milieu seul de l'architrave, dans les deux premières bandes ou faces qui, dans cet endroit, sont rabattues au même arasement que la frise. C'est ainsi qu'on le pratiquait dans l'antiquité, lorsque l'inscription ne pouvait pas toute tenir dans la frise, on en mettait une partie dans les faces de l'architrave. On voit, entre autres, cet usage pratiqué pour l'inscription qui était au portique du Panthéon, ainsi, que pour celle du temple de la Concorde, à Rome.
Au fond du vestibule se trouve la porte d'entrée qui est carrée et fort élevée. Elle a 1 toise de 4 pieds de largeur, et 3 toises 1 pieds de hauteur. Elle est accompagnée de deux beaux pilastres. On y voit au dessus de la corniche et au droit des pilastres deux longues pierres taillées en manière d'architrave qui sortent de chaque côté, percées a leur extrémité par un trou carré, large de 10 pouces 6 lignes en tout sens.
Palladio estime avec raison que ces pierres peuvent avoir servi à soutenir une porte qui s'ôtait et se remettait selon le besoin. Je croirais même qu'il pouvait y avoir une porte de bronze, semblable à celle du Capitole de Rome, qui était très facile à se mouvoir par l'adresse et l'art avec lequel elle était posée. En effet, les pierres taillées ici en architrave sont trop fortes pour n'avoir pas servi à quelques portes de métal. De plus, nous en avons découvert une autre indication par les dernières fouilles que MM. les consuls ont fait faire, à ma prière du souterrain de cet édifice. Nous y avons trouvé une ouverture en forme de créneau de 15 onces de hauteur, laquelle avait été pratiquée dans le parement du bas de l'ancien mur perpendiculairement au dessous du pied droit de la brande porte d'entrée du côté droit ; ce qui servait sans doute à l'usage du battant de métal, qui fermait la porte de ce côté. Il devait y avoir une semblable ouverture dans la partie parallèle de l'ancien mur, qui ne parait plus parce que cette partie a été refaite et qui était de même perpendiculaire au pied-droit, mais du côté gauche, pour diriger l'autre battant de la porte.
Le plan de cet édifice était élevé de près de 5 pieds au dessus du rez-de-chaussée. On y montait par un perron de douze marches, qui avaient chacune 1 pied de largeur. Ce perron régnait dans la longueur de la façade.
L'aire ou l'intérieur du bâtiment n'était point voûté au-dessous comme quelques uns l'avaient cru jusqu'ici. Il est d'abord certain et constaté par nos dernières excavations que tout le carré de cette aire ne porte que sur un seul et même massif de moellons, qui ont environ 3 pieds 6 pouces de hauteur ce qui en faisait une simple platée. Ce massif est recouvert de pierres plates de 15 onces de hauteur, posées en pointe sur un lit de mortier de 3 ou 4 pouces 'épaisseur. La fouille des terres en cette partie nous y fait découvrir un puits bâti par les Romains que personne n'avait encore connu. Ce puits a 6 pieds de diamètres au niveau du dessous du sol et diminue ensuite en forme de cul de chaudron. Sa profondeur est de 4 toises 3 pieds. 11 a 8 pieds de hauteur d'eau. Le mur du pourtour est proprement bâti en moellons piqués par assises réglées.
Quant au portique ou vestibule, le dessous en était entièrement voûté. Il a dans oeuvre 3 toises de largeur, sur 4 toises 5 pieds de longueur. La voûte en est bâtie de pierres menues, et les murs parementés de gros carreaux de pierres de taille faisant parpaing. Ce souterrain était éclairé par de petites ouvertures carrées taillées en abat-jour. Il avait son entrée du côté de l'orient.
Enfin vers le milieu du mur de la grande porte commençait une espèce de galerie ou d'allée souterraine de 2 pieds de largeur et de 3 de hauteur, laquelle fendait, en contournant, la platée ou le massif dans toute la longueur de l'aire de l’édifice. Les uns (Rulman) se sont imaginés que cette galerie allait répondre à quelques voûtes souterraines de l'amphithéâtre, et les autres (Jod. Sincerus) quelle aboutissait à la ville d'Arles par un chemin souterrain. Disons plutôt que c'était là une branche des grands aqueducs qui serpentaient dans la ville et qui portaient dans les fossés ou danse Vistre les immondices et les eaux pluviales. Cette branche servait pour les eaux de la Maison Carrée.
Palladio place cinq statues sur le dehors de cet édifice, savoir une au milieu du fronton de la façade, deux aux extrémités, et les deux autres au pied des deux angles du portique. Je sais qu'en cela l'on n'aurait fait que suivre l'usage qu'avaient les anciens d'enrichir de statues les façades des édifices publics et surtout des temples. Mais aucun écrivain, non pas même Poldo-d’Albenas, quoique contemporain de Palladio, n'a parlé de cet ornement, qui méritait pourtant de n'être pas omis. Je crois donc que ce n'est là qu'une belle idée imaginée par cet auteur. En effet, selon la remarque (Spon) d'un célèbre antiquaire, il n'y a point ici de ces sortes de piédestaux, appelés acrotères, qu'on plaçait au-dessus du fronton, dans le milieu et dans les côtés, pour soutenir les statues dont on enrichissait quelquefois le tympan de la façade des temples,
Le bâtiment était simplement couvert de charpente et de dalles au-dessus en dos d'âne. Quelques-uns ont douté, mais sans fondement, s’il n’avait pas été voûté par le haut. On n'a qu’à en examiner les murs, pour se convaincre du contraire. Il n'y parait pas le moindre vestige de naissance de voûte, tout y est uni et poli. De plus, si les Romains eussent voulut voûter l'édifice par le haut, ils auraient redoublé l'épaisseur de ses murs. D'ailleurs, on a vu, avant les dernières réparations faites à ce bâtiment, un gros trou carré sous le frontispice du vestibule, et un autre sur le mur de façade, dont l'usage était de retenir les poutres qui traversaient l'édifice dans sa longueur jusqu'au mur du midi. C'était sur ces poutres que portait toute la charpente du couvert.
L'intérieur de l'édifice prenait jour vraisemblablement par quelques lucarnes pratiquées dans cette charpente supérieure, en forme de descente de cave. Peut-être néanmoins que la porte d'entrée donnait assez de jour pour se passer de ces lucarnes. Sa largeur et son élévation peuvent le taire présumer. Il ne faut pas croire du moins que ce vaisseau fût éclairé par les petites fenêtres carrées qu'on voit aujourd'hui en quelques endroits des murs. La seule inspection prouve que ces fenêtres ont été faite après coup.
Quelque parfaite que soit en général l'architecture de ce beau bâtiment où tout est travaillé avec la dernière propreté, il ne faut pas se persuader néanmoins qu'elle suit sans défauts. Un examen sérieux et une attention réfléchie m'y en ont fait apercevoir plusieurs :
1 - On a vu, par ce que j'ai dit des modillons, que le nombre n'en est pas égal dans les côtés du fronton de derrière, non plus que dans les muraille; latérales de l'édifice, ce qui fait qu'ils y sont beaucoup plus pressés en une partie que dans l'autre.
2 - À l'exception des quatre colonnes des angles, les modillons ne répondent pas au milieu du chapiteau ce qui est contre les règles de la bonne architecture attestée par Vitruve.
3 - Les denticules et les oves ne répondent pas non plus au milieu des colonnes, comme elles devraient le faire selon les règles.
4 - La Corniche de l'entablement était terminée par une cymaise qui n'existe plus, ce qui est contraire aux règles de l'ordre corinthien qui défend de terminer ainsi les corniches.
5 - A la hauteur du tiers des colonnes, il régnait une imposte d'environ 6 pouces de saillie tout le long des murs de l'édifie. Cette imposte portait sa saillie coutre les colonnes, ce qui était bizarre et inusité et rétrécissait la colonne eu cet endroit, à cause de l'avancement que faisait la moulure. On a abattu cette imposte et l'on a fort bien fait. Les vestiges en sont encore visibles.
On a employé dans cet édifice différentes sortes de pierres. Celles des gros murs ont été tires d'une carrière qui est à Sernhac, village éloigné de quatre lieues de Nîmes, du côté du Gardon. Les pierres des bases des colonnes sont des mêmes carrières que celles de l'Amphithéâtre. Enfin les colonnes et les pierres de l'entablement ont été prises d'une autre carrière, qui est à trois lieues de Nîmes, au-delà du village de Fons outre Gardon, dans un bois de la terre de Fontanès, appelé Lens.
Les sentiments ne sont pas unanimes sur la destination primitive de la Maison Carrée. Poldo d’AIbenas en tait un capitole, parce qu’il trouve d'anciens titres où l'ancienne église de Saint-Etienne, contiguë à ce bâtiment, est appelée ecclesia S. Stephani de capitolio, et en langue vulgaire Saint-Etienne de Capduel. II n'en fait pas néanmoins un capitole proprement dit, et tel qu’on pourrait l'entendre de celui de Rome, mais une maison consulaire ou hôtel de ville, destinée par les Romains à servir de lieu d'assemblée aux administrateurs publics pour y délibérer sur les affaires de la communauté, et non point sur celles des particuliers. Il s'autorise d'une tradition immémoriale, qu'il dit avoir apprise de ses pères, laquelle portait que cet édifice était encore la maison des consuls, trois ou quatre cents ans avant le siècle où il vivait. Ce sentiment ne peut se soutenir.
Connaît-on dans l'ancienne Rome une sorte de capitole tel que l'imagine AIbenas ? On sait bien que le terrain qui portait ce nom renfermait des temples et plusieurs édifices de différente nature, mais aucun dont l'usage fut consacré à l'administration des affaires publiques. Si la Maison Carrée a porté le non de capitole, c'est dans des temps l'ignorance, où l'on connaissait peu la bonne antiquité, et où l'on croyait pouvoir appeler de ce nom un édifice qu'on destinait pour les consuls. Il suffit d'observer que cette destination se fit vers le douzième siècle, pour se persuader de l'extrême ignorance du temps.
Deiron a prétendu que ce bâtiment fut fait pour y administrer la justice. Il se fonde sur sa ressemblance avec un pareil édifice construit à Vienne en Dauphiné, quoique de moindre grandeur. Comme celui-ci porte dans les anciens titres du pays le nom de prétoire, et qu'on croit qu'il était destiné pour l'usage des prêteurs clans l'administration de la justice, Deiron en conclut que la Maison Carrée de Nîmes a du servir aux mêmes fonctions, quoique sous un nom différent, qui était celui de capitole. Sur cela, je réponds, que pour donner de la force à cette similitude, il faudrait prouver ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire, d'un côté que le bâtiment de Vienne ait véritablement été un prétoire, et construit dans la forme de ces sortes d'édifices, et de l'autre, qu'on ait indifféremment donné le nom de capitole et celui de prétoire à ces sortes d'édifices, deux points également insoutenables.
Ce serait être bien peu familiarisé avec les anciens monuments, que de ne pas reconnaître dans la Maison Carrée de Nîmes la forme et la structure d'un vrai temple. Cet édifice en a partout les marques et les caractères les plus distinctifs. Il est de figure carrée, et orné d'un portique ouvert, ainsi que l'étaient la plupart des petits temples, et que le sont encore à Athènes ceux de Minerve et de Thésée. De plus, le fronton de la façade de la Maison Carrée est élevé par le milieu en orme de pyramide obtuse, conformément à l'usage des Romains, qui ornaient de cette manière l'élévation de leurs temples, afin de les distinguer des palais et des maisons des particuliers, qui étaient couverte en plateforme. Les colonnes enfin sont placées ici à moitié diamètre en dehors du mur, ainsi qu'on le pratiquait dans les temples.
Inscription du fronton, recherches de Ménard et Séguier
La consécration de ce superbe édifice a été jusqu'ici entièrement ignorée. L'opinion la plus générale était celle qui la faisait rapporter à Plotine. Il n'y aurait point eu d'incertitude là-dessus, si l'inscription anciennement placée sur le frontispice du vestibule avait existé. Malheureusement toutes les lettres de métal qui la formaient avaient depuis longtemps disparu, et il n'en restait plus que les trous dans lesquels étaient scellés en plomb, ainsi que je l'ai dit plus haut, les crampons qui servaient à les y retenir.
Je m'étais cependant toujours persuadé qu'on pouvait parvenir à démêler les traces de ces lettres et à les rétablir à la faveur de ces trous.
Je connaissais plusieurs exemples de pareilles découvertes. Je savais, entre autres, que le célèbre M. de Peiresc avait autrefois déchiffré d'un côté, le nom de Dioscoride, graveur d'Auguste, imprimé en grec sur une améthyste qui représentait l’effigie de Solon, et de l'autre, une inscription latine qui se rapportait à Jupiter, placée sur un ancien temple à Assise, et cela par le seul secours des trous qu'avaient faits les lettres, et par le rapport des traces de ces lettres avec les lettres mêmes. Je m'étais donc toujours proposé d'essayer la même découverte pour l'inscription de la Maison Carrée, et de prendre une empreinte fidèle des trous qui restaient, en les calquant sur des feuilles de papier. Mais des occupations multipliées m'avaient fait différer cette opération. J'étais même parti de Nîmes avec le regret de n'avoir pu l'exécuter, sans néanmoins la perdre de vue.
On me manda, depuis mon absence, que M. le chevalier Lorenzi, littérateur estimable et très instruit, qui se trouvait à Nîmes avec le régiment Italien où il servait, avait eu la même idée, qu'il avait pris un dessin de ces trous, du pied de l'édifice, à la faveur d'une chambre obscure ou lunette d'Angleterre, et l'on me communiqua le dessin qu'il en avait fait. Mais il n'était pas possible d'en tirer aucunes lumières, parce que les trous s'y trouvaient trop multipliés, ceux que le temps et la dégradation des pierres avaient causés y étant confondus avec ceux que la main de l'ouvrier y avait faits. Ce qui me confirme dans l'idée où j'étais qu'on n'en viendrait à bout qu'en contre-tirant exactement ces derniers trous.
Résolu enfin de consommer cette importante tentative, je priai MM. les consuls de Nîmes de vouloir bien la faciliter, en donnant leurs ordres pour la construction d'un échafaudage, absolument nécessaire pour prendre l'empreinte des trous et les contre-tirer avec soin. Je leur marquais en même temps la manière dont il tallait qu'on prit ces empreintes. D'un autre côté, M. Séguier, alors de retour d'Italie où il a passé un grand nombre d'années, si propre par son savoir à conduire une pareille tentative, s'offrit en bon patriote de faire lui-même cette empreinte, bien qu'il n'en eût pas une grande espérance. Pour me convaincre même du peu de succès qu'on devait en attendre, il m'envoya dans l'intervalle un dessin de tous ces trous qu'il avait fait autrefois et avant son départ pour l'Italie, étant seulement placé au bas de l'édifice, avec une lunette d'approche dessin dans lequel il n'avait jamais lui-même rien trouvé de satisfaisant. II est vrai que je n'en fus pas plus éclairé. J'y trouvai même une si grande différence avec celui de M. Lorenzi que je fus de plus en plus convaincu de la nécessité qu'il y avait de prendre une copie figurée et sur la place même.
Je redoublai donc mes prières auprès de MM. les consuls pour la construction de l’échafaudage, ce qui a été enfin exécuté au milieu du mois d'août de cette année 1758. L'empreinte a été prise et les trous contre-tirés par M. Séguier avec le plus grand succès sur des feuilles de papier de la même hauteur que la pierre. Quelle fut sa surprise, lui qui avait été jusque-là si prévenu contre la réussite de cette opération, lorsque après avoir rassemblé toutes ces feuilles, il commença d'y voir clairement des lettres très distinctes et très bien formées. Le dernier mot de la seconde ligne fut celui qui le frappa d'abord, et qui se présenta le plus distinctement. Après avoir tracé les jambages des lettres qui le composaient sur les trous qui le représentaient, il vit qu'ils y répondaient exactement. Cette première découverte le conduisit et le guida bien vite. De sorte que, par une pareil mécanisme, à l'égard de toutes les autres lettres, dont quelques-unes même ont resté tracées en entier par la forte impression qu'a fait le métal sur la pierre, il découvrit sans peine le reste de l'inscription.
Aussitôt que M. Séguier eut fait ces opérations, rangé et numéroté toutes les feuilles originales qui contenaient l'image et l'empreinte de tous les trous, sur lesquels il avait ponctué les lettres, il prit la peine de m'envoyer le tout. Dès que j'eus reçu le paquet, je le communiquai à l'académie des inscriptions et belles lettres, dans la séance du mardi 5 de septembre de la même année. Cette savante compagnie vit avec la plus grande satisfaction une si importante découverte. Chacun examina avec soin toutes les feuilles, et l'unanimité fut entière pour en approuver le mécanisme et pour reconnaître que l'inscription qui reparaissait à nos yeux était la véritable. On voulut néanmoins y joindre un examen plus particulier, et l'on nomma pour cela des commissaires, qui furent MM. Belly, Barthélemy et le Beau, auxquels on me fit l'honneur de me joindre. Nous nous rassemblâmes tous quatre en conséquence. Nous revîmes de nouveau toutes ces feuilles sur lesquelles avaient été calqués tes trous de la frise et de l'architrave, et le résultat de ce nouvel examen a été conforme à celui de l'examen qu'en avait fait l'académie en corps. Nous y avons unanimement reconnu la justesse du procédé et du mécanisme des opérations et nous y avons très distinctement lu l'inscription suivante :
C. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. L. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. DESIGNATO
PRINCIPIBVS. IVVENTVTIS
Venons maintenant au fond de l’inscription, et développons l’histoire de la dédicace de ce superbe temple, en l'éclaircissant par quelques notions sur la vie des deux princes auxquels elle se rapporte. On sait que C. et L. Julius César, dont il s'agit ici, étaient fils de M. Vipsanius Agrippa et de Livie, fille d’Auguste et de Scribonia. Le premier de ces deux princes naquit l'an de Rome 734, sans que nous sachions le jour, et le second le 3 de mai de l'an 737. L'empereur Auguste, voulant leur assurer, de bonne heure l'empire, les adopta tous deux l'année même de la naissance de Lucius.
Cependant Caius Julius César avait a peine atteint sa quatorzième année, qu'il fut désigné consul, c'était l'an de Rome 748, mais pour n'entrer que cinq ans après dans le consulat. Ces cinq années ne devaient commencer que du jour qu`il aurait quitté la robe prétexte pour prendre la robe virile, cérémonie qui fut faite le premier de janvier de l'an 719. Outre cela, l'année même qu'il avait été désigné consul, il fut déclaré prince de la jeunesse, titre brillant qui fut imaginé pour décorer les successeurs à l'empire, les enfants des César, et qui les mettait à la tété de la jeune noblesse, c'est-à-dire de l'ordre des chevaliers, auquel on donnait le nom de jeunesse, parce que ceux qui le composaient y demeuraient jusqu'à l'âge de vingt-huit ans pour passer de là aux grandes magistratures. Caius César fût le premier à qui on donna ce glorieux titre.
Lucius César ne tarda pas à recevoir le même honneur. Auguste lui ayant donné la robe virile le fit déclarer prince de la jeunesse, et en même temps préfet des tribuns. II le désigna aussi consul, avec la même condition qu'on avait prescrite pour son frère, qui était de n'entrer en charge que cinq ans après. Cette accumulation de titres se fit le même jour, l'an de Rome 752 que Lucius était entré dans la quinzième année de son âge.
Caius César, son frère, fut envoyé la même année en Orient, et il y fit la guerre avec succès. Durant le cours de ses expéditions, et pendant qu'il était en Syrie, il parvint au terme des cinq ans qui s'étaient écoulés depuis sa désignation au consulat, c'est-à-dire à l'an de Rome 754, et devint consul en titre avec L. Emilius Paulus.
Ce fut donc cette dernière année-là, qui est la première de l'ère vulgaire, que les habitants de Nîmes érigèrent le temple, appelé Maison Carrée en l’honneur de ces deux princes. L'indication du consulat effectif de Caius, et celle du consulat désigné de Lucius, le démontrent avec la plus grande évidence. De plus, le titre de prince de la jeunesse que l'inscription leur donne collectivement se rapporte aussi très bien avec la vérité de l'histoire, telle que je viens de la développer. Ce temple néanmoins ne doit pas nous présenter l'idée d'un culte divin. On n'en rendit jamais à ces deux princes. C'était seulement un temple honorifique, consacré à leur gloire et où furent sans doute placées leurs statues, auxquelles on rendait des hommages particuliers, sans aucun mélange toutefois de culte religieux et sacré. Tel fut, entre autres, celui d'Antonin le Pieux et de Faustine, qui leur fut consacré pendant leur vie.
Les hommages des habitants de Nîmes avaient sans doute pour principal motif le désir de plaire à l'empereur Auguste, dont tout l'empire connaissait la tendre affection pour ses deux enfants adoptifs. Après lui avoir personnellement rendu le tribut d'un culte divin, et frappé une médaille en reconnaissance de la fondation de leur colonie, ils ne crurent pas pouvoir mieux !e flatter que de consacrer cet édifice public à deux princes qui formaient sa famille et toute son espérance.
Ce n'est pas tout, j'estime qu'à ce motif il s'en joignit un autre plus particulier et plus direct pour Caius et Lucius César. Je crois que la colonie de Nîmes les avait pris pour ses patrons. Des honneurs si distingués en fournissent une forte présomption. On sait que la plupart des colonies de l'empire se choisissaient à Rome des patrons puissants pour qu'ils fussent en état de les protéger dans les occurrences. Celle de Nîmes, presque naissante, avait besoin de crédit et d'appui pour son affermissement. Pouvait-elle prendre des protecteurs plus relevés et plus capables de la soutenir que les deux successeurs à l'empire. Les habitants de Pise en avaient fait autant et donnèrent toujours à ces deux princes le titre de patrons de leur colonie.
Nîmes toutefois ne jouit pas longtemps de ses nouveaux protecteurs. Lucius mourut presque subitement à Marseille le 19 de septembre de l'an de Rome 753. Caius étant tombé malade à Lymire, ville de la Lycie, contrée de l'Asie, y mourut le 21 de février de l'an 757 qui était la quatrième année de l'ère vulgaire. La consternation fut générale dans l'empire. La ville de Pise, entre autres, leur érigea des cénotaphes superbes. Un semblable monument leur fut aussi consacré par les Ubiens sur les confins du territoire de ces peuples, aujourd'hui occupé par ceux de Cologne et de Juillers. Ne doutons pas que la ville de Nîmes n'ait, de son côté, donné des témoignages publics de la douleur que dut lui causer la perte de ses lieux protecteurs, et qu'elle ne leur ait alors décerné tous les honneurs qui se pratiquaient parmi les Romains. II faut croire aussi que le temple qu'elle leur avait érige, fut, après leur mort, le lieu où se renouvelèrent, toutes les années, les hommages publics qu'elle dut rendre à leur mémoire.
Il est surprenant qu'un édifice travaillé avec tant de délicatesse ait échappé aux différentes révolutions qui ont désolé ces contrées. On peut croire avec quelque fondement que sa magnificence et sa beauté frappèrent, dans tous les temps, les peuples même les plus barbares qui ravagèrent la ville, et que s'intéressant, d'une commune voix et par un sentiment unanime, à sa conservation, ils s'accordèrent et se réunirent tous pour en défendre la destruction, comme il fut autrefois ordonné au sac de Syracuse, d'épargner la vie du grand Archimède, et défende, à la prise de Thèbes, de toucher à la maison de Pindare.
Léon Ménard, 1758
Photo Georges Mathon, juillet 2011
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