LA
CLASSE OUVRIÈRE A NÎMES
le passé et le présent, par Félix de la Farelle Extrait des Mémoires de l'Académie de Nîmes, 1863 - pages 505 à 527. Je n'ai point à vous entretenir de la ville de Nîmes sous le rapport de ses monuments antiques, au point de vue archéologique et artistique. Ce serait sans contredit une étude du plus grand intérêt, mais elle ne rentre pas dans ma compétence ; d'autres voix plus autorisées que la mienne l'entreprendront, sans doute : quant à moi, la circonstance spéciale qui nous réunit me donne le sujet que j'ai à traiter. C'est de Nîmes considéré simplement au point de vue économique, de son passé industriel, et de ses destinées commerciales que j'ai à vous parler. Ce ne sera, certes, ni aussi agréable, ni peut-être aussi intéressant, mais j'espère que cela pourra être aussi utile ! Nîmes n'est point l'une de ces cités qui semblent prédestinées â devenir de grands centres industriels par leur situation ou par leur origine. Elle n'est pas, comme Marseille, colonie d'un peuple maritime et assise sur le rivage de la Méditerranée; elle n'est pas , comme Lyon, posée au confluent de deux grands fleuves ; ni comme Bordeaux, Nantes, Rouen, en communication directe avec l'Océan ; ni, comme Lille, située sur la frontière d'un peuple riche et industrieux, au milieu d'une fertile province. Bref, elle n'a ni cours d'eau important ni aucune autre circonstance géographique favorable. C'est donc un peu en dépit de la nature et de sa prédestination historique qu'elle est devenue la capitale industrielle du midi de la France, comme Marseille en est la capitale commerciale. Tout au plus peut-on dire que le génie de l'industrie lui a été inoculé par un fait accidentel, dont je dois vous dire quelques mots. L'introduction d'une colonie de marchands, ou plutôt (comme nous dirions aujourd'hui) de négociants Toscans et Lombards, eut lieu dans ses murs vers 1277. Ils étaient établis à Montpellier ; ils y éprouvèrent quelque difficulté avec l'autorité locale, à la suite de laquelle ils se transportèrent à Nîmes ; et des conventions furent passées pour recréer les conditions de cet établissement entre le roi Philippe-le-Hardi, d'une part, et Foulque Chacii, au nom de tous ces divers corps de marchands venus des villes d'Ast , de Lucques, de Gênes, de Rome , de Venise, de Plaisance, de Bologne, de Pistoie, d'Albe, de Florence, de Sienne et de Milan. Cette colonie, à quelques courtes interruptions prés, toujours occasionnées par des débats survenus entre elle et le pouvoir, soit local, soit général, fleurit à Nîmes pendant 160 ans environ. Elle y apporta non seulement l'esprit et le goût du commerce, mais encore ses habitudes ou formes les plus avancées ; une législation et une jurisprudence plus expéditives ; des juges spéciaux ; une loge ou bourse, lieu de réunion habituel ; un change et la pratique des lettres de change. Elle y jouissait, en somme, de grands privilèges. En 1441, et par suite de circonstances ignorées, la colonie italienne disparaît, et la loge qu'elle avait fait bâtir pour son usage est vendue ; mais, bien que le corps de commerçants étrangers ait quitté notre ville, il ne laisse pas que d'y rester quelques-uns de ses membres qui y fondent des établissements, s'y marient et en deviennent de vrais citoyens. Cette colonie, en se retirant, laissa donc dans nos murs l'instinct et les traditions du négoce. Pendant le cours du siècle suivant, de nombreux efforts furent tentés pour introduire et acclimater parmi nous l'industrie de la soie ; après bien des fluctuations, elle s'y établit et fleurit avec beaucoup d'éclat, dans le XVIIe siècle. Ce que l'on doit surtout remarquer et ce que je dois particulièrement signaler, c'est la tendance de la fabrique nîmoise, dès ses premières origines, à se soustraire à toutes les entraves de la réglementation. Tandis que Lyon et Tours fabriquent de riches étoffes et pourvoient au luxe de la cour et des grands, Nîmes, plus modeste, vise à la fourniture des classes intermédiaires. Elle marche en quelque sorte la suite de grandes manufactures ; elle en imite les somptueux produits, je pourrais presque dire qu'elle les contrefait et tâche de leur disputer le marché, soit intérieur, soit extérieur, par la modicité de ses prix. Elle connaît , elle apprécie tout cc que vaut la libre concurrence, à une époque où l'on paraissait l'ignorer partout. C'est ce que prouve un document bien précieux, que je crois devoir vous communiquer en son entier ; je veux parler d'une délibération de son conseil ordinaire, prise le lundi 20e jour d'octobre de l'année 1631, intitulée : « Des maîtrises que l'on veut introduire à Nîmes, pour tous les métiers ». « Teste propose que, depuis peu de temps, les tailleurs d'habits et tondeurs de drap ont introduit en cette ville certaines maîtrises, au moyen desquelles les habitants de tous les ordres auraient grand intérêt, telles maîtrises exhaussant (augmentant) de beaucoup la façon des habits et le prix des étoffes de laine ; joint que, cette ville n'étant pas jurée comme Toulouse et Montpellier, les meilleurs ouvriers restaient en icelle, par la facilité de gagner leur vie, au lieu que la maitrise, qui est en effet un monopole, leur en fermerait l'entrée ; outre que les pauvres ouvriers n'y peuvent parvenir ; et d'autant que la tolérance que l'on a apportée à la maîtrise des tailleurs et tondeurs, a fait prendre envie aux teinturiers et boulangers de faire de même, ayant iceux teinturiers et boulangers déjà fait nomination de certains syndics pour faire les poursuites. Pour remédier à ce mal, que suivraient indubitablement tous autres métiers, messieurs les consuls, par la bouche de M. Vestric, ont requis ce Conseil de délibérer quels moyens expédients il faut prendre. Le conseil, reconnaissant ce que lesdits sieurs consuls ont représenté est véritable, et désirant de tout leur pouvoir de laisser la liberté qu'y a maintenue et qu'y maintient le commerce jusqu'à présent, a conclu, par voie uniforme, qu'il sera formé opposition, en la cour de parlement et partout où besoin sera, contre les maîtrises introduites, et notamment pour celles que les teinturiers, boulangers et autres veulent introduire ; donnant pouvoir et usage, par la présente délibération, à messieurs les consuls d'obtenir au plus tôt les provisions nécessaires pour arrêter le mal en sa source ; le tout, sauf l'approbation du Conseil général extraordinaire ». Malheureusement, ces aspirations de notre classe industrielle vers la liberté et l'abolition du monopole étaient beaucoup trop avancées pour l'époque : la résistance du corps municipal nîmois au retour du privilège conserva bien la liberté d'industrie dans nos murs, pendant un demi-siècle environ ; mais le règne du grand roi, ce règne qui fit faire tant de progrès à la centralisation et à la réglementation en France , finit par triompher de tous les obstacles. En 1682, nous trouvons le système des communautés industrielles, c'est-à-dire des jurandes et maitrises, parfaitement établi à Nîmes ; ainsi , aux fêtes pompeuses qui y furent données à l'occasion de la naissance du duc de Bourgogne petit-fils de Louis XIV, les corps de métiers se montrent sous les armes avec des bannières, des officiers et des costumes propres a chacun d'eux. Les marchands drapiers, revêtus d'habits de drap ornés d'une grande quantité de points ; les marchands de soie, ainsi que leurs ouvriers et compagnons du même état, avec une bandoulière à laquelle est suspendue une gibecière en taffetas. Les teinturiers se distinguent par des justaucorps bleus, couverts de dentelles d'argent. Les tondeurs font porter devant eux un fauconneau sur son affût. Les épiciers jettent au peuple des dragées et des confitures. Toutes ces compagnies s'élèvent ensemble à plus de 4000 hommes. Comme on ne peut guère compter moins de trois ou quatre personnes par métier et que le nombre de ces métiers était en moyenne de plus de 6000, on voit que la population ouvrière s'élevait au moins à 18 ou 20000 âmes, sur 25 à 30000 habitants que comptait alors la ville de Nîmes. Ici, Messieurs, malgré toute ma bonne volonté de vous épargner les chiffres, je dois nécessairement vous en donner quelques-uns. Un grand écrivain de nos jours, qui fut aussi un grand orateur, nous l'a dit en termes formels : « La littérature économique n'est pas une littérature amusante ». Je serai, n'en doutez pas, aussi sobre de détails qu'il me sera possible. À la fin du XVIIIe siècle, la fabrique d'étoffes de soie occupait à Nîmes, 2 600 métiers ; celle des bas de soie, 4 000. (et elle en avait occupé jusqu'à 8 000) ; la fabrique de burats produisait, 10 000 pièces ; celle des rubans, 157 000 ; le commerce de la soierie indépendamment de la fabrication, donnait lieu à un mouvement d'affaires de, 2000 000 liv ; celui des bourrettes et filoselles, 350 000 ; la draperie, la toilerie et les dentelles, 5000 000 ; la droguerie, grains et graines, 2100 000 ; la tannerie, 440 000. En tout : 9890 000 liv. Telle était la situation de notre fabrique avant 1789. Cet état de choses a bien changé depuis : 1° Le tissage des étoffes de soie et toutes les opérations préparatoires qui le précèdent, comme le dévidage et le moulinage, ont presque disparu ; d'autres branches d'industrie sont venues les remplacer, savoir : celle des tapis, des étoffes pour meubles, des châles, des tartans, des foulards, la fabrique des lacets, cordonnets et soies à coudre, la ganterie filets, etc., etc. Voici, du reste, le résumé d'une statistique faite avec beaucoup de soin, et au moyen de visites opérées à domicile, en 1855, par ordre du gouvernement. Nombre des industries principales ou accessoires, 30 Nombre d'ateliers grands ou petits, 1244 Nombre des grands ateliers, 64 Nombre des métiers battants, 2330 Chiffre total des ouvriers de fabrique de tout sexe et de tout âge, 5179 Cet état de choses n'a guère été modifié, depuis 1855. Voici les deux états trimestriels fournis par la Chambre de commerce à M. le ministre du Commerce, en juin 1859 et janvier 1863. 1er Janvier 1859. Châles et tartans, 26 établissements, 1800 ouvriers. Tapis, 12 établissements, 800 ouvriers. Foulards et fichus, 8 établissements, 800 ouvriers. Impressions , bonneterie, lacets, galons, bretelles, soies à coudre, industries accessoires, cardage et filature de cocons, 56 établissements, 2150 ouvriers. En tout, 5550 ouvriers. En 1863, les châles n'ont plus que 26 établissements, et 500 ouvriers. Les tapis ont, 13 établissements, 400 ouvriers. Les foulards, 7 établissements, 1260 ouvriers. La bonneterie, 13 établissements, 150 ouvriers. Les lacets, 8 établissements, 350 ouvriers. Les galons et bretelles, 10 établissements, 200 ouvriers. Les impressions sur étoffes, 5 établissements, 200 ouvriers. Les soies à coudre, 4 établissements, 200 ouvriers. Les cardages et frisons, 4 établissements, 150 ouvriers. Les filatures de soie, 4 établissements, 150 ouvriers. Le peignage et lavage des laines, 5 établissements, 130 ouvriers. Les industries accessoires, 5 établissements, 200 ouvriers. En tout, 2890 Jamais le nombre d'ouvriers, employés parce que l'on appelle proprement la fabrique de Nîmes, n'était tombé aussi bas : trois mille ouvriers environ. C'est bien peu de choses, l'on en conviendra, sur cette population, non plus de 25 à 30000 âmes, mais de près de 60000 âmes ; c'est passer des 3/4 à peu près de la population à un sixième (10000 sur 60000), en comptant 3 à 4 individus dans chaque famille ouvrière. Mais voici d'abord de nouvelles industries qui sont venues, non pas même depuis 1789, mais depuis 1855, prendre la place des industries disparues. En 1859, 24 établissements de confection de vêtements emploient, 1400 ouvriers et, en 1863, le nombre de ces ouvriers s'élève à 2000, en 1859, la confection des chaussures occupe, 1200 ouvriers et en 1863, 1500. La tannerie en occupe de 150 à 160. Huit établissements métallurgiques, 560 ouvriers. La distillation des spiritueux, 120 ouvriers. La tonnellerie, 380 ouvriers. Ce qui fait, en 1859, 8300 ouvriers, et en 1863, 8700 ouvriers. Remarquons, en passant, le talent tout particulier de la population ouvrière de Nîmes pour se retourner, comme l'on dit vulgairement, et la rapidité surprenante avec laquelle s'exécutent ces évolutions : les ouvriers employés à la fabrication des châles et tartans, qui étaient, au 1er janvier 1859, de 1800 ouvriers, descendent, en janvier 1863 (4 ans après), à 500 ouvriers. Et cependant notre chiffre total est augmenté de 404 ouvriers. La confection des vêtements et celle des chaussures ont suffi pour opérer cette espèce de miracle. Quant aux ouvriers spéciaux, et qui ne peuvent ou ne savent pas se prêter à cette transformation subite, Saint-Étienne et Lyon sont là pour leur offrir un asile. Entrons maintenant dans quelques développements relatifs à la vie réelle et morale des ouvriers de Nîmes, afin de vous les faire mieux connaître. Nous l'avons vu, il y a dans Nîmes de 64 à 70 établissements industriels ou grands ateliers correspondant à ce qu'on appelle ailleurs fabriques, manufactures, usines ; mais ce n'est là que la forme exceptionnelle de la production nîmoise. Sa forme usuelle, normale, comme celle de Lyon et Saint-Étienne, est la suivante : Un certain nombre, assez restreint, d'entrepreneurs d'industrie appelés fabricants, qui fournissent à l'ouvrier proprement dit la matière Première et même quelquefois, mais rarement, le métier lui-même, et une multitude de petits ateliers répandus en ville, contenant depuis un jusqu'à dix métiers, que font battre des ouvriers-patrons, leurs femmes, leurs enfants, et, à défaut, des étrangers à la famille, appelés compagnons et compagnonnes. L'atelier moyen, et qui est bien réellement le plus commun, comprend deux métiers ; si ce sont de petits métiers - c'est ainsi que I'on nomme ceux qui ne sont point à la Jacquart - chacun d'eux est mis en œuvre, ou (comme l'on dit) est mené par un seul individu de l'un ou de l'autre sexe ; seulement il faut une femme, dite caneteuse ou dévideuse par deux métiers. Lorsqu'il s'agit , au contraire, de grands métiers, de métiers à la Jacquart, universellement employés à la fabrication des tapis ou des châles riches ou mi-riches, chacun exigé pour son service, outre le tisseur, un enfant de l'un ou l'autre sexe, qui renvoie, qui lance la navette parvenue au bout de sa course, et reçoit le nom de lanceur ou de lanceuse. Ces petits ateliers à domicile sont bien souvent, je le répète, de véritables ateliers de famille. Le père, ouvrier-patron, c'est-à-dire propriétaire des métiers, mène l'un ; le fils ou la fille aînée fait battre l'autre ; les plus jeunes enfants renvoient la navette, et la mère, qui sert de canneteuse, trouve encore le temps de vaquer aux soins du ménage. A défaut des membres de la famille, les métiers sont mis en œuvre par des compagnons qui travaillent à la pièce ; des enfants étrangers servent de lanceurs, et quelques vieilles femmes se chargent, moyennant un salaire de 50 à 60 centimes, de préparer le fil de soie, de laine ou de coton qui va être employé ; mais la circonstance assez habituelle de la composition de l'atelier par les divers membres de la famille explique seule, à vrai dire, comment des salaires aussi modiques peuvent suffire à l'existence de la classe des taffetassiers, les tisseurs de tapis, de châles riches et de gants à mailles fixes exceptés. Les bas prix des façons, ne sont pas du reste, la seule ni peut-être la principale plaie de la fabrique de Nîmes. Le chômage y fait des ravages plus constants et plus cruels encore ; et il ne s'agit point ici, ni d'une morte-saison se reproduisant pendant certains mois de l'année, ni de ces suspensions imprévues de travail correspondant à des crises industrielles ou commerciales. Cette dernière source de chômage ne fait malheureusement pas défaut à la fabrique de Nîmes, dont elle constitue l'une des maladies aiguës ; mais il y a, en outre, ce que j'appellerai le chômage chronique, celui qui se reproduit chaque fois que l'ouvrier rend une pièce au fabricant. Celui-ci le laissant d'ordinaire plusieurs jours, trois ou quatre au moins et parfais jusqu'à douze et quinze, sans lui donner une nouvelle commande et de la matière première, pendant cet intervalle, le métier reste silencieux ; l'ouvrier flâne et dépense au cabaret une partie du prix de façon qu'il vient de toucher, la, famille souffre et attend avec une douloureuse impatience. Ce genre de chômage est, sans contredit, le sujet de plainte le plus commun et le plus amer de la part de tout le personnel inférieur de la classe ouvrière. A l'en croire, MM. les fabricants , à quelques exceptions près , entreprennent leur état sans être pourvus de capitaux Suffisants, et ne peuvent dès lors produire pour l'armoire, c'est-à-dire par provision et par avance. Ils ne donnent donc de l'ouvrage à l'ouvrier tisseur que lorsqu'ils ont eux-mêmes reçu des commandes du dehors. Mais aussitôt qu'un ordre de fourniture leur est arrivé, dans leur empressement de l'exécuter au plus vite, ils mettent en train le plus grand nombre de métiers possible ; puis, une fois la commande exécutée, ils recourent à toutes sortes de petits subterfuges et de retards calculés pour faire prendre patience aux ouvriers, leur ménageant et distribuant le travail de la manière la plus parcimonieuse. Sans prétendre qu'il n'y ait rien de fondé dans ces appréciations générales et assez acrimonieuses de la classe ouvrière, je crois que celle-ci ne tient pas assez compte des vicissitudes et des nécessités de l'industrie. Les choses se passent à Nîmes, sous le rapport du logement, d'une manière tout à fait apposée à ce qui se voit dans la plupart des villes manufacturières de la France et de l'étranger. C'est la classe bourgeoise marchande, et celle des artisans, qui habitent des quartiers obscurs, des rues étroites, des maisons privées d'air et de lumière, couvrant l'ancienne et étroite enceinte de la vieille cité féodale ; c'est la classe ouvrière qui, dispersée dans de vastes faubourgs, y occupe des demeures peu confortables sans doute, mais bien aérées, bien éclairées, ou plutôt baignées par un soleil radieux : demeures souvent précédées d'une petite cour ou d'un petit jardin. Une seule chose y manque essentiellement, à vrai dire, et c'est à ses habitants qu'il faut s'en prendre : la propreté. Sous un ciel aussi beau, et grâce à la vilité du prix auquel sont tombés de nos jours les articles communs de vêtements l'ouvrier de Nîmes peut aisément s'habiller de manière à supporter les intempéries des saisons. Son amour-propre seul peut être parfois mis à l'épreuve. Et toutefois, cette question d'amour-propre a peut-être, ici, une plus grande portée qu'on ne le supposerait d'abord. « Nous gagnons maintenant si peu, nous disaient quelques ouvriers et surtout quelques ouvrières, que nous ne pouvons plus renouveler ni même entretenir nos habits ; aussi les avons-nous en si mauvais état, que nous n'osons plus sortir, le soir et les jours fériés, pour nous rendre, comme de coutume, sur les boulevards et les autres promenades publiques. À plus forte raison, devons-nous nous abstenir d'assister aux exercices religieux du dimanche et des fêtes ». Mais ceci ne s'applique qu'à la portion la plus infime de la classe ouvrière, ou à des jours de détresse exceptionnels. Les divers éléments de la nourriture du taffetassier, en temps ordinaire , et lorsque des circonstances rigoureuses ne le condamnent pas à des privations, sont les suivants : 1° le pain fait avec des grains de qualité supérieure , tels que la tozelle et le froment, les pommes de terre, les légumes secs ou verts, selon la saison, les choux, la salade, les fruits de toute espèce que produit la contrée ; 2° la viande de boucherie et la soupe grasse, remplacée par la morue, à deux ou trois repas par semaine. La viande de porc et la charcuterie tiennent aussi bien souvent la place du mouton et de la vache, dont la classe ouvrière ne consomme en général, que les qualités inférieures ; mais ce qu'il y a de moins salubre dans son alimentation la plus usuelle , c'est l'usage qu'elle fait, jusqu'à un abus extrême, des fruits indigènes, pendant la belle saison. Elle se gorge, sans réserve, sans choix et sans attendre leur maturité, d'abricots, de concombres, de mauvais melons, de raisins verts, etc. Aussi les mois de juillet, août et septembre amènent-ils, à peu près toutes les années, de redoutables épidémies de cholérine, et une mortalité effrayante, qui frappe surtout les enfants ; 3° les taffetassiers boivent aussi du vin à tous leurs repas, et celui qui se consomme ainsi en famille, a la différence des liqueurs spiritueuses que l'on va chercher à la buvette ou au café, ne produit, si je ne me trompe, que de bons résultats hygiéniques. Il répare les forces de l'ouvrier, qu'épuiserait sans cela un travail de 13, 14 et même 15 heures, travail passablement rude, mais surtout fatigant par sa monotonie. Dans un mémoire composé pour l'Académie des sciences morales et politiques, d'où sont extraits quelques-uns des documents qui figurent dans celui-ci, j'ai essayé de faire le budget approximatif d'une famille d'ouvriers; j'en ai même fait deux : le premier , pour la partie heureuse ou favorisée de notre fabrique, celle où le chef de famille et ses enfants mâles et adultes obtiennent un salaire moyen de 2 fr à 2 fr 50 ; tels sont les tisseurs de tapis, de châles riches, de gants de soie, les teinturiers, les chauffeurs, forgerons et autres ouvriers mâles employés dans les usines, filatures, fabriques de lacets, etc. ; le second, pour toute la portion de la classe de taffetassiers (et c'est peut-être la plus nombreuse) où le salaire moyen des individus mâles et adultes de la famille varie de 1 fr à 1 fr 75. Permettez-moi de vous donner une simple, analyse de ce travail. La recette du premier de ces budgets, pour une famille composée du père, de la mère et des trois enfants, consiste dans un salaire de 30 fr par semaine ; et, si le travail était constant, cela ferait pour 52 semaines 1560 fr. Mais il en faut distraire, pour un chômage probable de six semaines, 180 fr.; ce qui réduit le chiffre de la recette à 1380 fr. La dépense se compose : De la nourriture, 806 fr ; du loyer d'une chambre pour deux grands métiers et trois lits, 140 fr ; du chauffage et cuisson des aliments, 78 fr ; de l'éclairage (83 fr 20, pour mémoire seulement ; cette somme est défalquée du salaire) ; des vêtements et souliers pour toute la famille, 160 fr ; du renouvellement et entretien du mobilier, 25 fr ; soit un total de 1169 fr. Ce qui laisse une marge de 200 fr environ, pour les dépenses d'agrément et les frais d'éducation des enfants. Avec de la prudence et de l'économie, cette portion de notre classe ouvrière jouit donc d'une véritable aisance. Il n'en est malheureusement pas de même de notre seconde catégorie. Le chiffre de son salaire étant évalué à 21 fr par semaine, 52 semaines donneraient un produit total de 1092 fr. Mais force est bien d'en déduire le salaire de 8 semaines au moins (soit 168 fr) pour chômage probable ; la recette de l'année se trouve réduite, par la à 924 fr. Or, le chiffre de dépense ne saurait guère rester au-dessous de 980 fr. savoir : Nourriture, 728 fr ; logement, toujours pour trois lits et deux petits métiers, 60 ; chauffage et cuisson des aliments, 60 fr ; vêtements et Chaussure, 120 fr ; entretien et renouvellement du mobilier blanchissage, etc., une misérable et insuffisante somme de, 12 fr ; soit un total de 980 fr. Ce budget se règle donc avec un déficit d'au moins 56 fr à 60 fr , que la famille ouvrière doit retrouver en se privant des premières nécessités de la vie ou en recourant au bureau de bienfaisance. On peut croire aussi que, fidèle à l'esprit spécial et aux habitudes particulières de l'ouvrier nîmois, il sait employer autrement et utilement le temps de chômage que j'ai dû signaler. La population ouvrière de Nîmes est, de sa nature, vive, enjouée, bruyante ; mais qui ne sait combien elle est ardente dans ses opinions, ou plutôt dans ses passions politiques ? Espérons toutefois que l'intervalle qui s'est écoulé, depuis les derniers troubles, ne sera pas un simple répit, et que la guerre civile et religieuse, ce triste legs des siècles passés, a décidément fait son temps parmi nous ? Comment qualifier les moeurs des taffetassiers nîmois ? Les appellerai-je bonnes ? Elles ne le sont pas, absolument parlant. Mauvaises ? Elles le sont encore moins, surtout au point de vue relatif, c'est-à-dire si on les compare aux habitudes morales de la plupart des populations manufacturières de l'Europe. Je dis qu'elles ne sont point bonnes dans un sens absolu, puisque les relations illicites entre jeunes gens des deux sexes y sont fréquentes et précèdent trop souvent la bénédiction nuptiale, le mariage venant presque toujours couvrir la faute sinon la réparer. Elles sont, d'ailleurs, bien loin de valoir les mœurs des populations rurales du reste du département, où la proportion des enfants naturels aux enfants légitimes peut être évaluée de 1 à 30 environ, tandis qu'à Nîmes elle doit l'être de 1 à 40. Mais cette proportion devient, au contraire, un témoignage de moralité relative au sein de l'élément industriel, puisque, dans un assez grand nombre de centres populeux, l'état-civil constate une naissance illégitime, contre cinq, quatre et même trois naissances légitimes. Il faut le reconnaître, d'ailleurs, parce que c'est justice, l'existence patente, affichée du concubinage, sous la forme le le nom de mariage à la parisienne, qui se trouve ailleurs, ne serait, en aucune façon, tolérée dans nos bourgades par le sentiment public populaire. Outre les moyens ordinaires d'instruction primaire, donnés à Nîmes par les Frères des écoles chrétiennes, les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et les écoles protestantes, la ville de Nîmes possède un véritable germe d'enseignement professionnel, qui mérite de fixer l'attention : c'est une école communale de fabrication, fondée en 1836 et composée, de trois classes, savoir : une classe de théorie de tissage, une classe d'application sur le métier, enfin une classe de dessin de fabrique, d'impression et de mise en carte. Chacune d'elles a son professeur spécial, sous la direction intelligente de M. Rigolet. Ces classes sont ouvertes de 7 à 9 heures du matin, en hiver, et de 6 a 8 heures du matin, en été. L'école est placée sous la surveillance d'une commission composée de fabricants expérimentés. On peut voir, à notre exposition, ses produits remarquables en tout genre ; et elle a fourni des sujets distingués, qui se sont quelquefois ouvert une carrière brillante. Mais on pourra juger jusqu'à quel point il lui a été donné d'agir sur la masse ouvrière, quand j'aurai énoncé le chiffre de ses élèves annuels : il est de 25 à 30. Un cours public de chimie et de physique appliquées aux arts n'est malheureusement pas devenu plus populaire, puisque le nombre habituel de ses auditeurs n'est aussi que de 25. Le délassement le plus ordinaire, le moins coûteux et le plus innocent de la classe ouvrière nîmoise, c'est une heure de promenade chaque soir, avant ou après le souper, sur le boulevard qui entoure la vieille colonie romaine. Je dois aussi mentionner au nombre des plaisirs favoris de cette population ardente, les luttes d'hommes et les combats de taureaux dans le vieux cirque romain, dont elle inonde et couvre alors les vastes gradins à demi-ruinés, moyennant la modeste rétribution de 54 centimes. Ces jeux et ces spectacles, d'une nature un peu barbare peut -être, sont pour elle la source des émotions les plus vives et les plus variées, émotions qu'elle fait éclater avec un fracas de cris, de trépignements et de battements de mains qui va frapper au loin l'oreille du promeneur stupéfait. Ici les spectateurs sont bien autrement curieux que le spectacle lui-même. Pourrais-je, en traitant le sujet des plaisirs et des délassements du peuple nîmois, oublier la visite et le repas hebdomadaire au Mazet ? Non, sans doute, et cependant je dois faire ; observer tout d'abord que la possession d'un mazet est un bien grand luxe, très peu à la portée du modeste taffetassier, et qu'il est principalement répandu dans la classe plus favorisée des bons artisans et des marchands au détail. Le mazet, humble rival de la bastide marseillaise, est une maison de campagne en miniature, avec enclos, parterre, et bosquet, le tout en miniature aussi. Le mazet classique, celui qui émaille de tout côté et par centaines les collines pierreuses courant au nord et à l'ouest de la ville, c'est une maisonnette carrée, dont les quatre murs, blanchis à la chaux, s'élèvent au même niveau, de, manière à en dissimuler complètement la toiture. Il a donc l'apparence d'un dé, ou cube en maçonnerie, percé d'une porte sur le devant et d'une fenêtre à chacune de ses trois autres faces, fenêtres ordinairement pourvues de brillants volets verts. Autour se déploie une petite pièce de sol rocailleux, avec quelques oliviers, quelques ceps de vigne et une allée bordée d'iris, tenant lieu d'avenue. Quelques mazets revêtent cependant une forme plus prétentieuse : les uns se terminent en une terrasse à la mauresque, couronnée de balustres en pierre ; les autres dressent au-dessus de leur toit, tantôt deux tourelles gothiques, tantôt un minaret turc, tantôt un clocheton en style renaissance ; le tout plus bizarre et singulier qu'élégant et de bon goût. Posséder une petite villa de ce genre et y aller, chaque dimanche, arroser une omelette aux fines herbes de quelques bouteilles de vin blanc du crû, après une partie de boules jouée dans l'avenue, voilà le plus haut degré d'ambition et le plus précieux élément de félicité que connaisse l'ouvrier nîmois. Mais je le répète : Non licet omnibus adire Corinthum ; le luxe du mazet est, tout au plus, le lot de la plus fine fleur de l'aristocratie de nos bourgades. On le voit, la condition de l'ouvrier nîmois est supérieure, en somme, à celle de la plupart des populations manufacturières, dans les grands centres de population de l'Angleterre, de la France, de la Belgique, et même, sous le rapport de l'alimentation, du logement et du vêtement, à celle de nos populations agricoles dans nos départements à prospérité moyenne. Au fait, le taffetassier nîmois est sainement logé, et se nourrit assez sainement, en temps ordinaire. II n'a point ces habitudes invétérées d'intempérance, de débauche et de corruption morale, qui rongent les rangs inférieurs de la grande armée industrielle, en beaucoup de localités. Tout cela me parait vrai ; et cependant, lorsqu'on l'a vu de près, soit à la promenade, soit et surtout à domicile et en déshabillé, il est impossible de ne pas reconnaître, dans cette classe, une race chétive, et généralement atteinte de dégradation physique. Voilà, du moins, ce qu'indiquent, par leur fréquence, une taille au dessous de la moyenne, des membres grêles et peu proportionnés, un teint hâve et plombé, tous les symptômes extérieurs, en un mot, d'un tempérament lymphatique ou même rachitique. Rien de plus exceptionnel, à vrai dire, que les beaux types, dans l'un et l'autre sexe. Ce jugement, fruit d'un premier coup d’œil, est du reste confirmé par les opérations du conseil de révision, qui est toujours obligé d'arriver, pour la formation du contingent cantonal, à un chiffre relatif bien plus élevé pour la ville de Nîmes que dans les cantons ruraux environnants. Si l'on me demande, dès lors, une explication plausible et franche de ce fait incontestable, je ne saurais en donner d'autre, sinon que l'homme n'est point fait pour se livrer, treize, quatorze et quinze heures durant, à un labeur monotone, insipide, parfois excessif, entre quatre murailles, en compagnie de plusieurs autres êtres humains qui lui disputent l'air respirable de l'atelier, et pour ne sortir de là que pendant une heure environ, après le coucher du soleil, afin de se promener entre deux longues files de maisons alignées en boulevards. Point de doute qu'une nourriture insuffisante ou malsaine, un logement insalubre, des habitudes d'ivrognerie et d'immoralité généralement répandues n'accroissent et ne multiplient beaucoup les funestes conséquences de la vie manufacturière sur la constitution humaine. Mais la cause principale, fondamentale, de ces conséquences, c'est, en dernière analyse, cette vie manufacturière , elle-même et en soi. Mais, m'objectera-t-on peut-être, vous nous avez dit vous-même que la classe des taffetassiers n'était plus aujourd'hui qu'un sixième environ de la population nîmoise ; d'où vient que les effets de la vie de fabrique y paraissent si généraux et si répandus, au premier aspect ? Ma réponse sera bien facile, et la voici : Ce nouvel état de choses ne subsiste que depuis quelques années, et, pour plusieurs générations successives, la vie de fabrique a été celle des deux tiers ou des trois quarts de notre population. Messieurs, le public nîmois répète, avec une certaine insistance, douloureuse : Notre ancienne, fabrique s'en va ! Oui, elle s'en va, ce n'est pas douteux ; mais une nouvelle fabrique la remplace, moins nombreuse sans doute, mais tout aussi brillante, et plus brillante peut-être que l'ancienne. J'en attesterais au besoin tous ceux qui en ont pu admirer les magnifiques produits, a notre exposition; j'en attesterais ceux qui ont pu contempler ces superbes tapis, ces riches étoffes pour meubles, ces tentures variées, ces admirables châles que l'on prendrait facilement pour des châles de cachemire ; ces châles que nos fabricants (l'un d'eux nous le disait lui-même) vendent 200 francs aux négociants de Paris, et que les magasins de la capitale revendent 600 francs à leurs pratiques. Notre fabrique s'en va, et cependant Nîmes s'accroit tous les jours en population, en mouvement, en richesse ! Comment expliquer ce phénomène économique ? C'est que Nîmes devient, de plus en plus, une ville commerciale et même agricole ; c'est que, grâce à notre vaste réseau de chemins de fer, et au voisinage des grands établissements métallurgiques d'Alais ou de Bessèges, l'industrie des forges et des fonderies a pris pied parmi nous ; qu'elle fait entendre de tous côtés, sinon dans nos murs, du moins tout auprès, le bruit de ses marteaux et de ses enclumes, à la place de celui de la navette, et nous apporte son action fortifiante, aux lieu et place de l'action énervante du métier a bas. Le commerce des vins et des eaux-de-vie a pris également, dans nos murs et dans toute la partie méridionale du département, un développement, prodigieux et qui a eu, qui aura probablement, de plus en plus, une heureuse influence sur notre prospérité. Pendant longtemps, les seuls marchés importants, pour ces deux articles, ont été Lunel , Béziers , Cette, Pézenas et Narbonne. Aujourd'hui Nîmes s'est placé au second rang dans le commerce des liquides et ne cède le premier qu'à Béziers. Moins importantes, mais très importantes encore, sont plusieurs autres branches de commerce qui se sont naturalisées depuis peu à Nîmes, et y prennent un développement considérable. Tels sont : 1° Le commerce de l'épicerie en gros et des denrées coloniales. Il est entre les mains de seize maisons qui fournissent non seulement la ville de Nîmes et le département du Gard, mais encore ceux de la Lozère, de l'Ardèche, la partie est du département de l'Aveyron et la partie ouest de celui de l'Hérault ; 2° Le commerce des grains et farines, exercé par dix-huit maisons ; 3° Le commerce des indiennes et rouenneries, qui a toutefois subi une certaine décadence dans ces derniers temps, mais qui compte cependant encore quatre maisons principales ; 4° La fabrication des savons , qui commence a se développer. Nîmes est enfin devenu le siège d'une succursale de la Banque de France dont les opérations avaient atteint, en 1859, 60 000 000 de francs, et dont le classement par importance occupait le dix-septième rang. Et maintenant que peut-il manquer à la prospérité de la ville de Nîmes ? Que peut-il manquer à ses progrès et a sa croissance continue ? Vous l'avez tous dite Messieurs, une seule et unique chose : de l'eau ; une abondance d'eau pour les besoins domestiques d'un plus grand nombre d'habitants, et pour les exigences de sa fabrique, de sa teinture, de ses usines. Les Romains avaient jadis reconnu eux-mêmes cette lacune véritable de leur importante colonie, moins importante toutefois que notre cité actuelle. Ils y avaient pourvu, grâce à l'énergie de leur volonté. La civilisation moderne, avec toutes ses ressources, avec la force physique de la vapeur et la force morale de l'association des capitaux, resterait-elle au-dessous de cette tâche ? Est-ce en vain que le Rhône, le Gardon, le Vidourle, l'Eure couleraient à quelques lieues de nous ? Et ne viendront-ils jamais en aide aux défaillances de notre source nîmoise ? Ce que le moyen-âge avait cru possible, ce que nos pouvoirs consulaires avaient entrepris plusieurs fois, ce que nos pères avaient désiré toujours, sera-t-il enfin réalisé ? That is the question. -oOo-
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